Troisième entretien. Ornemens du Récit

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      <titleStmt>
        <title>"Troisième entretien" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de
          raconter. Édition électronique.</title>
        <author>François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794)</author>
        <editor>Christof Schöch</editor>
      </titleStmt>
      <editionStmt>
        <edition>Version 0.7, 09/2014</edition>
      </editionStmt>
      <publicationStmt>
        <p>Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0
          (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://berardier.org en 2010.</p>
      </publicationStmt>
      <sourceDesc>
        <bibl>
          <author>Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794)</author>
          <title>Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter</title>
          <pubPlace>Paris</pubPlace>
          <publisher>Charles-Pierrre Berton</publisher>
          <date>1776</date>
          <extent>Format in-12, X-725 pages.</extent>
        </bibl>
      </sourceDesc>
    </fileDesc>
    <encodingDesc>
      <projectDesc>
        <p>Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le
          récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.
        </p>
      </projectDesc>
      <editorialDecl>
        <p>L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles,
          abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées,
          abréviations explicitées).</p>
      </editorialDecl>
    </encodingDesc>
    <revisionDesc>
      <change when="2010-01-29" who="Christof Schöch">Transfer zu TEI-Lite.</change>
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        publication.</change>
    </revisionDesc>
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  <text>
    <body>
      <div type="chapter" xml:id="essai03">
        <head>TROISIÈME ENTRETIEN.</head>
        <head rend="italic"><choice>
            <orig>Ornemens</orig>
            <reg>Ornements</reg>
          </choice> du <choice>
            <orig>Récit</orig>
            <reg>récit</reg>
          </choice>.</head>
        <p>Sur le soir, Euphorbe <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Timagene, </orig>
            <reg>Timagène </reg>
          </choice><orig>allerent</orig><choice>
            <reg>allèrent</reg>
          </choice> se promener le long d'une terrasse qui <choice>
            <orig>dominoit</orig>
            <reg>dominait</reg>
          </choice> sur une vaste prairie entrecoupée de quelques ruisseaux. Elle <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> partagée en <choice>
            <orig>deux, </orig>
            <reg>deux </reg>
          </choice>par une grande route. Dans le lointain des <pb n="69" xml:id="A0069"/> collines
          médiocrement élevées, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> parsemées de plusieurs villages, <choice>
            <orig>bornoient</orig>
            <reg>bornaient</reg>
          </choice> agréablement la vue. <choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> droite <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à gauche, l'<choice>
            <orig>œuil</orig>
            <reg>œil</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>découvroit</orig>
            <reg>découvrait</reg>
          </choice> des jardins <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des parterres émaillés de fleurs. Charmé de ce spectacle, <choice>
            <orig>Timagene</orig>
            <reg>Timagène</reg>
          </choice> se retourne vers son ami, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'un air animé&#160;; en vérité, lui dit-il, attribuer au hasard cette superbe
          ordonnance, c'est bien parler <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> raisonner soi-même au hasard.</p>
        <p>Dites plutôt, reprit Euphorbe, c'est parler le langage des passions <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du vice. Mais permettez-moi ici une autre réflexion. Ces mêmes objets, qui nous
          enchantent, dans quelques mois d'ici, seront aussi tristes <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> aussi hideux qu'ils sont <choice>
            <orig>charmans</orig>
            <reg>charmants</reg>
          </choice> aujourd'hui. Vous le voyez&#160;; tout dans la nature a besoin d'un peu
          d'ornement pour mériter l'attention des gens de goût, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les ouvrages d'esprit plus que toute autre chose.</p>
        <p>Vous avez raison, lui dit <choice>
            <orig>Timagene</orig>
            <reg>Timagène</reg>
          </choice>&#160;: La <choice>
            <orig>bergere</orig>
            <reg>bergère</reg>
          </choice></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">En un beau jour de fête </l>
            <l>De superbes rubis ne charge point sa tête&#160;;</l>
          </q></p>
        <p>Mais elle</p>
        <p><q rend="verse">
            <l> Cueille en un champ voisin les plus beaux ornements&#160;;<note resp="author"><choice>
                  <orig>Boil. art. Poët. l. 2</orig>
                  <reg>Boileau, <hi rend="italic">Art poétique</hi>, chant 2</reg>
                </choice>.</note><note resp="editor">Ce passage de l'<hi rend="italic">Art
                  poétique</hi> compare le genre poétique de l'idylle à une bergère&#160;: <lb/>«
                Telle qu’une Bergère, au plus beau jour de fête, / De superbes rubis ne charge point
                sa tête, / <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> sans mêler à l’or l’éclat des diamants, / Cueille en un champ voisin ses
                plus beaux ornements&#160;: / Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
                / Doit éclater sans pompe une élégante idylle. / Son tour simple &amp; naïf n’a rien
                de fastueux, / <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux. » (Boileau, <hi
                  rend="italic">Art poétique</hi>, 1674, (voir <ref
                  target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), chant II, lignes
                1-8.).</note></l></q></p>
        <p><pb n="70" xml:id="A0070"/><choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ce négligé champêtre dans lequel elle se montre, ne laisse pas d'ajouter à ses <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> naturelles. Que voulez-vous conclure <choice>
            <orig>de-là</orig>
            <reg>de là</reg>
          </choice>&#160;?</p>
        <p>Que le récit, répondit Euphorbe, ne peut se passer d'une certaine parure, qui fait son
          plus grand prix. Lorsque j'interroge mon jardinier sur une aventure du village&#160;;
          c'est un homme de bon sens&#160;; il m'expose fort bien le fait&#160;; mais le ton
          maussade, qui accompagne tout ce qu'il dit, les répétitions éternelles des mêmes termes <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des mêmes phrases, sont si fatiguantes, que j'<choice>
            <orig>aimerois</orig>
            <reg>aimerais</reg>
          </choice> mieux avoir toujours ignoré l'histoire qu'il me conte, que d'en avoir acheté la <choice>
            <orig>connoissance</orig>
            <reg>connaissance</reg>
          </choice>, au prix de l'ennui qu'il me cause.</p>
        <p>Cependant, repartit Timagène, j'entends dire tous les jours, que la nature est belle dans
          sa simplicité&#160;: qu'elle l'emporte infiniment sur l'art. Cette maxime a même
          l'autorité d'une loi dans les belles-lettres <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans les arts.<note resp="editor">Timagène renvoie-t-il de manière générale à
            l'imitation de la belle nature comme principe des arts, principe au centre de l'essai de
            l'Abbé Batteux sur <hi rend="italic">Les Beaux-arts réduits à un même principe</hi> de
            1746, où bien à un principe plus spécifique&#160;?</note></p>
        <p>Vous dites fort bien dans sa simplicité, interrompit Euphorbe&#160;; mais non pas dans sa
          négligence <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sa <choice>
            <orig>grossiéreté</orig>
            <reg>grossièreté</reg>
          </choice>. La même Nature dont la main conduit dans la prairie un ruisseau plus
          transparent que le cristal, dépose dans le lac <pb n="71" xml:id="A0071"/> de Camarine, ce
          limon fétide, ces eaux bourbeuses qui portent l'infection dans tous les lieux d'alentour.
          L'art est vaincu par la nature, lorsqu'il est en guerre avec elle&#160;; lorsqu'il veut
          l'éclipser, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> prendre sa place. C'est un rebelle alors, qui s'oublie. Né pour la servir, il ne
          doit point usurper ses droits. L'harmonie est parfaite, lorsqu'il ne cherche qu'à relever
          son prix. L'art ne réussit jamais mieux, que quand il ne se laisse point appercevoir.<note
            resp="editor">Une instance du principe 'ars est celare artem' formulé par Ovide dans son
              <hi rend="italic">Ars Amatoria</hi>.</note> Semblable à ces ressorts, qui font mouvoir
          les machines d'un grand théâtre, il est l'auteur de tout le jeu, dans le temps où il se
          cache avec le plus de soin. Le détail des <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> qu'exige le récit, <choice>
            <orig>achevera</orig>
            <reg>achèvera</reg>
          </choice> de vous convaincre, qu'ils lui sont nécessaires. Un des premiers <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des plus indispensables, à mon avis, c'est la variété. </p>
        <p>Je me souviens, reprit Timagène, de ce qu'à dit, je ne <choice>
            <orig>sçais</orig>
            <reg>sais</reg>
          </choice> quel auteur, </p>
        <p><q rend="verse"><l>L'ennui, naquit un jour de l'uniformité.<note resp="editor">La
                phrase se trouve chez Antoine Houdar de la Motte&#160;: <lb/>«&#160;C’est un grand
                agrément que la diversité. / Nous sommes bien comme nous sommes. / Donnez le même
                esprit aux hommes, / Vous ôtez tout le sel de la société. / L’ennui naquit un jour
                de l’uniformité.&#160;»<lb/> Voir La Motte, «&#160;Les Amis trop d’accord&#160;»,
                dans&#160;: <hi rend="italic">Fables nouvelles</hi>, 1719 (voir <ref
                  target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), livre IV, fable
                15, p. 260-262, 262. Ces cinq vers forment la morale finale de la fable. Le vers
                cité par Bérardier l'est aussi par Marmontel, dans son «&#160;Avertissement&#160;»
                aux <hi rend="italic">Éléments de littérature</hi>, 1787 (voir <ref
                  target="http://www.berardier.org/node/21">bibliographie</ref>), p.
            33.</note></l></q></p>
        <p>C'est elle qui vient enfin à bout de nous détacher des plus belles choses. Le <choice>
            <orig>Monarque</orig>
            <reg>monarque</reg>
          </choice> se dégoûte de la magnificence <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des plaisirs qui <choice>
            <orig><orig>assiégent</orig></orig>
            <reg>assiègent</reg>
          </choice> tous les jours son trône&#160;: le <choice>
            <orig>Financier</orig>
            <reg>financier</reg>
          </choice> cesse d'admirer <pb n="72" xml:id="A0072"/> l'or qui l'environne, parce qu'il en
          est trop souvent ébloui&#160;: dans ces objets, comme dans mille autres, le terme de la
          nouveauté est le terme du plaisir. Cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de contagion, s'étend jusqu'aux chef-d'œuvres de l'art. L'habitude nous rend
          insensibles à ceux qui sont sans cesse sous nos <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>, tandis qu'ils font l'admiration de l'étranger, que notre indifférence irrite
          autant qu'elle l'étonne. Cette inconstance me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> prouver clairement que nous sommes faits pour chercher toujours le vrai bien,
          sans jamais le trouver sur la terre.</p>
        <p>Nous tombons insensiblement dans la morale, mon cher, interrompit Euphorbe, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous oublions notre objet. Quoi qu'il en soit de cet amour du changement, un
          auteur doit s'y conformer, s'il veut réussir, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>jetter</orig>
            <reg>jeter</reg>
          </choice> de la variété, soit dans les faits qu'il rapporte, soit dans le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> qu'il emploie.</p>
        <p>Dans les faits, repartit vivement Timagène&#160;? Comment l'entendez-vous? Lorsque
          j'écris, ne suis-je pas obligé de rapporter les <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> tels qu'ils se sont passés&#160;? <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> s'ils ont trop de ressemblance, suis-je le maître de les dénaturer, pour les
          rendre plus variés&#160;?</p>
        <p>Non, sans doute, répondit Euphorbe&#160;; <pb n="73" xml:id="A0073"/> Mais je pense, que
          sans cela, on peut encore y répandre de la variété. La nature ne suit-elle pas des <choice>
            <orig>régles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice> inviolables dans la production des plantes&#160;? Rien n'est plus varié
          néanmoins, que le spectacle qu'elle nous offre dans une riche campagne. Distinguez avec
          moi deux sortes de récits&#160;; l'un, fruit de l'imagination, est une pure fiction, ou
          s'unit avec elle&#160;; l'autre, n'a de fondement que l'<choice>
            <orig>austere</orig>
            <reg>austère</reg>
          </choice> vérité. Dans la <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice>, l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> assurément est inexcusable, s'il donne trop de conformité à des <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> qu'il est le maître d'inventer à son gré, en tout, ou du moins en partie. C'est
          à lui à rassembler des matériaux qui ne présentent pas toujours le même objet à la vue.
          Virgile est un modèle achevé dans ce genre. Quoi de plus uniforme en soi, que les voyages d'<choice>
            <orig>Ænée</orig>
            <reg>Énée</reg>
          </choice>, depuis les côtes de la Troade, jusqu'aux rivages de Carthage. Le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> cependant fait donner à ce détail des grâces, par les épisodes qu'il y répand.
          C'est une riche broderie, sous laquelle il déguise une étoffe commune. Dans la Thrace, l'<choice>
            <sic>avanture</sic>
            <corr>aventure</corr>
          </choice> de Polydore nous cause une religieuse horreur&#160;: dans les <choice>
            <orig>isles</orig>
            <reg>îles</reg>
          </choice> des Strophades, les Harpies forment une scène plus amusante&#160;: celle <pb
            n="74" xml:id="A0074"/> d'Andromaque, qui lui succède, fait renaître ces <choice>
            <orig>sentimens</orig>
            <reg>sentiments</reg>
          </choice> de tendresse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de compassion, qui ont tant de charmes&#160;: enfin la terrible description du
          mont Etna <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>Polyphême</orig>
            <reg>Polyphème</reg>
          </choice> qui l'habite, trouve encore un ornment dans la triste situation d'Achemenides,
          abandonné sur ces rochers, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans le discours pathétique qu'il adresse aux Troyens. </p>
        <p>Puisque vous faites tant valoir le troisième livre de l'<choice>
            <orig>Ænéide</orig>
            <reg>Énéide</reg>
          </choice>, ajouta Timagène, en riant, je me déclare moi, pour le <choice>
            <orig>cinquieme</orig>
            <reg>cinquième</reg>
          </choice>&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je prétends que le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> n'y montre pas moins d'adresse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de goût, que dans le vôtre. Des voyages présentent naturellement des objets qui
          se succèdent, sans se ressembler&#160;; mais dans des jeux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des combats, il en est tout autrement. Un vainqueur l'emporte sur un, ou
          plusieurs vaincus. Voilà en deux mots tout leur succès. L'imagination riche <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> féconde de notre <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> a fait <choice>
            <orig>disparoître</orig>
            <reg>disparaître</reg>
          </choice> cette monotonie. Dans le combat des vaisseaux, la victoire échappe à Gyas, par
          la timide précaution de son pilote <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par son propre emportement&#160;; dans celui de la course, l'adresse de Nisus
          fait passer à Euryale, son ami, le prix qu'un <pb n="75" xml:id="A0075"/> accident imprévu
          lui <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> enlevé à lui-même, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il <choice>
            <orig>sembloit</orig>
            <reg>semblait</reg>
          </choice> d'abord qu'on ne <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice> lui disputer. Le prix du pugilat <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> assuré au Troyen Darès&#160;; il triomphe déjà de ne point trouver d'adversaire,
          qui ose se mesurer avec lui&#160;; mais sa présomption est <choice>
            <orig>sévérement</orig>
            <reg>sévèrement</reg>
          </choice> punie par le vieillard Entelle. Enfin l'exercice de la <choice>
            <orig>fléche</orig>
            <reg>flèche</reg>
          </choice> a une issue encore plus <choice>
            <orig>singuliere</orig>
            <reg>singulière</reg>
          </choice>&#160;: tous les combattants y ont part à la victoire&#160;: le premier, perce
          l'extrémité de l'arbre&#160;; le second, coupe la corde&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le <choice>
            <orig>troiseme</orig>
            <reg>troisième</reg>
          </choice>, atteint l'oiseau dans les airs. Aceste, qui ne peut plus prétendre au prix,
          mérite d'être couronné à cause du prodige dont les Dieux récompensent ses efforts. Ces <choice>
            <orig>différens</orig>
            <reg>différents</reg>
          </choice> spectacles sont terminés par un autre moins pénible <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus amusant. C'est le magnifique carrousel de la jeune noblesse de Troye.
          Avouez que cela vaut bien vos Harpies <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> votre <choice>
            <orig>Polyphême</orig>
            <reg>Polyphème</reg>
          </choice>. </p>
        <p>J'avouerai tout ce qu'il vous plaira, répliqua Euphorbe, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> bien loin de contester avec vous là-dessus, j'ajouterai à vos réflexions, que ce
          livre avec celui qui le <choice>
            <orig>précéde</orig>
            <reg>précède</reg>
          </choice>, renferment tout ce qui ne nous enchante que trop <choice>
            <sic>sur sur</sic>
            <corr>sur</corr>
          </choice>
          <pb n="76" xml:id="A0076"/> nos théâtres. Dans le <choice>
            <orig>quatrieme</orig>
            <reg>quatrième</reg>
          </choice>, j'assiste à une action tragique, qui m'arrache des larmes&#160;; le <choice>
            <orig>cinquieme</orig>
            <reg>cinquième</reg>
          </choice>, est une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de comédie agréablement diversifiée&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le <choice>
            <orig>sixieme</orig>
            <reg>sixième</reg>
          </choice>, par la magnificence de ses machines, repond assez bien à nos Opéra.<note
            resp="editor">Le pluriel du mot <hi rend="italic">opéra</hi> pouvait s'écrire, au
            dix-huitième siècle, avec ou sans -s&#160;final.</note> Comparez maintenant cette riche
          composition, avec celle du versificateur de Cordoue. Son poème, si vous en exceptez le
          huitième <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le neuvième livre, n'est qu'un tissu de guerres continuelles, pompeusement
            racontées.<note resp="editor">Il est question ici, sans doute, de la <hi rend="italic"
              >Pharsale</hi> de Lucain, poète romain né à Cordoue.</note> Mais sans nous arrêter
          plus longtemps à un principe, qui n'est point contesté par ceux qui ont du goût, il faut
          répondre à votre difficulté, sur les faits historiques, dont la vérité est le seul
          fondement. Ici, je l'avoue, il est moins facile de prévenir les dégoûts d'un lecteur, qui
          veut toujours qu'on l'amuse, sans tenir aucun compte des obstacles qu'il faut surmonter
          pour y parvenir. Privé du secours de l'invention, l'écrivain ne peut rejetter ce qui lui
          déplaît, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le remplacer par des objets plus proprès à réveiller l'attention. Il faut donc
          qu'il y supplée par son adresse. L'abbé de <choice>
            <orig>S. Real</orig>
            <reg>Saint-Réal</reg>
          </choice>, dans l'histoire de la conjuration contre Venise,<note resp="editor">Il s'agit
            de César Vichard de Saint-Réal (1639-1693), historiographe de la Savoie. Il est l'auteur
            d'une <hi rend="italic">Conjuration des Espagnols contre la République de Venise en
              l'Année M. DC. XVIII</hi>, 1674 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
              >bibliographie</ref>).</note> entremêle habilement dans le cours des intrigues du <pb
            n="77" xml:id="A0077"/> marquis de Bedmar, tantôt une courte description de la guerre
          que les Vénitiens <choice>
            <orig>soutenoient</orig>
            <reg>soutenaient</reg>
          </choice> contre la Maison d'Autriche, tantôt le <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice> du fameux capitaine Jacques Pierre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'artifice dont il se servit, pour obtenir de l'emploi sur la flotte de
          Venise&#160;; plus bas, l'épisode de Spinosa<note>Desit: identifier.</note>, envoyé par le
          viceroi de Naples, pour observer la conduite du capitaine. Ces <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice> d'<choice>
            <orig>intermédes</orig>
            <reg>intermèdes</reg>
          </choice> soulagent l'attention du lecteur, qui n'est pas toujours appliquée au même
          objet. Un autre moyen, qui ne réussit pas moins, est de passer rapidement sur les faits
          qui ont trop de ressemblance, de n'en dire que ce qu'il faut pout les faire <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de s'étendre davantage sur ceux qui forment des tableaux plus variés. C'est ce
          qu'a pratiqué avec succès l'abbé de Vertot dans son excellent ouvrage des Révolutions
            Romaines.<note resp="editor">Il s'agit de l'abbé René Aubert de Vertot (1655-1735),
            historien français. Il est l'auteur d'une <hi rend="italic">Histoire des révolutions
              arrivées dans le gouvernement de la République romaine</hi>, 1727 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note> Les guerres
          continuelles de la République avec les peuples voisins de son territoire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par-là même jaloux de sa puissance, ne lui <choice>
            <orig>offroient</orig>
            <reg>offraient</reg>
          </choice> que des <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>à-peu-près</orig>
            <reg>à peu près</reg>
          </choice> les mêmes&#160;; mais les <choice>
            <orig>dissentions</orig>
            <reg>dissensions</reg>
          </choice> du peuple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des Patriciens fomentées par les Tribuns, <choice>
            <orig>fournissoient</orig>
            <reg>fournissaient</reg>
          </choice> des scènes toujours nouvelles <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> toujours différentes. Il s'arrête donc <pb n="78" xml:id="A0078"/> avec
          complaisance à celles-ci, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se contente souvent d'indiquer les <choice>
            <orig>premieres</orig>
            <reg>premières</reg>
          </choice>. Je ne vous citerai que deux exemples. L'an 322 de Rome, T. Quintius fut nommé
          dictateur pour faire la guerre aux Eques <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> aux Volsques, qui <choice>
            <orig>avoient</orig>
            <reg>avaient</reg>
          </choice> défait les deux consuls. Voici tout ce que dit l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> de cette expédition&#160;: <note resp="author"><choice>
              <orig>Révol. Rom. L. 6</orig>
              <reg>Révolutions romaines, livre 6</reg>
            </choice>.</note><note resp="editor">René Aubert de Vertot, <hi rend="italic">Histoire
              des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine</hi>, 1727
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), tome second,
            livre VI, p. 146-152, ici p. 152.</note>
          <q rend="inline">II sortit bientôt de Rome, marcha aux ennemis, les défit dans une
            bataille sanglante, prit leur camp, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ramena son armée victorieuse à Rome.</q>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus bas, sous l'année 327 <note resp="author"><hi rend="italic"
            >Ibid</hi>.</note><note resp="editor">Aubert de Vertot, Histoire des révolutions...,
            1727 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), p.
            154.</note>, il décrit ainsi la victoire d'un autre dictateur sur les <choice>
            <orig>Véïens</orig>
            <reg>Véiens</reg>
          </choice>. <q rend="inline">Mamercus Emilius, en moins de seize jours, tailla en
            pieces une partie de l'armée des ennemis, fit un grand nombre de prisonniers, qui
            servirent de récompense aux soldats, ou qui furent vendus comme des esclaves au profit
            du trésor public. Le Dictateur, après un triomphe solemnel, se démit de la
            Dictature.</q></p>
        <p>Ces derniers mots, reprit Timagene, me font souvenir de l'ennui que m'ont causé
          quelquefois, en lisant l'<choice>
            <orig>histoire</orig>
            <reg><hi rend="italic">Histoire</hi></reg>
          </choice>
          <pb n="79" xml:id="A0079"/>
          <choice>
            <orig>Romaine</orig>
            <reg><hi rend="italic">romaine</hi></reg>
          </choice> du <choice>
            <orig>P.</orig>
            <reg>Père</reg>
          </choice> Catrou,<note resp="editor">Il s'agit de François Catrou (1659-1737), jésuite,
            historien et traducteur, auteur d'une <hi rend="italic">Histoire romaine depuis la
              fondation de Rome</hi> en 21 vol., 1725-1748 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note> les
