Premier entretien: Nature du récit

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        <fileDesc>
            <titleStmt>
                <title>"Premier entretien: Nature du récit" de : Essai sur le récit, ou Entretiens
                    sur la manière de raconter. Édition électronique.</title>
                <author>François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794)</author>
                <editor>Christof Schöch</editor>
            </titleStmt>
            <editionStmt>
                <edition>Version 0.7, 09/2014</edition>
            </editionStmt>
            <publicationStmt>
                <p>Édition électronique publiée en ligne à l'adresse
                    http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution
                    3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à
                    l'adresse http://berardier.org en 2010.</p>
            </publicationStmt>
            <sourceDesc>
                <bibl>
                    <author>Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794)</author>
                    <title>Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter</title>
                    <pubPlace>Paris</pubPlace>
                    <publisher>Charles-Pierrre Berton</publisher>
                    <date>1776</date>
                    <extent>Format in-12, X-725 pages.</extent>
                </bibl>
            </sourceDesc>
        </fileDesc>
        <encodingDesc>
            <projectDesc>
                <p>Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur
                    le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph
                    Bérardier de Bataut. </p>
            </projectDesc>
            <editorialDecl>
                <p>L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles,
                    abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles
                    corrigées, abréviations explicitées).</p>
            </editorialDecl>
        </encodingDesc>
        <revisionDesc>
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                publication.</change>
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    </teiHeader>
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        <body>
            <div xml:id="essai01" type="chapter">
                <head>PREMIER ENTRETIEN. <hi rend="italic">Nature du <choice>
                            <orig>Récit</orig>
                            <reg>récit</reg>
                        </choice>.</hi></head>
                <p>
                    <pb n="[1]" xml:id="E0001"/>
                </p>
                <p>Euphorbe <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> Timagène <choice>
                        <orig>avoient</orig>
                        <reg>avaient</reg>
                    </choice> passé ensemble, dans une éducation commune, les <choice>
                        <orig>premieres</orig>
                        <reg>premières</reg>
                    </choice> années de leur vie. Une émulation égale, des succès à peu près
                    semblables <choice>
                        <orig>avoient</orig>
                        <reg>avaient</reg>
                    </choice> formé entr'eux <pb n="2" xml:id="E0002"/> une étroite liaison.
                    L'estime réciproque produisit bientôt l'amitié la plus <choice>
                        <orig>sincere</orig>
                        <reg>sincère</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> la plus inviolable. Les <choice>
                        <orig>différens</orig>
                        <reg>différents</reg>
                    </choice> intérêts de leur famille <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> leur goût particulier les <choice>
                        <orig>avoient</orig>
                        <reg>avaient</reg>
                    </choice> enfin séparés. Le premier, à l'aide d'une fortune honnête, s'<choice>
                        <orig>étoit</orig>
                        <reg>était</reg>
                    </choice> livré tout entier à l'étude des belles-lettres, et, pour suivre plus
                    aisément en cela son inclination, il s'<choice>
                        <orig>étoit</orig>
                        <reg>était</reg>
                    </choice> retiré dans une agréable maison de campagne, qu'il <choice>
                        <orig>avoit</orig>
                        <reg>avait</reg>
                    </choice> héritée de ses <choice>
                        <orig>peres</orig>
                        <reg>pères</reg>
                    </choice>. L'autre, après avoir consacré à son prince <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> à sa patrie, au milieu des combats, ses travaux <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> ses jours, avait reçu la récompense de ses belles actions <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de ses longs services. Impatient de revoir un ami que l'éloignement
                    lui <choice>
                        <orig>avoit</orig>
                        <reg>avait</reg>
                    </choice> encore rendu plus cher, il s'empresse de le rejoindre dans sa
                    retraite, pour y goûter pendant quelques mois avec lui les douceurs de l'amitié <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de la solitude. Après les premiers <choice>
                        <orig>embrassemens</orig>
                        <reg>embrassements</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> les <choice>
                        <orig>épanchemens</orig>
                        <reg>épanchements</reg>
                    </choice> de cœur, naturels dans une pareille entrevue, la conversation tomba
                    bientôt sur les belles-lettres. C'<choice>
                        <orig>étoit</orig>
                        <reg>était</reg>
                    </choice>, après la vertu, l'objet le plus capable de les occuper. On traita
                    bien des sujets&#160;; on agita bien des questions&#160;; on critiqua bien des
                    écrivains&#160;; on en loua quelques-uns. Enfin un jour, Euphorbe dit à son<pb
                        n="3" xml:id="E0003"/> ami&#160;: J'admire, en vérité, votre modeste
                    indifférence. Nous sommes ici depuis quelques semaines, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> vous ne m'avez pas encore dit un mot de vos campagnes. Pensez-vous,
                    que le détail de vos exploits guerriers n'<choice>
                        <orig>aurait</orig>
                        <reg>aurait</reg>
                    </choice> pas pour moi des charmes tout particuliers&#160;? Éloigné des villes,
                    comme je le suis, je n'apprends les <choice>
                        <orig>événemens</orig>
                        <reg>événements</reg>
                    </choice> que par l'écho de la renommée, qui ne parle qu'après la voix&#160;:
                    encore ne <choice>
                        <orig>répéte</orig>
                        <reg>répète</reg>
                    </choice>-t-il qu'imparfaitement les dernières syllabes.</p>
                <p>Jamais, reprit Timagène, je n'eus la démangeaison de raconter mes expéditions
                    militaires. J'ai pris part à bien des <choice>
                        <orig>siéges</orig>
                        <reg>sièges</reg>
                    </choice>, à bien des combats aussi <choice>
                        <orig>intéressans</orig>
                        <reg>intéressants</reg>
                    </choice> par leur objet, que par les belles actions dont j'ai été le témoin.
                    Mais tant d'autres, sans moi, se chargent tous les jours d'en faire les détails
                    les plus circonstanciés, que je leur abandonne volontiers ce soin, qui favorise
                    ma paresse&#160;; voulez-vous que je vous parle franchement&#160;? L'ennui que
                    causent souvent ces conversations historiques, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> que l'on déguise sous des <choice>
                        <orig>complimens</orig>
                        <reg>compliments</reg>
                    </choice> affectés, est une leçon pour moi. Je ne veux point courir les risques
                    de déplaire, pour satisfaire ma vanité.</p>

                <p><pb n="4" xml:id="E0004"/> Vous n'avez assurément rien à craindre d'un pareil <choice>
                        <orig>écueuil</orig>
                        <reg>écueil</reg>
                    </choice>, interrompit Euphorbe.</p>
                <p>Plus qu'un autre, continua Timagène. Lorsque j'entends quelqu'un de ces conteurs
                    éternels, je souffre, je m'agite, je me tourmente, dans l'impatience de voir
                    finir un récit qui, dès son début, me <choice>
                        <orig>paraissoit</orig>
                        <reg>paraissait</reg>
                    </choice> déjà trop long&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> si je me demande à moi-même la raison de ces dégoûts involontaires, je
                    suis fort embarrassé de me la rendre.</p>
                <p>Je n'en suis point étonné, reprit Euphorbe. Rien de plus ordinaire que de
                    raconter&#160;: rien de plus rare <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de plus difficile que de raconter, comme il faut. La délicatesse de
                    votre goût est révoltée par un récit sans grâce <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> sans art, quoiqu'elle n'en ait point encore aperçu les défauts. Un peu
                    de loisir <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de réflexion vous les <choice>
                        <orig>feroient</orig>
                        <reg> feraient</reg>
                    </choice> bientôt découvrir. Cette <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice> est également curieuse <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> agréable. Si vous y consentez, pendant que j'ai l'avantage de vous
                    posséder ici, elle fera le sujet de nos entretiens.</p>
                <p>Vous me ferez un véritable plaisir, dit alors Timagène, de me donner des <choice>
                        <orig>connoissances</orig>
                        <reg>connaissances</reg>
                    </choice> sur ce sujet. Je profiterai<pb n="5" xml:id="E0005"/> de vos <choice>
                        <orig>lumieres</orig>
                        <reg>lumières</reg>
                    </choice> avec <choice>
                        <orig>reconnoissance</orig>
                        <reg>reconnaissance</reg>
                    </choice>, mais sans ménagement.</p>
                <p>Ce n'est pas ainsi que je l'entends, répliqua Euphorbe. Je compte bien que vous
                    fournirez à ces entretiens, autant <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> plus que moi. Vous trouverez chez vous des trésors, que vous n'avez
                    point encore <choice>
                        <orig>apperçus</orig>
                        <reg>aperçus</reg>
                    </choice>, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> que votre modestie n'a cachés jusqu'ici qu'à vous seul. Mais, sans
                    nous amuser à des <choice>
                        <orig>complimens</orig>
                        <reg>compliments</reg>
                    </choice> qui vous <choice>
                        <orig>ennuieroient</orig>
                        <reg>ennuieraient</reg>
                    </choice> encore plus que les récits dont vous me parliez <choice>
                        <orig>tout-à-l'heure</orig>
                        <reg>tout à l'heure</reg>
                    </choice>, donnons quelque ordre aux conversations que nous nous proposons
                    d'avoir ensemble sur cet objet. Si vous m'en croyez, nous considérerons d'abord
                    le récit en général selon sa nature <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> sa fin&#160;; <choice>
                        <orig>de-là</orig>
                        <reg>de là</reg>
                    </choice> nous passerons à ses qualités&#160;; ensuite à ses <choice>
                        <orig>ornemens</orig>
                        <reg>ornements</reg>
                    </choice>&#160;; enfin nous examinerons les différentes <choice>
                        <orig>especes</orig>
                        <reg>espèces</reg>
                    </choice> de récits en particulier. Ma bibliothèque, sans être nombreuse,
                    suffira pour fournir les exemples nécessaires au sujet que nous traitons.</p>
                <p>C'est un procédé bien noble de votre part, dit en riant Timagène, de me prêter
                    des armes, pour vous combattre. Vous craignez peu mon bras dans cette <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> de guerre. Non, non, mon cher, répondit Euphorbe,<pb n="6"
                        xml:id="E0006"/> ce n'est point à vous que je prétends la faire, c'est au
                    mauvais goût. Unissons-nous pour l'attaquer&#160;: et, pour entrer d'abord en <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice>, je crois apercevoir beaucoup de ressemblance entre la nature du récit <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> celle de la peinture. L'un <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> l'autre se propose de nous instruire d'un fait que nous ignorons, ou
                    que nous ne <choice>
                        <orig>connoissons</orig>
                        <reg>connaissons</reg>
                    </choice> qu'imparfaitement. Mais il est bien des degrés <choice>
                        <orig>différens</orig>
                        <reg>différents</reg>
                    </choice>, dans la <choice>
                        <orig>connoissance</orig>
                        <reg>connaissance</reg>
                    </choice> que l'on peut avoir du même événement. Le peintre qui se propose de me
                    représenter une bataille, n'<choice>
                        <orig>atteindroit</orig>
                        <reg>atteindrait</reg>
                    </choice> point son but, s'il se <choice>
                        <orig>contentoit</orig>
                        <reg>contentait</reg>
                    </choice> de mettre sous mes yeux une multitude d'hommes aux prises les uns avec
                    les autres&#160;; si le costume des <choice>
                        <orig>habillemens</orig>
                        <reg>habillements</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des armes, la forme des enseignes ne m'<choice>
                        <orig>apprenoient</orig>
                        <reg>apprenaient</reg>
                    </choice> pas quels sont les peuples rivaux&#160;; si les <choice>
                        <orig>Généraux</orig>
                        <reg>généraux</reg>
                    </choice> ne se <choice>
                        <orig>faisoient</orig>
                        <reg>faisaient</reg>
                    </choice> pas <choice>
                        <orig>reconnoître</orig>
                        <reg>reconnaître</reg>
                    </choice>, à leur air, à leurs attitudes&#160;; si les traits du visage, dans
                    les combattants, n'<choice>
                        <orig>étoient</orig>
                        <reg>étaient</reg>
                    </choice> pas l'image des passions qui agitent leur cœur. Il en est de même du
                    narrateur. Quelle impression fera-t-il sur moi, s'il me raconte un fait
                    dépouillé de ses circonstances&#160;? Le bruit court qu'un combat s'est livré
                    entre deux puissances ennemies&#160;: des gens dignes de foi me
                    l'assurent&#160;; ils nomment le vainqueur&#160;: <pb n="7" xml:id="E0007"/> je
                    sais en substance ce qui s'est passé&#160;; mais, comme dit Quintilien, c'est un
                    courrier, qui, dans la rapidité de sa course, me jette, comme en passant, une
                    nouvelle. Cette <choice>
                        <orig>légere</orig>
                        <reg>légère</reg>
                    </choice> esquisse ne fait qu'irriter ma curiosité, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> augmenter l'impatience où je suis d'apprendre des détails plus
                    particuliers&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> cette impatience est d'autant plus violente, que je prends un intérêt
                    plus vif à l'action dont il s'agit.</p>
                <p>Ces derniers mots <choice>
                        <orig>rappelerent</orig>
                        <reg>rappelèrent</reg>
                    </choice> à Timagène ce qui s'<choice>
                        <orig>étoit</orig>
                        <reg>était</reg>
                    </choice> passé sous ses <choice>
                        <orig>ieux</orig>
                        <reg>yeux</reg>
                    </choice>. Ne <choice>
                        <orig>pourroit</orig>
                        <reg>pourrait</reg>
                    </choice>-on pas, dit-il à son ami, appliquer le principe que vous venez
                    d'établir au touchant <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> magnifique spectacle dont nous fumes les témoins, il y a quelques
                    années&#160;? Un écrivain me rapportera<note resp="editor">C'est un futur a
                        valeur d'hypothèse.</note> que le <choice>
                        <orig>Souverain</orig>
                        <reg>souverain</reg>
                    </choice> d'un grand <choice>
                        <orig>Royaume</orig>
                        <reg>royaume</reg>
                    </choice>, à la tête de ses armées, fut attaqué subitement d'une maladie
                    mortelle, qui le mit aux portes du tombeau&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> que son rétablissement inespéré le rendit à ses sujets. Ce peu de mots
                    indique rapidement un fait, sans nous éclairer, ni nous instruire. Mais si cet
                    historien expose la douleur de toute une grande ville à cette affreuse
                    nouvelle&#160;; s'il peint les progrès de cet abattement <pb n="8"
                        xml:id="E0008"/> général, à mesure que le péril augmente&#160;; si, dans les
                    derniers <choice>
                        <orig>momens</orig>
                        <reg>moments</reg>
                    </choice>, il représente le désespoir gravé sur le front de tous les citoyens,
                    les uns prosternés au pied des autels, offrant au Très-Haut leurs jours pour
                    racheter ceux du prince, les autres, sans songer à leurs familles, à leurs
                    épouses, à leurs enfants, passent les journées <choice>
                        <orig>entieres</orig>
                        <reg>entières</reg>
                    </choice> à l'entrée de ces lieux publics, où leur tendre inquiétude se flatte à
                    tout moment de recevoir quelque nouvelle plus heureuse&#160;; s'il fait succéder
                    à ce tableau, celui de l'allégresse <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des transports de ce même peuple instruit que son roi est enfin
                    échappé au bras de la mort&#160;; s'il me montre ces fidèles sujets livrés<choice>
                        <orig>,</orig>
                        <reg/>
                    </choice> aux accès d'une joie, qui, dans toute autre occasion, <choice>
                        <orig>auroit</orig>
                        <reg>aurait</reg>
                    </choice> passé pour une <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> d'ivresse, je conçois combien ce monarque <choice>
                        <orig>étoit</orig>
                        <reg>était</reg>
                    </choice> aimé <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>méritoit</orig>
                        <reg>méritait</reg>
                    </choice> de l'être. Les mêmes temples que ces <choice>
                        <orig>habitans</orig>
                        <reg>habitants</reg>
                    </choice> éplorés <choice>
                        <orig>avoient</orig>
                        <reg>avaient</reg>
                    </choice> baignes de leurs larmes, retentissent de leurs chants <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de leurs actions de <choice>
                        <orig>graces</orig>
                        <reg>grâces</reg>
                    </choice>&#160;: dans les places, dans les cercles, dans les promenades
                    publiques, la vie rendue au <choice>
                        <orig>Monarque</orig>
                        <reg>monarque</reg>
                    </choice> est la <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice> de tous les entretiens&#160;: le fils s'en félicite avec son <choice>
                        <orig>pere</orig>
                        <reg>père</reg>
                    </choice>, l'épouse avec son époux&#160;: cent fois ils ont entendu ces détails <choice>
                        <orig>intéressans</orig>
                        <reg>intéressants</reg>
                    </choice>&#160;; ils les écoutent <pb n="9" xml:id="E0009"/> encore avec un
                    plaisir nouveau&#160;: jamais ils ne les ont assez appris&#160;; jamais ils ne
                    les ont assez répétés. À cette peinture, je vois quel empire a sur des cœurs
                    généreux la bonté d'un souverain digne de tant d'amour&#160;: à ces traits, je <choice>
                        <orig>reconnois</orig>
                        <reg>reconnais</reg>
                    </choice> des <choice>
                        <orig>François</orig>
                        <reg>Français</reg>
                    </choice>.</p>
                <p>L'exemple que vous venez d'apporter, répliqua Euphorbe, est plus capable qu'aucun
                    autre de prouver ce que j'avance. Présenter rapidement les parties les plus
                    essentielles d'un fait, ce n'est donc pas proprement raconter.<note
                        resp="editor">Avec cette définition négative du récit, que les
                        interlocuteurs développent davantage dans la suite, Bérardier s'écarte du
                        principe du 'discours vectorisé' (Randa Sabry), dominant depuis la fin du
                        XVIIe siècle.</note> L'homme, toujours esclave de l'amour-propre, ne
                    s'attache qu'à ce qui l'intéresse personnellement. Tout objet étranger fait peu
                    d'impression sur nous, si l'art ne sait le rapprocher des idées qui nous
                    plaisent, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> lui prêter des traits conformes à nos inclinations. Il faut les
                    chercher, ces traits, dans les différentes circonstances qui accompagnent un
                    événement. Les <choice>
                        <orig>ornemens</orig>
                        <reg>ornements</reg>
                    </choice> sont un secours subalterne. Du choix des circonstances<choice>
                        <orig>,</orig>
                        <reg/>
                    </choice> naît cette <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> d'enchantement qui nous transporte au-delà des temps <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des lieux, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> qui nous passionne dans des choses qui n'ont aucun rapport avec nous.
                    Que m'importe à moi, que César ait péri, au milieu d'un Sénat, dont il <choice>
                        <orig>opprimoit</orig>
                        <reg>opprimait</reg>
                    </choice> la liberté&#160;? Cette <pb n="10" xml:id="E0010"/> catastrophe est un
                    des jeux ordinaires de la Fortune. Les Romains eux-mêmes l'<choice>
                        <orig>oublierent</orig>
                        <reg>oublièrent</reg>
                    </choice> bientôt&#160;; et, deux ans après, ils répandirent des larmes sur la
                    mort de ses assassins&#160;: je ne puis être plus sensible qu'eux à la perte
                    d'un de leurs citoyens. Mais si l'historien prépare habilement mon esprit&#160;;
                    s'il me fait apercevoir dans cet usurpateur, à travers une ambition sans bornes,
                    des <choice>
                        <orig>talens</orig>
                        <reg>talents</reg>
                    </choice> rares, un génie vaste <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> prévoyant, un cœur intrépide dans le danger, un homme que le Ciel <choice>
                        <orig>sembloit</orig>
                        <reg>semblait</reg>
                    </choice> avoir formé pour commander, parce qu'il <choice>
                        <orig>sembloit</orig>
                        <reg>semblait</reg>
                    </choice> l'avoir formé pour faire des heureux&#160;: s'il me le dépeint seul,
                    au milieu d'une foule de meurtriers comblés de ses bienfaits&#160;; s'il me
                    montre un Brutus, armé d'une fureur <choice>
                        <orig>Stoïque</orig>
                        <reg>stoïque</reg>
                    </choice> contre celui à qui la nature, ou du moins la <choice>
                        <orig>reconnoissance</orig>
                        <reg>reconnaissance</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>devoient</orig>
                        <reg>devaient</reg>
                    </choice> l'attacher par des nœuds éternels, cet attentat n'est plus indifférent
                    pour moi. Je pleure le sort de ce grand homme&#160;; je deviens son partisan,
                    son ami&#160;; parce que le mérite <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> la grandeur d'<choice>
                        <orig>ame</orig>
                        <reg>âme</reg>
                    </choice> sont de tous les pays, comme de tous les âges.</p>
                <p>Je n'ai qu'un petit embarras sur tout ce que vous venez de dire, interrompit
                    Timagène. Vous établissez que le détail des circonstances est nécessaire au
                    récit. <pb n="11" xml:id="E0011"/> Que penserons-nous donc des abrégés
                    chronologiques, historiques, des annales, des chroniques&#160;?</p>