          descriptions fréquentes de ces pompes triomphales, avec la liste de tout ce qui les <choice>
            <orig>accompagnoit</orig>
            <reg>accompagnait</reg>
          </choice>. Au reste, je crois que vous avez omis un autre moyen de varier un récit. Ce
          sont certaines digressions intéressantes. Il me semble qu'elles détournent un moment
          l'attention du lecteur, pour la ramener ensuite, avec un plaisir plus vif, à l'objet
            principal.<note resp="editor">Ce passage est cité par Randa Sabry dans le contexte de la
            digression comme 'diversion-diversité'&#160;; voir Sabry, <hi rend="italic">Stratégies
              discursives</hi>, 1992, (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/21"
              >bibliographie</ref>), p. 63.</note> Ces morceaux détachés produisent le même effet
          dans le récit, que dans un vaste jardin, font ces bosquets écartés, dont la vue est
          d'autant plus délicieuse, qu'elle est moins attendue. Le portrait de Coriolan, dans l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> que vous venez de citer, me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> surtout avoir ce mérite. Il ne m'est jamais sorti de l'esprit.<note
            resp="author"><choice>
              <orig>Révol. Rom. l. 2</orig>
              <reg><hi rend="italic">Révolution romaine</hi>, livre 2</reg>
            </choice>.</note><note resp="editor">Aubert de Vertot, Histoire des révolutions..., 1727
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>),
            p.&#160;154.</note><note>Desit: verifier; (page 125 dans l'édition de 1833).</note>
          <q rend="inline">Avant que de rapporter les suites de cette affaire, dit cet
            historien, je ne crois pas que nous puissions nous dispenser de faire connaître un peu
            plus particulièrement un homme qui va jouer un si grand rôle dans cet endroit de
            l'histoire, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dont la fortune eut plus d'éclat que <pb n="80" xml:id="A0080"/> de bonheur...
            Coriolan <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> sage, frugal, désintéressé, d'une probité exacte, attaché inviolablement à
            l'observation des <choice>
              <orig>loix</orig>
              <reg>lois</reg>
            </choice>. Avec ces vertus paisibles, jamais on n'<choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> vu une si haute valeur, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tant de capacité pour le métier de la guerre. Il <choice>
              <orig>sembloit</orig>
              <reg>semblait</reg>
            </choice> qu'il fût né général. Mais il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> dur <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> impérieux dans le commandement&#160;; <choice>
              <orig>sévère</orig>
              <reg>sévère</reg>
            </choice> aux autres, comme à lui-même, ami généreux, implacable ennemi, trop fier pour
            un républicain. Content de la droiture de ses intentions, il allait au bien sans
            ménagement, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sans ces insinuations si nécessaires dans un état, dont l'égalité <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la modération, <choice>
              <orig>faisoient</orig>
              <reg>faisaient</reg>
            </choice> le fondement.</q> Voilà dans un seul exemple, une digression <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> un <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>. Je crois que vous devez être content de moi.</p>
        <p>Assurément, repartit Euphorbe&#160;; je le suis autant que de l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>. Le portrait qu'il nous donne, est bien fait&#160;; les couleurs en sont vives <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> brillantes&#160;; mais il a un mérite de plus&#160;; il forme <choice>
            <orig>un</orig>
            <reg>une</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'<choice>
            <orig>interméde</orig>
            <reg>intermède</reg>
          </choice>, qui dégage un moment notre esprit des éternelles contestations entre le Sénat <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les Tribuns du peuple, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le prépare admirablement bien aux <pb n="81" xml:id="A0081"/>
          <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> qui vont être racontés. Larrey, dans son histoire de Louis XIV,<note
            resp="editor">Il s'agit d'Isaac de Larrey (1639-1719), historiographe. Il est l'auteur
            d'une <hi rend="italic">Histoire de France sous le règne de Louis XIV</hi>, 1718 (voir
              <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note>
          <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> fait plus sagement de suivre cette route, que d'entasser l'un sur l'autre, à
          l'entrée de son ouvrage, tous les portraits de ceux qui <choice>
            <orig>devoient</orig>
            <reg>devaient</reg>
          </choice> y <choice>
            <orig>paroître</orig>
            <reg>paraître</reg>
          </choice> avec éclat, tels que la reine Anne, le prince de Condé, le cardinal Mazarin, le
          duc de Beaufort, l'abbé de la <choice>
            <orig>Riviere</orig>
            <reg>Rivière</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plusieurs autres. Il nous <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> épargné l'ennui que fait naître cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de galerie, trop uniforme, malgré la diversité des peintures qu'elle
          présente&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il se <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> réservé, pour ainsi dire, des <choice>
            <orig>pieces</orig>
            <reg>pièces</reg>
          </choice> de rapport, qu'il <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> pu <choice>
            <orig>enchasser</orig>
            <reg>enchâsser</reg>
          </choice> ensuite habilement, dans les endroits qui <choice>
            <orig>auroient</orig>
            <reg>auraient</reg>
          </choice> eu besoin de ce secours.<note resp="editor">Sade recourt au même principe d'une
            galerie initiale de portraits, dans <hi rend="italic">Les Cent Vingt Journées de
              Sodome</hi>, ouvrage resté inachevé en 1785.</note> Les descriptions procurent le même
          avantage, quand elles sont bien placées. Nous avons remarqué avec quelle précipitation
          l'abbé de Vertot passe sur les guerres des Romains avec les peuples voisins&#160;: le même <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> néanmoins ne manque pas de décrire avec plus d'étendue celles qui renferment
          quelque chose de singulier <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'intéressant, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il juge capables de soulager l'attention du lecteur, trop longtemps fixée sur
          le même objet. Pour <pb n="82" xml:id="A0082"/> s'en convaincre, il suffit de lire<choice>
            <orig>, </orig>
            <reg> </reg>
          </choice>le détail de l'expédition de Sempronius<note resp="author">
            <choice>
              <orig>Révol. Rom. t. 2, l. 6</orig>
              <reg><hi rend="italic">Révolution Romaine</hi>, tome II, livre VI</reg>
            </choice>, p. 157.</note><note>Desit: vérifier, citer tjs de même.</note>, contre les
          Volsques, ou l'armée du consul fut sauvée par la résolution <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'habileté d'un simple capitaine de cavalerie, nommé Tempanius. Sa précision
          dans le premier cas, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> son abondance dans le second, ont le même but, de prévenir le dégoût, dont
          l'uniformité fut toujours la <choice>
            <orig>mere</orig>
            <reg>mère</reg>
          </choice>, comme dit l'<choice>
            <orig>Orateur</orig>
            <reg>orateur</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Romain</orig>
            <reg>romain</reg>
          </choice>.<note resp="author"><choice>
              <orig><hi rend="italic">De invent. l. 1°, n° 59.</hi></orig>
              <reg><hi rend="italic">De inventione</hi>, livre I, n° 59 : </reg>
            </choice>
            <hi rend="italic">omnibus in rebus similitudo est satietatis mater</hi>.</note><note
            resp="editor">Cicéron, <hi rend="italic">De inventione</hi> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), livre premier, § 76.
            La citation est reprise du passage suivant&#160;: «&#160;Variare autem orationem
            magnopere oportebit&#160;; nam omnibus in rebus similitudo mater est
            satietatis&#160;».</note> Mais dans cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'ornement, il faut éviter de se jeter dans des lieux communs, si vagues, si
          généraux, qu'on <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> les faire entrer dans toutes sortes de sujets. Vos digressions produisent encore
          un très bon effet dans le récit, si elles ne sont ni trop longues, ni trop fréquentes. Par
          exemple, celle du phœnix, que nous lisons au <choice>
            <orig>sixieme</orig>
            <reg>sixième</reg>
          </choice> livre des <hi rend="italic">Annales</hi> de Tacite,<note>Desit: référence</note>
          se trouve bien placée pour interrompre le spectacle odieux du sang que <choice>
            <orig>Tibere</orig>
            <reg>Tibère</reg>
          </choice> fait couler dans Rome.</p>
        <p><pb n="83" xml:id="A0083"/><choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> propos de ce que vous venez de condamner dans l'histoire de Louis XIV, dit alors
          Timagène, pensez-vous qu'il ne soit jamais permis de débuter, dans un récit, par quelques
          portraits&#160;? Il me semble cependant, que Salluste commence son histoire de la guerre
          de Catilina, par le portrait de ce fameux scélérat, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que ce beau morceau n'ouvre pas mal la scène.</p>
        <p>J'en conviens, répondit Euphorbe&#160;; mais vous remarquez ici aussi bien que moi, une
          grande différence entre les deux ouvrages dont il s'agit. Le portrait que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Latin</orig>
            <reg>latin</reg>
          </choice> met à la tête du sien, est celui du principal personnage, qui doit figurer dans
          toute l'action, et, pour ainsi dire, du héros de la <choice>
            <orig>piece</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice>. <choice>
            <orig>Par-tout</orig>
            <reg>Partout</reg>
          </choice> il agit&#160;; <choice>
            <orig>par-tout</orig>
            <reg>partout</reg>
          </choice> il se présente. Il n'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> donc pas à craindre que des objets étrangers fissent oublier dans la suite au
          lecteur ses traits sous lesquels il l'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> peint. Rien de plus utile, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> rien de plus nécessaire, avant d'entrer dans le récit d'un complot fameux, que
          de faire <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> les inclinations <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>talens</orig>
            <reg>talents</reg>
          </choice> de celui qui en a été l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>. Mais dans l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>françois</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice>, lorsque les <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> viennent se ranger à leurs places, je suis obligé de faire un effort de <pb
            n="84" xml:id="A0084"/> mémoire, pour me <choice>
            <orig>rappeller</orig>
            <reg>rappeler</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> de chaque personnage, qu'il a rassemblés, comme dans une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de préface, ou de revenir sur mes pas, pour les consulter&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cette pénible distraction n'est dédommagée par aucun agrément. Au reste, c'est
          la nature de l'ouvrage, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le goût de l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> qui décident de quelle façon il doit débuter dans son récit. Nous en avons des
          exemples de différente <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice>. Sans parler de Salluste, César commence sa guerre des Gaules, par la
          description de ces provinces&#160;: Tite-Live entre dans le récit de la guerre des Romains
          contre Philippe,<note resp="author">Dec. I, l. 4.</note><note>(Desit: trouver passage chez
            Tite-Live. Ajouter La Fontaine à l'index.)</note> par le détail des causes qui ont fait
          naître l'action, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il a été imité en cela, par l'abbé de <choice>
            <orig>S. Réal</orig>
            <reg>Saint-Réal</reg>
          </choice>, dans sa <choice>
            <orig>conjuration contre Venise</orig>
            <reg><hi rend="italic">Conjuration contre Venise</hi></reg>
          </choice>.<note resp="editor">Saint-Réal <hi rend="italic">Conjuration des
              Espagnols...</hi>, 1674 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
              >bibliographie</ref>).</note><note>Desit: pages/édition.</note> Notre fabuliste <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> lui seul servir de modèle en ce genre. Souvent il vient tout de suite au
          fait&#160;; quelquefois, il met en avant une réflexion morale&#160;:</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>La raison du plus fort est toujours la meilleure. </l>
          </q></p>
        <p>Dans un autre endroit, une remarque physique.</p>
        <p><q>
            <l>Les loups mangent gloutonnement.</l>
          </q></p>
        <p><pb n="85" xml:id="A0085"/> Enfin il a répandu sur cette partie du récit, une admirable
          variété. Mais en parlant des digressions, je ne m'aperçois pas que j'en fais une ici
            moi-même&#160;;<note resp="editor">Cette phrase est citée par Randa Sabry, dans son
            ouvrage sur la digression. À l'âge classique, y explique-t-elle, le discours sur la
            digression appelle un discours légitimateur sur la digression, mais ce discours est
            lui-même perçu comme potentiellement illégitime parce que digressif. Voir Randa Sabry,
              <hi rend="italic">Stratégies discursives</hi>, 1992 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/21">bibliographie</ref>), p. 44-45.</note>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> j'<choice>
            <orig>allois</orig>
            <reg>allais</reg>
          </choice> oublier de rapporter un dernier moyen, fort propre à bannir une trop grande
          uniformité dans les ouvrages dont nous parlons. Il consiste à ne pas suivre trop
          servilement l'ordre des temps. Il est bon quelquefois de laisser en <choice>
            <orig>arrière</orig>
            <reg>arriere</reg>
          </choice> certains <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice>, pour y revenir dans la suite&#160;; de <choice>
            <orig>paraître</orig>
            <reg>paroître</reg>
          </choice> les avoir oubliés, pour les rappeller au lecteur, dans une circonstance plus
          avantageuse.</p>
        <p>Ces jours derniers, ajouta Timagène, je <choice>
            <orig>relisois</orig>
            <reg>relisais</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>révolutions Romaines</orig>
            <reg><hi rend="italic">Révolutions romaines</hi></reg>
          </choice>. Il me semble que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> a mis en usage l'adresse dont vous venez de parler, <choice>
            <orig>particuliérement</orig>
            <reg>particulièrement</reg>
          </choice> au commencement de son dixième <choice>
            <orig>Livre</orig>
            <reg>livre</reg>
          </choice><note resp="author"><choice>
              <orig>Rév. Rom. l. 10</orig>
              <reg><hi rend="italic">Révolutions romaines</hi>, livre X</reg>
            </choice>, p. 22.</note><note resp="editor">Vertot, <hi rend="italic">Histoire des
              révolutions...</hi>, 1727 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
              >bibliographie</ref>).</note><note>Desit: page/édition</note>. Après avoir raconté
          l'expédition de Marius, contre les Cimbres <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les Teutons, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sa conduite dans Rome, depuis cette victoire, il retourne sur ses pas, pour nous
          apprendre la part qu'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> eue Sylla à cette guerre fameuse, ses <choice>
            <orig>déportemens</orig>
            <reg>déportements</reg>
          </choice> dans <pb n="86" xml:id="A0086"/> le camp de Catulus, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sa contestation avec le vainqueur des Cimbres, au sujet des statues d'or de
          Bocchus. Je <choice>
            <sic>m'apçois</sic>
            <corr>m'apperçois</corr>
          </choice> que cette transposition forme une agréable diversité, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que ces objets font un meilleur effet rapprochés de la guerre civile, que s'ils <choice>
            <orig>étoient</orig>
            <reg>étaient</reg>
          </choice> à leur place naturelle&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je conçois <choice>
            <orig>par-là</orig>
            <reg>par là</reg>
          </choice>, que la variété peut trouver place même dans les faits historiques, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui ne sont point fournis à la volonté de l'écrivain. Il ne lui reste plus que
          de la répandre dans son <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cela n'est pas fort difficile.</p>
        <p>Pas si facile que vous vous l'imaginez peut-être, reprit Euphorbe. C'est ici qu'on peut
          appliquer en particulier la pensée d'Horace&#160;;<note resp="author"><q>Ut sibi
              quivis / Speret idem&#160;; multum sudet frustraque laboret, / Ausus idem.</q>
            <choice>
              <orig>Hor. de Art. Poët.</orig>
              <reg>Horace, <hi rend="italic">Art poétique</hi>,</reg>
            </choice> v. 241.</note> écrivons de manière que chacun se flatte de nous égaler, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il commence à en désespérer, après des efforts aussi longs qu'inutiles.<note
            resp="editor">La citation est tirée d'un passage sur le style des satyres. Dans son
            édition des <hi rend="italic">Quatre poétiques</hi>, en 1771 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), l'abbé Batteux traduit
            le passage en question de la manière suivante : « Je prendrois pour modele un familier
            si simple, que chacun se croitoir capable d'en faire autant ; et si on osoit
            l'entreprendre, on sueroit beaucoup, et peut-être sans succès : tant la suite et la
            liaisons donnent de relief aux choses les plus communes. » (tome II, p. 39). Dans son
            édition des <hi rend="italic">Œuvres</hi> d'Horace de 1967 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), François Richard
            traduit le passage de la manière suivante : « Je prendrais dans la langue courante les
            éléments dont je façonnerais celle de mes vers ; si bien que tout le monde croirait
            pouvoir en faire autant, mais verrait à l'expérience que les efforts pour y réussir
            n'aboutissent pas toujours ; tant a d'importance le choi et l'arrangement des termes,
            tant peuvent prendre d'éclat des expressions empruntés au vocabulaire ordinaire&#160;! »
            (p. 265).</note></p>
        <p>Mais, après tout, repartit Timagène, il me semble que, pour obtenir l'effet <pb n="87"
            xml:id="A0087"/> que nous désirons, il suffit d'être attentif à ne pas répéter les mêmes
          pensées, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à mettre en usage différentes expressions, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> différents tours de phrases.</p>
        <p>Et <choice>
            <orig>c'est-là</orig>
            <reg>c'est là</reg>
          </choice>, précisément, répliqua Euphorbe, ce qui demande beaucoup de goût <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de délicatesse. Est-il donné à tout le monde de se métamorphoser, pour ainsi
          dire, comme un Protée, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de prendre, selon les circonstances, la façon de penser, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le langage de toutes les conditions, de tous les âges <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de tous les pays&#160;? Voilà cependant ce qu'exige le récit. On ne raconte
          point un fait historique de la même <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> qu'une fable&#160;; le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> de la narration dans la <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice>, n'est pas le même, que dans une lettre. Le sujet est-il une fiction&#160;? Il
          faut que le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> soit proportionné à l'état <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> aux mœurs des personnages qu'on introduit. Agamemnon doit agir <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> parler avec hauteur <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fierté, comme le souverain de cent rois&#160;; Achille, en guerrier violent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> emporté&#160;; Ulysse, en homme fin <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> rusé. Le lion ne doit pas penser comme le renard, ni le singe comme l'âne.<note
            resp="author"><q rend="verse">Ne quicumque Deus quicumque adhibebitur heros, [p.88]
              Regali conspectus in auro nuper <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> ostro, Migret in obscuras humili sermone tabernas&#160;; Aut, dum vitat
              humum, nubes <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> inania captet.</q>
            <choice>
              <orig>De Art. Poët.</orig>
              <reg><hi rend="italic">De arte poetica,</hi></reg>
            </choice> v. 227.</note><q rend="inline">Ne mettons <pb n="88" xml:id="A0088"/>
            point, dit Horace, dans la bouche des Dieux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des héros, le <choice>
              <orig>stile</orig>
              <reg>style</reg>
            </choice> de la vile populace&#160;; il s'accorde mal avec l'éclat qui les environne.
            Mais aussi, dans la crainte de ramper, n'allons point nous perdre dans les nues.</q>
          Chaque âge à ses idées <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ses affections <choice>
            <orig>particulieres</orig>
            <reg>particulières</reg>
          </choice>. On les trouve rassemblées dans les beaux portraits que nous a tracés le même <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> que je viens de citer.<note resp="author"><choice>
              <orig>De Art. Poët.</orig>
              <reg><hi rend="italic">De arte poetica</hi>,</reg>
            </choice> v. 156.</note>&#160;<note> Desit: vérifier citations, traductions, et mise en
            page (séparation texte / notes), ajouter réferences.)</note> S'agit-il de
          l'histoire&#160;? Il n'est pas permis de faire la description d'une bataille, de la même
          façon que le détail d'une négociation. Une anecdote entre des particuliers, demande plus
          de simplicité que les délibérations d'un conseil souverain. De tout cela, je crois qu'on
          peut conclure avec Quintilien, que le récit n'a point de <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> qui soit à lui, mais qu'il doit les adopter tous. Voici comment s'exprime ce
          savant <choice>
            <orig>Rhéteur</orig>
            <reg>rhéteur</reg>
          </choice>, en parlant de la narration <pb n="89" xml:id="A0089"/> oratoire.<note
            resp="author"><q rend="italic">Non magis proprium est narrationis magnifice dicere,
              quam miserabiliter, invidiose, graviter, dulciter, urbane, quæ cum suo qnæque loco
              sint laudabilia, non sunt huic parti propriè assignata <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> velut dedita.</q>
            <choice>
              <orig>Quint l.4, c. 2</orig>
              <reg>Quintilien, <hi rend="italic">De institutione oratoria</hi>, livre IV, chapitre 2
                [section 62]</reg>
            </choice>.</note>
          <q rend="inline">Le <choice>
              <orig>stile</orig>
              <reg>style</reg>
            </choice> grand <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> magnifique n'est pas plus particulier à la narration, que le <choice>
              <orig>stile</orig>
              <reg>style</reg>
            </choice> pathétique, que celui qui nous arrache des larmes, que celui qui rend odieux
            nos adversaires, que le <choice>
              <orig>stile</orig>
              <reg>style</reg>
            </choice> sérieux, le <choice>
              <orig>stile</orig>
              <reg>style</reg>
            </choice> plaisant, le <choice>
              <orig>stile</orig>
              <reg>style</reg>
            </choice> gracieux. Chacun d'eux mis à sa place, fait un effet admirable&#160;; mais
            aucun n'est tellement affecté à cette partie du discours, qu'il soit pour ainsi dire son
            appanage.</q> Ne peut-on pas appliquer cette maxime à toute <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de narration, aussi-bien qu'à celle de l'orateur&#160;?</p>
        <p>Je suis charmé, poursuivit Timagene, que Quintilien admette dans le récit le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> plaisant. Les bons mots, les plaisanteries produisent une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de variété qui déride le front&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je vous avoue que j'ai peine à soutenir longtemps la lecture d'un <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>, toujours aussi sérieux qu'un magistrat sur les fleurs de lys. </p>
        <p>Vous voulez qu'on vous égayé, repartit <pb n="90" xml:id="A0090"/> Euphorbe&#160;? Il
          faut vous l'accorder, pourvu que ce soit à propos. Remarquez, s'il vous plaît, ces mots de
          notre <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>, <q rend="italic">Suo quæque loco</q>. La plaisanterie contribue à
          varier le récit&#160;; mais elle a sa place marquée, hors de laquelle elle ne doit point
          être admise. Elle peut figurer dans une fable, dans une lettre, dans une
          conversation&#160;; mais elle doit communément être bannie des sujets grands <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> majestueux, tels que sont l'histoire, la narration oratoire, épique, ou