                <p>Que ce ne sont point des histoires, répondit Euphorbe, mais des matériaux pour
                    servir à l'histoire. Un écrivain de nos jours a su répandre des <choice>
                        <orig>agrémens</orig>
                        <reg>agréments</reg>
                    </choice> tout nouveaux dans une compilation de cette nature&#160;; il a trouvé
                    le rare talent d'attacher par le plaisir à la lecture d'un ouvrage qui semble
                    n'être pas fait pour être lu de suite. Il a eu bien des imitateurs, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> bien peu de rivaux.<note resp="editor">Cet auteur n'a pas encore pu
                        être identifié. Notons que Bérardier connaît les difficultés du genre,
                        puisqu'il est lui-même l'auteur d'un <hi rend="italic">Précis d'histoire
                            universelle</hi> en un seul volume, paru en 1766.</note> Mais, malgré
                    cette <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> de charme, je ne puis l'appeler un récit. Ce sont des membres
                    détachés, dont les contours sont gracieux <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> parfaits, mais qu'il <choice>
                        <orig>faudroit</orig>
                        <reg>faudrait</reg>
                    </choice> rapprocher <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> réunir, pour en faire un beau corps.</p>
                <p>Vous voulez donc, reprit vivement Timagène, que je juge du prix d'un auteur, par
                    la longueur de son récit, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> que je le mesure, pour ainsi dire, à la toise&#160;? N'est-ce pas
                    retomber dans le défaut que nous reprochions à ces conteurs éternels, dont nous
                    parlions il n'y a qu'un instant&#160;?</p>
                <p>Ce n'est pas là ma pensée, lui dit Euphorbe. Je sais que, dans tous les ouvrages
                    d'esprit, il est des bornes étroites, <pb n="12" xml:id="E0012"/> dans
                    lesquelles il faut se renfermer, pour atteindre la perfection.<note
                        resp="author">Horace, <choice>
                            <orig>Liv. 1, Sat. 1</orig>
                            <reg><hi rend="italic">Satires</hi>, livre 1, satire 1</reg>
                        </choice>.</note><note resp="editor">Horace, <hi rend="italic">Satires</hi>
                        (32 et 29 av. JC) livre 1, satire 1 (voir <ref target="/node/20"
                            >bibliographie</ref>). Euphorbe fait allusion à une phrase qui renferme
                        pour ainsi dire la morale de cette satire&#160;: « Est modus in rebus&#160;:
                        sunt certi denique fines, / Quos ultra citraque nequit consistere rectum »
                        (lignes 106-107). Traduction&#160;: « Ne sais-tu pas qu'il y a un milieu
                        dans les choses, et de certaines bornes fixes, au-delà et au-deçà desquelles
                        la vertu ne se trouve plus&#160;? » (p. 16).</note> C'est ce juste milieu
                    que je cherche&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> pour y parvenir dans le sujet que nous traitons, distinguez avec moi
                    deux <choice>
                        <orig>especes</orig>
                        <reg>espèces</reg>
                    </choice> de circonstances. Les unes, que j'appelle circonstances principales,
                    contribuent à faire <choice>
                        <orig>connoître</orig>
                        <reg>connaître</reg>
                    </choice> l'objet que l'on veut peindre. Sans elles, il ne fait qu'effleurer
                    notre esprit&#160;; et, quelque différentes qu'elles puissent être, elles sont
                    essentielles. Les autres, que j'appelle circonstances d'ornement, jettent dans
                    le récit de l'intérêt <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de l'agrément&#160;; mais il peut absolument s'en passer. L'écrivain
                    ne peut se dispenser d'employer les <choice>
                        <orig>premieres</orig>
                        <reg>premières</reg>
                    </choice>&#160;; et, s'il veut faire un grand effet, il n'omettra pas les
                    autres.</p>
                <p>Je <choice>
                        <orig>voudrois</orig>
                        <reg>voudrais</reg>
                    </choice> bien savoir, interrompit Timagène, quel rang vous donneriez à celles
                    qu'employa <choice>
                        <orig>dernierement</orig>
                        <reg>dernièrement</reg>
                    </choice> un homme de ma <choice>
                        <orig>connoissance</orig>
                        <reg>connaissance</reg>
                    </choice>, pour me décrire son voyage <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> son embarquement&#160;? <q rend="inline">Je vins au port, dit-il, <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> j'y trouvai plusieurs vaisseaux&#160;; je les examinai tous&#160;;
                        je m'arrêtai à un&#160;; je demandai combien on <choice>
                            <orig>prenoit</orig>
                            <reg>prenait</reg>
                        </choice> par place&#160;; nous convînmes <pb n="13" xml:id="E0013"/> du
                        prix&#160;; j'entrai&#160;; on leva l'ancre, <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> nous nous mîmes en mer.</q></p>
                <p>Faites-moi grâce du reste, reprit Euphorbe. De pareils faits sont trop inutiles,
                    pour qu'on puisse les admettre dans un récit. Il est heureux qu'un tel homme ne
                    s'avise pas d'écrire ses voyages&#160;: il <choice>
                        <orig>donneroit</orig>
                        <reg>donnerait</reg>
                    </choice> un volume par lieue. Mais, pour revenir à ce que je vous <choice>
                        <orig>disois</orig>
                        <reg>disais</reg>
                    </choice>, examinons un même sujet traité par trois écrivains <choice>
                        <orig>différens</orig>
                        <reg>différents</reg>
                    </choice>&#160;: nous y découvrirons ces circonstances, dont les unes sont
                    inséparables du récit&#160;; les autres en font<note resp="editor">Le texte lit
                        bien 'font'.</note> la richesse <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> l'ornement. Vous <choice>
                        <orig>connoissez</orig>
                        <reg>connaissez</reg>
                    </choice> la fable du chat <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des souris. Voyons comment elle a été racontée par trois auteurs bien
                    faits pour nous servir de modèle, Ésope, Phèdre <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>la Fontaine</orig>
                        <reg>La Fontaine</reg>
                    </choice>. La voici, telle qu'elle est dans Ésope.</p>
                <p><q rend="inline">Un chat, ayant su qu'une maison du voisinage était pleine de
                        souris, s'y transporta, &amp; dévora une grande partie de ces animaux. Les
                        souris, voyant que de jour en jour leur nombre diminuait, dirent
                        entr'elles&#160;: Ne descendons plus, si nous ne voulons périr toutes. Le
                        seul moyen de nous garantir de la mort, est de rester ici&#160;; puisque le
                        chat n'y peut monter. Le chat, les voyant obstinées à rester chez elles, <pb
                            n="14" xml:id="E0014"/> résolut de les en faire sortir par
                        artifice&#160;; il grimpa sur une cheville fichée dans la muraille, <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> s'y pendit par la patte, comme s'il fut mort. Mais une des souris,
                        mettant la tête hors de son trou, <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> voyant le chat ainsi suspendu, lui dit&#160;: Vas, vas, quand tu
                        serais sac, je ne voudrais pas t'approcher.</q> Rien de si clair <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de si naturel que ce récit&#160;; mais aussi rien de si simple. Tout y
                    est nécessaire. L'<choice>
                        <orig>Auteur</orig>
                        <reg>auteur</reg>
                    </choice> ne se permet d'autres détails que ceux dont dépend l'action qu'il
                    raconte. Il s'en tient aux circonstances principales. Phèdre a répandu quelques
                    couleurs sur cette <choice>
                        <orig>premiere</orig>
                        <reg>première</reg>
                    </choice> esquisse.<note resp="editor">La métaphore pictuale prolonge le
                        parallèle, commencé plus haut (page <ref target="/essai/premier#p6">6</ref>)
                        entre lettres et peinture, les lignes de l'esquisse étant les faits
                        narratifs, les couleurs les circonstances.</note> Voici comme il
                        s'exprime.<note resp="author"><q rend="italic">Mustela, cum annis <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice>
                            <choice>
                                <orig>senectâ</orig>
                                <reg>senecta</reg>
                            </choice> debilis <choice>
                                <orig>mures</orig>
                                <reg><lb/>Mures</reg>
                            </choice> veloces non valeret assequi, <choice>
                                <orig>involvit</orig>
                                <reg><lb/>Involuit</reg>
                            </choice> se <choice>
                                <orig>farinâ</orig>
                                <reg>farina</reg>
                            </choice>, <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> obscuro loco <choice>
                                <orig>abjecit</orig>
                                <reg><lb/>Abiecit</reg>
                            </choice> negligenter. Mus escam putans <choice>
                                <orig>adsiluit</orig>
                                <reg><lb/>Assiluit</reg>
                            </choice>, <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> compressus<choice>
                                <orig>, </orig>
                                <reg> </reg>
                            </choice>occubuit neci. <choice>
                                <orig/>
                                <reg><lb/></reg>
                            </choice><lb/>Alter similiter&#160;: <choice>
                                <sic>dein periit</sic>
                                <corr>deinde perit et</corr>
                            </choice> tertius. <choice>
                                <sic>Aliquot secutis, venit &amp;</sic>
                                <corr><lb/>Mox venit aliquot saeculis</corr>
                            </choice> retorridus, <choice>
                                <orig>qui</orig>
                                <reg><lb/>Qui</reg>
                            </choice>
                            <choice>
                                <orig>saepè</orig>
                                <reg>saepe</reg>
                            </choice> laqueos <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> muscipula effugerat&#160;; <choice>
                                <orig>proculque</orig>
                                <reg><lb/>Proculque</reg>
                            </choice> insidias cernens hostis callidi, <choice>
                                <orig>sic</orig>
                                <reg><lb/>Sic</reg>
                            </choice> valeas, inquit, ut farina es, quæ <choice>
                                <orig>jaces</orig>
                                <reg>iaces</reg>
                            </choice>.</q></note><note resp="editor">Phaedrus, <hi rend="italic"
                            >Liber fabularum</hi> (voir <ref target="/dossier/ouvrages"
                            >bibliographie</ref>), IV.2, v. 10-19. Pour le vers 16, il n'y a pas de
                        tradition textuelle fiable. Plusieurs conjectures ont été suggérées, et
                        Bérardier suit ici une version proposée par Nicolaus Rigaltius dans son
                        édition des <hi rend="italic">Fables</hi> publiée en 1617, ce qui
                        indiquerait que Bérardier ait utilisé cette édition ou une édition
                        ultérieure qui suit cette édition. Les variantes du vers 15 (<hi
                            rend="italic">dein periit tertius</hi> vs. <hi rend="italic">deinde
                            perit et tertius</hi>) importent peu au niveau du contenu, mais sont
                        problématiques au niveau métrique, puisque le vers de Bérardier ne forme pas
                        un sénaire jambique complet (chez Rigault, on lit <hi rend="italic">deinde
                            peryt tertius</hi>). Les diacritiques du texte original, que Bérardier a
                        introduit, semblent indiquer une voyelle longue et donc un
                    ablatif.</note></p>
                <p><q rend="inline">Une belette, chargée d'années <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> affaiblie par la vieillesse, ne pouvait plus atteindre les souris
                        plus légères <pb n="15" xml:id="E0015"/> qu'elle à la course. Elle se
                        couvrit de farine <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> s'étendit négligemment, dans un endroit obscur. Un rat, croyant
                        que c'était de la pâture, accourut&#160;: il fut pris <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> mis à mort. Un second eut le même sort&#160;: un troisième périt
                        encore. Quelques autres ayant été traités de même, il en vint un dont les
                        rides attestaient l'expérience, <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> qui souvent était échappé aux pièges <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> aux souricières. Découvrant de loin l'artifice <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> la ruse de son ennemie&#160;: O toi, lui cria-t-il, que je vois
                        couchée là-bas, puisse le Ciel t'aider, comme il est vrai que tu es
                        farine.</q><note resp="editor">La fable <hi rend="italic">De mustela et
                            muribus</hi> forme chez Phèdre la seconde partie d'un poème intitulé <hi
                            rend="italic">Poeta</hi>. Phèdre explique que les fables sont des textes
                        simples en apparence, mais que cette apparence est souvent trompeuse. La
                        véritable signification d'une fable y est cachée et ne peut être decouverte
                        que par des lecteurs ou auditeurs perspicaces. C'est comme preuve de ces
                        affirmations que l'auteur donne ensuite la fable <hi rend="italic">La
                            belette et les rats</hi>.</note> Vous voyez que l'affranchi d'Auguste
                    embellit plus sa <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice> que l'esclave Phrygien, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> qu'il nous présente quelques circonstances d'ornement. Sans parler de
                    l'artifice de la belette, différent de celui du chat, l'épithète <hi
                        rend="italic">veloces</hi> est un agrément qu'on <choice>
                        <orig>auroit</orig>
                        <reg>aurait</reg>
                    </choice> pu absolument retrancher. Mais, dans ce que les deux auteurs ont de
                    commun, le dernier fait un détail qui ne se trouve point dans l'autre. <q
                        rend="inline">Un rat croyant que c'était de la pâture, accourut&#160;: il
                        fut pris <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> mis à mort. Un second eut le même sort&#160;: un troisième périt
                        encore.</q> Tout cela n'est point dans le fabuliste grec. Le mot <hi
                        rend="italic">retorridus</hi>, qui caractérise le rat défiant <pb n="16"
                        xml:id="E0016"/>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> précautionné, est un coup de pinceau qui fait seul un portrait achevé, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> que l'auteur rend encore plus frappant, en ajoutant, <q
                        rend="italic">que souvent il était échappé aux pièges <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> aux souricières</q>.</p>
                <p>Je vois, dit alors Timagène, que <choice>
                        <orig>la Fontaine</orig>
                        <reg>La Fontaine</reg>
                    </choice> a mis à profit les deux modèles qu'il <choice>
                        <orig>avoit</orig>
                        <reg>avait</reg>
                    </choice> sous les <choice>
                        <orig>ieux</orig>
                        <reg>yeux</reg>
                    </choice>, en réunissant le double artifice qu'ils emploient. Je me souviens
                    encore de cette fable, que j'ai toujours lue avec un nouveau plaisir&#160;: car
                    je pense que c'est celle-ci, que vous voulez citer. </p>
                <p>
                    <q rend="verse">
                        <l rend="indent">J'ai lu chez un conteur de fables, </l>
                        <l>Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des chats,</l>
                        <l rend="indent">L'Attila, le fléau des rats, </l>
                        <l rend="indent">Rendait ces derniers misérables. </l>
                        <l rend="indent">J'ai lu, dis-je, en certain Auteur, </l>
                        <l rend="indent">Que ce chat exterminateur, </l>
                        <l>Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde. </l>
                        <l>Il voulait de souris dépeupler tout le monde. </l>
                        <l>Les planches qu'on suspend sur un léger appui, </l>
                        <l rend="indent">La mort aux rats, les souricières, </l>
                        <l rend="indent">N'étaient que jeux au prix de lui. </l>
                        <l rend="indent">Comme il voit que dans leurs tanières </l>
                        <l rend="indent"><pb n="17" xml:id="E0017"/>Les souris étaient prisonnières, </l>
                        <l>Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher&#160;; </l>
                        <l>Le galant fait le mort, <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> du haut d'un plancher </l>
                        <l>Se pend la tête en bas. La bête scélérate </l>
                        <l>A de certains cordons se tenait par la patte. </l>
                        <l>Le peuple des souris croit que c'est châtiment, </l>
                        <l>Qu'il a fait un larcin de rot ou de fromage, </l>
                        <l>Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage, </l>
                        <l>Enfin qu'on a pendu le mauvais garnement </l>
                        <l rend="indent">Toutes, dis-je, unanimement </l>
                        <l>Se promettent de rire à son enterrement&#160;; </l>
                        <l>Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête&#160;; </l>
                        <l rend="indent">Puis rentrent dans leurs nids à rats, </l>
                        <l rend="indent">Puis ressortant font quatre pas, </l>
                        <l rend="indent">Puis enfin se mettent en quête. </l>
                        <l rend="indent">Mais voici bien une autre fête. </l>
                        <l>Le pendu ressuscite, et, sur ses pieds tombant, </l>
                        <l rend="indent">Attrape les plus paresseuses. </l>
                        <l>Nous en savons plus d'un, dit-il, en les gobant&#160;! </l>
                        <l>C'est tour de vieille guerre, <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> vos cavernes creuses </l>
                        <l>Ne vous sauveront pas&#160;; je vous en avertis&#160;: </l>
                        <l rend="indent"><pb n="18" xml:id="E0018"/>Vous viendrez toutes au logis. </l>
                        <l>Il prophétisait vrai. </l>
                        <l>Notre maître Mitis </l>
                        <l>Pour la seconde fois les trompe <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> les affine&#160;; </l>
                        <l rend="indent">Blanchit sa robe, <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> s'enfarine&#160;; </l>
                        <l rend="indent">Et de la sorte déguisé, </l>
                        <l>Se niche <choice>
                                <orig>&amp;</orig>
                                <reg>et</reg>
                            </choice> se blottit dans une huche ouverte. </l>
                        <l rend="indent">Ce fut à lui bien avisé. </l>
                        <l>La gent trotte-menu s'en vint chercher sa perte. </l>
                        <l>Un rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour. </l>
                        <l>Ç'était un vieux routier&#160;; il savait plus d'un tour&#160;; </l>
                        <l>Même il avait perdu sa queue à la bataille. </l>
                        <l>Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, </l>
                        <l>S'écria-t-il de loin au général des chats&#160;: </l>
                        <l>Je soupçonne dessous encor quelque machine. </l>
                        <l rend="indent">Rien ne te sert d'être farine&#160;; </l>
                        <l>Car quand tu serais sac, je n'approcherais pas.</l>
                    </q>
                </p>
                <p>Il faut avouer que le <choice>
                        <orig>Fabuliste</orig>
                        <reg>fabuliste</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>François</orig>
                        <reg>français</reg>
                    </choice> a bien enchéri sur ses deux rivaux. Je ne trouve point dans ceux-ci le
                    portrait du chat par lequel débute notre <choice>
                        <orig>Poëte</orig>
                        <reg>poète</reg>
                    </choice>. <choice>
                        <orig>Esope</orig>
                        <reg>Ésope</reg>
                    </choice> ne nous dit rien de ce que <pb n="19" xml:id="E0019"/> pensent les
                    souris à la vue du chat suspendu. Quoi de plus naturel que cette peinture,</p>
                <p>
                    <q rend="verse">
                        <l>Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête&#160;; </l>
                        <l rend="indent">Puis rentrent dans leurs nids à rats, </l>
                        <l rend="indent">Puis ressortant font quatre pas, </l>
                        <l rend="indent">Puis enfin se mettent en quête. </l>
                    </q>
                </p>
                <p>L'apostrophe ironique du chat n'est pas dans Phèdre, non plus que cette réflexion
                    à l'occasion du rat défiant&#160;; <q rend="italic">même il <choice>
                            <orig>avoit</orig>
                            <reg>avait</reg>
                        </choice> perdu sa queue à la bataille</q>. Si <choice>
                        <orig>la Fontaine</orig>
                        <reg>La Fontaine</reg>
                    </choice> n'a pas le mérite de l'invention, il a certainement celui de
                    l'embellissement <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de la richesse.</p>
                <p>Vous avez raison, répliqua Euphorbe. Mais remarquez aussi que c'est un
                    accessoire, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> que le récit <choice>
                        <orig>pouvoit</orig>
                        <reg>pouvait</reg>
                    </choice> s'en passer, sans rien perdre de sa nature. Peut-être même est-on en
                    droit quelquefois de reprocher à cette abondance un peu de prodigalité&#160;:
                    c'est le défaut des grands esprits, comme des grandes <choice>
                        <orig>ames</orig>
                        <reg>âmes</reg>
                    </choice>. Mais ne nous arrêtons point ici à cette réflexion. Il me suffit
                    maintenant de vous avoir montré que le récit exige certains détails, à moins que
                    le fait dont il s'agit ne soit connu parfaitement de tous ceux à qui l'on
                    parle.</p>
                <p><pb n="20" xml:id="E0020"/> Mais, après tout, poursuivit Timagène, les <choice>
                        <orig>Auteurs,</orig>
                        <reg>auteurs</reg>
                    </choice><choice>
                        <orig>,</orig>
                        <reg/>
                    </choice> que vous venez de citer, <choice>
                        <orig>étoient</orig>
                        <reg>étaient</reg>
                    </choice> maîtres de leur <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice>. Dans une fable, ils <choice>
                        <orig>pouvoient</orig>
                        <reg>pouvaient</reg>
                    </choice> inventer telles circonstances que bon leur <choice>
                        <orig>sembloit</orig>
                        <reg>semblait</reg>
                    </choice>. Il n'en est pas de même partout. La sévérité de l'histoire rend
                    l'historien esclave des mémoires qu'il consulte, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des <choice>
                        <orig>événemens</orig>
                        <reg>événements</reg>
                    </choice> qu'il écrit. La fiction même n'a-t-elle pas ses bornes dans l'épopée,
                    la <choice>
                        <orig>Tragédie</orig>
                        <reg>tragédie</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> la <choice>
                        <orig>Comédie</orig>
                        <reg>comédie</reg>
                    </choice>&#160;? Les deux <choice>
                        <orig>premieres</orig>
                        <reg>premières</reg>
                    </choice> semblent exiger que leur sujet soit connu, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> ne laissent à l'invention de l'<choice>
                        <orig>Auteur</orig>
                        <reg>auteur</reg>
                    </choice> que certaines circonstances subalternes&#160;: l'autre, dans les
                    portraits qu'elle emprunte de la vie commune, demande une vraisemblance
                    réellement revêtue des couleurs de la vérité, qu'on la confond presque avec
                    elle. La <choice>
                        <orig>Fable</orig>
                        <reg>fable</reg>
                    </choice> seule se met au-dessus même de la vraisemblance&#160;; tout lui est
                    permis&#160;; elle peut inventer l'action qu'elle traite, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> les circonstances qui l'accompagnent&#160;: elle prête de la voix <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> du raisonnement aux animaux&#160;; elle étend même ce <choice>
                        <orig>privilége</orig>
                        <reg>privilège</reg>
                    </choice> aux êtres inanimés.</p>

                <p>Je conviens avec vous, dit alors Euphorbe, que la <choice>
                        <orig>Fable</orig>
                        <reg>fable</reg>
                    </choice> a plus de liberté dans l'invention<choice>
                        <orig>,</orig>
                        <reg/>
                    </choice> qu'aucun autre récit&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> je <choice>
                        <orig>comprens</orig>
                        <reg>comprends</reg>
                    </choice> ici, sous le nom de <choice>
                        <orig>Fable</orig>
                        <reg>fable</reg>
                    </choice>, le <choice>
                        <orig>Conte</orig>
                        <reg>conte</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> le <choice>
                        <orig>Roman</orig>
                        <reg>roman</reg>
                    </choice>.<note resp="editor">Pour une discussion du rapport entre fiction et
                        roman, voir le <ref target="/node/8">douzième entretien</ref> sur le conte
                        et le roman.</note> Pour l'historien, <pb n="21" xml:id="E0021"/> il n'est
                    le maître que de décider le sujet qu'il veut traiter&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> c'est là-dessus qu'il doit consulter son génie <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> ses forces&#160;: <q rend="italic">quid ferre recusent, quid
                        valeant humeri</q>. L'un a l'imagination plus propre au bruit des
                    combats, au tumulte des guerres&#160;; l'autre entendra mieux à manier une
                    négociation <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> à en développer toutes les intrigues&#160;: celui-ci réussira dans le
                    détail des actions de quelques particuliers&#160;; celui-là traitera mieux
                    l'histoire des peuples <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des empires&#160;: mais tous sont les interprètes de la vérité, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> n'ont d'autre choix à faire que celui des circonstances qu'il faut
                    admettre ou rejeter. Vous croyez que c'est une contrainte fort gênante de
                    travailler sur un sujet déjà connu. Je suis fâché que vous ne soyez pas du
                    sentiment d'Horace.<note resp="author"><q rend="verse"><l><hi rend="italic"
                                    >Difficile est proprie communia dicere, tuque</hi></l><l><hi
                                    rend="italic">Rectius Iliacum carmen deducis in actus,</hi>
                            </l><l><hi rend="italic">Quam si proferres nova indictaque
                                primus.</hi></l></q><choice>
                            <orig>Hor. Art. Poët.</orig>
                            <reg>Horace, <hi rend="italic">Art poétique.</hi></reg>
                        </choice></note>
                    <q rend="inline">Il est difficile</q>, dit cet habile critique en
                    parlant de la tragédie, <q rend="inline">d'appliquer à un personnage
                        particulier de votre invention, un de ces caractères généraux, livrés, pour
                        ainsi dire, à la discrétion <pb n="22" xml:id="E0022"/> du public, tels que
                        l'ambition, la vengeance&#160;; <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> vous ferez mieux d'emprunter un sujet dans l'<choice>
                            <orig>Iliade</orig>
                            <reg><hi rend="italic">Iliade</hi></reg>
                        </choice>, que de mettre sur la scène des portraits nouveaux <choice>
                            <orig>&amp;</orig>
                            <reg>et</reg>
                        </choice> inconnus jusqu'alors.</q><note resp="editor">Horace, <hi
                            rend="italic">Ars poetica</hi> (voir <ref target="/dossier/ouvrages"
                            >bibliographie</ref>), vers 128-130. Dans son édition de l'<hi
                            rend="italic">Ars poetica</hi> de 1995, D.R. Shackleton Bailey montre
                        que la formule initiale de ce passage, <hi rend="italic">difficile est</hi>,
                        ne saurait être fiable. Le sens du passage suggérait plutôt une conjecture
                        comme <hi rend="italic">praesterit</hi> («&#160;il serait mieux&#160;»).
                        Bérardier suit la première variante qui, de son temps, n'était pas encore
                        mise en doute. Cependant, il semble se rendre compte de ce que <hi
                            rend="italic">difficile est</hi> pose problème, puisqu'il cherche à
                        adapter sa traduction au sens d'ensemble du passage qu'il cite. Horace dit,
                        selon lui, qu'il est difficile pour le poète de rapporter des traits connus
                        et généraux à des personnages inventés. Ceci est contraire au texte latin
                        cité, qui parle du traitement particulier de matières connues. Voir aussi
                        les remarques que Batteux consacre à ce passage, dans sa traduction du
                        texte, dans les <hi rend="italic">Quatre poétiques</hi> de 1771 (voir <ref
                            target="/dossier/ouvrages">bibliographie</ref>), p. 80-81.</note> Vous
                    voyez qu'il regarde comme un embarras ce que vous appeliez une liberté. Je n'<choice>
                        <orig>oserois</orig>
                        <reg>oserais</reg>
                    </choice> condamner un <choice>
                        <orig>Auteur</orig>
                        <reg>auteur</reg>
                    </choice> qui <choice>
                        <orig>auroit</orig>
                        <reg>aurait</reg>
                    </choice> inventé son sujet tout entier dans l'<choice>
                        <orig>Épopée</orig>
                        <reg>épopée</reg>
                    </choice>, ou dans la <choice>
                        <orig>Tragédie</orig>
                        <reg>tragédie</reg>
                    </choice>&#160;; mais je condamnerai toujours celui qui n'aura pas observé la
                    vraisemblance des mœurs <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des <choice>
                        <orig>caracteres</orig>
                        <reg>caractères</reg>
                    </choice>&#160;; vraisemblance qui s'étend jusqu'à la fiction dans la <choice>
                        <orig>Fable</orig>
                        <reg>fable</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>poëtique</orig>
                        <reg>poétique</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> dans l'<choice>
                        <orig>Apologue</orig>
                        <reg>apologue</reg>
                    </choice>. Junon doit être vindicative&#160;; Mars, impétueux&#160;; Momus,
                    plaisant. La fierté ne convient pas mieux à l'âne, que la timidité au lion.</p>
                <p>Eh-bien&#160;! soit, interrompit Timagène. Je ne veux point me faire d'affaires
                    avec Horace. Je conçois que celui qui travaille sur la vérité, a moins d'objets
                    qui l'occupent, que celui qui doit tirer de son fonds le sujet qu'il traite, les
                    circonstances dont il est revêtu, les mœurs des <choice>
                        <orig>différens</orig>
                        <reg>différents</reg>
                    </choice> personnages qu'il introduit. Celui-ci est responsable des causes qu'il
                    fait agir, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des effets qu'il leur prête. D'un autre côté, le premier, qui n'est
                    point maître de sa <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice>, doit se donner <pb n="23" xml:id="E0023"/> bien des peines pour la
                    rendre moins ingrate&#160;; pour éviter la <choice>
                        <orig>sécheresse</orig>
                        <reg>sècheresse</reg>
                    </choice>, la monotonie <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> les autres <choice>
                        <orig>écueuils</orig>
                        <reg>écueils</reg>
                    </choice> qui l'environnent. D'où je conclus, que le récit n'est pas aussi aisé
                    que bien des gens se l'imaginent. Mais je <choice>
                        <orig>voudrois</orig>
                        <reg>voudrais</reg>
                    </choice> m'en faire une idée nette <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> distincte&#160;: et, sur ce que nous avons dit jusqu'ici, je pense que
                    le récit n'est autre chose que l'exposition détaillée d'un fait véritable ou
                    inventé. J'<choice>
                        <orig>ajouterois</orig>
                        <reg>ajouterais</reg>
                    </choice>, dit alors Euphorbe, dont le but est d'instruire ses lecteurs, ou ses
                    auditeurs.</p>
                <p>Comment l'entendez-vous, reprit Timagène&#160;? Quand je rapporte les fureurs
                    d'un Néron, les folies d'un Caligula, les superstitieuses dévotions d'un Louis
                    XI, puis-je chercher à instruire&#160;? Prétendrez-vous que nos <choice>
                        <orig>Romans</orig>
                        <reg>romans</reg>
                    </choice> soient une école propre à nous former&#160;?</p>
                <p>Quelle vivacité est la vôtre, continua Euphorbe&#160;! Vous mettez ici presque
                    autant de feu, que vous en aviez dans les combats. Voici quelle est ma pensée.
                    Il y a deux <choice>
                        <orig>manieres</orig>
                        <reg>manières</reg>
                    </choice> d'instruire, qui conviennent toutes deux au récit. La <choice>
                        <orig>premiere</orig>
                        <reg>première</reg>
                    </choice>, que je regarde comme la moins importante, consiste à nous faire <choice>
                        <orig>connoître</orig>
                        <reg>connaître</reg>
                    </choice> des <choice>
                        <orig>événemens</orig>
                        <reg>événements</reg>
                    </choice> que nous ignorions, ou dont nous n'avions qu'une <choice>
                        <orig>légere</orig>
                        <reg>légère</reg>
                    </choice> idée. Cette <choice>
                        <orig>premiere</orig>
                        <reg>première</reg>
                    </choice> qualité forme <pb n="24" xml:id="E0024"/> l'essence de toute
                    narration. L'autre, bien plus utile, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> presque aussi indispensable, dépend des leçons que nous donne cette <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> d'ouvrage pour nous inspirer l'amour de la vertu, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> régler notre conduite. Le récit des actions des fameux scélérats,
                    n'est pas moins propre à produire cet effet, que l'histoire des hommes les plus
                    vertueux&#160;; à moins que l'historien ne se fasse un plaisir criminel de
                    déguiser le vice, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de le rendre aimable.<note resp="editor">C'est ce type de raisonnement
                        que Sade prétendra récuser pour défendre <hi rend="italic">Justine</hi>,
                        dans son <hi rend="italic">Idée sur les romans</hi> de 1799.</note> On lit
                    avec horreur le récit des désordres <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> des cruautés&#160;; on s'intéresse pour la vertu persécutée par les
                    tyrans&#160;; on s'applaudit de juger avec la postérité, qui les condamne sans
                    appel&#160;; <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> l'on prend insensiblement l'heureuse habitude d'aimer le juste <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> le beau, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de haïr tout ce qui choque la nature <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> la raison. Le <choice>
                        <orig>Roman</orig>
                        <reg>roman</reg>
                    </choice> lui-même est un monstre dans la littérature, si l'on n'en peut tirer
                    aucun fruit pour les mœurs.</p>
                <p>Il faut avouer, continua Timagène, que le <choice>
                        <orig>stile</orig>
                        <reg>style</reg>
                    </choice> d'un écrivain <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> sa façon de penser influent beaucoup, non seulement sur sa <choice>
                        <orig>maniere</orig>
                        <reg>manière</reg>
                    </choice> de raconter, mais encore sur l'effet que produit son récit. J'ai été
                    souvent étonné <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> même indigné de trouver tant de différence dans le même fait rapporté
                    par divers auteurs, sans <pb n="25" xml:id="E0025"/> pouvoir les accuser
                    néanmoins d'avoir altéré les circonstances principales.</p>
                <p>Il en est de ces <choice>
                        <orig>Auteurs</orig>
                        <reg>auteurs</reg>
                    </choice>, reprit Euphorbe, comme d'un peintre chargé de faire le portrait d'un
                    homme louche, ou privé d'un œil&#160;: il le représente de profil. S'il grossit
                    ou allonge les traits, il peut rendre hideuse la plus belle personne. Sous la
                    plume d'un homme gai <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> naturellement doux, tout est riant, tout est au moins excusable&#160;:
                    sous celle d'un mélancolique <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> d'un atrabilaire, tout est vicieux, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> si l'action est indifférente, les vues seront criminelles. Mais ce mérite<choice>
                        <orig>,</orig>
                        <reg/>
                    </choice> ou ce défaut appartient plus <choice>
                        <orig>particuliérement</orig>
                        <reg>particulièrement</reg>
                    </choice> à l'histoire qu'à tout autre récit&#160;: <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> nous aurons occasion de nous en entretenir plus à loisir. Le sujet le
                    mérite bien.</p>
                <p>Il me semble, dit alors Timagène, qu'il faut <choice>
                        <orig>réünir</orig>
                        <reg>réunir</reg>
                    </choice> bien des qualités pour former un excellent narrateur. Outre la
                    droiture, la fermeté <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> le désintéressement, quelle étendue de <choice>
                        <orig>connoissance</orig>
                        <reg>connaissance</reg>
                    </choice> ne doit-il pas avoir&#160;! Il faut qu'il soit instruit de la morale <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> de la théologie, qui en est le fondement <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> la <choice>
                        <orig>regle</orig>
                        <reg>règle</reg>
                    </choice>&#160;; qu'il <choice>
                        <orig>connoisse</orig>
                        <reg>connaisse</reg>
                    </choice> les <choice>
                        <orig>loix</orig>
                        <reg>lois</reg>
                    </choice> des <choice>
                        <orig>différens</orig>
                        <reg>différents</reg>
                    </choice> peuples&#160;; s'il ignore la chronologie <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> la géographie, il confondra les temps <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> les lieux. La physique doit l'éclairer sur les <choice>
                        <orig>événemens</orig>
                        <reg>événements</reg>
                    </choice>
                    <pb n="26" xml:id="E0026"/> naturels, sur les <choice>
                        <orig>penchans</orig>
                        <reg>penchants</reg>
                    </choice>
                    <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> les inclinations propres aux <choice>
                        <orig>différens</orig>
                        <reg>différents</reg>
                    </choice> âges <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> à chaque <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> d'animal. Il ne doit point être neuf dans toutes les parties de la
                    science militaire, qui fournit tant de sujets à tous les récits. Il <choice>
                        <orig>seroit</orig>
                        <reg>serait</reg>
                    </choice> même à désirer qu'il eût quelque teinture des arts mécaniques. Que
                    d'occasions ne peut-il pas avoir d'en parler&#160;! Et s'il ne le fait pas en
                    homme instruit, il s'expose à la censure des gens du plus bas étage.</p>
                <p>Votre réflexion est juste, répondit Euphorbe. <choice>
                        <orig>De-là</orig>
                        <reg>De là</reg>
                    </choice> vient que nous trouvons si peu de récits parfaits. Au reste, l'homme
                    ne peut être universel&#160;; il faut avoir quelque indulgence pour sa
                    faiblesse, <choice>
                        <orig>&amp;</orig>
                        <reg>et</reg>
                    </choice> dire de cette <choice>
                        <orig>espece</orig>
                        <reg>espèce</reg>
                    </choice> de composition ce qu'Horace dit du <choice>
                        <orig>poëme</orig>
                        <reg>poème</reg>
                    </choice>&#160;:</p>
                <p>
                    <q rend="verse">
                        <l>Verum ubi plura <choice>
                                <sic>nitens</sic>
                                <corr>nitent</corr>
                            </choice> in carmine, non ego paucis</l>
                        <l>Offendar maculis, quas aut incuria fudit, </l>
                        <l>Aut humana parum cavit natura.<note resp="author"><choice>
                                    <orig>Art. Poët. v.</orig>
                                    <reg><hi rend="italic">Art Poétique</hi>, vers</reg>
                                </choice> 351.</note><note resp="editor">Horace, <hi rend="italic"
                                    >Art poétique</hi> (voir <ref target="/node/20"
                                    >bibliographie</ref>), vers 351-353. Batteux traduit&#160;: «
                                Que dans un poëme le grand nombre soit celui des beautés je ne
                                m'offenserai pas de quelques taches échappées à l'attention, ou que
                                la foiblesse humaine n'aura pu éviter. » (p. 53). </note></l>
                    </q>
                </p>
                <p>Mais je m'aperçois qu'on vient nous avertir de nous mettre à table. La compagnie
                    nous attend. Remettons à demain à continuer la <choice>
                        <orig>matiere</orig>
                        <reg>matière</reg>
                    </choice> que nous avons entamée.</p>
                <p>&#160;</p>
            </div>
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</TEI>
"Premier entretien: Nature du récit" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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PREMIER ENTRETIEN. Nature du Récit récit .