          tragique. Si Quintilien permet de l'associer quelquefois à l'éloquence, il faut que la
          singularité des conjonctures excuse cette liberté. Vous me répondrez, peut-être, que le
          personnage de Thersites, dans l'<choice>
            <orig>Iliade</orig>
            <reg><hi rend="italic">Iliade</hi></reg>
          </choice>, vaut bien une plaisanterie. Je vous avoue, que quand ce portrait ridicule <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> retranché, je crois que ce beau <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> n'y <choice>
            <orig>perdroit</orig>
            <reg>perdrait</reg>
          </choice> rien. Peut-être est-ce <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice> ombre qu'<choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice> a voulu <choice>
            <orig>jetter</orig>
            <reg>jeter</reg>
          </choice> sur son tableau, pour en faire mieux sortir les parties saillantes&#160;; mais
          cette ombre est un peu chargée. Virgile, qui fait son profit de tout ce qu'il y a de beau
          dans ce prince des <choice>
            <orig>poëtes</orig>
            <reg>poètes</reg>
          </choice>, n'a pas jugé à propos de s'approprier cet épisode&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Virgile <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> du goût.</p>
        <p><pb n="91" xml:id="A0091"/> Pour le coup, interrompit Timagène, je crois vous trouver en
          défaut. Virgile ne plaisante-t-il pas dans l'<choice>
            <sic>avanture</sic>
            <corr>aventure</corr>
          </choice> de Gyas, qui jette son pilote dans la mer, dans celle des Troyens, qui mangent
          leurs tables&#160;? L'abbé de Vertot, votre ami, ne se permet-il pas des bons mots dans
          ses <choice>
            <orig>révolutions Romaines</orig>
            <reg><hi rend="italic">Révolutions romaines</hi></reg>
          </choice>&#160;? Témoin, celui que Sertorius dit à l'occasion de Métellus, qui l'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> empêché de défaire les troupes de Pompée, près de Sucrône&#160;:<note
            resp="author"><choice>
              <orig>Revol. Rom. l.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Révolutions romaines</hi>, livre </reg>
            </choice> 11.</note><note>(Desit: identifier passage et lieu.)</note>
          <q rend="italic">Que si cette vieille n'eût retiré ce jeune enfant de ses mains, il
            allait le renvoyer à Rome à ses parents, après l'avoir corrigé comme il le
            méritait</q>. Enfin l'<choice>
            <orig>Orateur</orig>
            <reg>orateur</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Romain</orig>
            <reg>romain</reg>
          </choice> lui-même, a cru pouvoir les allier avec la plus sublime éloquence. Tout le monde
          sait que, profitant de la consonnance du nom de Verrès avec le mot latin, <choice>
            <orig><hi rend="italic">Verrere</hi></orig>
            <reg><hi rend="italic">verrere</hi></reg>
          </choice>, qui signifie balayer, il nomme cet honnête préteur, le balai de la Sicile.</p>
        <p>Permettez-moi, reprit Euphorbe, de répondre par ordre à vos difficultés, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> vous conviendrez, peut-être, que je n'ai pas <choice>
            <orig>tout-à-fait</orig>
            <reg>tout à fait</reg>
          </choice> tort. En vous accordant que les deux endroits de l'<choice>
            <orig>Ænéide</orig>
            <reg><hi rend="italic">Énéide</hi></reg>
          </choice>, <pb n="92" xml:id="A0092"/> dont il est question, sont des plaisanteries,
          observez, s'il vous plaît, <choice>
            <sic>ou</sic>
            <corr>où</corr>
          </choice> le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> les a placées. La <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice>, est dans un spectacle, qui forme une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de scène comique <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> amusante&#160;; l'autre, dans un repas&#160;: encore se trouve-t-elle dans la
          bouche d'un enfant, à qui son âge peut permettre des réflexions pareilles. Ce n'est point
          ici un conseil de cent Rois, qui <choice>
            <orig>déliberent</orig>
            <reg>délibèrent</reg>
          </choice> sur les objets les plus importants. Ainsi, la <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice> épique peut se relâcher de sa sévérité ordinaire, dans certaines circonstances
          fort rares, qui naissent du sujet&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cette exception sert à confirmer la <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice>, en la faisant mieux remarquer. L'histoire interdit les bons mots, mais
          seulement à l'écrivain qui la compose, sans lui défendre de rapporter ceux des <choice>
            <orig>différens</orig>
            <reg>différents</reg>
          </choice> acteurs qu'il fait <choice>
            <orig>paroître</orig>
            <reg>paraître</reg>
          </choice> successivement. Souvent ils sont fort utiles pour dévoiler le <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice> de ceux qui agissent. Celui que vous venez de rapporter, est de ce genre. Nous
          voyons dans ce peu de mots, ce qu'un capitaine consommé, tel que Sertorius, <choice>
            <orig>pensoit</orig>
            <reg>pensait</reg>
          </choice> alors du jeune Pompée. Pour Cicéron, je vous l'abandonne sur cet article. Il <choice>
            <orig> aimoit</orig>
            <reg>aimait</reg>
          </choice> à plaisanter, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> n'y <choice>
            <orig>réussissoit</orig>
            <reg>réussissait</reg>
          </choice> pas toujours également bien. Il a employé très rarement <pb n="93"
            xml:id="A0093"/> les jeux de mots dans ses harangues&#160;; mais il y en a encore trop.
          En général, le sérieux ne sympatise point avec les pensées puériles, les jeux de mots, les
          bouffonneries. Peut-on pardonner à un <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> de dire,<note resp="author"><choice>
              <orig>Voyage de la</orig>
              <reg><hi rend="italic">Voyage de la</hi></reg>
            </choice>
            <choice>
              <sic>rason</sic>
              <corr><hi rend="italic">raison</hi></corr>
            </choice>, 1771.</note><note resp="editor">Voir Louis-Antoine de Caraccioli (1719-1803),
              <hi rend="italic">Voyage de la raison en Europe</hi>, 1772 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note> que <q
            rend="italic">Descartes, qui exclut le vide de la nature, en met quelquefois dans ses
            écrits</q>&#160;? Que, <q rend="italic">pour peu qu'on soit délicat, on n'aime
            point avoir les passions en déshabillé</q>&#160;? Que <q rend="italic">la
            république de <choice>
              <orig>S.</orig>
              <reg>Saint</reg>
            </choice> Marin, semble garder l'incognito&#160;; mais que les plus petites <choice>
              <sic>boëtes</sic>
              <corr>boîtes</corr>
            </choice> renferment souvent les meilleurs onguents</q>&#160;? N'est-ce pas là
          prêter à la raison le persiflage d'Arlequin&#160;?</p>
        <p>Je vois bien, répliqua Timagène, que vous me forcerez toujours d'être de votre
          avis&#160;; mais je me console, puisque vous laissez encore quelque place à la
          plaisanterie, dans les sujets les plus graves&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je crois, comme vous, qu'il faut user rarement de cette permission. C'est un
          assaisonnement&#160;; il déplaît, s'il est répandu avec trop de profusion. </p>
        <p>Ne vous est-il point arrivé, dit alors Euphorbe, de lire l'<choice>
            <orig>Ænéide travestie</orig>
            <reg><hi rend="italic">Énéide travestie</hi></reg>
          </choice>&#160;?<note resp="editor">Paul Scarron (1610-1660) lança, avec son <hi
              rend="italic">Virgile travesti</hi>, paru de 1648 à 1653, une mode de la réécriture
            burlesque de textes de l'Antiquité. Antoine Furetière (1619-1688) publia <hi
              rend="italic">L'Ænéide travestie</hi>, en 1649.</note><note>Desit:index, aussi
            Phèdre.</note></p>
        <p>Sans doute, répondit Timagène&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ce <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> m'a beaucoup amusé dans ma jeunesse.</p>
        <p><pb n="94" xml:id="A0094"/>Eh bien, continua Euphorbe, dites-moi franchement, combien
          vous en pouviez lire à chaque fois.</p>
        <p>J'avais bien de la peine à fournir deux cent vers, repartit Timagène&#160;; encore les
          derniers m'<choice>
            <orig>ennuyoient</orig>
            <reg>ennuyaient</reg>
          </choice>-ils à périr.</p>
        <p>Vous éprouviez, ajouta Euphorbe, l'effet infaillible de toute plaisanterie continuelle,
          surtout quand elle devient bouffonne <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> triviale. Les auteurs burlesques prétendent s'excuser, en se donnant pour les
          imitateurs des anciens, tels que Plaute <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Aristophane&#160;; mais ils ne leur ressemblent qu'en ce qu'ils ont de
          défectueux, au jugement des gens de bon goût&#160;; pareils à cet empereur Romain, qui ne <choice>
            <orig>copiait</orig>
            <reg>copioit</reg>
          </choice> dans Alexandre le grand, que la mauvaise habitude de porter la tête de côté.
          Revenons donc&#160;: la variété seule a le droit de plaire. Elle doit <choice>
            <orig>regner</orig>
            <reg>règner</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>par-tout</orig>
            <reg>partout</reg>
          </choice> dans les faits, dans les pensées, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans l'expression&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cette <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice> n'est pas moins nécessaire, ni moins difficile, peut-être, que celle dont nous
          venons de parler. Le lecteur ne s'apperçoit pas combien il en a coûté à l'écrivain, pour
          lui présenter cent fois le même objet, sous des livrées différentes&#160;: mais ce travail
            <pb n="95" xml:id="A0095"/> n'en est pas moins réel&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il n'y a que dans les procès-verbaux, où il soit permis de répéter sans cesse le
          même terme, accompagné de l'épithète <hi rend="italic">susdit</hi>.</p>
        <p>Il est vrai, reprit Timagène&#160;: j'ai souvent éprouvé la difficulté dont vous parlez.
          Si je veux écrire une lettre, le même mot vient toujours se présenter sous ma plume&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> si je n'y fais une sérieuse attention, je suis surpris de voir, en relisant, que
          je me suis répété plusieurs fois. Je me rappelle à cette occasion, qu'un homme de beaucoup
          de goût me fit remarquer autrefois dans une fable de Phèdre, cette variété d'expressions,
          qui ne m'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> jamais frappé jusqu'alors. C'est dans la fable des grenouilles, qui demandent un
          Roi. Le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> se sert d'abord du mot ordinaire, <hi rend="italic">ranae</hi>&#160;; bientôt
          après, il désigne ces animaux sous l'expression de <hi rend="italic">pavidum
          genus</hi>&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus bas, il les appelle, <hi rend="italic">turba petulans</hi>.<note
            resp="editor">La Fable des grenouilles (Ranae regem patentes), est la fable II au livre
            premier des <hi rend="italic">Fables</hi> de Phèdre.</note></p>
        <p>Permettez-moi, dit Euphorbe, de vous faire ici une demande. Puisque ces deux façons de
          parler, <hi rend="italic">pavidum genus</hi>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <hi rend="italic">turba petulans</hi>, signifient également les <choice>
            <orig>Grenouilles</orig>
            <reg>grenouilles</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice>-on les substituer l'une à l'autre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les employer indifféremment <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans choix dans les <pb n="96" xml:id="A0096"/> deux endroits de la fable que
          vous citez&#160;?</p>
        <p>Non assurément, répondit Timagène. Ce <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> choquer le bon sens, que d'appeler troupe insolente, les grenouilles effrayées
          par la chute d'un soliveau&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il ne <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> pas moins ridicule de leur donner le titre de nation timide <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> peureuse, dans le moment où elles ont l'audace de sauter sur l'épaule de leur
          nouveau Roi. Je comprends <choice>
            <orig>par-là</orig>
            <reg>par là</reg>
          </choice> ce que vous voulez dire&#160;: que ces différentes dénominations doivent se
          rapporter aux temps, aux lieux, au sujet <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à l'action dont on parle, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'on ne doit pas s'en servir au hasard. Il ne <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> pas plus raisonnable d'appeler Mahomet, un <hi rend="italic">Apôtre armé</hi>,
          dans le temps où il se déroba aux poursuites du magistrat de la Mèque, que de le traiter
          de <hi rend="italic">Prophète fugitif</hi>, lorsqu'il emporta cette même ville l'épée à la
          main.</p>
        <p>Il ne <choice>
            <orig>suffiroit</orig>
            <reg>suffirait</reg>
          </choice> pas que les termes fussent différents, ajouta Euphorbe, si le tour de la phrase <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> le même. J'ai toujours admiré avec quelle fécondité inépuisable, Virgile nous
          peint les replis de ces affreux serpents qui <choice>
            <orig>déchirerent</orig>
            <reg>déchirèrent</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Laocoön</orig>
            <reg>Laocoon</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ses <choice>
            <orig>enfans</orig>
            <reg>enfants</reg>
          </choice>.</p>
        <p><pb n="97" xml:id="A0097"/>D'abord, il exprime ainsi leur arrivée&#160;; <q
            rend="italic">immensis orbibus angues incumbunt pelago</q><note resp="author">Ils
            chargent les flots de leurs immenses contours.</note>. <choice>
            <orig>Bien-tôt</orig>
            <reg>Bientôt</reg>
          </choice> après, il ajoute, <q rend="italic">pars caetera... fermat immensa volumine
            terga</q><note resp="author">L'extrémité de leur corps se recourbe en tortueux
            replis.</note>. Plus bas, il présente encore le même objet, en ces termes, <q
            rend="italic">corpora natorum serpens amplexus uterque, implicat</q><note
            resp="author">L'un <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'autre monstre saisit <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> enveloppe ses malheureux enfants.</note>. Lorsqu'il s'agit du <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice>, ce sont encore de nouveaux tours, pour la même idée. Ici, <hi rend="italic"
            >spiris ligant ingentibus</hi><note resp="author">Leur énormes corps, forment des
            chaînes redoublées qui le serrent.</note>. Là, <q rend="italic">manibus tendit
            divellere nodos</q><note resp="author">II fait effort pour se dégager de ces
            horribles nœuds.</note>. Il faut assurément bien posséder sa langue, pour suffire à une
          abondance pareille, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans cette conformité d'idées n'addmettre aucun mot qui soit répété deux fois, à
          l'exception d'une seule épithète. </p>
        <p>Je ne crois pas, répliqua Timagène, <pb n="98" xml:id="A0098"/> qu'il y ait plus de
          variété dans ce morceau de Virgile, que dans celui d'un <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> de nos jours, que vous me permettrez de vous rappeller ici. Le sujet est badin, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je pense que c'est un nouveau mérite pour l'auteur, qui s'est trouvé obligé de
          relever la bassesse de sa <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice>, par l'élégance de sa diction. C'est du <choice>
            <orig>Lutrin vivant</orig>
            <reg><hi rend="italic">Lutrin vivant</hi></reg>
          </choice>, que je veux vous parler.<note resp="editor">Jean-Baptiste Louis Gresset
            (1709-1777 ), poète et dramaturge, élu membre de l'Académie française en 1748, publia
              <hi rend="italic">Le Lutrin vivant</hi> en 1734.</note> Il s'agit de décrire
          l'invention de dame Barbe, qui s'avise d'employer les feuillets de l'antiphonier,<note
            resp="author">Selon Féraud, l'antiphonier est un «&#160;livre qui contient les antiènes
            qu'on chante dans l'Église, notées en plain chant&#160;».</note> pour réparer le haut de
          chausses d'un enfant de chœur. Cet objet trivial revient sans cesse, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> toujours le poète le dépeint avec des grâces nouvelles. Il entre ainsi en
          matière.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">L'enfant de chœur Lucas </l>
            <l>Avait usé l'étui des pays-bas.</l></q><note>Desit: édition</note></p>
        <p>Il fallait y remédier, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'enfant trop pauvre, n'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> pas les moyens nécesaires pour cela. Dame Barbe devient sa ressource.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Enfin, pourtant, l'habile gouvernante </l>
            <l>Sût lui forger une armure décente.</l></q></p>
        <p>Elle détache quelques pages d'un vieux antiphonier,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent"><pb n="99" xml:id="A0099"/>Et les coud proprement,</l>
            <l>Pour relier un volume vivant.</l>
          </q></p>
        <p>Ces feuillets <choice>
            <orig>renfermoient</orig>
            <reg>renfermaient</reg>
          </choice> l'office du Patron. Le jour de la fête, le chantre, après avoir inutilement
          cherché dans le livre, <choice>
            <orig>apperçoit</orig>
            <reg>aperçoit</reg>
          </choice> par hasard l'enfant de chœur,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Qui de grimauds renforçant une troupe, </l>
            <l>Sans le savoir, portait l'office en croupe.</l>
          </q></p>
        <p>Voilà de suite quatre façons de parler différentes, aussi élégantes que nobles, pour
          exprimer un même objet, qui ne l'est assurément pas par lui-même. Elles ont encore
          l'avantage d'être placées, chacune dans l'endroit qui lui convient. Je crois que Virgile
          lui-même <choice>
            <orig>accorderoit</orig>
            <reg>accorderait</reg>
          </choice> son suffrage à cette riante fécondité&#160;?</p>
        <p>Quel homme de lettres, repartit Euphorbe, ne goûte pas dans l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> que vous citez, cette facilité de <choice>
            <orig>style</orig>
            <reg>stile</reg>
          </choice>, ce beau négligé, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cette aimable paresse qui semblent caractériser ses poésies&#160;? Mais surtout
          la variété <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'abondance des expressions y sont admirables&#160;; il sait déguiser si
          parfaitement son travail, qu'on <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> tenté de lui appliquer, <pb n="100" xml:id="A0100"/> ce qu'Ovide dit de
          lui-même, <q rend="italic">et quid-quid tentabam dicere, versus
            erat</q>.<note>(Desit: identifier passage chez Ovide: Tristia, IV, 10, 26. </note>
          Je n'<choice>
            <orig>ouvrois</orig>
            <reg>ouvrais</reg>
          </choice> la bouche, que pour parler en vers. </p>
        <p>Par ce déguisement, reprit Timagène, ne court-on pas risque de faire des ingrats&#160;?
          La plupart des lecteurs s'imaginent que rien n'est plus aisé que d'écrire ainsi, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> n'en savent aucun gré à l'auteur. Il me semble qu'il <choice>
            <orig>vaudroit</orig>
            <reg>vaudrait</reg>
          </choice> mieux imiter ces anciens écrivains du temps de François I, ou de Henri II, qui <choice>
            <orig>chargeoient</orig>
            <reg>chargeaient</reg>
          </choice> leurs ouvrages de citations <choice>
            <orig>Latines</orig>
            <reg>latines</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Grecques</orig>
            <reg>grecques</reg>
          </choice>. Cela <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> un air savant, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>annonçoit</orig>
            <reg>annonçait</reg>
          </choice> beaucoup d'étude <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de lecture.</p>
        <p>Cette méthode <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice> être bonne, interrompit Euphorbe, dans des <choice>
            <orig>siecles</orig>
            <reg>siècles</reg>
          </choice> où l'on <choice>
            <orig>lisoit</orig>
            <reg>lisait</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> où l'on <choice>
            <orig>étudioit</orig>
            <reg>étudiait</reg>
          </choice>. Nous en sommes dispensés aujourd'hui. Nous avons des dictionnaires <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des abrégés&#160;: cela nous suffit. Je ne prétends pas justifier le mauvais
          goût de ces temps reculés. On <choice>
            <orig>citait</orig>
            <reg>citoit</reg>
          </choice> trop <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> trop souvent&#160;; le prédicateur dans la <choice>
            <orig>Chaire</orig>
            <reg>chaire</reg>
          </choice>, s'<choice>
            <orig>appuyoit</orig>
            <reg>appuyait</reg>
          </choice> sur Aristote <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Sénéque</orig>
            <reg>Sénèque</reg>
          </choice>&#160;; l'avocat au Barreau, <choice>
            <orig>alléguoit</orig>
            <reg>alléguait</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>S.</orig>
            <reg>Saint</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Chrysostôme</orig>
            <reg>Chrysostome</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>S.</orig>
            <reg>Saint</reg>
          </choice> Thomas. Mais ne donnons-nous pas dans l'excès contraire&#160;? <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne renonçons-nous pas à être <choice>
            <orig>sçavans</orig>
            <reg>savants</reg>
          </choice>, dans la crainte <pb n="101" xml:id="A0101"/> de le <choice>
            <orig>paroître</orig>
            <reg>paraître</reg>
          </choice>&#160;? Notre <choice>
            <orig>siécle</orig>
            <reg>siècle</reg>
          </choice> est éclairé, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se flatte beaucoup de l'être&#160;: s'il se <choice>
            <orig>trouvoit</orig>
            <reg>trouvait</reg>
          </choice> aujourd'hui un nouvel Amiot, qui s'avisât de présenter à quelque grand seigneur,
          une épigramme <choice>
            <orig>Grecque</orig>
            <reg>grecque</reg>
          </choice>, croyez-vous qu'il eût une réponse différente, de celle que Henri II fit au
          premier&#160;; <q rend="italic">c'est du Grec&#160;: à d'autres&#160;?</q>
          Quoiqu'il en soit, si nous voulons plaire dans le récit, évitons toutes les citations qui
          ne sont pas indispensables, ou d'une utilité évidente.</p>
        <p>Vous mettez, sans doute, dans ce dernier genre, répliqua Timagène, celles qui se
          rencontrent dans nos meilleurs historiens, lorsqu'ils rapportent les faits dans les mêmes
          termes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans le vieux langage où ils ont été écrits par les <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> qu'ils consultent, tels que Joinville, <choice>
            <orig>Philippes de Comines</orig>
            <reg>Philippe de Commines</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> autres. Il y en a quelques-unes de cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> dans le président Hénault, quoiqu'il n'écrive qu'un abrégé.<note>(Desit&#160;:
            vérifier ou trouver l'anecdote .)</note></p>
        <p>De ces citations, répondit Euphorbe, si elles sont distribuées avec prudence, on retire
          un double avantage. Elles servent de preuve à ce que l'on avance, en montrant les sources
          où l'on a puisé&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> elles répandent dans le récit une variété qui plaît, en nous remettant sous <pb
            n="102" xml:id="A0102"/> les yeux les expressions simples, naïves <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> énergiques de nos ancêtres.<note resp="editor">Bérardier perpétue ici l'idée,
            présente chez le père Bouhours ou chez Jean Frain de Tremblay que la langue des époques
            plus anciennes avait plus d'énergie ; voir Michel Delon, <hi rend="italic">L'Idée
              d'énergie</hi>, 1988 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/21"
              >bibliographie</ref>).</note> Mais il me semble qu'elles doivent toujours renfermer
          quelque chose de frappant, soit pour l'expression, soit pour la pensée, qui puisse excuser
          la liberté qu'on prend de changer, pour ainsi dire, de langage. Telle est celle par où
          débute La Fontaine, dans la fable du rat <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la grenouille.</p>
        <p><q>
            <l>Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui </l>
            <l>Qui souvent s'engeigne soi même. </l>
            <l>J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui, </l>
            <l>Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême.</l><note>Desit.</note>
          </q></p>
        <p>Telles sont les paroles que <choice>
            <orig>Comines</orig>
            <reg>Commines</reg>
          </choice> met dans la bouche de Louis XI, pour excuser sa familiarité, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que rapporte le président Hénault&#160;: <q rend="italic">Lorsque orgueil
            chemine devant, honte <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dommage suivent de bien près</q>.<note>(Desit: identifier et vérifier
            passage .)</note> Dans le fabuliste, la force d'une expression surannée, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans l'historien, la richesse de la pensée, présentée sous un air simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> naïf, surprennent agréablement le lecteur.</p>
        <p>Il faut convenir, ajouta Timagène, que dans les ouvrages d'esprit, comme <pb n="103"
            xml:id="A0103"/> dans toutes les autres productions de l'art, la variété contribue
          beaucoup à prévenir le dégoût <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'ennui. Mais je trouve cependant, que par elle-même, elle n'a pas un certain je
          ne sais quoi qui nous attache.<note resp="editor">Pour la notion du 'je ne sais quoi',
            voir notre note <ref target="http://www.berardier.org/node/5#p61">page 61</ref>.</note>
          Ce parterre émaillé de mille fleurs différentes, charme les yeux&#160;: pourrait-on les
          tenir fixés un quart-d'heure seulement sur cet objet, tout agréable qu'il est&#160;? Il en
          est de même, selon moi, de ces livres intitulés&#160;: <hi rend="italic">Pensées
            Diverses</hi>, <hi rend="italic">Recueils de Pièces Fugitives</hi>. Il y règne une
          prodigieuse diversité&#160;: cependant, on en abandonne la lecture, avec autant de
          facilité qu'on l'<choice>
            <orig>avait</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> commencée. Je crois en <choice>
            <orig>appercevoir</orig>
            <reg>apercevoir</reg>
          </choice> la cause dans le défaut d'intérêt. Ces sortes d'ouvrages parlent toujours à
          l'esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> jamais au cœur. C'est un bouquet qui flatte un moment l'odorat, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui se fâne <choice>
            <orig>aussi-tôt</orig>
            <reg>aussitôt</reg>
          </choice>. Tout ce qui nous intéresse, au contraire, a des grâces constantes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui ne fatiguent jamais. Je vous avoue mon faible&#160;; c'est l'intérêt qui me
          plaît dans un ouvrage.<note resp="editor">Sur la notion d'intérêt, voir nos remarques à la
              <ref target="http://www.berardier.org/node/26#p105">page 105</ref>.</note> C'est un
          charme divin, un art magique, qui s'empare de notre <choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la conduit à son gré. Plus puissant que la baguette des <choice>
            <orig>Fées</orig>
            <reg>fées</reg>
          </choice>, tantôt il arrache des larmes, tantôt il répand dans les cœurs <pb n="104"
            xml:id="A0104"/> la joie, la tristesse, ou l'horreur. En vain <choice>
            <orig>prétendroit</orig>
            <reg>prétendrait</reg>
          </choice>-on lui résister&#160;: plus on fait d'efforts pour combattre, plus on est
          asssuré d'être vaincu.</p>
        <p>C'est cela précisément, interrompit Euphorbe, qui rend les spectacles dangereux, <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> à la jeunesse. Un <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> dramatique, sans intérêt, est une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'automate&#160;: on n'en soutient pas même la lecture. Ce sont donc ceux qui
          intéressent le plus, qu'on recherche avec le plus d'empressement. Jugez maintenant quel
          effet ces représentations doivent faire sur un cœur jeune encore <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui n'est point en garde. Que l'illusion théâtrale ne produise point le plaisir
          que nous y éprouvons, comme le prétend M. l'abbé Dubos, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il ne soit dû qu'à l'émotion qu'excite en nous l'imitation d'un objet
          intéressant, c'est une question qu'il est inutile d'examiner ici.<note resp="editor"
            >Euphorbe fait référence aux <hi rend="italic">Reflexions critiques sur la poésie et sur
              la peinture</hi> de l'abbé Dubos, parues en 1719 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>).</note> Ce qu'il y a
          d'incontestable, c'est que pour nous attacher, il faut mettre en jeu des passions, qui
          tout artificielles qu'on les suppose, ressemblent si bien aux véritables, qu'on peut s'y
          tromper. L'intérêt seul peut faire jouer ces ressorts, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> s'il ne s'<choice>
            <orig>attachoit</orig>
            <reg>attachait</reg>
          </choice> qu'à réveiller des passions légitimes, telles que l'horreur pour le vice <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la compassion pour les <pb n="105" xml:id="A0105"/> innocents malheureux, son
          utilité <choice>
            <orig>égaleroit</orig>
            <reg>égalerait</reg>
          </choice> ses charmes. Au reste, pour nous former une idée juste de ce qu'on appelle
          intérêt, on peut dire, je crois, que c'est un penchant secret du cœur, qui nous rend
          sensibles aux <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> heureux ou malheureux que nous entendons raconter, ou dont nous sommes les
            témoins.<note resp="editor">L’intérêt et l’intéressant deviennent des catégories
            esthétiques centrales, au XVIIIe siècle. Voir, pour plus de renseignements, le <ref
              target="http://www.berardier.org/node/9">dossier critique</ref>.</note></p>
        <p>Je vous passe aisément la définition, repartit Timagène, pourvu que nous examinions
          comment on le fait naître.</p>
        <p>Tout l'artifice, reprit Euphorbe, consiste à faire agir le sentiment. La variété dont
          nous nous entretenions <choice>
            <orig>tout-à-l'heure</orig>
            <reg>tout à l'heure</reg>
          </choice>, fait les délices de l'esprit&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le sentiment est l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice> de l'intérêt, qui l'augmente à son tour <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le fortifie. L'imagination est une faculté vive <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> impétueuse&#160;; <choice>
            <orig>bien-tôt</orig>
            <reg>bientôt</reg>
          </choice> elle cesse de s'occuper de ce qui lui <choice>
            <orig>plaisoit</orig>
            <reg>plaisait</reg>
          </choice> le plus&#160;; son feu demande sans cesse un nouvel aliment. Le sentiment est
          constant <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> durable&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus l'émotion qu'il éprouve est forte <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> bien ménagée, plus il se fixe à l'objet qui en est la cause. On lit avec
          plaisir, pendant un quart d'heure, <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice> ode pleine de chaleur, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> bien versifiée&#160;; mais tout un peuple, pendant plus de deux heures, demeura
            <pb n="106" xml:id="A0106"/> attentif à la représentation d'Athalie&#160;; il y verse
          des larmes&#160;; il en sort à regret. L'un <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre de ces ouvrages attache par l'attrait du plaisir&#160;; mais le premier
          n'a que des charmes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le second met en mouvement les passions&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>par-là</orig>
            <reg>par là</reg>
          </choice> même, il intéresse. Car tout ce qui produit en nous une vive émotion, a le droit
          de nous attacher.</p>
        <p>Sur ce principe, ajouta Timagène, je ne vois rien de si contraire à l'intérêt, que cette
          affectation d'esprit trop <choice>
            <orig>familiere</orig>
            <reg>familière</reg>
          </choice> à beaucoup d'écrivains. L'éclat des pensées, la richesse du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, l'harmonie même <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la cadence des phrases occupent l'esprit presque tout entier, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nuisent à l'impression qu'<choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> fait l'objet lui-même, sans tout cet appareil étranger. Vous vous rappeliez,
          peut-être, l'éloge funèbre du cardinal de Fleury qui fut fait, il y a quelques années,
          dans la capitale de ce <choice>
            <orig>Royaume</orig>
            <reg>royaume</reg>
          </choice>. Tout y <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> au profit de l'orateur, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> rien, ou presque rien, pour le ministre. Les portraits, les pensées ingénieuses,
          les descriptions brillantes, les antithèses recherchées y <choice>
            <orig>étoient</orig>
            <reg>étaient</reg>
          </choice> prodiguées. Après la lecture de cet ouvrage, on s'écriait, quel <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>&#160;! quelle abondance&#160;! que d'esprit&#160;! Mais presque personne ne
            <note>(Desit: commenter le dépassement de l'esthétique classique ici, à travers la
            valorisation de l'intérêt. Mais sussi rejet de l'imagination.)</note>
          <pb n="107" xml:id="A0107"/>
          <choice>
            <orig>songeoit</orig>
            <reg>songeait</reg>
          </choice> à dire, quelle perte a fait la France&#160;! Le sentiment, sans doute, <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> étouffé sous les <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> de l'éloquence. Cherchons donc, s'il vous plaît, quels sont les moyens les plus
          propres pour exiter certe douce émotion du sentiment, dont les chaînes, pour être de
          roses, n'en sont pas moins invincibles.</p>
        <p>On peut bien dire ici, avec l'abbé <choice>
            <orig>du Bos</orig>
            <reg>Dubos</reg>
          </choice>, repartit Euphorbe, que le goût décide mieux du mérite d'un ouvrage, que les <choice>
            <orig>raisonnemens</orig>
            <reg>raisonnements</reg>
          </choice> les plus exacts.<note>(Desit&#160;: identifier passage précis de Dubos.
            .)</note> La règle la plus sûre pour savoir si l'on a réussi, est d'examiner si le récit
          nous affecte nous-mêmes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fait impression sur les autres. Essayons néanmoins d'analyser, le moins mal
          qu'il sera possible, ces affections de notre <choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>, qui produisent l'intérêt. Le ressort le plus puissant <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le plus général de nos actions est cet amour de nous-mêmes qui veille à notre
          conservation <choice>
            <orig>particuliere</orig>
            <reg>particulière</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à notre bien-être. Nous démêlons encore dans notre cœur une inclination secrète
          qui nous attache à nos semblables, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui fait le lien de la société. L'assassin, qui dans les détours d'une forêt
          poignarde le voyageur pour lui ravir son argent, en travaillant à son propre bien, est
          obligé de vaincre <pb n="108" xml:id="A0108"/> la répugnance naturelle qu'il éprouve pour
          ce crime affreux. De ces divers <choice>
            <orig>sentimens</orig>
            <reg>sentiments</reg>
          </choice>, naît dans tous les hommes un double intérêt. L'un est général&#160;: nous le
          connaissons sous le nom d'humanité&#160;; il nous rapproche de tous les êtres
          raisonnables, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous rend citoyens de l'univers. Le Huron le plus farouche, à la vue d'un
          étranger qu'on égorge, devient sensible, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se porte machinalement à le secourir. L'autre est particulier, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> varie selon nos passions, nos <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice>, nos habitudes <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les différentes situations où nous nous trouvons. Parmi tous les hommes, il nous
          donne plus d'inclination pour ceux d'un certain état, d'un certain pays, d'une certaine
          ville, d'une certaine condition&#160;: il nous affectionne à nos <choice>
            <orig>parens</orig>
            <reg>parents</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à nos amis, à notre argent même, à nos possessions <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à tout ce qui peut avoir rapport à ces objets.</p>
        <p>Que de gens, interrompit Timagène, que l'intérêt particulier rend les fléaux de
          l'univers, dont ils <choice>
            <orig>devroient</orig>
            <reg>devraient</reg>
          </choice> être les citoyens&#160;!</p>
        <p>C'est l'abus de l'amour-propre&#160;; j'en conviens, continua Euphorbe&#160;: mais c'est
          dans cet abus même que l'auteur d'un récit peut trouver de quoi rendre intéressant son
            ouvrage.<note>(Desit&#160;: comparer avec Dubos .)</note></p>
        <p><pb n="109" xml:id="A0109"/>Fort bien, reprit Timagène, je vous entends&#160;: nous
          mettrons sous les yeux du lecteur, un héros qui périt de douleur de voir l'objet de sa
          passion engager sa foi à un autre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous nous efforcerons de le rendre sensible à ce malheureux sort&#160;: nous
          l'intéresserons pour un scélérat adroit, qui vient à bout, à force d'artifice, de détrôner
          son souverain, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de se faire un grand nom&#160;: nous obtiendrons son estime, pour un jeune
          libertin qui emploie son esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> son habileté à tromper un père crédule, afin de satisfaire une passion aveugle, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui se trouve enfin réduit à la plus honteuse misère. Je suis votre serviteur.
          J'aimerais mieux ne lire jamais, que de m'intéresser pour de pareils événements.</p>
        <p>Vous me faites injure, repartit Euphorbe, si vous croyez que ce soit là ma façon de
          penser. Quand je dis qu'un auteur doit profiter des scènes que donnent les passions <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les vices des hommes, afin de rendre son ouvrage intéressant, j'entends bien que
          cet intérêt sera tout en faveur de la vertu. Si la fidélité de l'histoire l'oblige à
          rendre justice aux talents <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à l'habileté d'un scélérat, l'adresse du récit doit inspirer <pb n="110"
            xml:id="A0110"/> de l'horreur pour l'abus qu'il en fait&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je condamne avec vous ces écrivains malheureux qui font goûter à leurs lecteurs
          le poison le plus funeste, en les prenant par leur faible&#160;; je veux dire en flattant
          leurs penchants déréglés. Mais avec cela, il n'en est pas moins vrai que l'écrivain le
          plus jaloux d'être utile, trouve dans ces désordres <choice>
            <orig>même</orig>
            <reg>mêmes</reg>
          </choice> une source inépuisable d'intérêt. S'intéresse-t-on autant pour la vertu,
          lorsqu'elle est libre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans obstacle, que quand elle gémit sous les coups du crime heureux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> puissant&#160;? Pour être utile aux hommes, il faut leur plaire&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> pour leur plaire, il faut les intéresser.<note resp="editor">Bérardier de Bataut
            mêle ici, de manière caractéristique, des aspects de la théorie esthétique du XVIIe <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> du XVIIIe siècle. Les théoriciens du XVIIe siècle avaient instauré une
            hiérarchie théorique nette entre l’instruction avant tout morale <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le plaisir esthétique, le dernier n’étant que le moyen pour produire la
            première&#160;; idée que Bérardier reprend. Au XVIIIe siècle, l'abbé Batteux distingue
            les beaux-arts des autres arts par ce que leur finalité première est le plaisir <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> non l'utilité&#160;; position que Bérardier n'adopte pas. Bérardier ajoute
            cependant l'idée que le plaisir esthétique dépend à son tour de l'intérêt, catégorie qui
            implique également la prise en compte de la perspective de réception, position
            caractéristique des théoriciens du XVIIIe siècle. Pour plus de renseignements, voir
            Nathalie Kremer, <hi rend="italic">Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe
              siècle</hi>, 2008 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/21"
              >bibliographie</ref>), en particulier le chapitre « Instruire ou plaire&#160;?
            Finalité des beaux-arts », p. 28-43. Sur la notion d'intérêt, voir notre note <ref
              target="http://www.berardier.org/node/26#p105">page 105</ref>.</note><note>Desit:
            créer section 'notions'</note></p>
        <p>Pourvu qu'on s'y prenne de cette manière, répliqua Timagene, je suis d'accord avec vous.
          Ainsi, en mettant à part tout ce qui peut flatter la malignité où les affections déréglées
          du cœur humain, je crois que dans le genre d'écrire dont nous parlons, pour s'assurer du
          succès, il faut préférer l'intérêt particulier au général. Ce qui nous touche
          personnellement a sur notre âme un tout autre empire, que ce qui nous est commun avec le
          reste des hommes. Cet empire est si puissant, qu'il nous fait trouver du plaisir dans le
          spectacle des <pb n="111" xml:id="A0111"/> dangers les plus affreux, où les autres sont
          exposés, par l'assurance où nous sommes d'en être nous-mêmes exempts. Vous connaissez ces
          vers fameux d'un poète latin,<note resp="author"><choice>
              <orig>Lucr. de Nat. Rer. Lib. 2°</orig>
              <reg>Lucrèce, <hi rend="italic">De rerum natura</hi>, livre 2</reg>
            </choice>.</note><note resp="editor">Pour une utile mise au point, tant de l'histoire du
            'naufrage vue de loin' depuis Lucrèce que de ses réalisations narratives au XVIIIe
            siècle, voir Michel Delon, «&#160;Naufrages vus de loin&#160;», 1988 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/21">bibliographie</ref>).</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Suave mari magno, turbantibus æquora ventis,</hi>
            </l>
            <l><hi rend="italic">E terra alterius magnum spectare laborem.</hi></l>
          </q></p>
        <p><q rend="inline">« C'est un objet charmant, pour un homme placé sur le rivage,
            d'appercevoir un vaisseau battu de la tempête, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'être témoin du péril <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> du désespoir de tout l'équipage. »</q></p>
        <p>Tout le monde n'est pas du même avis que Lucrèce, interrompit Euphorbe. Le poète rejette
          ce sentiment sur la malignité du cœur humain, jointe à la persuasion où l'on est que le
          péril ne nous regarde point&#160;; mais d'autres l'attribuent à l'émotion vive <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> animée qu'excite en nous la vue d'un objet aussi pittoresque qui s'empare de
          toutes les facultés de notre âme, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les tient en suspens.<note>(Desit: retrouver les deux positions; Dubos?
            .)</note> Je me rangerais volontiers du coté de ceux-ci&#160;: car enfin, personne ne
          s'avise de réfléchir dans cette circonstance, s'il est à couvert des maux auxquels <pb
            n="112" xml:id="A0112"/> les autres sont en proie. On y pense même si peu, que quand un
          intérêt vif <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> particulier vient alors se joindre à ce trouble, où l'on trouve des charmes, on
          ne balance pas à s'exposer soi-même aveuglement à la mort la plus certaine. Une épouse, un
          père, se précipiteront au milieu des eaux ou des flammes, pour en arracher un époux où un
          fils, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne s'appercevront pas qu'ils vont périr eux-mêmes, sans pouvoir secourir ceux
          dont le danger les effraye.</p>
        <p>Tout cela est fort bon, reprit Timagène&#160;: mais, pouvez-vous en dire autant de ce
          plaisir barbare que goûtaient les Romains, en voyant des gladiateurs s'égorger sous leurs
          yeux, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'arène baignée de leur sang&#160;?</p>
        <p>Sans doute, continua Euphorbe. Un Romain, dès l'âge le plus tendre, accoutumait sa vue à
          ces spectacles sanglants&#160;; dans des combats presque continuels il fortifiait cette
          habitude, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la peinture où la simple description de ces jeux cruels, qui suffirait pour vous
          émouvoir avec plaisir, n'aurait effleuré que la superficie de son âme, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'aurait trouvé insensible. Ne commençons-nous pas nous-mêmes à nous apprivoiser
          avec ces <pb n="113" xml:id="A0113"/> objets&#160;? Nos tragiques du siècle dernier <choice>
            <orig>avoient</orig>
            <reg>avaient</reg>
          </choice> grand soin de ne point mettre sous les yeux du spectateur, des héros expirants.
          Nous devenons plus intrépides aujourd'hui&#160;; nous imitons nos voisins, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous voulons voir par nous-mêmes l'effet du poison <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du fer.<note resp="editor">Voir, pour l'analyse d'un exemple de cette pratique
            théâtrale modifiée, Kate Tunstall, « Racine in 1760 and 1910&#160;», 2005 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/21">bibliographie</ref>).</note> Le grand art,
          pour rendre un récit intéressant, est donc d'examiner avec soin, quelle impression ferait
          l'objet lui-même sur ceux qui doivent en lire ou en entendre le détail&#160;: ce qu'on ne
          peut découvrir qu'en étudiant leur caractère, leurs usages <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> leurs mœurs. Les Grecs, plus délicats <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus sensibles que les Romains, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> moins faits aux horreurs du carnage, ne se prêtèrent que fort tard aux
          divertissements de l'arène. En adoptant les usages de leurs vainqueurs, ils en prirent la
          férocité. Ainsi, ce qui amusera tout un peuple, en révolterait un autre. C'est à quoi le
          narrateur doit faire une sérieuse attention, en observant d'ailleurs, que la
          représentation d'un objet a bien moins de force pour émouvoir l'esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le cœur, que n'aurait la présence de l'objet lui-même.<note>(Desit: référence à
            Dubos, qui parle de ces problèmes&#160;: objet réel, objet représenté. .)</note> Nous
          entendons avec un sentiment de compassion, mêlé de plaisir, la description de la mort de
          Mithridate ou de Pompée&#160;; si nous eussions <pb n="114" xml:id="A0114"/> été dans le
          sénat aux Ides de Mars&#160;; le corps de César percé de vingt-deux coups de poignard, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> couvert de sang, nous eût causé de l'horreur. En un mot, c'est le mouvement que
          l'on donne à nos passions qui nous captive <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous intéresse, pourvu que cette agitation ne soit pas assez violente pour
          devenir désagréable. L'action du feu est douce <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> gracieuse à une certaine distance&#160;; si l'on s'en approche de trop près,
          elle divise, elle déchire <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> produit la plus vive douleur.</p>
        <p>De tout ce que vous venez de dire, poursuivit Timagène, il est aisé de conclure qu'il y a
          certaines personnes plus difficiles à ébranler que d'autres&#160;; ce qui me persuade
          encore davantage, qu'il faut préférer l'intérêt particulier au général. Le Tartare le plus
          sauvage, s'il a des enfants, ne pourra refuser des larmes au sort de Brutus, forcé
          d'immoler ses deux fils à la liberté publique. Les Romains, tout insensibles qu'ils <choice>
            <orig>étoient</orig>
            <reg>étaient</reg>
          </choice> aux spectacles les plus barbares, ne voyaient qu'avec la plus vive émotion, un
          de leurs citoyens traîné dans les prisons pour dettes, parce que cet objet les intéressait
          tous en particulier. </p>
        <p>Il est incontestable, reprit Euphorbe, <pb n="115" xml:id="A0115"/> que ce qui nous
          touche personnellement, agit avec bien plus de force que tout ce qui n'a que des rapports
          généraux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> communs avec nous. Mais reconnaissez aussi que dans cette circonstance, on perd,
          pour ainsi parler, en largeur, ce que l'on gagne en profondeur. On fait une impression
          plus forte <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus durable&#160;: mais il y a moins de personnes qui en éprouvent les effets.
          La mort d'un visir étranglé à la Porte, met en mouvement ses parents, ses amis, peut-être
          une bonne partie de Constantinople&#160;; au-delà, elle sert seulement d'entretien aux
            nouvellistes.<note resp="editor">« Nouvelliste. subst. masc. Qui est curieux de sçavoir
            &amp; de debiter des nouvelles. », <hi rend="italic">Dictionnaire de l'Académie
              française</hi> (1e éd., 1694).</note></p>
        <p>Eh bien, répliqua Timagène, pour terminer le différend, unissons l'un <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre intérêt, autant qu'il nous sera possible. Sans doute, alors vous serez
          content. Il est peu de poètes, selon moi, qui les <choice>
            <orig>ait</orig>
            <reg>aient</reg>
          </choice><note>(Desit: vérifier s'il n'y a pas une règle d'accord plus ancienne qui
            justifie "ait" .)</note> mieux rapprochés tous les deux, que Virgile dans son Énéide. Un
          héros de la plus illustre naissance, vertueux, aussi intrépide qu'il est humain <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> généreux, capable d'une faiblesse, mais incapable d'un crime, éprouve tous les
          malheurs <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> tous les revers qui semblent devoir être réservés aux scélérats. Il en triomphe
          enfin par sa constance, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fonde un grand empire. Il <pb n="116" xml:id="A0116"/> n'est point d'homme,
          quand on le supposerait né dans l'épais climat de la <choice>
            <sic>Bœotie</sic>
            <corr>Béotie</corr>
          </choice><note resp="editor">La Béotie, région de Grèce centrale.</note>, qui ne prenne
          part aux dangers que court le fils d'Anchise, soit dans les longs voyages, soit dans les