Euphorbe & et Timagène avoient avaient passé ensemble, dans une éducation commune, les premieres premières années de leur vie. Une émulation égale, des succès à peu près semblables avoient avaient formé entr'eux une étroite liaison. L'estime réciproque produisit bientôt l'amitié la plus sincere sincère & et la plus inviolable. Les différens différents intérêts de leur famille & et leur goût particulier les avoient avaient enfin séparés. Le premier, à l'aide d'une fortune honnête, s' étoit était livré tout entier à l'étude des belles-lettres, et, pour suivre plus aisément en cela son inclination, il s' étoit était retiré dans une agréable maison de campagne, qu'il avoit avait héritée de ses peres pères . L'autre, après avoir consacré à son prince & et à sa patrie, au milieu des combats, ses travaux & et ses jours, avait reçu la récompense de ses belles actions & et de ses longs services. Impatient de revoir un ami que l'éloignement lui avoit avait encore rendu plus cher, il s'empresse de le rejoindre dans sa retraite, pour y goûter pendant quelques mois avec lui les douceurs de l'amitié & et de la solitude. Après les premiers embrassemens embrassements & et les épanchemens épanchements de cœur, naturels dans une pareille entrevue, la conversation tomba bientôt sur les belles-lettres. C' étoit était , après la vertu, l'objet le plus capable de les occuper. On traita bien des sujets ; on agita bien des questions ; on critiqua bien des écrivains ; on en loua quelques-uns. Enfin un jour, Euphorbe dit à son ami : J'admire, en vérité, votre modeste indifférence. Nous sommes ici depuis quelques semaines, & et vous ne m'avez pas encore dit un mot de vos campagnes. Pensez-vous, que le détail de vos exploits guerriers n' aurait aurait pas pour moi des charmes tout particuliers ? Éloigné des villes, comme je le suis, je n'apprends les événemens événements que par l'écho de la renommée, qui ne parle qu'après la voix : encore ne répéte répète -t-il qu'imparfaitement les dernières syllabes.

Jamais, reprit Timagène, je n'eus la démangeaison de raconter mes expéditions militaires. J'ai pris part à bien des siéges sièges , à bien des combats aussi intéressans intéressants par leur objet, que par les belles actions dont j'ai été le témoin. Mais tant d'autres, sans moi, se chargent tous les jours d'en faire les détails les plus circonstanciés, que je leur abandonne volontiers ce soin, qui favorise ma paresse ; voulez-vous que je vous parle franchement ? L'ennui que causent souvent ces conversations historiques, & et que l'on déguise sous des complimens compliments affectés, est une leçon pour moi. Je ne veux point courir les risques de déplaire, pour satisfaire ma vanité.

Vous n'avez assurément rien à craindre d'un pareil écueuil écueil , interrompit Euphorbe.

Plus qu'un autre, continua Timagène. Lorsque j'entends quelqu'un de ces conteurs éternels, je souffre, je m'agite, je me tourmente, dans l'impatience de voir finir un récit qui, dès son début, me paraissoit paraissait déjà trop long ; & et si je me demande à moi-même la raison de ces dégoûts involontaires, je suis fort embarrassé de me la rendre.

Je n'en suis point étonné, reprit Euphorbe. Rien de plus ordinaire que de raconter : rien de plus rare & et de plus difficile que de raconter, comme il faut. La délicatesse de votre goût est révoltée par un récit sans grâce & et sans art, quoiqu'elle n'en ait point encore aperçu les défauts. Un peu de loisir & et de réflexion vous les feroient feraient bientôt découvrir. Cette matiere matière est également curieuse & et agréable. Si vous y consentez, pendant que j'ai l'avantage de vous posséder ici, elle fera le sujet de nos entretiens.

Vous me ferez un véritable plaisir, dit alors Timagène, de me donner des connoissances connaissances sur ce sujet. Je profiterai de vos lumieres lumières avec reconnoissance reconnaissance , mais sans ménagement.

Ce n'est pas ainsi que je l'entends, répliqua Euphorbe. Je compte bien que vous fournirez à ces entretiens, autant & et plus que moi. Vous trouverez chez vous des trésors, que vous n'avez point encore apperçus aperçus , & et que votre modestie n'a cachés jusqu'ici qu'à vous seul. Mais, sans nous amuser à des complimens compliments qui vous ennuieroient ennuieraient encore plus que les récits dont vous me parliez tout-à-l'heure tout à l'heure , donnons quelque ordre aux conversations que nous nous proposons d'avoir ensemble sur cet objet. Si vous m'en croyez, nous considérerons d'abord le récit en général selon sa nature & et sa fin ; de-là de là nous passerons à ses qualités ; ensuite à ses ornemens ornements  ; enfin nous examinerons les différentes especes espèces de récits en particulier. Ma bibliothèque, sans être nombreuse, suffira pour fournir les exemples nécessaires au sujet que nous traitons.

C'est un procédé bien noble de votre part, dit en riant Timagène, de me prêter des armes, pour vous combattre. Vous craignez peu mon bras dans cette espece espèce de guerre. Non, non, mon cher, répondit Euphorbe, ce n'est point à vous que je prétends la faire, c'est au mauvais goût. Unissons-nous pour l'attaquer : et, pour entrer d'abord en matiere matière , je crois apercevoir beaucoup de ressemblance entre la nature du récit & et celle de la peinture. L'un & et l'autre se propose de nous instruire d'un fait que nous ignorons, ou que nous ne connoissons connaissons qu'imparfaitement. Mais il est bien des degrés différens différents , dans la connoissance connaissance que l'on peut avoir du même événement. Le peintre qui se propose de me représenter une bataille, n' atteindroit atteindrait point son but, s'il se contentoit contentait de mettre sous mes yeux une multitude d'hommes aux prises les uns avec les autres ; si le costume des habillemens habillements & et des armes, la forme des enseignes ne m' apprenoient apprenaient pas quels sont les peuples rivaux ; si les Généraux généraux ne se faisoient faisaient pas reconnoître reconnaître , à leur air, à leurs attitudes ; si les traits du visage, dans les combattants, n' étoient étaient pas l'image des passions qui agitent leur cœur. Il en est de même du narrateur. Quelle impression fera-t-il sur moi, s'il me raconte un fait dépouillé de ses circonstances ? Le bruit court qu'un combat s'est livré entre deux puissances ennemies : des gens dignes de foi me l'assurent ; ils nomment le vainqueur : je sais en substance ce qui s'est passé ; mais, comme dit Quintilien, c'est un courrier, qui, dans la rapidité de sa course, me jette, comme en passant, une nouvelle. Cette légere légère esquisse ne fait qu'irriter ma curiosité, & et augmenter l'impatience où je suis d'apprendre des détails plus particuliers ; & et cette impatience est d'autant plus violente, que je prends un intérêt plus vif à l'action dont il s'agit.

Ces derniers mots rappelerent rappelèrent à Timagène ce qui s' étoit était passé sous ses ieux yeux . Ne pourroit pourrait -on pas, dit-il à son ami, appliquer le principe que vous venez d'établir au touchant & et magnifique spectacle dont nous fumes les témoins, il y a quelques années ? Un écrivain me rapportera01 C'est un futur a valeur d'hypothèse. que le Souverain souverain d'un grand Royaume royaume , à la tête de ses armées, fut attaqué subitement d'une maladie mortelle, qui le mit aux portes du tombeau ; & et que son rétablissement inespéré le rendit à ses sujets. Ce peu de mots indique rapidement un fait, sans nous éclairer, ni nous instruire. Mais si cet historien expose la douleur de toute une grande ville à cette affreuse nouvelle ; s'il peint les progrès de cet abattement général, à mesure que le péril augmente ; si, dans les derniers momens moments , il représente le désespoir gravé sur le front de tous les citoyens, les uns prosternés au pied des autels, offrant au Très-Haut leurs jours pour racheter ceux du prince, les autres, sans songer à leurs familles, à leurs épouses, à leurs enfants, passent les journées entieres entières à l'entrée de ces lieux publics, où leur tendre inquiétude se flatte à tout moment de recevoir quelque nouvelle plus heureuse ; s'il fait succéder à ce tableau, celui de l'allégresse & et des transports de ce même peuple instruit que son roi est enfin échappé au bras de la mort ; s'il me montre ces fidèles sujets livrés , aux accès d'une joie, qui, dans toute autre occasion, auroit aurait passé pour une espece espèce d'ivresse, je conçois combien ce monarque étoit était aimé & et méritoit méritait de l'être. Les mêmes temples que ces habitans habitants éplorés avoient avaient baignes de leurs larmes, retentissent de leurs chants & et de leurs actions de graces grâces  : dans les places, dans les cercles, dans les promenades publiques, la vie rendue au Monarque monarque est la matiere matière de tous les entretiens : le fils s'en félicite avec son pere père , l'épouse avec son époux : cent fois ils ont entendu ces détails intéressans intéressants  ; ils les écoutent encore avec un plaisir nouveau : jamais ils ne les ont assez appris ; jamais ils ne les ont assez répétés. À cette peinture, je vois quel empire a sur des cœurs généreux la bonté d'un souverain digne de tant d'amour : à ces traits, je reconnois reconnais des François Français .

L'exemple que vous venez d'apporter, répliqua Euphorbe, est plus capable qu'aucun autre de prouver ce que j'avance. Présenter rapidement les parties les plus essentielles d'un fait, ce n'est donc pas proprement raconter.02 Avec cette définition négative du récit, que les interlocuteurs développent davantage dans la suite, Bérardier s'écarte du principe du 'discours vectorisé' (Randa Sabry), dominant depuis la fin du XVIIe siècle. L'homme, toujours esclave de l'amour-propre, ne s'attache qu'à ce qui l'intéresse personnellement. Tout objet étranger fait peu d'impression sur nous, si l'art ne sait le rapprocher des idées qui nous plaisent, & et lui prêter des traits conformes à nos inclinations. Il faut les chercher, ces traits, dans les différentes circonstances qui accompagnent un événement. Les ornemens ornements sont un secours subalterne. Du choix des circonstances , naît cette espece espèce d'enchantement qui nous transporte au-delà des temps & et des lieux, & et qui nous passionne dans des choses qui n'ont aucun rapport avec nous. Que m'importe à moi, que César ait péri, au milieu d'un Sénat, dont il opprimoit opprimait la liberté ? Cette catastrophe est un des jeux ordinaires de la Fortune. Les Romains eux-mêmes l' oublierent oublièrent bientôt ; et, deux ans après, ils répandirent des larmes sur la mort de ses assassins : je ne puis être plus sensible qu'eux à la perte d'un de leurs citoyens. Mais si l'historien prépare habilement mon esprit ; s'il me fait apercevoir dans cet usurpateur, à travers une ambition sans bornes, des talens talents rares, un génie vaste & et prévoyant, un cœur intrépide dans le danger, un homme que le Ciel sembloit semblait avoir formé pour commander, parce qu'il sembloit semblait l'avoir formé pour faire des heureux : s'il me le dépeint seul, au milieu d'une foule de meurtriers comblés de ses bienfaits ; s'il me montre un Brutus, armé d'une fureur Stoïque stoïque contre celui à qui la nature, ou du moins la reconnoissance reconnaissance devoient devaient l'attacher par des nœuds éternels, cet attentat n'est plus indifférent pour moi. Je pleure le sort de ce grand homme ; je deviens son partisan, son ami ; parce que le mérite & et la grandeur d' ame âme sont de tous les pays, comme de tous les âges.

Je n'ai qu'un petit embarras sur tout ce que vous venez de dire, interrompit Timagène. Vous établissez que le détail des circonstances est nécessaire au récit. Que penserons-nous donc des abrégés chronologiques, historiques, des annales, des chroniques ?

Que ce ne sont point des histoires, répondit Euphorbe, mais des matériaux pour servir à l'histoire. Un écrivain de nos jours a su répandre des agrémens agréments tout nouveaux dans une compilation de cette nature ; il a trouvé le rare talent d'attacher par le plaisir à la lecture d'un ouvrage qui semble n'être pas fait pour être lu de suite. Il a eu bien des imitateurs, & et bien peu de rivaux.03 Cet auteur n'a pas encore pu être identifié. Notons que Bérardier connaît les difficultés du genre, puisqu'il est lui-même l'auteur d'un Précis d'histoire universelle en un seul volume, paru en 1766. Mais, malgré cette espece espèce de charme, je ne puis l'appeler un récit. Ce sont des membres détachés, dont les contours sont gracieux & et parfaits, mais qu'il faudroit faudrait rapprocher & et réunir, pour en faire un beau corps.

Vous voulez donc, reprit vivement Timagène, que je juge du prix d'un auteur, par la longueur de son récit, & et que je le mesure, pour ainsi dire, à la toise ? N'est-ce pas retomber dans le défaut que nous reprochions à ces conteurs éternels, dont nous parlions il n'y a qu'un instant ?

Ce n'est pas là ma pensée, lui dit Euphorbe. Je sais que, dans tous les ouvrages d'esprit, il est des bornes étroites, dans lesquelles il faut se renfermer, pour atteindre la perfection.04 Horace, Liv. 1, Sat. 1 Satires, livre 1, satire 1 .05 Horace, Satires (32 et 29 av. JC) livre 1, satire 1 (voir bibliographie). Euphorbe fait allusion à une phrase qui renferme pour ainsi dire la morale de cette satire : « Est modus in rebus : sunt certi denique fines, / Quos ultra citraque nequit consistere rectum » (lignes 106-107). Traduction : « Ne sais-tu pas qu'il y a un milieu dans les choses, et de certaines bornes fixes, au-delà et au-deçà desquelles la vertu ne se trouve plus ? » (p. 16). C'est ce juste milieu que je cherche ; & et pour y parvenir dans le sujet que nous traitons, distinguez avec moi deux especes espèces de circonstances. Les unes, que j'appelle circonstances principales, contribuent à faire connoître connaître l'objet que l'on veut peindre. Sans elles, il ne fait qu'effleurer notre esprit ; et, quelque différentes qu'elles puissent être, elles sont essentielles. Les autres, que j'appelle circonstances d'ornement, jettent dans le récit de l'intérêt & et de l'agrément ; mais il peut absolument s'en passer. L'écrivain ne peut se dispenser d'employer les premieres premières  ; et, s'il veut faire un grand effet, il n'omettra pas les autres.

Je voudrois voudrais bien savoir, interrompit Timagène, quel rang vous donneriez à celles qu'employa dernierement dernièrement un homme de ma connoissance connaissance , pour me décrire son voyage & et son embarquement ? Je vins au port, dit-il, & et j'y trouvai plusieurs vaisseaux ; je les examinai tous ; je m'arrêtai à un ; je demandai combien on prenoit prenait par place ; nous convînmes du prix ; j'entrai ; on leva l'ancre, & et nous nous mîmes en mer.

Faites-moi grâce du reste, reprit Euphorbe. De pareils faits sont trop inutiles, pour qu'on puisse les admettre dans un récit. Il est heureux qu'un tel homme ne s'avise pas d'écrire ses voyages : il donneroit donnerait un volume par lieue. Mais, pour revenir à ce que je vous disois disais , examinons un même sujet traité par trois écrivains différens différents  : nous y découvrirons ces circonstances, dont les unes sont inséparables du récit ; les autres en font06 Le texte lit bien 'font'. la richesse & et l'ornement. Vous connoissez connaissez la fable du chat & et des souris. Voyons comment elle a été racontée par trois auteurs bien faits pour nous servir de modèle, Ésope, Phèdre & et la Fontaine La Fontaine . La voici, telle qu'elle est dans Ésope.

Un chat, ayant su qu'une maison du voisinage était pleine de souris, s'y transporta, & dévora une grande partie de ces animaux. Les souris, voyant que de jour en jour leur nombre diminuait, dirent entr'elles : Ne descendons plus, si nous ne voulons périr toutes. Le seul moyen de nous garantir de la mort, est de rester ici ; puisque le chat n'y peut monter. Le chat, les voyant obstinées à rester chez elles, résolut de les en faire sortir par artifice ; il grimpa sur une cheville fichée dans la muraille, & et s'y pendit par la patte, comme s'il fut mort. Mais une des souris, mettant la tête hors de son trou, & et voyant le chat ainsi suspendu, lui dit : Vas, vas, quand tu serais sac, je ne voudrais pas t'approcher. Rien de si clair & et de si naturel que ce récit ; mais aussi rien de si simple. Tout y est nécessaire. L' Auteur auteur ne se permet d'autres détails que ceux dont dépend l'action qu'il raconte. Il s'en tient aux circonstances principales. Phèdre a répandu quelques couleurs sur cette premiere première esquisse.07 La métaphore pictuale prolonge le parallèle, commencé plus haut (page 6) entre lettres et peinture, les lignes de l'esquisse étant les faits narratifs, les couleurs les circonstances. Voici comme il s'exprime.08 Mustela, cum annis & et senectâ senecta debilis mures Mures veloces non valeret assequi, involvit Involuit se farinâ farina , & et obscuro loco abjecit Abiecit negligenter. Mus escam putans adsiluit Assiluit , & et compressus , occubuit neci. Alter similiter : dein periit deinde perit et tertius. Aliquot secutis, venit & Mox venit aliquot saeculis retorridus, qui Qui saepè saepe laqueos & et muscipula effugerat ; proculque Proculque insidias cernens hostis callidi, sic Sic valeas, inquit, ut farina es, quæ jaces iaces . 09 Phaedrus, Liber fabularum (voir bibliographie), IV.2, v. 10-19. Pour le vers 16, il n'y a pas de tradition textuelle fiable. Plusieurs conjectures ont été suggérées, et Bérardier suit ici une version proposée par Nicolaus Rigaltius dans son édition des Fables publiée en 1617, ce qui indiquerait que Bérardier ait utilisé cette édition ou une édition ultérieure qui suit cette édition. Les variantes du vers 15 (dein periit tertius vs. deinde perit et tertius) importent peu au niveau du contenu, mais sont problématiques au niveau métrique, puisque le vers de Bérardier ne forme pas un sénaire jambique complet (chez Rigault, on lit deinde peryt tertius). Les diacritiques du texte original, que Bérardier a introduit, semblent indiquer une voyelle longue et donc un ablatif.

Une belette, chargée d'années & et affaiblie par la vieillesse, ne pouvait plus atteindre les souris plus légères qu'elle à la course. Elle se couvrit de farine & et s'étendit négligemment, dans un endroit obscur. Un rat, croyant que c'était de la pâture, accourut : il fut pris & et mis à mort. Un second eut le même sort : un troisième périt encore. Quelques autres ayant été traités de même, il en vint un dont les rides attestaient l'expérience, & et qui souvent était échappé aux pièges & et aux souricières. Découvrant de loin l'artifice & et la ruse de son ennemie : O toi, lui cria-t-il, que je vois couchée là-bas, puisse le Ciel t'aider, comme il est vrai que tu es farine.10 La fable De mustela et muribus forme chez Phèdre la seconde partie d'un poème intitulé Poeta. Phèdre explique que les fables sont des textes simples en apparence, mais que cette apparence est souvent trompeuse. La véritable signification d'une fable y est cachée et ne peut être decouverte que par des lecteurs ou auditeurs perspicaces. C'est comme preuve de ces affirmations que l'auteur donne ensuite la fable La belette et les rats. Vous voyez que l'affranchi d'Auguste embellit plus sa matiere matière que l'esclave Phrygien, & et qu'il nous présente quelques circonstances d'ornement. Sans parler de l'artifice de la belette, différent de celui du chat, l'épithète veloces est un agrément qu'on auroit aurait pu absolument retrancher. Mais, dans ce que les deux auteurs ont de commun, le dernier fait un détail qui ne se trouve point dans l'autre. Un rat croyant que c'était de la pâture, accourut : il fut pris & et mis à mort. Un second eut le même sort : un troisième périt encore. Tout cela n'est point dans le fabuliste grec. Le mot retorridus, qui caractérise le rat défiant & et précautionné, est un coup de pinceau qui fait seul un portrait achevé, & et que l'auteur rend encore plus frappant, en ajoutant, que souvent il était échappé aux pièges & et aux souricières.