          guerres qu'il est obligé de soutenir en Italie. Mais pour les Romains, l'intérêt <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> encore bien plus vif. Dans Énée, Auguste retrouvait l'auteur de sa race, son
          propre caractère, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> jusqu'à ses défauts. Le peuple de Rome voyait avec plaisir dans l'aventure de
          Didon la naissance de Carthage, cette fière rivale qu'il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> vaincue, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la source de ses démêlés avec elle. Quel objet plus flatteur pour les Patriciens <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les grands, que d'appercevoir leurs noms <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> leurs familles annoncés si longtemps auparavant tantôt par les oracles, tantôt
          dans les champs Élisées, tantôt sur le bouclier d'Énée, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le ciel tout entier, occupé de leur grandeur&#160;? Partout, l'empire du monde,
          promis par les destins à la ville que devait bâtir le prince Troyen, appuyait
          merveilleusement l'opinion favorite de ces Républicains. Assurément, Madame Dacier
          avouerait ici elle-même, que le chantre de Mantoue l'emporte sur son modèle.<note
            resp="editor">Il est question ici de Virgile, né à Andes près de Mantoue en Italie, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'Anne Dacier (1647-1720), qui publia une traduction en prose de l'<hi
              rend="italic"> Iliade</hi> puis de l'<hi rend="italic">Odyssée</hi>, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui s'opposa à Houdar de La Motte dans ce qui devint une reprise de la
            «&#160;Querelle des anciens <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des modernes&#160;», au début du XVIIIe siècle. Pour une synthèse, voir
            Anne-Marie Lecoq, <hi rend="italic">La Querelle des Anciens et des Modernes&#160;:
              XVIIe-XVIIIe siècles</hi>, 2001 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/21"
              >bibliographie</ref>).</note></p>
        <p>Je suis fort de votre avis, poursuivit <pb n="117" xml:id="A0117"/> Euphorbe&#160;; ces
          deux attraits réunis agissent puissamment sur l'âme, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'ailleurs, nous assurent les suffrages de tous les lecteurs tels qu'ils
          puissent être.<note resp="author"><q rend="italic">Nihil est aptius ad delectationem
              lectoris, quam temporum varietates, fortunaeque vicissitudines. ... Habet enim
              praeteriti doloris secura recordatio delectationem. Cæteris vero nulla perfunctis
              propria molestia, casus alienos sine ullo dolore intuentibus etiam ipsa misericordia
              est iucunda. Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam
              miseratione delectat&#160;: qui tum denique sibi evelli iubet spiculum, postea quam ei
              percontanti dictum est, clypeum esse salvum&#160;; ut etiam in vulneris dolore aequo
              animo cum laude moreretur. ... Viri saepe excellentis ancipites variique casus habent
              admirationem, exspectationem, laetitiam, molestiam, spem, timorem. Si vero exitu
              notabili concluduntur, expletur animus iucundissima lectionis voluptate.</q>Cic.
            ep. l. 5. ep. ad Lucceium.</note><note resp="editor">Le passage se trouve dans les <hi
              rend="italic">Epistularum ad familiares</hi> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node/21">bibliographie</ref>), livre cinq&#160;: <hi
              rend="italic">Ad Q. Metellum et Ceteros</hi>, lettre XII&#160;: «&#160;Nihil est enim
            aptius ad delectationem lectoris quam temporum varietates fortunaeque vicissitudines:
            quae etsi nobis optabiles in experiendo non fuerunt, in legendo tamen erunt iucundae,
            habet enim praeteriti doloris secura recordatio delectationem; ceteris vero nulla
            perfunctis propria molestia, casus autem alienos sine ullo dolore intuentibus etiam ipsa
            misericordia est iucunda. Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non
            cum quadam miseratione delectat? qui tum denique sibi evelli iubet spiculum, posteaquam
            ei percontanti dictum est clipeum esse salvum, ut etiam in vulneris dolore aequo animo
            cum laude moreretur. Cuius studium in legendo non erectum Themistocli fuga redituque
            retinetur? etenim ordo ipse annalium mediocriter nos retinet quasi enumeratione
            fastorum: at viri saepe excellentis ancipites variique casus habent admirationem
            exspectationem, laetitiam molestiam, spem timorem; si vero exitu notabili concluduntur,
            expletur animus iucundissima lectionis voluptate.&#160;»</note>
          <q rend="inline">Rien n'est plus propre, dit Cicéron, à faire sur un lecteur une
            impression agréable, que la variété des événements <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les vicissitudes de la fortune. A-t-on été malheureux&#160;? Le souvenir de
            ces maux dont on est délivré, a des charmes. Ceux mêmes qui n'ont jamais éprouvé de
            revers, lorsqu'ils sont les tranquilles témoins des malheurs <pb n="118" xml:id="A0118"
            /> d'autrui, trouvent du plaisir dans la compassion que ces infortunes font naître. Qui
            de nous, n'éprouve pas ce sentiment tout-à-la-fois triste <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> gracieux, en voyant Epaminondas blessé à mort, à la journée de Mantinée, ne
            permettre qu'on arrachât le fer de sa blessure, qu'après avoir appris que son bouclier
            etait retrouvé, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> avec cette tranquillité au milieu des plus vives douleurs, mourir sans peine
            en emportant toute sa gloire dans le tombeau&#160;? Les hasards, ajoute-t-il, que court
            un homme d'un mérite distingué, enfantent la surprise, la curiosité, la joie,
            l'inquiétude, l'espérance, la crainte&#160;: <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> si la catastrophe a quelque chose de frappant, l'esprit goûte alors un plaisir
            parfait dans la lecture de ces événements. »</q> L'orateur romain, comme vous voyez,
          s'accorde avec vous, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> renferme sous un seul coup d'œuil, ce double intérêt dont nous parlons&#160;: il
          veut que notre récit affecte non seulement ceux qui se sont trouvés dans des circonstances
          à-peu-près semblables à celles que nous décrivons, mais qu'il puisse faire impression sur
          les cœurs les plus indifférents.</p>
        <p><pb n="119" xml:id="A0119"/>Je vois parfaitement, reprit Timagène, ce qu'il exige de
          nous. Mais quel moyen, s'il vous plaît, d'agir également sur tant de caractères différents
          dans les différents hommes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> même dans les différents peuples. L'Espagnol est fier jusque dans la
          misère&#160;; il demande l'aumône, du ton dont il exigerait une dette. L'Anglais est
          profond, froid <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> réservé jusque dans ses plaisirs&#160;; il rit sérieusement. Le Français est
          délicat <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> léger, même dans sa sensibilité&#160;: pour peu qu'on ne s'y prenne pas bien, en
          voulant lui arracher des larmes, on le porte à rire, où l'on excite ses dégoûts.</p>
        <p>Je l'avoue, répondit Euphorbe, il n'est pas aisé d'intéresser tout le monde. Cependant,
          pour y réussir, autant qu'il est possible, je voudrais, dans les ouvrages de pure fiction,
          imaginer des événements analogues, d'abord aux <choice>
            <orig>sentimens</orig>
            <reg>sentiments</reg>
          </choice> que la nature a gravés dans le cœur de tous les hommes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'ailleurs capables de faire une impression plus particulière encore, sur telle
          ou telle société pour laquelle je me proposerais d'écrire. Dans les récits où l'exactitude
          de la vérité ne laisserait plus de liberté à mon choix, je rapprocherais certaines <pb
            n="120" xml:id="A0120"/> circonstances frappantes&#160;; j'entrerais dans certains
          détails intéressants&#160;; je m'étendrais plus volontiers sur certains faits de l'espèce
          de ceux dont vous venez de parler. Ces faits sont ceux qui ont plus de rapport, non
          seulement avec les idées de tout ce qui pense, mais qui sont plus conformes aux goûts, à
          la situation, aux usages d'un grand peuple, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> propres à les affecter par les conséquences qu'ils peuvent avoir pour lui. La
          vie des hommes en présente toujours un grand nombre de ce genre. C'est à l'habileté de
          l'écrivain d'en faire son profit.</p>
        <p>Voilà précisément, interrompit Timagène, ce que j'admirais, il n'y a qu'un moment, dans
          Virgile. J'avais douté longtemps s'il convenait à un auteur, surtout dans la carrière
          sérieuse de l'histoire, d'étudier les goûts de ses lecteurs&#160;; mais je vois maintenant
          que, sans blesser la vérité, on peut flatter certains préjugés légitimes, ou innocents,
          pour rendre la vertu plus aimable, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> peindre le vice sous les couleurs odieuses qu'il mérite. Les insulaires, nos
          voisins <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nos rivaux, sont jaloux de la liberté plus qu'aucun autre peuple. C'est
          peut-être un fantôme&#160;; mais enfin, ils en sont épris. Serait-il défendu de chercher
            <pb n="121" xml:id="A0121"/> à leur plaire, en peignant avec plus de force les hauts
          faits de ceux qui ont combattu pour elle&#160;? Ne peut-on pas même les faire convenir
          adroitement des malheureux effets que produit cet enthousiasme, lorsqu'il est aveugle, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il n'a plus de règle&#160;? Nous naissons avec l'amour pour nos
          souverains&#160;: ne doit-on pas savoir gré à un auteur, qui s'attache à rapprocher sous
          les yeux des Français, ces prodiges de dévouement dont leur histoire fait mention&#160;?
          L'héroïsme des anciens habitans de Calais a produit sur la scène <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'enchantement&#160;; il a rendu des milliers de spectateurs émules de leur
          gloire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> leur a fait sentir qu'ils <choice>
            <orig>étoient</orig>
            <reg>étaient</reg>
          </choice> disposés à agir comme eux, si leur fidélité <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> mise à la même épreuve. Passer légèrement sur des détails de cette espèce, ce
          serait dérober au lecteur la partie la plus agréable <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la plus utile de l'histoire. Ce fut là, je n'en doute pas, l'espèce de magie
          qu'employa Tyrtée, pour ramener au combat les Spartiates découragés, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> leur faire effacer, par une victoire éclatante, leurs premières défaites.<note
            resp="editor">Tyrtée (Τυρταῖος), poète spartiate du VIIe siècle av. JC.</note> En effet
          on se passionne alors, on prend parti dans des objets dont on est séparé par les temps <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par <pb n="122" xml:id="A0122"/>
          <choice>
            <sic/>
            <corr>les</corr>
          </choice> lieux, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'on conçoit une vive impatience ce d'apprendre le succès d'un événement qu'on
          regarde comme sa propre affaire.</p>
        <p>Cette impatience dont vous parlez, reprit Euphorbe, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui naît de l'intérêt, peut quelquefois tenir sa place, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le suppléer. Elle a même souvent une origine différente de la sienne&#160;: elle
          est produite par la curiosité naturelle à l'homme. Si l'écrivain sait bien ménager cette
          passion, elle attache&#160;; elle produit presque tous les effets que vous venez de
          détailler avec complaisance&#160;; on la prendrait pour l'intérêt lui-même.</p>
        <p>C'est, sans doute, pour exciter cette curiosité, poursuivit Timagène, que la plupart des
          auteurs font des préfaces, des prologues, des avant-propos&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'ils annoncent leur sujet le plus magnifiquement qu'il est possible&#160;; tel
          que cet écrivain du dernier siècle, qui débute dans une histoire romaine à-peu-près par
          cette phrase&#160;: Je vais suivre dans son vol cet aigle rapide, qui couvrit l'univers
          entier de ses ailes. Un mauvais plaisant <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> pu dire, qu'il <choice>
            <orig>faisoit</orig>
            <reg>faisait</reg>
          </choice> bon alors&#160;: qu'on <choice>
            <sic>avoit</sic>
            <corr>n'avait</corr>
          </choice> rien à craindre de la pluie, ni du soleil.</p>
        <p>Vous avez raison de dire un mauvais plaisant, répliqua Euphorbe&#160;; car la
          plaisanterie ne serait pas des meilleures.</p>
        <p><pb n="123" xml:id="A0123"/>Au reste, la pensée gigantesque de l'auteur mérite bien une
          raillerie. Il est bon, sans doute, d'exposer le sujet qu'on traite&#160;: mais, selon le
          précepte d'Horace,<note resp="author"><choice>
              <orig>Art. Poët.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Art poétique</hi>,</reg>
            </choice> v. 136</note> il faut le faire avec modestie. C'est se ruiner d'avance, que de
          prendre de trop grands engagements. Le lecteur se met en garde contre ces magnifiques
          promesses&#160;; ils devient plus difficile, ou peut-être il conçoit une si haute idée du
          sujet, qu'il est presque impossible à l'auteur d'y répondre dans la suite. En effet, avoir
          à remplir l'attente du public trop prévenu en faveur d'un ouvrage, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> succéder dans une place éminente à un homme du premier mérite, sont deux
          situations à peu près pareilles&#160;: l'une <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre demande des efforts extraordinaires. Il est, je crois, un moyen plus
          adroit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> moins dangereux d'exciter la curiosité. Il consiste à imiter ces peintres, qui
          d'un beau morceau d'architecture ne laissent appercevoir qu'une partie de l'entablement <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quelques colonnes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> jettent sur tout le reste un grand voile. Un objet qui ne se découvre qu'à
          moitié, irrite les désirs, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> met en jeu l'imagination, qui se figure dans<note>(Desit&#160;: citer passage,
            et traduction . commenter voile/imagination&#160;: Lessing, peinture .)</note>
          <pb n="124" xml:id="A0124"/> ce qu'elle ne voit pas, plus de beautés, peut-être, qu'il
          n'en renferme. Ainsi, je conseillerais à un écrivain, d'exposer son sujet de manière à en
          donner une idée générale, mais qui fasse désirer beaucoup plus que ce qu'on en dit&#160;:
          surtout d'être très attentif à ne point présenter trop tôt le succès des grands
          événements, le dénouement d'une intrigue importante, l'issue d'un projet intéressant. Si
          on les laisse entrevoir, ce doit être à travers un nuage épais, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans un point de vue si éloigné, que ce coup d'œil augmente l'impatience
          qu'avait déjà le lecteur de les examiner à loisir <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de plus près.<note resp="editor">Bérardier fait allusion au même principe dans
            le quatrième entretien, <ref target="http://www.berardier.org/node/27#p234">page
              234</ref>).</note></p>
        <p>N'est-ce point là, reprit Timagène, ce que les rhéteurs appellent sustentation, ou
          suspension&#160;?</p>
        <p>Précisément, répondit Euphorbe.<note resp="editor">Henri Morier définira la 'suspension'
            de la manière suivante&#160;: «&#160;Figure qui consiste à piquer la curiosité de
            l'auditeur ou du lecteur, à lui faire pressentir une chose dont on retarde ensuite
            l'énoncé, afin de mieux combler son attente ou de surprendre davantage&#160;». Voir
            Henri Morier, <hi rend="italic">Dictionnaire de poétique et de rhétorique</hi>, 1961
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/21">bibliography</ref>), p.
            417.</note><note>Desit: définition Fontanier</note></p>
        <p>Ainsi, poursuivit Timagène, ce que l'orateur doit pratiquer dans quelques endroits de son
          discours, ou même dans quelques phrases en particulier, le narrateur est tenu de
          l'observer, dans tout le cours de son ouvrage&#160;?</p>
        <p>N'en doutez pas, reprit Euphorbe, s'il veut fixer l'attention toujours volage <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sujette à l'ennui. C'est là ce qui nous tient en suspens, en lisant un récit
          sorti de la plume d'un bon auteur. Puisque <pb n="125" xml:id="A0125"/> nous voici arrivés
          près du logis, entrons dans mon cabinet&#160;; nous y verrons, dans différents auteurs,
          des exemples qui confirmeront cette règle.</p>
        <p>Euphorbe étant entré, prit dans la bibliothèque un volume de Sénéque, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> poursuivit de la sorte. Voici une lettre que le fameux précepteur de Néron écrit
          à un de ses amis.<note resp="author">Chaque jour, chaque heure nous démontre notre néant, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> nous donne quelque nouvel avertissement qui nous rappelle notre fragilité, en
            nous portant au-delà du temps, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> nous forçant de fixer les jeux sur la mort. Que signifie ce début,
            direz-vous&#160;? Vous connaissiez Sénécion Cornélius, ce généreux chevalier romain, cet
            ami toujours prêt à rendre service&#160;: il se devait à lui-même tout ce qu'il
            était&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la carrière qui lui restait encore à fournir, <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> aisée&#160;; car les premiers pas vers les honneurs sont toujours les plus
            difficiles. Il semble aussi que, [p.126] pour enrichir un homme, la Fortune est obligée
            de faire de plus grands efforts aux premiers moments où il sort de l'indigence. Sénécion <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> espérer un jour de grandes richesses. Il en <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> pour garants, deux moyens infaillibles&#160;; une adresse merveilleuse, pour
            acquérir du bien, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> un talent rare pour le conserver. L'un des deux eut suffi, pour en faire un
            homme opulent. Eh bien&#160;! ce citoyen de la plus grande sobriété, aussi attentif au
            soin de sa santé, qu'à celui de ses biens, après m'avoir rendu visite le matin, à son
            ordinaire, après avoir passe tout le jour auprès du lit d'un ami grièvement malade <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sans espérance, après avoir soupé d'un air gai, a été attaqué d'une
            esquinancie subite <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> cruelle, qui lui a laisse à peine [p.127] assez de respiration pour aller
            jusqu'au jour. Il s'était acquitté des devoirs d'un homme plein de santé&#160;; dans
            l'espace de quelques heures, il a été étouffé. <hi rend="italic">Ep. 101</hi>.</note>
          <q rend="italic">Omnis dies, omnis hora, quam nihil fimus ostendit, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> aliquo argumento recenti admonet fragilitatis oblitos, cum æterna méditantes
            respicere cogit ad mortem. Quid sibi istud principium velit quæris&#160;? Senecionem
            Cornelium equitem Romanum splendidum <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> officiosum noveras: ex tenui principio se ipse promoverat, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> jam illi declivis <pb n="126" xml:id="A0126"/> clivis erat curjus ad cætera.
            Facilius enim crescit dignitas, quam incipit. Pecunia quoque circa paupertatem plurimam
            moram habet, dum exilla ereptat. Hic etia Senecio divitiis imminebat, ad quas illum duæ
            res ducebant efficacissimæ, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> quæerendi <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> custodiendi scientia. Quarum vel altera locupletem facere potuisset. Hic homo
            summæ frugalitatis, non minus patrimonii quam corporis diligens, cum me ex consuetudine
            mane vidisset, cum per totum diem amico graviter affecto, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> fine spe jacenti, usque in noctem assedisset, cum hilaris cænasset, genere
            valetudinis præcipiti abreptus, angina, <pb n="127" xml:id="A0127"/> vix compressum
            arctatis faucibus spiritum traxit in lucem. Intra paucissimas ergo horas, postquam
            omnibus erat sani ac valentis officiis functus, decessit.</q> Dites-moi, je vous
          prie, que pensez-vous de ce morceau&#160;?</p>
        <p>Ce que j'en pense, répondit Timagène&#160;? D'abord, je vous avoue que si vous ne
          m'eussiez pas nommé l'auteur, j'aurais eu peine à le reconnaître. Je n'aurais pas imaginé
          que la première phrase fut sortie de la plume d'un <choice>
            <orig>payen</orig>
            <reg>païen</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Votre réflexion, repartit Euphorbe, me donne occasion d'en faire une autre. Lucrèce <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Sénèque ont paru à soixante ans l'un de l'autre&#160;; tous deux sont
          philosophes&#160;; tous deux ont quelque obscurité dans leur style. On ne peut refuser au
          dernier beaucoup d'esprit, peut-être trop, un raisonnement plus suivi, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> une grande abondance. Lucrèce est traduit, est lu avec avidité, avec
          enthousiasme&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Sénèque trouve à peine quelques lecteurs.<note resp="editor">Rappelons que
            Bérardier de Bataut est le traducteur en vers français de <hi rend="italic"
              >L’Anti-Lucrèce</hi> de Melchior de Polignac.</note> C'est que l'un est le chantre de
          la volupté, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre, l'orateur <note>(Desit: vérifier latin, passage, et manière de séparer
            texte et note.)</note>
          <pb n="128" xml:id="A0128"/> de la raison <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la vertu. Mais revenons à notre objet. De quelle manière vous sentiez-vous
          affecté, pendant la lecture de cette lettre&#160;?</p>
        <p>De façon, répondit Timagène, que j'ai été sur le point de vous interrompre, pour vous
          demander où aboutirait enfin tout ce détail. </p>
        <p>Vous voyez donc, continua Euphorbe, que cette impatience est <choice>
            <orig>un</orig>
            <reg>une</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'<choice>
            <sic>éguillon</sic>
            <corr>aiguillon</corr>
          </choice> qui pique la curiosité, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fait prendre un intérêt plus vif à l'événement, qui vient enfin la satisfaire,
          pourvu cependant qu'il mérite par lui-même cet appareil&#160;; car s'il n'avait rien que
          de bas <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de commun, nous serions indignés qu'on nous eût fait acheter si cher une
          bagatelle.</p>
        <p>Pourquoi donc admirons-nous, reprit Timagène, la fameuse épigramme de Scarron, connue de
          tout le monde, qui commence par une apostrophe pompeuse à tous les monuments de
          l'antiquité, pour nous apprendre à la fin, que le pourpoint de l'auteur est percé par le
          coude&#160;? Fût-il jamais rien de si trivial&#160;?</p>
        <p>Dans ces sortes d'occasions, répliqua Euphorbe, l'ironie est sensible. Qn s'aperçoit
          aisément que le poète n'a prétendu que nous amuser <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous faire <pb n="129" xml:id="A0129"/> rire. Alors plus la chute est éloignée
          de ce qu'on <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> imaginé, plus la surprise est agréable. C'est une de ces allées de jardin qui
          semble s'allonger à perte de vue&#160;: on s'avance, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'on rencontre à quarante pas un fossé qu'on n'avait pas découvert, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à qui l'expression de l'étonnement ordinaire en pareil cas, a fait donner sa
          dénomination. L'abbé de Saint-Réal nous fournit un exemple de cette dernière <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de suspension, en rapportant un jugement singulier de l'empereur Charles-Quint.
          Écoutez comme il raconte ce fait.<note resp="author">S. Réal. Disc. 6.</note><note
            resp="editor">Saint-Réal, <hi rend="italic">Conjuration des Espagnols</hi> 1674 (voir
              <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), discours
            6.</note><note>Desit: pages.</note>
          <q rend="inline">Pour comprendre toute l'étendue du sens de cette action de
            Charles-Quint, il faut se représenter la magnificence <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la majesté sans égale de la cour de cet empereur à Bruxelles, c'est-à-dire,
            dans le lieu de tous ses états, où elle <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> plus belle, plus libre <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> plus nombreuse&#160;; qui <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> comme le centre de sa puissance, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> où les Allemands, les Italiens <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les Espagnols se trouvaient tous en égale considération <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sans aucune prééminence. Dans cette cour, si qualifiée, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> si remplie de <note>(Desit&#160;: identifier passage .)</note>
            <pb n="130" xml:id="A0130"/> courtisans d'un rang dont il ne s'en trouve plus, depuis le
            temps qu'à Rome on comptait des rois parmi ce nombre, il faut encore s'imaginer deux
            femmes de la première qualité, qui sont en différend pour le pas dans une église, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dont l'empereur, apparemment pour empêcher les querelles que cette
            contestation <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> faire naître, voulut être l'arbitre. Qui pourrait se figurer les brigues, les
            cabales, les sollicitations, les recommandations, les titres, les mémoires, les
            préjugés, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> enfin tous les moyens qu'on a coutume d'employer de part <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'autre dans ces occasions, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en même-temps la patience <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la sage tolérance de l'empereur, de laisser évaporer toutes ces fumées à
            loisir, sans en être aveuglé, bien éloigné de s'en entêter lui-même, comme la plupart
            des princes font de ces sortes de choses&#160;? Qu'on se figure donc le jour qu'il
            devait juger cette importante affaire, arrivé&#160;; l'attente générale de tout le
            monde, les désirs <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les espèces opposés des divers partis, les gageures des fols <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les prédictions des prétendus sages , le lieu <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la solemnité de l'assemblée, les cérémonies qui <pb n="131" xml:id="A0131"/>
            l'accompagnèrent, la présence <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'inquiétude des parties, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la gravité de l'empereur&#160;: il n'est assurément personne, à présent non
            plus qu'alors, qui s'attendît que ce prince pour tout règlement dût ordonner comme il
            fit, <hi rend="italic">que la plus folle des deux passât devant</hi>. Ce fut tout le
            contenu de son arrêt »</q>. Il est difficile, assurément, de mieux préparer l'esprit
          à une catastrophe aussi plaisante. </p>
        <p>Il me semble, dit alors Timagène, qu'entre nos historiens, un de ceux qui a le mieux
          réussi à mettre en mouvement cette curiosité, dont nous parlons, est l'auteur des <hi
            rend="italic">Révolutions d'Angleterre</hi>. Il laisse attendre l'issue des évenements,
          sans l'annoncer trop tôt. Permettez qu'entr'autres, je vous fasse la lecture d'un endroit,
          qui m'a toujours attaché singulièrement. C'est la conjuration du comte de Derby, depuis
          duc de Lancastre, contre Richard II. Le comte, alors exilé, s'était retiré en France.
          Voici comment s'exprime l'historien:<note resp="author"><choice>
              <orig>Révol. d'Angl. l. V</orig>
              <reg><hi rend="italic">Révolution d'Angleterre</hi>, livre V</reg>
            </choice>.</note><q rend="inline">Le comte <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> veuf, quoiqu'il n'eût encore que trente ans. Il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> aimé à la <pb n="132" xml:id="A0132"/> cour de France pour ses manières douces <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> polies&#160;; de sorte que le duc de Berry, oncle du Roi Charles, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> puissant dans l'état, pensait à lui faire épouser la princesse Marie, sa
            fille, jeune veuve de deux maris. L'affaire allait être conclue, lorsque Richard en fut
            averti. Comme toute la politique de ce prince allait à empêcher que le comte ne
            retournât en Angleterre, où sa présence rendait encore redoutable les restes de la
            faction de Glocestre, qui ne <choice>
              <orig>pouvoient</orig>
              <reg>pouvaient</reg>
            </choice> nuire sans lui, il appréhenda que cette alliance ne l'engageât à le rappeller, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> résolut d'y mettre obstacle. Pour cela, il envoya en France le comte de
            Salisbery, avec ordre de représenter au Roi le préjudice que ce mariage apporerait à ses
            affaires <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> au repos de son état..... Le comte de Salisbery s'acquitta si bien de sa
            commission, que Charles, qui aimait tendrement la jeune Reine d'Angleterre, sa fille, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> avec qui le Roi, son gendre, en <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> toujours bien usé, se résolut de rompre ce mariage. Il le signifia au duc de
            Berry, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en avertit le duc de Bourgogne, qui, ayant pris la commission de repondre au
            comte de <pb n="133" xml:id="A0133"/> Derby, quand il viendrait demander la princesse,
            lui dit, que le Roi <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les princes de son sang ne <choice>
              <orig>pouvoient</orig>
              <reg>pouvaient</reg>
            </choice> se résoudre à donner leur parente en mariage à un traître, ajoutant, pour se
            disculper de la dureté de cette parole, qu'elle <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> venue d'Angleterre. Ce fut aussi contre le Roi d'Angleterre que le comte de
            Derby tourna tout le chagrin qu'il en conçut. Il attendait l'occasion de s'en venger,
            lorsqu'un contre-temps de Richard lui ouvrit un chemin facile à quelque chose de plus
            que la vengeance.</q></p>
        <p>Ne voilà-t-il pas, interrompit Euphorbe, ce tableau dont nous parlions il n'y a qu'un
          instant, où l'objet ne se montre qu'à demi, pour se faire désirer davantage&#160;?</p>
        <p>Après ce peu de mots, Timagène poursuivit sa lecture.</p>
        <p><q rend="inline">Les Irlandais s'étaient révoltés, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>avoient</orig>
              <reg>avaient</reg>
            </choice> tué le comte de la Marck, héritier présomptif de la couronne. Richard en fut
            si offensé, qu'il résolut de marcher en personne contre les rebelles d'Irlande, ne
            faisant pas réflexion que les factieux d'Angleterre, que sa personne tenait en bride, ne
            manqueraient pas de profiter de son <pb n="134" xml:id="A0134"/> éloignement, pour
            fortifier leur cabale, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> pour prendre des mesures contre lui, qu'il <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> aisément prévenir&#160;; mais qu'il lui serait difficile de rompre. C'est
            ainsi qu'il en arriva..... Richard passa en Irlande&#160;; dompta les Irlandais, et,
            sans les tristes nouvelles qu'il reçut d'Angleterre, il <choice>
              <orig>auroit</orig>
              <reg>aurait</reg>
            </choice> imposé le joug aux plus sauvages de ces insulaires. Ce fut pendant qu'il les
            poursuivait que la faction de Glocestre, trompant aisément les vues médiocres du duc
            d'York, travailla à faire passer le sceptre Anglais en d'autres mains.......
            L'archevêque de Cantorbery fut chargé de la part de tous les factieux, d'aller proposer,
            de leur part, au compte de Derby de monter sur le trône, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la commission ne lui déplût pas. Il partit, lui septième, sous prétexte d'un
            pélerinage à S. Maur-des-Fossés, et, s'étant déguisé en moine, il arriva à Paris sans
            être connu. Ses lettres de créance le firent connaître au comte, qui demeurait alors à
            Bicêtre, maison de <choice>
              <sic>campagne de campagne</sic>
              <corr>campagne</corr>
            </choice> du duc de Berry, où il eut toute la liberté <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tout le loisir de l'entretenir. Soit conscience, soit timidité, le comte fut
            d'abord effrayé de la proposition du prélat&#160;: il n'avait pas l'âme naturellement
              <pb n="135" xml:id="A0135"/> mauvaise, et, pour commettre un aussi grand crime que
            celui qu'on lui proposait, il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> besoin d'être poussé par quelque chose de plus fort que son ambition. De plus,
            quoiqu'il fût brave, les périls qui accompagnent ces sortes d'entreprises, ne laissèrent
            pas de lui faire craindre l'issue de celle dont il s'agissait&#160;; et, comme il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> sensible à la gloire, il eut peine à s'embarquer dans une affaire, dont il n'y
            a que le succès, toujours hazardeux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> incertain, qui puisse épargner quelque chose de l'éternelle infamie qui la
            suit. On peut penser que l'archevêque n'oublia pas son éloquence, pour réussir dans une
            négociation, où il cherchait à venger la mort d'un frère, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à finir son exil. Il représenta vivement au comte, le mauvais gouvernent de
            Richard, la haine qu'on <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> pour lui, l'oppression des grands <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> du peuple, l'injure faite aux princes du sang, par la mort du duc de
            Glocestre, par son propre exil, par l'injuste confiscation de la duché de Lancastre,
            l'opiniâtreté qu'on <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> à lui fermer l'entrée de l'Angleterre, qui lui tendait les bras pour le
            recevoir, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui lui ouvrait un chemin sûr <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice>
            <pb n="136" xml:id="A0136"/> facile pour monter au trône&#160;: que l'affaire <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> concertée d'une manière à ne pouvoir manquer&#160;: que le monarque <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> absent&#160;: que le Régent ne se doutait de rien&#160;: qu'il parût
            seulement, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que bientôt il verrait fondre autour de lui tout ce qu'il y <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> de capitaines <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de soldats dans le royaume, qui lui composeraient une armée, devant laquelle
            celle de Richard, à demi ruinée dans un pays où elle <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> beaucoup souffert, n'aurait pas l'audace de se montrer. Quelque impression que
            ces raisons fissent sur le comte de Derby, quelque piqué qu'il fut, quelque charme
            qu'eut pour lui la couronne, il fit voir qu'au moins jusque-là, il n'avait jamais pensé
            a s'en emparer, puisque tout ce que lui put dire l'archevêque, ne fit autre chose que
            l'ébranler, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il voulut, pour le déterminer, communiquer l'affaire à un <choice>
              <orig>espece</orig>
              <reg>espèce</reg>
            </choice> de conseil qu'il s'était fait d'un petit nombre de domestiques <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'amis qui <choice>
              <orig>avoient</orig>
              <reg>avaient</reg>
            </choice> suivi sa fortune. Ce conseil ne balança pas, et, tout d'une voix, on fut
            d'avis qu'il profitât d'une occasion qu'il ne recouvrerait jamais, si elle lui échappait
            une fois, de relever sa Maison opprimée <pb n="137" xml:id="A0137"/> et de monter sur le
            trône, où les vœux des peuples qui l'y appelaient, ne <choice>
              <orig>faisoient</orig>
              <reg>faisaient</reg>
            </choice> qu'anticiper des quelque temps les prétentions qu'il y avait. Le comte n'avait
            pas assez de vertu, pour résister à tant de mauvais conseils <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à de si douces espérances. Il se détermina enfin, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ayant pris de justes mesures pour l'exécution de son dessein, dont une des
            plus sages, fut de le cacher à la cour de France, sous prétexte d'aller rendre une
            visite au duc de Bretagne, son ami, de l'assistance duquel il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> besoin, il prit congé du Roi, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> alla trouver le duc. Il en fut si favorablement reçu, qu'il crut pouvoir avec
            sûreté lui faire confidence d'une partie de son secret, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui demander du secours pour rentrer dans ses biens paternels, ne s'étant
            ouvert de rien de plus. En effet, le duc lui donna des vaisseaux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des hommes même, sous la conduite de Pierre de Craon&#160;; mais en petit
            nombre, l'un <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'autre jugeant bien que le succès de l'entreprise ne dépendait pas du plus ou
            du moins d'hommes qu'on pourrait mener de dehors, mais de ce qu'on en trouverait
            au-dedans. Ce fut le commencement de juin, que le <pb n="138" xml:id="A0138"/> comte de
            Derby, qui prit alors le nom de duc de Lancastre, partit de Vannes avec trois navires, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'après deux jours de trajet, ayant un peu rodé les côtes, pour découvrir si
            on ne se préparait point à s'opposer à son débarquement, il prit paisiblement terre à
            Plymouth. L'archevêque, son guide fidèle, ne perdit point de temps, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dépêcha à Londres avértir les chefs du parti, que le duc les allait trouver.
            Les mesures <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> si bien prises, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la faction en <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> si sûre, qu'à peine se donnât-on la contrainte de garder quelques heures le
            secret, jusqu'à ce qu'on eût fait une assemblée chez le maire, à qui l'archevêque <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> adresse son paquet. Il s'y trouva tant de monde, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les esprits parurenr dans un si grand mouvement, qu'en un moment toute la
            ville fut remplie de cette nouvelle. La joie qu'elle causa fut extrême. On cria partout,
            Vive Lancastre. Le maire monta à cheval à la tête de cinq cents chevaux, pour aller
            au-devant du duc, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> cette troupe fut suivie de tant d'autres, qui, de moment en moment, sortaient
            de la ville, pour aller sur le même chemin, que le prince se trouva <pb n="139"
              xml:id="A0139"/> insensiblement à la tête d'une petite armée, avant que d'arriver à
            Londres. Quand il fut plus près de la ville, tout le peuple sortit en foule, dans
            l'impatience de le voir&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'aussi loin qu'on le vit, on recommença les acclamations <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les cris de joie, qu'il fit redoubler par sa bonne mine, par l'air affable
            dont il les saluait en passant, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> par les espérances qu'il leur donnait d'un gouvernement plus à leur gré. Comme
            toutes choses <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> concetées, on ne perdit point de temps en délibérations&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le duc voulant profiter du mouvement où <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> les esprits, se prépara à se mettre en marche, pour s'assurer du reste du
            royaume, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> combattre Richard, s'il osait paraître.... Ce prince <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> reçu ces nouvelles en Irlande, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> repassé dans la principauté de Galles. Les historiens contemporains ne disent
            point de quel côté&#160;: les nouveaux le devinent&#160;; les uns <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les autres parlant si diversement des mesures que l'infortuné monarque <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> prises pour résister à l'usurpateur, qu'on n'en peut rien dire de sûr. Ce qui
            est de vrai, c'est qu'elles lui manquèrent toutes par la désertion de ses sujets, même
            de la plupart de <pb n="140" xml:id="A0140"/> ceux qui, jusque-là, <choice>
              <orig>avoient</orig>
              <reg>avaient</reg>
            </choice> paru lui être attachés. Le duc d'Yorck même, selon son génie, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ne croyant pas être obligé de pousser sa fidélité, jusqu'à troubler plus
            longtemps son repos, qu'il aimaait par-dessus toutes choses, s'acccommoda avec le
            vainqueur. Quelques-uns disent que Richard, voyant cette désertion générale, congédia la
            meilleure partie de sa Maison, leur faisant dire par Thomas Percy, duc de Vorchestre,
            son sénéchal, qu'ils se réservassent à une meilleure fortune. D'autres écrivent que ce
            seigneur, qui <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> frère du comte de Northumberland, étant entré dans les sentimens de sa
            famille, rompit publiquement le bâton, qui <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> la marquç de sa charge, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> alla trouver l'usurpateur, auprès duquel le comte, son frère, s'était rendu
            tout des premiers. Quoi qu'il en soit, le malheureux roi se voyant ainsi abandonné,
            s'abandonna aussi lui-même. Sa disgrâce l'abattit tellement, que, ni ce noble désespoir
            qui est la dernière ressource des grands courages, ni cette espérance héroïque qui tente
            tout avant que de rien désespérer, ne trouva place dans son cœur. Il ne sut ni périr en
            roi, ni se <note>(Desit&#160;: majuscules Roi, Maison .)</note>
            <pb n="141" xml:id="A0141"/> conserver en homme sage, pour remonter sur le trône dans un
            meilleur temps. Il <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> repasser en Irlande, de là se retirer en France, où le Roi Charles, son
            beau-père, qui l'aimait véritablement, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> même intérressé, à cause de sa fille, à le maintenir, lui eût ouvert un <choice>
              <orig>asyle</orig>
              <reg>asile</reg>
            </choice> honnête, en attendant qu'il le pût rétablir, ou par une négociation, ou par
            les armes. Au lieu de prendre ce parti, il prit celui de s'aller renfermer avec un assez
            petit nombre de soldats, dans le château de Flint, proche Chester, où on lui dit qu'il
            pourrait tenir jusqu'à ce que le duc d'Excester, son frère, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> quelques autres de ses amis dipersés lui amenassent du secours. Pendant ce
            temps-là le duc approchait. Il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> déjà pris Bristol, où il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> fait trancher la tête au grand trésorier de Richard, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à quelques autres de ses ministres qui s'y <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> réfugiés. Ensuite de quoi, ayant appris que le prince fugitif <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> à Flint, il marcha de ce côté-là avec toute son armée. Il n'en <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> plus qu'à deux lieues, lorsque faisant réflexion que l'esprit des Anglais
            étant envenimé au point qu'il l'était contre le Roi, il serait difficile <pb n="142"
              xml:id="A0142"/> de le garantir de leur fureur à leur arrivée, s'il n'avait pris
            quelques devants&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ce prince ne voulant pas souiller sa réputation d'un crime aussi affreux que
            celui-là, il fit faire halte à son armée, déclara que son dessein <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> de la précéder de quelques moments, pour engager le Roi à sortir
            volontairement de sa forteresse, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à n'attendre pas qu'on l'y forçât. Il ajouta qu'il ne <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> se dispenser de garder ces mesures de modération en cette rencontre, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il y <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> résolu. Ce ménagement ne fut pas désapprouvé de ceux à qui le duc le
            proposa&#160;; mais il leur donna de la défiance, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ils ne purent s'empêcher de lui dire, avec plus de liberté que ne <choice>
              <orig>sembloit</orig>
              <reg>semblait</reg>
            </choice> permettre leur aveugle dévouement, qu'il y <choice>
              <orig>auroit</orig>
              <reg>aurait</reg>
            </choice> du danger pour lui à rien relâcher en faveur du Roi, des desseins que l'on <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> pris pour son emprisonnement, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> pour sa déposition&#160;; qu'il fallait le mener à Londres, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le renfermer dans la tour&#160;: que l'armée l'entendait ainsi, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui donnât le change là-dessus. Ces
            remontrances <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> si conformes aux intentions du duc de Lancastre, qu'il n'eût pas de peine à
            promettre <pb n="143" xml:id="A0143"/> d'y avoir une entière déférence. Ainsi, ayant
            rassuré les esprits, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ordonné que l'armée continuât sa marche ordinaire, il prit deux cent chevaux
            avec lui, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se rendit aux portes de Flint. Il les trouva fermées&#160;; mais son nom, qui
            portait la terreur partout, les lui eut bientôt fait ouvrir, avec une condition
            néanmoins qu'il accepta imprudemment, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui lui devait être funeste, si le Roi eût été aussi capable d'une résolution
            hardie, qu'il l'avait été d'une précaution sage&#160;: car il fut arrêté entr'eux, que
            le duc entrerait lui douzième. Que n'avait-il point à craindre d'un homme, qui étant sur
            le point de tout perdre, ne voyait de salut qu'à ne rien ménager&#160;? Le même principe
            qui l'avait rendu téméraire, le rendit fier. Etant entré où <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> le Roi, qui sortait de la chapelle, après avoir ouï la Messe, sans autre
            préparation de discours, il lui demanda s'il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> à jeun, lui conseilla de manger, parce qu'il fallait incessamment partir pour
            Londres où on l'allait mener. Le Roi fut saisi à cette parole, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sa frayeur redoubla beaucoup, quand, après quelque temps d'entretien, il vit
            paraître l'armée du duc, <pb n="144" xml:id="A0144"/> qui couvrait toute la campagne. Le
            Roi demanda ce que c'était&#160;; à quoi le duc ayant répondu, que c'était des troupes
            la plupart composées des habitants de Londres, qui le cherchaient pour l'emmener <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le renfermer dans la tour. <hi rend="italic">Ignorez-vous</hi>, répliqua le
            Roi, <hi rend="italic">la haine qu'ils ont contre moi&#160;? Si je me mets entre leurs
              mains, qui me garantira de leur fureur&#160;? hé quoi ne savez-vous point de moyen de
              me tirer de ce danger&#160;?</hi> Le duc, qui n'était pas fâché d'avoir le Roi en la
            disposition par plus d'un titre, répartit, qu'il ne savait qu'une voie de le mettre à
            couvert des insultes de ce peuple si irrité, qui <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> qu'il se rendît à lui, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il se fît son prisonnier&#160;; que par-là acquérant sur sa personne un
            droit que les lois de la guerre <choice>
              <orig>avoient</orig>
              <reg>avaient</reg>
            </choice> toujours rendu inviolable, il serait maître d'empêcher qu'on n'entreprît rien
            sur sa vie. L'amour de la vie <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> devenue la seule passion du faible monarque&#160;; et, ce qui est un exemple
            mémorable de la bizarrerie de l'esprit humain, ce prince, qui plus d'une fois l'avait
            exposée lorsqu'elle <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> heureuse, sacrifia tout pour la conserver lorsqu'elle devint misérable. Ainsi,
            fermant <pb n="145" xml:id="A0145"/> les yeux à sa gloire, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> oubliant qu'étant né Roi, il ne pouvait, sans avouer qu'il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> indigne de l'être, renoncer à sa liberté, il prit les fers qu'on lui
            proposait, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> trouva en effet sous la protection du duc, la triste <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> honteuse sûreté qu'il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> si chèrement achetée&#160;?</q></p>
        <p>Je ne sais si vous pensez comme moi, continua Timagène&#160;; mais il me semble que,
          pendant tout ce récit, le lecteur est dans une douce émotion, qui lui fait désirer
          ardemment l'issue de cette intrigue. La vengeance que médite le comte de Derby n'est point
          expliquée trop clairement&#160;: ses délibérations <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> son incertitude aux propositions de l'archevêque de Cantorbery éloignent l'idée
          d'une usurpation&#160;: lorsqu'il s'est enfin décidé <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il s'avance vers Londres, on s'attend que son débarquement ne sera point
          tranquille&#160;; que Richard, de retour d'Irlande, lui opposera une armée
          victorieuse&#160;: la résolution que prend l'usurpateur de devancer son armée, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la défiance que cette démarche inspire à ses officiers tient encore en
          suspens&#160;; enfin l'imprudence même avec laquelle il entre, lui douzième, dans le
          château de Flint, fait naître un nouveau <note>(Desit: référence du passage.)</note>
          <pb n="146" xml:id="A0146"/> rayon d'espérance en faveur du malheureux monarque. Au reste,
          j'aurais volontiers dispensé l'auteur de la réflexion qu'il insère dans cet endroit, que
          l'imprudence du duc lui devait être funeste, <hi rend="italic">Si le Roi eût été aussi
            capable d'une résolution hardie, qu'il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> été d'une précaution sage</hi>. Elle m'instruit trop tôt, que Richard ne
          profita point de l'occasion qui se présentait de se défaire d'un rebelle.</p>
        <p>Ce morceau est fort intéressant, reprit Euphorbe, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> peut-être ne laisserait-il rien à désirer, si on en retranchait quelques