Je vois, dit alors Timagène, que la Fontaine La Fontaine a mis à profit les deux modèles qu'il avoit avait sous les ieux yeux , en réunissant le double artifice qu'ils emploient. Je me souviens encore de cette fable, que j'ai toujours lue avec un nouveau plaisir : car je pense que c'est celle-ci, que vous voulez citer.

J'ai lu chez un conteur de fables, Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des chats, L'Attila, le fléau des rats, Rendait ces derniers misérables. J'ai lu, dis-je, en certain Auteur, Que ce chat exterminateur, Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde. Il voulait de souris dépeupler tout le monde. Les planches qu'on suspend sur un léger appui, La mort aux rats, les souricières, N'étaient que jeux au prix de lui. Comme il voit que dans leurs tanières Les souris étaient prisonnières, Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher ; Le galant fait le mort, & et du haut d'un plancher Se pend la tête en bas. La bête scélérate A de certains cordons se tenait par la patte. Le peuple des souris croit que c'est châtiment, Qu'il a fait un larcin de rot ou de fromage, Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage, Enfin qu'on a pendu le mauvais garnement Toutes, dis-je, unanimement Se promettent de rire à son enterrement ; Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête ; Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête. Mais voici bien une autre fête. Le pendu ressuscite, et, sur ses pieds tombant, Attrape les plus paresseuses. Nous en savons plus d'un, dit-il, en les gobant ! C'est tour de vieille guerre, & et vos cavernes creuses Ne vous sauveront pas ; je vous en avertis : Vous viendrez toutes au logis. Il prophétisait vrai. Notre maître Mitis Pour la seconde fois les trompe & et les affine ; Blanchit sa robe, & et s'enfarine ; Et de la sorte déguisé, Se niche & et se blottit dans une huche ouverte. Ce fut à lui bien avisé. La gent trotte-menu s'en vint chercher sa perte. Un rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour. Ç'était un vieux routier ; il savait plus d'un tour ; Même il avait perdu sa queue à la bataille. Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, S'écria-t-il de loin au général des chats : Je soupçonne dessous encor quelque machine. Rien ne te sert d'être farine ; Car quand tu serais sac, je n'approcherais pas.

Il faut avouer que le Fabuliste fabuliste François français a bien enchéri sur ses deux rivaux. Je ne trouve point dans ceux-ci le portrait du chat par lequel débute notre Poëte poète . Esope Ésope ne nous dit rien de ce que pensent les souris à la vue du chat suspendu. Quoi de plus naturel que cette peinture,

Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête ; Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête.

L'apostrophe ironique du chat n'est pas dans Phèdre, non plus que cette réflexion à l'occasion du rat défiant ; même il avoit avait perdu sa queue à la bataille. Si la Fontaine La Fontaine n'a pas le mérite de l'invention, il a certainement celui de l'embellissement & et de la richesse.

Vous avez raison, répliqua Euphorbe. Mais remarquez aussi que c'est un accessoire, & et que le récit pouvoit pouvait s'en passer, sans rien perdre de sa nature. Peut-être même est-on en droit quelquefois de reprocher à cette abondance un peu de prodigalité : c'est le défaut des grands esprits, comme des grandes ames âmes . Mais ne nous arrêtons point ici à cette réflexion. Il me suffit maintenant de vous avoir montré que le récit exige certains détails, à moins que le fait dont il s'agit ne soit connu parfaitement de tous ceux à qui l'on parle.

Mais, après tout, poursuivit Timagène, les Auteurs, auteurs , que vous venez de citer, étoient étaient maîtres de leur matiere matière . Dans une fable, ils pouvoient pouvaient inventer telles circonstances que bon leur sembloit semblait . Il n'en est pas de même partout. La sévérité de l'histoire rend l'historien esclave des mémoires qu'il consulte, & et des événemens événements qu'il écrit. La fiction même n'a-t-elle pas ses bornes dans l'épopée, la Tragédie tragédie & et la Comédie comédie  ? Les deux premieres premières semblent exiger que leur sujet soit connu, & et ne laissent à l'invention de l' Auteur auteur que certaines circonstances subalternes : l'autre, dans les portraits qu'elle emprunte de la vie commune, demande une vraisemblance réellement revêtue des couleurs de la vérité, qu'on la confond presque avec elle. La Fable fable seule se met au-dessus même de la vraisemblance ; tout lui est permis ; elle peut inventer l'action qu'elle traite, & et les circonstances qui l'accompagnent : elle prête de la voix & et du raisonnement aux animaux ; elle étend même ce privilége privilège aux êtres inanimés.

Je conviens avec vous, dit alors Euphorbe, que la Fable fable a plus de liberté dans l'invention , qu'aucun autre récit ; & et je comprens comprends ici, sous le nom de Fable fable , le Conte conte & et le Roman roman .11 Pour une discussion du rapport entre fiction et roman, voir le douzième entretien sur le conte et le roman. Pour l'historien, il n'est le maître que de décider le sujet qu'il veut traiter ; & et c'est là-dessus qu'il doit consulter son génie & et ses forces : quid ferre recusent, quid valeant humeri. L'un a l'imagination plus propre au bruit des combats, au tumulte des guerres ; l'autre entendra mieux à manier une négociation & et à en développer toutes les intrigues : celui-ci réussira dans le détail des actions de quelques particuliers ; celui-là traitera mieux l'histoire des peuples & et des empires : mais tous sont les interprètes de la vérité, & et n'ont d'autre choix à faire que celui des circonstances qu'il faut admettre ou rejeter. Vous croyez que c'est une contrainte fort gênante de travailler sur un sujet déjà connu. Je suis fâché que vous ne soyez pas du sentiment d'Horace.12 Difficile est proprie communia dicere, tuque Rectius Iliacum carmen deducis in actus, Quam si proferres nova indictaque primus. Hor. Art. Poët. Horace, Art poétique. Il est difficile, dit cet habile critique en parlant de la tragédie, d'appliquer à un personnage particulier de votre invention, un de ces caractères généraux, livrés, pour ainsi dire, à la discrétion du public, tels que l'ambition, la vengeance ; & et vous ferez mieux d'emprunter un sujet dans l' Iliade Iliade , que de mettre sur la scène des portraits nouveaux & et inconnus jusqu'alors.13 Horace, Ars poetica (voir bibliographie), vers 128-130. Dans son édition de l'Ars poetica de 1995, D.R. Shackleton Bailey montre que la formule initiale de ce passage, difficile est, ne saurait être fiable. Le sens du passage suggérait plutôt une conjecture comme praesterit (« il serait mieux »). Bérardier suit la première variante qui, de son temps, n'était pas encore mise en doute. Cependant, il semble se rendre compte de ce que difficile est pose problème, puisqu'il cherche à adapter sa traduction au sens d'ensemble du passage qu'il cite. Horace dit, selon lui, qu'il est difficile pour le poète de rapporter des traits connus et généraux à des personnages inventés. Ceci est contraire au texte latin cité, qui parle du traitement particulier de matières connues. Voir aussi les remarques que Batteux consacre à ce passage, dans sa traduction du texte, dans les Quatre poétiques de 1771 (voir bibliographie), p. 80-81. Vous voyez qu'il regarde comme un embarras ce que vous appeliez une liberté. Je n' oserois oserais condamner un Auteur auteur qui auroit aurait inventé son sujet tout entier dans l' Épopée épopée , ou dans la Tragédie tragédie  ; mais je condamnerai toujours celui qui n'aura pas observé la vraisemblance des mœurs & et des caracteres caractères  ; vraisemblance qui s'étend jusqu'à la fiction dans la Fable fable poëtique poétique & et dans l' Apologue apologue . Junon doit être vindicative ; Mars, impétueux ; Momus, plaisant. La fierté ne convient pas mieux à l'âne, que la timidité au lion.

Eh-bien ! soit, interrompit Timagène. Je ne veux point me faire d'affaires avec Horace. Je conçois que celui qui travaille sur la vérité, a moins d'objets qui l'occupent, que celui qui doit tirer de son fonds le sujet qu'il traite, les circonstances dont il est revêtu, les mœurs des différens différents personnages qu'il introduit. Celui-ci est responsable des causes qu'il fait agir, & et des effets qu'il leur prête. D'un autre côté, le premier, qui n'est point maître de sa matiere matière , doit se donner bien des peines pour la rendre moins ingrate ; pour éviter la sécheresse sècheresse , la monotonie & et les autres écueuils écueils qui l'environnent. D'où je conclus, que le récit n'est pas aussi aisé que bien des gens se l'imaginent. Mais je voudrois voudrais m'en faire une idée nette & et distincte : et, sur ce que nous avons dit jusqu'ici, je pense que le récit n'est autre chose que l'exposition détaillée d'un fait véritable ou inventé. J' ajouterois ajouterais , dit alors Euphorbe, dont le but est d'instruire ses lecteurs, ou ses auditeurs.

Comment l'entendez-vous, reprit Timagène ? Quand je rapporte les fureurs d'un Néron, les folies d'un Caligula, les superstitieuses dévotions d'un Louis XI, puis-je chercher à instruire ? Prétendrez-vous que nos Romans romans soient une école propre à nous former ?

Quelle vivacité est la vôtre, continua Euphorbe ! Vous mettez ici presque autant de feu, que vous en aviez dans les combats. Voici quelle est ma pensée. Il y a deux manieres manières d'instruire, qui conviennent toutes deux au récit. La premiere première , que je regarde comme la moins importante, consiste à nous faire connoître connaître des événemens événements que nous ignorions, ou dont nous n'avions qu'une légere légère idée. Cette premiere première qualité forme l'essence de toute narration. L'autre, bien plus utile, & et presque aussi indispensable, dépend des leçons que nous donne cette espece espèce d'ouvrage pour nous inspirer l'amour de la vertu, & et régler notre conduite. Le récit des actions des fameux scélérats, n'est pas moins propre à produire cet effet, que l'histoire des hommes les plus vertueux ; à moins que l'historien ne se fasse un plaisir criminel de déguiser le vice, & et de le rendre aimable.14 C'est ce type de raisonnement que Sade prétendra récuser pour défendre Justine, dans son Idée sur les romans de 1799. On lit avec horreur le récit des désordres & et des cruautés ; on s'intéresse pour la vertu persécutée par les tyrans ; on s'applaudit de juger avec la postérité, qui les condamne sans appel ; & et l'on prend insensiblement l'heureuse habitude d'aimer le juste & et le beau, & et de haïr tout ce qui choque la nature & et la raison. Le Roman roman lui-même est un monstre dans la littérature, si l'on n'en peut tirer aucun fruit pour les mœurs.

Il faut avouer, continua Timagène, que le stile style d'un écrivain & et sa façon de penser influent beaucoup, non seulement sur sa maniere manière de raconter, mais encore sur l'effet que produit son récit. J'ai été souvent étonné & et même indigné de trouver tant de différence dans le même fait rapporté par divers auteurs, sans pouvoir les accuser néanmoins d'avoir altéré les circonstances principales.

Il en est de ces Auteurs auteurs , reprit Euphorbe, comme d'un peintre chargé de faire le portrait d'un homme louche, ou privé d'un œil : il le représente de profil. S'il grossit ou allonge les traits, il peut rendre hideuse la plus belle personne. Sous la plume d'un homme gai & et naturellement doux, tout est riant, tout est au moins excusable : sous celle d'un mélancolique & et d'un atrabilaire, tout est vicieux, & et si l'action est indifférente, les vues seront criminelles. Mais ce mérite , ou ce défaut appartient plus particuliérement particulièrement à l'histoire qu'à tout autre récit : & et nous aurons occasion de nous en entretenir plus à loisir. Le sujet le mérite bien.

Il me semble, dit alors Timagène, qu'il faut réünir réunir bien des qualités pour former un excellent narrateur. Outre la droiture, la fermeté & et le désintéressement, quelle étendue de connoissance connaissance ne doit-il pas avoir ! Il faut qu'il soit instruit de la morale & et de la théologie, qui en est le fondement & et la regle règle  ; qu'il connoisse connaisse les loix lois des différens différents peuples ; s'il ignore la chronologie & et la géographie, il confondra les temps & et les lieux. La physique doit l'éclairer sur les événemens événements naturels, sur les penchans penchants & et les inclinations propres aux différens différents âges & et à chaque espece espèce d'animal. Il ne doit point être neuf dans toutes les parties de la science militaire, qui fournit tant de sujets à tous les récits. Il seroit serait même à désirer qu'il eût quelque teinture des arts mécaniques. Que d'occasions ne peut-il pas avoir d'en parler ! Et s'il ne le fait pas en homme instruit, il s'expose à la censure des gens du plus bas étage.

Votre réflexion est juste, répondit Euphorbe. De-là De là vient que nous trouvons si peu de récits parfaits. Au reste, l'homme ne peut être universel ; il faut avoir quelque indulgence pour sa faiblesse, & et dire de cette espece espèce de composition ce qu'Horace dit du poëme poème  :

Verum ubi plura nitens nitent in carmine, non ego paucis Offendar maculis, quas aut incuria fudit, Aut humana parum cavit natura.15 Art. Poët. v. Art Poétique, vers 351.16 Horace, Art poétique (voir bibliographie), vers 351-353. Batteux traduit : « Que dans un poëme le grand nombre soit celui des beautés je ne m'offenserai pas de quelques taches échappées à l'attention, ou que la foiblesse humaine n'aura pu éviter. » (p. 53).

Mais je m'aperçois qu'on vient nous avertir de nous mettre à table. La compagnie nous attend. Remettons à demain à continuer la matiere matière que nous avons entamée.

 

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"Premier entretien: Nature du récit" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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PREMIER ENTRETIEN. Nature du Récit récit .

Euphorbe & et Timagène avoient avaient passé ensemble, dans une éducation commune, les premieres premières années de leur vie. Une émulation égale, des succès à peu près semblables avoient avaient formé entr'eux une étroite liaison. L'estime réciproque produisit bientôt l'amitié la plus sincere sincère & et la plus inviolable. Les différens différents intérêts de leur famille & et leur goût particulier les avoient avaient enfin séparés. Le premier, à l'aide d'une fortune honnête, s' étoit était livré tout entier à l'étude des belles-lettres, et, pour suivre plus aisément en cela son inclination, il s' étoit était retiré dans une agréable maison de campagne, qu'il avoit avait héritée de ses peres pères . L'autre, après avoir consacré à son prince & et à sa patrie, au milieu des combats, ses travaux & et ses jours, avait reçu la récompense de ses belles actions & et de ses longs services. Impatient de revoir un ami que l'éloignement lui avoit avait encore rendu plus cher, il s'empresse de le rejoindre dans sa retraite, pour y goûter pendant quelques mois avec lui les douceurs de l'amitié & et de la solitude. Après les premiers embrassemens embrassements & et les épanchemens épanchements de cœur, naturels dans une pareille entrevue, la conversation tomba bientôt sur les belles-lettres. C' étoit était , après la vertu, l'objet le plus capable de les occuper. On traita bien des sujets ; on agita bien des questions ; on critiqua bien des écrivains ; on en loua quelques-uns. Enfin un jour, Euphorbe dit à son ami : J'admire, en vérité, votre modeste indifférence. Nous sommes ici depuis quelques semaines, & et vous ne m'avez pas encore dit un mot de vos campagnes. Pensez-vous, que le détail de vos exploits guerriers n' aurait aurait pas pour moi des charmes tout particuliers ? Éloigné des villes, comme je le suis, je n'apprends les événemens événements que par l'écho de la renommée, qui ne parle qu'après la voix : encore ne répéte répète -t-il qu'imparfaitement les dernières syllabes.

Jamais, reprit Timagène, je n'eus la démangeaison de raconter mes expéditions militaires. J'ai pris part à bien des siéges sièges , à bien des combats aussi intéressans intéressants par leur objet, que par les belles actions dont j'ai été le témoin. Mais tant d'autres, sans moi, se chargent tous les jours d'en faire les détails les plus circonstanciés, que je leur abandonne volontiers ce soin, qui favorise ma paresse ; voulez-vous que je vous parle franchement ? L'ennui que causent souvent ces conversations historiques, & et que l'on déguise sous des complimens compliments affectés, est une leçon pour moi. Je ne veux point courir les risques de déplaire, pour satisfaire ma vanité.

Vous n'avez assurément rien à craindre d'un pareil écueuil écueil , interrompit Euphorbe.

Plus qu'un autre, continua Timagène. Lorsque j'entends quelqu'un de ces conteurs éternels, je souffre, je m'agite, je me tourmente, dans l'impatience de voir finir un récit qui, dès son début, me paraissoit paraissait déjà trop long ; & et si je me demande à moi-même la raison de ces dégoûts involontaires, je suis fort embarrassé de me la rendre.

Je n'en suis point étonné, reprit Euphorbe. Rien de plus ordinaire que de raconter : rien de plus rare & et de plus difficile que de raconter, comme il faut. La délicatesse de votre goût est révoltée par un récit sans grâce & et sans art, quoiqu'elle n'en ait point encore aperçu les défauts. Un peu de loisir & et de réflexion vous les feroient feraient bientôt découvrir. Cette matiere matière est également curieuse & et agréable. Si vous y consentez, pendant que j'ai l'avantage de vous posséder ici, elle fera le sujet de nos entretiens.

Vous me ferez un véritable plaisir, dit alors Timagène, de me donner des connoissances connaissances sur ce sujet. Je profiterai de vos lumieres lumières avec reconnoissance reconnaissance , mais sans ménagement.

Ce n'est pas ainsi que je l'entends, répliqua Euphorbe. Je compte bien que vous fournirez à ces entretiens, autant & et plus que moi. Vous trouverez chez vous des trésors, que vous n'avez point encore apperçus aperçus , & et que votre modestie n'a cachés jusqu'ici qu'à vous seul. Mais, sans nous amuser à des complimens compliments qui vous ennuieroient ennuieraient encore plus que les récits dont vous me parliez tout-à-l'heure tout à l'heure , donnons quelque ordre aux conversations que nous nous proposons d'avoir ensemble sur cet objet. Si vous m'en croyez, nous considérerons d'abord le récit en général selon sa nature & et sa fin ; de-là de là nous passerons à ses qualités ; ensuite à ses ornemens ornements  ; enfin nous examinerons les différentes especes espèces de récits en particulier. Ma bibliothèque, sans être nombreuse, suffira pour fournir les exemples nécessaires au sujet que nous traitons.

C'est un procédé bien noble de votre part, dit en riant Timagène, de me prêter des armes, pour vous combattre. Vous craignez peu mon bras dans cette espece espèce de guerre. Non, non, mon cher, répondit Euphorbe, ce n'est point à vous que je prétends la faire, c'est au mauvais goût. Unissons-nous pour l'attaquer : et, pour entrer d'abord en matiere matière , je crois apercevoir beaucoup de ressemblance entre la nature du récit & et celle de la peinture. L'un & et l'autre se propose de nous instruire d'un fait que nous ignorons, ou que nous ne connoissons connaissons qu'imparfaitement. Mais il est bien des degrés différens différents , dans la connoissance connaissance que l'on peut avoir du même événement. Le peintre qui se propose de me représenter une bataille, n' atteindroit atteindrait point son but, s'il se contentoit contentait de mettre sous mes yeux une multitude d'hommes aux prises les uns avec les autres ; si le costume des habillemens habillements & et des armes, la forme des enseignes ne m' apprenoient apprenaient pas quels sont les peuples rivaux ; si les Généraux généraux ne se faisoient faisaient pas reconnoître reconnaître , à leur air, à leurs attitudes ; si les traits du visage, dans les combattants, n' étoient étaient pas l'image des passions qui agitent leur cœur. Il en est de même du narrateur. Quelle impression fera-t-il sur moi, s'il me raconte un fait dépouillé de ses circonstances ? Le bruit court qu'un combat s'est livré entre deux puissances ennemies : des gens dignes de foi me l'assurent ; ils nomment le vainqueur : je sais en substance ce qui s'est passé ; mais, comme dit Quintilien, c'est un courrier, qui, dans la rapidité de sa course, me jette, comme en passant, une nouvelle. Cette légere légère esquisse ne fait qu'irriter ma curiosité, & et augmenter l'impatience où je suis d'apprendre des détails plus particuliers ; & et cette impatience est d'autant plus violente, que je prends un intérêt plus vif à l'action dont il s'agit.

Ces derniers mots rappelerent rappelèrent à Timagène ce qui s' étoit était passé sous ses ieux yeux . Ne pourroit pourrait -on pas, dit-il à son ami, appliquer le principe que vous venez d'établir au touchant & et magnifique spectacle dont nous fumes les témoins, il y a quelques années ? Un écrivain me rapporteraC'est un futur a valeur d'hypothèse. que le Souverain souverain d'un grand Royaume royaume , à la tête de ses armées, fut attaqué subitement d'une maladie mortelle, qui le mit aux portes du tombeau ; & et que son rétablissement inespéré le rendit à ses sujets. Ce peu de mots indique rapidement un fait, sans nous éclairer, ni nous instruire. Mais si cet historien expose la douleur de toute une grande ville à cette affreuse nouvelle ; s'il peint les progrès de cet abattement général, à mesure que le péril augmente ; si, dans les derniers momens moments , il représente le désespoir gravé sur le front de tous les citoyens, les uns prosternés au pied des autels, offrant au Très-Haut leurs jours pour racheter ceux du prince, les autres, sans songer à leurs familles, à leurs épouses, à leurs enfants, passent les journées entieres entières à l'entrée de ces lieux publics, où leur tendre inquiétude se flatte à tout moment de recevoir quelque nouvelle plus heureuse ; s'il fait succéder à ce tableau, celui de l'allégresse & et des transports de ce même peuple instruit que son roi est enfin échappé au bras de la mort ; s'il me montre ces fidèles sujets livrés , aux accès d'une joie, qui, dans toute autre occasion, auroit aurait passé pour une espece espèce d'ivresse, je conçois combien ce monarque étoit était aimé & et méritoit méritait de l'être. Les mêmes temples que ces habitans habitants éplorés avoient avaient baignes de leurs larmes, retentissent de leurs chants & et de leurs actions de graces grâces  : dans les places, dans les cercles, dans les promenades publiques, la vie rendue au Monarque monarque est la matiere matière de tous les entretiens : le fils s'en félicite avec son pere père , l'épouse avec son époux : cent fois ils ont entendu ces détails intéressans intéressants  ; ils les écoutent encore avec un plaisir nouveau : jamais ils ne les ont assez appris ; jamais ils ne les ont assez répétés. À cette peinture, je vois quel empire a sur des cœurs généreux la bonté d'un souverain digne de tant d'amour : à ces traits, je reconnois reconnais des François Français .

L'exemple que vous venez d'apporter, répliqua Euphorbe, est plus capable qu'aucun autre de prouver ce que j'avance. Présenter rapidement les parties les plus essentielles d'un fait, ce n'est donc pas proprement raconter.Avec cette définition négative du récit, que les interlocuteurs développent davantage dans la suite, Bérardier s'écarte du principe du 'discours vectorisé' (Randa Sabry), dominant depuis la fin du XVIIe siècle. L'homme, toujours esclave de l'amour-propre, ne s'attache qu'à ce qui l'intéresse personnellement. Tout objet étranger fait peu d'impression sur nous, si l'art ne sait le rapprocher des idées qui nous plaisent, & et lui prêter des traits conformes à nos inclinations. Il faut les chercher, ces traits, dans les différentes circonstances qui accompagnent un événement. Les ornemens ornements sont un secours subalterne. Du choix des circonstances , naît cette espece espèce d'enchantement qui nous transporte au-delà des temps & et des lieux, & et qui nous passionne dans des choses qui n'ont aucun rapport avec nous. Que m'importe à moi, que César ait péri, au milieu d'un Sénat, dont il opprimoit opprimait la liberté ? Cette catastrophe est un des jeux ordinaires de la Fortune. Les Romains eux-mêmes l' oublierent oublièrent bientôt ; et, deux ans après, ils répandirent des larmes sur la mort de ses assassins : je ne puis être plus sensible qu'eux à la perte d'un de leurs citoyens. Mais si l'historien prépare habilement mon esprit ; s'il me fait apercevoir dans cet usurpateur, à travers une ambition sans bornes, des talens talents rares, un génie vaste & et prévoyant, un cœur intrépide dans le danger, un homme que le Ciel sembloit semblait avoir formé pour commander, parce qu'il sembloit semblait l'avoir formé pour faire des heureux : s'il me le dépeint seul, au milieu d'une foule de meurtriers comblés de ses bienfaits ; s'il me montre un Brutus, armé d'une fureur Stoïque stoïque contre celui à qui la nature, ou du moins la reconnoissance reconnaissance devoient devaient l'attacher par des nœuds éternels, cet attentat n'est plus indifférent pour moi. Je pleure le sort de ce grand homme ; je deviens son partisan, son ami ; parce que le mérite & et la grandeur d' ame âme sont de tous les pays, comme de tous les âges.

Je n'ai qu'un petit embarras sur tout ce que vous venez de dire, interrompit Timagène. Vous établissez que le détail des circonstances est nécessaire au récit. Que penserons-nous donc des abrégés chronologiques, historiques, des annales, des chroniques ?

Que ce ne sont point des histoires, répondit Euphorbe, mais des matériaux pour servir à l'histoire. Un écrivain de nos jours a su répandre des agrémens agréments tout nouveaux dans une compilation de cette nature ; il a trouvé le rare talent d'attacher par le plaisir à la lecture d'un ouvrage qui semble n'être pas fait pour être lu de suite. Il a eu bien des imitateurs, & et bien peu de rivaux.Cet auteur n'a pas encore pu être identifié. Notons que Bérardier connaît les difficultés du genre, puisqu'il est lui-même l'auteur d'un Précis d'histoire universelle en un seul volume, paru en 1766. Mais, malgré cette espece espèce de charme, je ne puis l'appeler un récit. Ce sont des membres détachés, dont les contours sont gracieux & et parfaits, mais qu'il faudroit faudrait rapprocher & et réunir, pour en faire un beau corps.

Vous voulez donc, reprit vivement Timagène, que je juge du prix d'un auteur, par la longueur de son récit, & et que je le mesure, pour ainsi dire, à la toise ? N'est-ce pas retomber dans le défaut que nous reprochions à ces conteurs éternels, dont nous parlions il n'y a qu'un instant ?

Ce n'est pas là ma pensée, lui dit Euphorbe. Je sais que, dans tous les ouvrages d'esprit, il est des bornes étroites, dans lesquelles il faut se renfermer, pour atteindre la perfection.Horace, Liv. 1, Sat. 1 Satires, livre 1, satire 1 . Horace, Satires (32 et 29 av. JC) livre 1, satire 1 (voir bibliographie). Euphorbe fait allusion à une phrase qui renferme pour ainsi dire la morale de cette satire : « Est modus in rebus : sunt certi denique fines, / Quos ultra citraque nequit consistere rectum » (lignes 106-107). Traduction : « Ne sais-tu pas qu'il y a un milieu dans les choses, et de certaines bornes fixes, au-delà et au-deçà desquelles la vertu ne se trouve plus ? » (p. 16). C'est ce juste milieu que je cherche ; & et pour y parvenir dans le sujet que nous traitons, distinguez avec moi deux especes espèces de circonstances. Les unes, que j'appelle circonstances principales, contribuent à faire connoître connaître l'objet que l'on veut peindre. Sans elles, il ne fait qu'effleurer notre esprit ; et, quelque différentes qu'elles puissent être, elles sont essentielles. Les autres, que j'appelle circonstances d'ornement, jettent dans le récit de l'intérêt & et de l'agrément ; mais il peut absolument s'en passer. L'écrivain ne peut se dispenser d'employer les premieres premières  ; et, s'il veut faire un grand effet, il n'omettra pas les autres.

Je voudrois voudrais bien savoir, interrompit Timagène, quel rang vous donneriez à celles qu'employa dernierement dernièrement un homme de ma connoissance connaissance , pour me décrire son voyage & et son embarquement ? Je vins au port, dit-il, & et j'y trouvai plusieurs vaisseaux ; je les examinai tous ; je m'arrêtai à un ; je demandai combien on prenoit prenait par place ; nous convînmes du prix ; j'entrai ; on leva l'ancre, & et nous nous mîmes en mer.

Faites-moi grâce du reste, reprit Euphorbe. De pareils faits sont trop inutiles, pour qu'on puisse les admettre dans un récit. Il est heureux qu'un tel homme ne s'avise pas d'écrire ses voyages : il donneroit donnerait un volume par lieue. Mais, pour revenir à ce que je vous disois disais , examinons un même sujet traité par trois écrivains différens différents  : nous y découvrirons ces circonstances, dont les unes sont inséparables du récit ; les autres en fontLe texte lit bien 'font'. la richesse & et l'ornement. Vous connoissez connaissez la fable du chat & et des souris. Voyons comment elle a été racontée par trois auteurs bien faits pour nous servir de modèle, Ésope, Phèdre & et la Fontaine La Fontaine . La voici, telle qu'elle est dans Ésope.

Un chat, ayant su qu'une maison du voisinage était pleine de souris, s'y transporta, & dévora une grande partie de ces animaux. Les souris, voyant que de jour en jour leur nombre diminuait, dirent entr'elles : Ne descendons plus, si nous ne voulons périr toutes. Le seul moyen de nous garantir de la mort, est de rester ici ; puisque le chat n'y peut monter. Le chat, les voyant obstinées à rester chez elles, résolut de les en faire sortir par artifice ; il grimpa sur une cheville fichée dans la muraille, & et s'y pendit par la patte, comme s'il fut mort. Mais une des souris, mettant la tête hors de son trou, & et voyant le chat ainsi suspendu, lui dit : Vas, vas, quand tu serais sac, je ne voudrais pas t'approcher. Rien de si clair & et de si naturel que ce récit ; mais aussi rien de si simple. Tout y est nécessaire. L' Auteur auteur ne se permet d'autres détails que ceux dont dépend l'action qu'il raconte. Il s'en tient aux circonstances principales. Phèdre a répandu quelques couleurs sur cette premiere première esquisse.La métaphore pictuale prolonge le parallèle, commencé plus haut (page 6) entre lettres et peinture, les lignes de l'esquisse étant les faits narratifs, les couleurs les circonstances. Voici comme il s'exprime.Mustela, cum annis & et senectâ senecta debilis mures Mures veloces non valeret assequi, involvit Involuit se farinâ farina , & et obscuro loco abjecit Abiecit negligenter. Mus escam putans adsiluit Assiluit , & et compressus , occubuit neci. Alter similiter : dein periit deinde perit et tertius. Aliquot secutis, venit & Mox venit aliquot saeculis retorridus, qui Qui saepè saepe laqueos & et muscipula effugerat ; proculque Proculque insidias cernens hostis callidi, sic Sic valeas, inquit, ut farina es, quæ jaces iaces . Phaedrus, Liber fabularum (voir bibliographie), IV.2, v. 10-19. Pour le vers 16, il n'y a pas de tradition textuelle fiable. Plusieurs conjectures ont été suggérées, et Bérardier suit ici une version proposée par Nicolaus Rigaltius dans son édition des Fables publiée en 1617, ce qui indiquerait que Bérardier ait utilisé cette édition ou une édition ultérieure qui suit cette édition. Les variantes du vers 15 (dein periit tertius vs. deinde perit et tertius) importent peu au niveau du contenu, mais sont problématiques au niveau métrique, puisque le vers de Bérardier ne forme pas un sénaire jambique complet (chez Rigault, on lit deinde peryt tertius). Les diacritiques du texte original, que Bérardier a introduit, semblent indiquer une voyelle longue et donc un ablatif.