          réflexions trop fréquentes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quelques négligences de style. Mais cet intérêt que vous y trouvez avec raison, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui naît de la curiosité, devient infiniment plus vif, lorsqu'on peut faire au
          lecteur la confidence d'un secret important, ignoré des autres principaux personnages.
          Vous vous rappellez l'effet surprenant de cette belle scène de Corneille,<note
            resp="editor">Dans <hi rend="italic">Cinna ou la Clémence d’Auguste</hi>, tragédie de
            Pierre Corneille créée au Théâtre du Marais en 1639 et publiée en 1643. Dans cette
            pièce, par ailleurs, il y a un personnage secondaire nommé Euphorbe. Voir pour la scène
            évoquée ici, acte 2, scène 1&#160;: <q rend="verse">
              <l>Que chacun se retire, <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> qu'aucun n'entre ici.</l>
              <l>Vous, Cinna, demeurez, <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> vous, Maxime, aussi.</l>
              <l>[Tous se retirent, à la réserve de Cinna <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> de Maxime.]</l>
              <l>Cet empire absolu sur la terre <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> sur l'onde,</l>
              <l>Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde,</l>
              <l>Cette grandeur sans borne <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> cet illustre rang,</l>
              <l>Qui m'a jadis coûté tant de peine <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> de sang,</l>
              <l>Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune </l>
              <l>D'un courtisan flatteur la présence importune, </l>
              <l>N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit, </l>
              <l>Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit.</l></q></note> où Auguste délibère
          avec Cinna <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Maxime, pour savoir s'il abandonnera ou s'il retiendra la souveraine <choice>
            <sic>authorité</sic>
            <corr>autorité</corr>
          </choice>. Quelle en est la principale cause&#160;? L'ignorance où est l'empereur du
          complot de ces deux conseillers, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la connaissance qu'en a le spectateur. On <pb n="147" xml:id="A0147"/> voit avec
          une inquiétude mêlée de charmes un prince consulter sur un pouvoir usurpé, ceux qui en
          sont les ennemis déclarés&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la surprise redouble lorsqu'on les voit se partager sur ce point, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'un des deux lui conseiller de s'en dépouiller, tandis que l'autre veut qu'il
          le conserve. Le simple récit peut quelquefois produire la même impression. Je n'en veux
          d'autre témoin que nos livres saints, dans l'histoire de Joseph. Ce patriarche, dans son
          enfance, <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> été vendu à des marchands Ismaélites par des frères acharnés à le perdre. Cette
          épreuve l'avait conduit au comble des honneurs. Il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> devenu le premier ministre d'Egypte, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> pendant un temps de stérilité, sa sage prévoyance fournissait des blés, non
          seulement à tout ce vaste empire, mais encore aux états voisins. La disette amène à ses
          pieds ces mêmes frères qui autrefois ont voulu le faire périr. Il les reconnaît, sans en
          être reconnu lui-même. Quelle situation plus délicate&#160;! Suivra-t-il le désir d'une
          vengeance qui <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> aussi juste qu'elle est facile&#160;? C'est ce que le lecteur brûle de savoir, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ce qu'il n'apprendra que par la suite des événements&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ces événements le tiendront encore longtemps <note>(Desit&#160;: référence
            exacte de l'histoire de Joseph .)</note>
          <pb n="148" xml:id="A0148"/> en suspens. Pendant tout ce temps il jouira, d'un côté, de
          l'embarras des fils de Jacob, qui ne peuvent rien comprendre à la conduite du premier
          ministre&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de l'autre, du plaisir de Joseph, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de ces retours de tendresse qui le mettent souvent en danger de trahir son
          secret. Les frères de Joseph sont donc traités d'abord fort durement&#160;: on retient
          prisonnier l'un d'entr'eux&#160;: pour lui rendre la liberté, on exige d'eux qu'ils
          amènent leur jeune frère, qu'ils ont laissé auprès de Jacob&#160;: mais ils retrouvent
          dans leurs sacs l'argent qu'ils <choice>
            <orig>avoient</orig>
            <reg>avaient</reg>
          </choice> apporté pour acheter des blés. L'année suivante ils reviennent, accompagnés de
          Benjamin leur jeune frère&#160;; le viceroi les reçoit avec bonté <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les fait manger avec lui. Ces procédés honnêtes sont bientôt suivie d'une
          superchérie cruelle. On glisse furtivement dans le sac de Benjamin la coupe de Joseph, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> on les fait tous arrêter au sortir de la ville, comme des voleurs. On les ramène
          aux pieds du ministre, qui veut retenir Benjamin prisonnier <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> renvoyer les autres. Juda, qui <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> répondu de ce jeune frère à son père Jacob, entreprend sa défense avec la plus
          grande vivacité. On sent bien que le dénouement approche. Voyons, <pb n="149"
            xml:id="A0149"/> si vous voulez, comment il est traité par un auteur dont le style
          romanesque est indécent dans une histoire sainte, mais chez qui cependant l'on rencontre
          souvent des morceaux dignes de la noblesse de son sujet, tels que celui-ci.<note
            resp="author"><choice>
              <orig>Hist. du Peuple de Dieu</orig>
              <reg><hi rend="italic">Histoire du Peuple de Dieu</hi></reg>
            </choice>, <choice>
              <orig>l.</orig>
              <reg>livre</reg>
            </choice> 4.</note>
          <note>(Desit: référence exacte .)</note><note resp="editor">L'appel à la note manque dans
            le texte original.</note>
          <q rend="inline">Joseph ne refusa pas à son frère de l'écouter. Seigneur, reprit Juda,
            dans le premier voyage que nous fîmes en Égypte, vous ordonnâtes à vos serviteurs de se
            présenter devant vous. Vous nous demandâtes si notre père vivait encore, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> si nous n'avions point de frère. Incapables de déguisement, nous répondîmes à
            Monseigneur que le ciel nous <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> conservé notre pere, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> d'un âge très avancé. Que nous avions laisse auprès de lui le plus jeune de
            nos frères, que le bon vieillard chérit aussi tendrement que s'il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> encore un enfant, parce qu'il lui est né dans sa vieillesse, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que c'est le seul qui lui reste de deux garçons qu'il a eus de celle de ses
            épouses qu'il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> le plus aimée. L'aîné des deux, frère utérin de celui-ci, ne vit plus&#160;;
            du moins son père le pleure comme mort, <pb n="150" xml:id="A0150"/>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> Benjamin est aujourd'hui toute sa consolation. Vous nous avez témoigné que
            vous seriez bien aise de voir cet enfant, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vous nous avez ordonné de vous l'amener. Nous représentâmes respectueusement
            alors à Monseigneur, que notre père ne pourrait se résoudre à se voir éloigné de son
            fils, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que si on l'en séparait, il lui en coûterait la vie. Nous ne savons point quel
            attrait <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> avoir pour vous ce jeune inconnu&#160;; mais nous ne pûmes vous faire changer
            de résolution. Vous dîtes sévèrement à vos serviteurs, que si nous manquions à conduire
            notre jeune frère en Égypte, nous n'eussions jamais la hardiesse de nous présenter
            devant vous. Nous partîmes avec ces ordres&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> étant auprès de notre père, nous lui rendîmes compte de tout ce que
            Monseigneur nous <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> ordonné. Nous avions prévu combien il nous serait difficile de vous obéir au
            sujet de Benjamin. Mais nos provisions étant épuisées, notre père nous dît de retourner
            en Égypte, pour en faire de nouvelles. Nous ne pouvons descendre en ce royaume, lui
            dîmes-nous, si vous ne nous confiez notre jeune frère pour nous y accompagner.<pb
              n="151" xml:id="A0151"/> Mais si vous vous faites cette violence, nous sommes prêts de
            partir. Autrement qu'irons-nous faire dans ce pays, oû, sans cet enfant, nous n'osons
            seulement nous présenter à celui qui y commande. Notre remontrance pénétra notre père de
            la plus vive douleur. Il nous répondit, les larmes aux yeux&#160;: Vous savez, mes
            enfants, que j'avais deux fils d'une épouse qui m'était bien chère. J'eus l'imprudence
            d'envoyer l'aîné à la campagne&#160;: vous-mêmes me fîtes dire, qu'une bête féroce
            l'avait dévoré, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> depuis ce temps en effet, ce cher fils a disparu, sans que j'en aie pu avoir
            la moindre nouvelle. Si vous emmenez celui qui me reste, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il lui arrive quelque accident, suis-je dans un âge à survivre à sa
            perte&#160;? Ne voyez-vous pas que j'en mourrai de douleur&#160;? Nous l'avons forcé,
            malgré ses inquiétudes, à nous confier Benjamin. <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de quel front pourrais-je, Seigneur, aller me présenter à ce tendre père, sans
            lui rendre un fils au retour duquel je sais que sont attachés ses jours&#160;? Il en
            mourra, Seigneur, s'il ne le voit pas le premier à la tête de la troupe. Nous aurons à
            nous reprocher d'avoir avancé la mort <pb n="152" xml:id="A0152"/> du meilleur de tous
            les pères. Moi, votre serviteur, je me suis chargé personnellement de Benjamin&#160;:
            j'ai répondu en mon nom que je le reconduirais en Chanaan,<note resp="editor">Le Pays de
              Canaan désigne la partie du Proche-Orient située entre la Méditerranée <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> le Jourdain.</note> sous peine d'encourir pour toujours l'indignation de mon
            père. C'est donc à moi, Seigneur, d'être votre esclave, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vous me voyez prêt à toutes les rigueurs où vous voudrez me condamner.
            Accordez-moi seulement la grâce de Benjamin, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il retourne avec mes frères. Mais quoique vous ordonniez, si Benjamin
            demeure en Égypte, jamais je ne verrai la terre de Chanaan. Je ne puis me résoudre à
            retourner auprès de mon père, sans lui rendre son fils&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vous-même, Seigneur, me croyez-vous le cœur assez dur, pour pouvoir être le
            témoin de son désespoir, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> bientôt après de sa mort&#160;? Joseph n'eût-il eu pour les enfants de Jacob
            que des <choice>
              <orig>sentimens</orig>
              <reg>sentiments</reg>
            </choice> d'humanité, il n'eût pu se défendre de ce qu'il y <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> de touchant dans un récit si simple <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dans des dispositions si généreuses. Mais Juda, sans le savoir, parlait à un
            frère&#160;; il lui racontait ses propres aventures&#160;; il attaquait son cœur par
            tous les endroits sensibles&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> certes il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> bien <pb n="153" xml:id="A0153"/> difficile que Joseph pût soutenir plus
            longtemps le personnage de juge, avec des hommes qu'il aimait, qu'il savait innocents, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il connaissait pour ses frères. lui en coûtait trop pour se faire violence.
            Juda s'étant prosterné le visage contre terre, en attendant sa réponse, il ordonna à
            tous les Égyptiens de se retirer de son appartement <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de le laisser seul avec ces étrangers. Sa première réponse, dès qu'il fut en
            liberté, furent des soupirs, des sanglots <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des larmes. Les seules paroles qu'il put dire, en élevant la voix dans sa
            langue maternelle, furent ces trois mots&#160;: Mes frères, je suis Joseph&#160;: est-il
            donc vrai que mon père vive encore&#160;? À cette déclaration, les frères de Joseph,
            frappés tout-à-la-fois d'un sentiment confus de surprise, de joie, de frayeur,
            demeuraient comme des hommes interdits. Ils n'osaient seulement lever les yeux, pour
            s'assurer si ce n'était point un phantôme. Durant quelques moments, un silence profond
            règna entr'eûx, sans que Joseph, qui <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> le cœur serré, pût rien dire de plus, ou que ses frères, tous tremblants,
            pussent lui répondre un seul mot.</q></p>
        <p><pb n="154" xml:id="A0154"/> Assurément, si l'historien nous eût prévenu dès le
          commencement de son récit, que Joseph <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> résolu de se faire <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> à ses <choice>
            <orig>freres</orig>
            <reg>frères</reg>
          </choice>, il nous <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> enlevé une grande partie du plaisir que nous laisse cette incertitude&#160;:
          d'un autre côté, s'il nous eût laisse ignorer jusqu'à la fin, que le vice-roi d'Égypte <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> Joseph, la surprise peut-être eût été plus grande&#160;; mais que <choice>
            <orig>seroient</orig>
            <reg>seraient</reg>
          </choice> devenues tant de situations intéressantes que renferme cet événement&#160;? Par
          exemple, celle où les <choice>
            <orig>freres</orig>
            <reg>frères</reg>
          </choice> de Joseph maltraités à leur arrivée, se reprochent la cruauté dont ils ont usé à
          l'égard d'un <choice>
            <orig>frere</orig>
            <reg>frère</reg>
          </choice> innocent, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> font ces réflexions dans leur langue maternelle, en présence de Joseph, de qui
          ils <choice>
            <orig>croyoient</orig>
            <reg>croyaient</reg>
          </choice> n'être pas entendus. Les endroits où Juda, dans son discours, rappelle à son <choice>
            <orig>frere</orig>
            <reg>frère</reg>
          </choice>, sans le <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice>, sa propre histoire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> lui peint la tendresse de son <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>feroient</orig>
            <reg>feraient</reg>
          </choice>-ils sur nous la même impression&#160;? Nous y <choice>
            <orig>reconnoîtrions</orig>
            <reg>reconnaîtrions</reg>
          </choice> la voix de l'éloquence, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> non pas le cri de la nature.<note resp="editor">Cette dernière remarque
            s'inscrit dans une méfiance envers la rhétorique caractéristique du XVIIIe siècle&#160;;
            voir Michel Delon, « Procès de la rhétorique, triomphe de l'éloquence (1775-1800) »,
            1999 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/21"
          >bibliographie</ref>).</note></p>
        <p>Heureux l'écrivain, répliqua Timagène, à qui l'histoire fournit des faits susceptibles de
          pareils <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice>. S'il est adroit, il peut mettre en pratique le précepte que Vida ne donne que
          pour <pb n="155" xml:id="A0155"/> la <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice>. II expose en beaux vers tout ce que nous venons de dire.<note resp="editor"
            >Timagène fait référence à Marco Girolamo Vida ou Marcus Hieronymus Vida (1485-1566), un
            écrivain <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> poète italien de la Renaissance. Le passage cité est tiré de son <hi
              rend="italic">De arte poetica</hi> (<hi rend="italic">Sur l’art de la poésie</hi>) de
            1527, ouvrage inspiré par Horace. Cet ouvrage fait partie des quatre poétiques traduites <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> commentées par l'abbé Batteux, en 1771, dans ses <hi rend="italic">Quatre
              Poétiques</hi> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20"
              >bibliographie</ref>). Le passage cité ici se trouve dans le second livre, pages
            78-84. Bérardier ne suit cependant pas la traduction de Batteux.</note> Quoique ce
          morceau ne soit pas nouveau pour vous, je crois que vous en entendrez encore la lecture
          avec plaisir.<note resp="author">Le premier soin (du poète) doit être de tenir longtempts
            son lecteur en suspens&#160;; de lui laisser ignorer quelle sera l'issue des
            événements&#160;; quel présent sera capable de fléchir la colère de l'implacable Achille
            contre Agamemnon, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de l'engager à reprendre les armes contre Troie&#160;: quelle divinité
            dégagera le fils de Laërte de l'antre du Cyclope. Le lecteur curieux attend avec
            impatience ces ·éclaircissements·&#160;: [p.156] dans cet espoir, il parcourt volontiers
            le reste de la carrière, quelque pénible qu'elle soit&#160;: la fatigue, la douceur d'un
            sommeil accablant, les aiguillons de la faim, les ardeurs de la soif, ne peuvent
            l'arracher à sa lecture&#160;: c'est une occupation agréable, qu'il n'abandonne qu'avec
            peine, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le plus tard qu'il est possible.... Cependant un auteur habile ne nous
            laissera pas dans une entière incertitude, jusqu'à la conclusion de tout l'ouvrage.
            Plusieurs répandent dans leur récit certains indices éloignés qui se montrent sous un
            jour équivoque, quelques faibles rayons de lumière échappés à travers ces ténèbres
            épaisses, laissent [p.157] entrevoir les objets. Ainsi Énée apprend de la bouche de son
            pere <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de plusieurs oracles sa destinée future, les guerres sanglantes que lui
            prépare le Latium, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'obstacle que Troie renaissente rencontrera dans un nouvel Achille. Au milieu
            de ces funestes prédictions, on rassure le héros, on lui fait concevoir les espérances
            les plus flatteuses, on lui promet un sort plus heureux, on lui montre l'orage enfin
            terminé par un calme profond. Le fils d'Anchise reconnut lui-même la vérité de ces
            promesses, lorsqu'après son débarquement, il commença la guerre en attaquant les paysans
            attroupés, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que la victoire qu'il remporta sur les Latins, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la mort du premier ennemi qui s'était offert à ses coups, furent pour lui le
            présage des combats <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des succès futurs. Patrocle [p.158] en mourant, annonça de même à son
            vainqueur la triste destinée que lui réservait le bras d'un ennemi plus redoutable. Mais
            l'aveugle fils de Priam n'ajouta aucune foi à cet oracle. <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> toi, malheureux Turnus, ne pouvais-tu pas prévoir ton triste sort longtemps
            avant le moment fatal, lorsqu'un oiseau sinistre, voltigeant sans cesse autour de ton
            bouclier <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> devant tes yeux, porta le trouble dans ton âme, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> t'annonça un avenir affreux&#160;? L'instant approche, où tu racheterais à
            grand prix la vie de Pallas, où tu maudiras cent fois cet éclatant baudrier, dont tu te
            fais un trophée, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> où tu payeras bien cher ta funeste victoire. C'est une adresse utile de donner
            au lecteur ces connaissances anticipées, bien qu'elles soient [p.159] confuses <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> enveloppées d'un nuage épais. Il en est de lui, comme d'un voyageur qui pointe
            ses pas vers une ville éloignée. Lorsqu'il apperçoit dans le lointain sur le haut d'une
            colline le sommet des édifices, qu'il ne distingue encore qu'à demi, il s'avance d'un
            air plus content, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> continue sa route avec plus de tranquillité, que quand il marche dans une
            vallée obscure <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> profonde, qui ne lui découvre rien du terme de son voyage. <choice>
              <orig><hi rend="italic">Poët. lib. 2</hi></orig>
              <reg>Poetica, liber II</reg>
            </choice>.</note><note resp="editor">Marcus Hieronymus Vida, <hi rend="italic"
              >Poetica</hi> (1527), dans&#160;: <hi rend="italic">Les Quatre Poëtiques</hi>, 1771
            (voir <ref target="http://www.berardier.org/node/20">bibliographie</ref>), pages 78-84.
            Bérardier ne suit cependant pas ici la traduction de Batteux.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Primus at ille labor, versu tenuisse legentem</l>
            <l>Suspensum, incertumque diu, qui denique rerum </l>
            <l>Eventus maneant, quo tandem durus Achilles </l>
            <l>Munere placatus régi, rursum induat arma </l>
            <l>In Teucros, cujusve dei Laërtius heros </l>
            <l>Auxilio, Polypheme, tuis évadât ab antris, </l>
            <l>Lectores cupidi expectant, durantque volentes, </l>
            <l>Nec perferre negant superest quodcunque laborum, </l>
            <l>Inde licet fessos somnus gravis avocet artus, </l>
            <l><pb n="156" xml:id="A0156"/>Aut epulis placanda fames, Cererisque libido. </l>
            <l>Hoc studium, hanc operam sero dimittimus ægri. </l>
            <l>. . . . . . </l>
            <l>Haud tamen omnino incertum metam ufque sub ipsam </l>
            <l>Exactorum operum lectorem in nube relinquunt. </l>
            <l>Sed rerum eventus nonnulli sæpe canendo </l>
            <l>Indiciis porro ostendunt in luce maligna, </l>
            <l>Subiustrique aliquid dant cernere noctis in umbra. </l>
            <l>Hinc pater Æneam, multique instantia vates </l>
            <l>Fata docent, Latio bella, horrida bella manere, <note>(Desit&#160;: vérifier latin.
                -- Signaler "Aiguillon" comme modification? .)</note>
            </l>
            <l><pb n="157" xml:id="A0157"/> Atque alium partum Trojanis rebus Achillem. </l>
            <l>Spem tamen incendunt animo, firmantque labantem, </l>
            <l>Spondentes meliora <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> res in fine quietas. </l>
            <l>Ipse quoque agnovit per se, cum in limine belli </l>
            <l>Navibus egressus turmas invasit agrestes, </l>
            <l>Atque (omen pugnæ) prostravit morte Latinos, </l>
            <l>Occiso, ante alios, qui sese objecerat hoste. </l>
            <l>Fata Menætiades etiam prædixerat olim </l>
            <l>Victori moriens majori instare sub hoste, </l>
            <l><pb n="158" xml:id="A0158"/>Quamvis haud fuerit res credita&#160;: tu quoque, Turne, </l>
            <l>Prævidisse tuos poteras, heu perdite, casus </l>
            <l>Longe ante exitium, cum crebro obscœna volucris, </l>
            <l>Per clypeum, perque ora volans stridentibus alis, </l>
            <l>Omnem turbavit mentem, admonuitque futuri. </l>
            <l>Hinc tibi tempus erit, magno cum optaveris emptum </l>
            <l>Intactum Pallanta, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> cum spolia aurea balthei </l>
            <l><pb n="159" xml:id="A0159"/>Oderis, atque tibi haud stabit victoria parvo.</l>
            <l>Nam juvat hæc ipsos inter præscisse legentes, </l>
            <l>Quamvis fint <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> adhuc confusa <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> nubila porro. </l>
            <l>Haud aliter longinqua petit qui forte viator </l>
            <l>Mœnia, si positas altis in collibus arces, </l>
            <l>Nunc etiam dubias, oculis videt, incipio ultro </l>
            <l>Lætio ire viam, placidumque urgere laborem, </l>
            <l>Quam cum nusquam ullæ cernantur, quas adit, arces, </l>
            <l>Obscurum sed iter tendit convalibus imis.</l>
          </q></p>
        <p>En vérité, poursuivit Euphorbe, je suis ravi que vous ayez quelque amitié pour le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> de Crémone. Ce bon prélat se <choice>
            <orig>délassoit</orig>
            <reg>délassait</reg>
          </choice> des fonctions du <choice>
            <orig>ministere</orig>
            <reg>ministère</reg>
          </choice> avec la muse de Virgile, dont il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> presque compatriote. Il me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice>, qu'à son exemple, ses vers vous ont <pb n="160" xml:id="A0160"/> servi à égayer
          les travaux de Bellone. Mais je m'<choice>
            <orig>apperçois</orig>
            <reg>aperçois</reg>
          </choice> que le jour s'avance. Vous vous proposiez, je crois, d'aller surprendre quelque
          lapin. Il est temps d'exécuter votre projet&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je compte que vous ne reviendrez pas les mains <choice>
            <orig>vuides</orig>
            <reg>vides</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Si je reviens les mains <choice>
            <orig>vuides</orig>
            <reg>vides</reg>
          </choice>, repartit Timagène, j'aurai du moins la tête bien garnie.</p>
      </div>
    </body>
  </text>
</TEI>
"Troisième entretien" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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TROISIÈME ENTRETIEN. Ornemens Ornements du Récit récit .