Une belette, chargée d'années & et affaiblie par la vieillesse, ne pouvait plus atteindre les souris plus légères qu'elle à la course. Elle se couvrit de farine & et s'étendit négligemment, dans un endroit obscur. Un rat, croyant que c'était de la pâture, accourut : il fut pris & et mis à mort. Un second eut le même sort : un troisième périt encore. Quelques autres ayant été traités de même, il en vint un dont les rides attestaient l'expérience, & et qui souvent était échappé aux pièges & et aux souricières. Découvrant de loin l'artifice & et la ruse de son ennemie : O toi, lui cria-t-il, que je vois couchée là-bas, puisse le Ciel t'aider, comme il est vrai que tu es farine. La fable De mustela et muribus forme chez Phèdre la seconde partie d'un poème intitulé Poeta. Phèdre explique que les fables sont des textes simples en apparence, mais que cette apparence est souvent trompeuse. La véritable signification d'une fable y est cachée et ne peut être decouverte que par des lecteurs ou auditeurs perspicaces. C'est comme preuve de ces affirmations que l'auteur donne ensuite la fable La belette et les rats. Vous voyez que l'affranchi d'Auguste embellit plus sa matiere matière que l'esclave Phrygien, & et qu'il nous présente quelques circonstances d'ornement. Sans parler de l'artifice de la belette, différent de celui du chat, l'épithète veloces est un agrément qu'on auroit aurait pu absolument retrancher. Mais, dans ce que les deux auteurs ont de commun, le dernier fait un détail qui ne se trouve point dans l'autre. Un rat croyant que c'était de la pâture, accourut : il fut pris & et mis à mort. Un second eut le même sort : un troisième périt encore. Tout cela n'est point dans le fabuliste grec. Le mot retorridus, qui caractérise le rat défiant & et précautionné, est un coup de pinceau qui fait seul un portrait achevé, & et que l'auteur rend encore plus frappant, en ajoutant, que souvent il était échappé aux pièges & et aux souricières.

Je vois, dit alors Timagène, que la Fontaine La Fontaine a mis à profit les deux modèles qu'il avoit avait sous les ieux yeux , en réunissant le double artifice qu'ils emploient. Je me souviens encore de cette fable, que j'ai toujours lue avec un nouveau plaisir : car je pense que c'est celle-ci, que vous voulez citer.

J'ai lu chez un conteur de fables, Qu'un second Rodilard, l'Alexandre des chats, L'Attila, le fléau des rats, Rendait ces derniers misérables. J'ai lu, dis-je, en certain Auteur, Que ce chat exterminateur, Vrai Cerbère, était craint une lieue à la ronde. Il voulait de souris dépeupler tout le monde. Les planches qu'on suspend sur un léger appui, La mort aux rats, les souricières, N'étaient que jeux au prix de lui. Comme il voit que dans leurs tanières Les souris étaient prisonnières, Qu'elles n'osaient sortir, qu'il avait beau chercher ; Le galant fait le mort, & et du haut d'un plancher Se pend la tête en bas. La bête scélérate A de certains cordons se tenait par la patte. Le peuple des souris croit que c'est châtiment, Qu'il a fait un larcin de rot ou de fromage, Égratigné quelqu'un, causé quelque dommage, Enfin qu'on a pendu le mauvais garnement Toutes, dis-je, unanimement Se promettent de rire à son enterrement ; Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête ; Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête. Mais voici bien une autre fête. Le pendu ressuscite, et, sur ses pieds tombant, Attrape les plus paresseuses. Nous en savons plus d'un, dit-il, en les gobant ! C'est tour de vieille guerre, & et vos cavernes creuses Ne vous sauveront pas ; je vous en avertis : Vous viendrez toutes au logis. Il prophétisait vrai. Notre maître Mitis Pour la seconde fois les trompe & et les affine ; Blanchit sa robe, & et s'enfarine ; Et de la sorte déguisé, Se niche & et se blottit dans une huche ouverte. Ce fut à lui bien avisé. La gent trotte-menu s'en vint chercher sa perte. Un rat, sans plus, s'abstient d'aller flairer autour. Ç'était un vieux routier ; il savait plus d'un tour ; Même il avait perdu sa queue à la bataille. Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille, S'écria-t-il de loin au général des chats : Je soupçonne dessous encor quelque machine. Rien ne te sert d'être farine ; Car quand tu serais sac, je n'approcherais pas.

Il faut avouer que le Fabuliste fabuliste François français a bien enchéri sur ses deux rivaux. Je ne trouve point dans ceux-ci le portrait du chat par lequel débute notre Poëte poète . Esope Ésope ne nous dit rien de ce que pensent les souris à la vue du chat suspendu. Quoi de plus naturel que cette peinture,

Mettent le nez à l'air, montrent un peu la tête ; Puis rentrent dans leurs nids à rats, Puis ressortant font quatre pas, Puis enfin se mettent en quête.

L'apostrophe ironique du chat n'est pas dans Phèdre, non plus que cette réflexion à l'occasion du rat défiant ; même il avoit avait perdu sa queue à la bataille. Si la Fontaine La Fontaine n'a pas le mérite de l'invention, il a certainement celui de l'embellissement & et de la richesse.

Vous avez raison, répliqua Euphorbe. Mais remarquez aussi que c'est un accessoire, & et que le récit pouvoit pouvait s'en passer, sans rien perdre de sa nature. Peut-être même est-on en droit quelquefois de reprocher à cette abondance un peu de prodigalité : c'est le défaut des grands esprits, comme des grandes ames âmes . Mais ne nous arrêtons point ici à cette réflexion. Il me suffit maintenant de vous avoir montré que le récit exige certains détails, à moins que le fait dont il s'agit ne soit connu parfaitement de tous ceux à qui l'on parle.

Mais, après tout, poursuivit Timagène, les Auteurs, auteurs , que vous venez de citer, étoient étaient maîtres de leur matiere matière . Dans une fable, ils pouvoient pouvaient inventer telles circonstances que bon leur sembloit semblait . Il n'en est pas de même partout. La sévérité de l'histoire rend l'historien esclave des mémoires qu'il consulte, & et des événemens événements qu'il écrit. La fiction même n'a-t-elle pas ses bornes dans l'épopée, la Tragédie tragédie & et la Comédie comédie  ? Les deux premieres premières semblent exiger que leur sujet soit connu, & et ne laissent à l'invention de l' Auteur auteur que certaines circonstances subalternes : l'autre, dans les portraits qu'elle emprunte de la vie commune, demande une vraisemblance réellement revêtue des couleurs de la vérité, qu'on la confond presque avec elle. La Fable fable seule se met au-dessus même de la vraisemblance ; tout lui est permis ; elle peut inventer l'action qu'elle traite, & et les circonstances qui l'accompagnent : elle prête de la voix & et du raisonnement aux animaux ; elle étend même ce privilége privilège aux êtres inanimés.

Je conviens avec vous, dit alors Euphorbe, que la Fable fable a plus de liberté dans l'invention , qu'aucun autre récit ; & et je comprens comprends ici, sous le nom de Fable fable , le Conte conte & et le Roman roman .Pour une discussion du rapport entre fiction et roman, voir le douzième entretien sur le conte et le roman. Pour l'historien, il n'est le maître que de décider le sujet qu'il veut traiter ; & et c'est là-dessus qu'il doit consulter son génie & et ses forces : quid ferre recusent, quid valeant humeri. L'un a l'imagination plus propre au bruit des combats, au tumulte des guerres ; l'autre entendra mieux à manier une négociation & et à en développer toutes les intrigues : celui-ci réussira dans le détail des actions de quelques particuliers ; celui-là traitera mieux l'histoire des peuples & et des empires : mais tous sont les interprètes de la vérité, & et n'ont d'autre choix à faire que celui des circonstances qu'il faut admettre ou rejeter. Vous croyez que c'est une contrainte fort gênante de travailler sur un sujet déjà connu. Je suis fâché que vous ne soyez pas du sentiment d'Horace. Difficile est proprie communia dicere, tuque Rectius Iliacum carmen deducis in actus, Quam si proferres nova indictaque primus. Hor. Art. Poët. Horace, Art poétique. Il est difficile, dit cet habile critique en parlant de la tragédie, d'appliquer à un personnage particulier de votre invention, un de ces caractères généraux, livrés, pour ainsi dire, à la discrétion du public, tels que l'ambition, la vengeance ; & et vous ferez mieux d'emprunter un sujet dans l' Iliade Iliade , que de mettre sur la scène des portraits nouveaux & et inconnus jusqu'alors. Horace, Ars poetica (voir bibliographie), vers 128-130. Dans son édition de l'Ars poetica de 1995, D.R. Shackleton Bailey montre que la formule initiale de ce passage, difficile est, ne saurait être fiable. Le sens du passage suggérait plutôt une conjecture comme praesterit (« il serait mieux »). Bérardier suit la première variante qui, de son temps, n'était pas encore mise en doute. Cependant, il semble se rendre compte de ce que difficile est pose problème, puisqu'il cherche à adapter sa traduction au sens d'ensemble du passage qu'il cite. Horace dit, selon lui, qu'il est difficile pour le poète de rapporter des traits connus et généraux à des personnages inventés. Ceci est contraire au texte latin cité, qui parle du traitement particulier de matières connues. Voir aussi les remarques que Batteux consacre à ce passage, dans sa traduction du texte, dans les Quatre poétiques de 1771 (voir bibliographie), p. 80-81. Vous voyez qu'il regarde comme un embarras ce que vous appeliez une liberté. Je n' oserois oserais condamner un Auteur auteur qui auroit aurait inventé son sujet tout entier dans l' Épopée épopée , ou dans la Tragédie tragédie  ; mais je condamnerai toujours celui qui n'aura pas observé la vraisemblance des mœurs & et des caracteres caractères  ; vraisemblance qui s'étend jusqu'à la fiction dans la Fable fable poëtique poétique & et dans l' Apologue apologue . Junon doit être vindicative ; Mars, impétueux ; Momus, plaisant. La fierté ne convient pas mieux à l'âne, que la timidité au lion.

Eh-bien ! soit, interrompit Timagène. Je ne veux point me faire d'affaires avec Horace. Je conçois que celui qui travaille sur la vérité, a moins d'objets qui l'occupent, que celui qui doit tirer de son fonds le sujet qu'il traite, les circonstances dont il est revêtu, les mœurs des différens différents personnages qu'il introduit. Celui-ci est responsable des causes qu'il fait agir, & et des effets qu'il leur prête. D'un autre côté, le premier, qui n'est point maître de sa matiere matière , doit se donner bien des peines pour la rendre moins ingrate ; pour éviter la sécheresse sècheresse , la monotonie & et les autres écueuils écueils qui l'environnent. D'où je conclus, que le récit n'est pas aussi aisé que bien des gens se l'imaginent. Mais je voudrois voudrais m'en faire une idée nette & et distincte : et, sur ce que nous avons dit jusqu'ici, je pense que le récit n'est autre chose que l'exposition détaillée d'un fait véritable ou inventé. J' ajouterois ajouterais , dit alors Euphorbe, dont le but est d'instruire ses lecteurs, ou ses auditeurs.

Comment l'entendez-vous, reprit Timagène ? Quand je rapporte les fureurs d'un Néron, les folies d'un Caligula, les superstitieuses dévotions d'un Louis XI, puis-je chercher à instruire ? Prétendrez-vous que nos Romans romans soient une école propre à nous former ?

Quelle vivacité est la vôtre, continua Euphorbe ! Vous mettez ici presque autant de feu, que vous en aviez dans les combats. Voici quelle est ma pensée. Il y a deux manieres manières d'instruire, qui conviennent toutes deux au récit. La premiere première , que je regarde comme la moins importante, consiste à nous faire connoître connaître des événemens événements que nous ignorions, ou dont nous n'avions qu'une légere légère idée. Cette premiere première qualité forme l'essence de toute narration. L'autre, bien plus utile, & et presque aussi indispensable, dépend des leçons que nous donne cette espece espèce d'ouvrage pour nous inspirer l'amour de la vertu, & et régler notre conduite. Le récit des actions des fameux scélérats, n'est pas moins propre à produire cet effet, que l'histoire des hommes les plus vertueux ; à moins que l'historien ne se fasse un plaisir criminel de déguiser le vice, & et de le rendre aimable.C'est ce type de raisonnement que Sade prétendra récuser pour défendre Justine, dans son Idée sur les romans de 1799. On lit avec horreur le récit des désordres & et des cruautés ; on s'intéresse pour la vertu persécutée par les tyrans ; on s'applaudit de juger avec la postérité, qui les condamne sans appel ; & et l'on prend insensiblement l'heureuse habitude d'aimer le juste & et le beau, & et de haïr tout ce qui choque la nature & et la raison. Le Roman roman lui-même est un monstre dans la littérature, si l'on n'en peut tirer aucun fruit pour les mœurs.

Il faut avouer, continua Timagène, que le stile style d'un écrivain & et sa façon de penser influent beaucoup, non seulement sur sa maniere manière de raconter, mais encore sur l'effet que produit son récit. J'ai été souvent étonné & et même indigné de trouver tant de différence dans le même fait rapporté par divers auteurs, sans pouvoir les accuser néanmoins d'avoir altéré les circonstances principales.

Il en est de ces Auteurs auteurs , reprit Euphorbe, comme d'un peintre chargé de faire le portrait d'un homme louche, ou privé d'un œil : il le représente de profil. S'il grossit ou allonge les traits, il peut rendre hideuse la plus belle personne. Sous la plume d'un homme gai & et naturellement doux, tout est riant, tout est au moins excusable : sous celle d'un mélancolique & et d'un atrabilaire, tout est vicieux, & et si l'action est indifférente, les vues seront criminelles. Mais ce mérite , ou ce défaut appartient plus particuliérement particulièrement à l'histoire qu'à tout autre récit : & et nous aurons occasion de nous en entretenir plus à loisir. Le sujet le mérite bien.

Il me semble, dit alors Timagène, qu'il faut réünir réunir bien des qualités pour former un excellent narrateur. Outre la droiture, la fermeté & et le désintéressement, quelle étendue de connoissance connaissance ne doit-il pas avoir ! Il faut qu'il soit instruit de la morale & et de la théologie, qui en est le fondement & et la regle règle  ; qu'il connoisse connaisse les loix lois des différens différents peuples ; s'il ignore la chronologie & et la géographie, il confondra les temps & et les lieux. La physique doit l'éclairer sur les événemens événements naturels, sur les penchans penchants & et les inclinations propres aux différens différents âges & et à chaque espece espèce d'animal. Il ne doit point être neuf dans toutes les parties de la science militaire, qui fournit tant de sujets à tous les récits. Il seroit serait même à désirer qu'il eût quelque teinture des arts mécaniques. Que d'occasions ne peut-il pas avoir d'en parler ! Et s'il ne le fait pas en homme instruit, il s'expose à la censure des gens du plus bas étage.

Votre réflexion est juste, répondit Euphorbe. De-là De là vient que nous trouvons si peu de récits parfaits. Au reste, l'homme ne peut être universel ; il faut avoir quelque indulgence pour sa faiblesse, & et dire de cette espece espèce de composition ce qu'Horace dit du poëme poème  :

Verum ubi plura nitens nitent in carmine, non ego paucis Offendar maculis, quas aut incuria fudit, Aut humana parum cavit natura. Art. Poët. v. Art Poétique, vers 351. Horace, Art poétique (voir bibliographie), vers 351-353. Batteux traduit : « Que dans un poëme le grand nombre soit celui des beautés je ne m'offenserai pas de quelques taches échappées à l'attention, ou que la foiblesse humaine n'aura pu éviter. » (p. 53).

Mais je m'aperçois qu'on vient nous avertir de nous mettre à table. La compagnie nous attend. Remettons à demain à continuer la matiere matière que nous avons entamée.