Sur le soir, Euphorbe & et Timagene, Timagène allerent allèrent se promener le long d'une terrasse qui dominoit dominait sur une vaste prairie entrecoupée de quelques ruisseaux. Elle étoit était partagée en deux, deux par une grande route. Dans le lointain des collines médiocrement élevées, & et parsemées de plusieurs villages, bornoient bornaient agréablement la vue. A À droite & et à gauche, l' œuil œil découvroit découvrait des jardins & et des parterres émaillés de fleurs. Charmé de ce spectacle, Timagene Timagène se retourne vers son ami, & et d'un air animé ; en vérité, lui dit-il, attribuer au hasard cette superbe ordonnance, c'est bien parler & et raisonner soi-même au hasard.

Dites plutôt, reprit Euphorbe, c'est parler le langage des passions & et du vice. Mais permettez-moi ici une autre réflexion. Ces mêmes objets, qui nous enchantent, dans quelques mois d'ici, seront aussi tristes & et aussi hideux qu'ils sont charmans charmants aujourd'hui. Vous le voyez ; tout dans la nature a besoin d'un peu d'ornement pour mériter l'attention des gens de goût, & et les ouvrages d'esprit plus que toute autre chose.

Vous avez raison, lui dit Timagene Timagène  : La bergere bergère

En un beau jour de fête De superbes rubis ne charge point sa tête ;

Mais elle

Cueille en un champ voisin les plus beaux ornements ;001 Boil. art. Poët. l. 2 Boileau, Art poétique, chant 2 .002 Ce passage de l'Art poétique compare le genre poétique de l'idylle à une bergère : « Telle qu’une Bergère, au plus beau jour de fête, / De superbes rubis ne charge point sa tête, / & et sans mêler à l’or l’éclat des diamants, / Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements : / Telle, aimable en son air, mais humble dans son style, / Doit éclater sans pompe une élégante idylle. / Son tour simple & naïf n’a rien de fastueux, / & et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux. » (Boileau, Art poétique, 1674, (voir bibliographie), chant II, lignes 1-8.).

& et ce négligé champêtre dans lequel elle se montre, ne laisse pas d'ajouter à ses graces grâces naturelles. Que voulez-vous conclure de-là de là  ?

Que le récit, répondit Euphorbe, ne peut se passer d'une certaine parure, qui fait son plus grand prix. Lorsque j'interroge mon jardinier sur une aventure du village ; c'est un homme de bon sens ; il m'expose fort bien le fait ; mais le ton maussade, qui accompagne tout ce qu'il dit, les répétitions éternelles des mêmes termes & et des mêmes phrases, sont si fatiguantes, que j' aimerois aimerais mieux avoir toujours ignoré l'histoire qu'il me conte, que d'en avoir acheté la connoissance connaissance , au prix de l'ennui qu'il me cause.

Cependant, repartit Timagène, j'entends dire tous les jours, que la nature est belle dans sa simplicité : qu'elle l'emporte infiniment sur l'art. Cette maxime a même l'autorité d'une loi dans les belles-lettres & et dans les arts.003 Timagène renvoie-t-il de manière générale à l'imitation de la belle nature comme principe des arts, principe au centre de l'essai de l'Abbé Batteux sur Les Beaux-arts réduits à un même principe de 1746, où bien à un principe plus spécifique ?

Vous dites fort bien dans sa simplicité, interrompit Euphorbe ; mais non pas dans sa négligence & et sa grossiéreté grossièreté . La même Nature dont la main conduit dans la prairie un ruisseau plus transparent que le cristal, dépose dans le lac de Camarine, ce limon fétide, ces eaux bourbeuses qui portent l'infection dans tous les lieux d'alentour. L'art est vaincu par la nature, lorsqu'il est en guerre avec elle ; lorsqu'il veut l'éclipser, & et prendre sa place. C'est un rebelle alors, qui s'oublie. Né pour la servir, il ne doit point usurper ses droits. L'harmonie est parfaite, lorsqu'il ne cherche qu'à relever son prix. L'art ne réussit jamais mieux, que quand il ne se laisse point appercevoir.004 Une instance du principe 'ars est celare artem' formulé par Ovide dans son Ars Amatoria. Semblable à ces ressorts, qui font mouvoir les machines d'un grand théâtre, il est l'auteur de tout le jeu, dans le temps où il se cache avec le plus de soin. Le détail des ornemens ornements qu'exige le récit, achevera achèvera de vous convaincre, qu'ils lui sont nécessaires. Un des premiers & et des plus indispensables, à mon avis, c'est la variété.

Je me souviens, reprit Timagène, de ce qu'à dit, je ne sçais sais quel auteur,

L'ennui, naquit un jour de l'uniformité.005 La phrase se trouve chez Antoine Houdar de la Motte : « C’est un grand agrément que la diversité. / Nous sommes bien comme nous sommes. / Donnez le même esprit aux hommes, / Vous ôtez tout le sel de la société. / L’ennui naquit un jour de l’uniformité. » Voir La Motte, « Les Amis trop d’accord », dans : Fables nouvelles, 1719 (voir bibliographie), livre IV, fable 15, p. 260-262, 262. Ces cinq vers forment la morale finale de la fable. Le vers cité par Bérardier l'est aussi par Marmontel, dans son « Avertissement » aux Éléments de littérature, 1787 (voir bibliographie), p. 33.

C'est elle qui vient enfin à bout de nous détacher des plus belles choses. Le Monarque monarque se dégoûte de la magnificence & et des plaisirs qui assiégent assiègent tous les jours son trône : le Financier financier cesse d'admirer l'or qui l'environne, parce qu'il en est trop souvent ébloui : dans ces objets, comme dans mille autres, le terme de la nouveauté est le terme du plaisir. Cette espece espèce de contagion, s'étend jusqu'aux chef-d'œuvres de l'art. L'habitude nous rend insensibles à ceux qui sont sans cesse sous nos ieux yeux , tandis qu'ils font l'admiration de l'étranger, que notre indifférence irrite autant qu'elle l'étonne. Cette inconstance me paroît paraît prouver clairement que nous sommes faits pour chercher toujours le vrai bien, sans jamais le trouver sur la terre.

Nous tombons insensiblement dans la morale, mon cher, interrompit Euphorbe, & et nous oublions notre objet. Quoi qu'il en soit de cet amour du changement, un auteur doit s'y conformer, s'il veut réussir, & et jetter jeter de la variété, soit dans les faits qu'il rapporte, soit dans le stile style qu'il emploie.

Dans les faits, repartit vivement Timagène ? Comment l'entendez-vous? Lorsque j'écris, ne suis-je pas obligé de rapporter les événemens événements tels qu'ils se sont passés ? & et s'ils ont trop de ressemblance, suis-je le maître de les dénaturer, pour les rendre plus variés ?

Non, sans doute, répondit Euphorbe ; Mais je pense, que sans cela, on peut encore y répandre de la variété. La nature ne suit-elle pas des régles règles inviolables dans la production des plantes ? Rien n'est plus varié néanmoins, que le spectacle qu'elle nous offre dans une riche campagne. Distinguez avec moi deux sortes de récits ; l'un, fruit de l'imagination, est une pure fiction, ou s'unit avec elle ; l'autre, n'a de fondement que l' austere austère vérité. Dans la premiere première espece espèce , l' Auteur auteur assurément est inexcusable, s'il donne trop de conformité à des événemens événements qu'il est le maître d'inventer à son gré, en tout, ou du moins en partie. C'est à lui à rassembler des matériaux qui ne présentent pas toujours le même objet à la vue. Virgile est un modèle achevé dans ce genre. Quoi de plus uniforme en soi, que les voyages d' Ænée Énée , depuis les côtes de la Troade, jusqu'aux rivages de Carthage. Le poëte poète cependant fait donner à ce détail des grâces, par les épisodes qu'il y répand. C'est une riche broderie, sous laquelle il déguise une étoffe commune. Dans la Thrace, l' avanture aventure de Polydore nous cause une religieuse horreur : dans les isles îles des Strophades, les Harpies forment une scène plus amusante : celle d'Andromaque, qui lui succède, fait renaître ces sentimens sentiments de tendresse & et de compassion, qui ont tant de charmes : enfin la terrible description du mont Etna & et de Polyphême Polyphème qui l'habite, trouve encore un ornment dans la triste situation d'Achemenides, abandonné sur ces rochers, & et dans le discours pathétique qu'il adresse aux Troyens.

Puisque vous faites tant valoir le troisième livre de l' Ænéide Énéide , ajouta Timagène, en riant, je me déclare moi, pour le cinquieme cinquième  ; & et je prétends que le poëte poète n'y montre pas moins d'adresse & et de goût, que dans le vôtre. Des voyages présentent naturellement des objets qui se succèdent, sans se ressembler ; mais dans des jeux & et des combats, il en est tout autrement. Un vainqueur l'emporte sur un, ou plusieurs vaincus. Voilà en deux mots tout leur succès. L'imagination riche & et féconde de notre poëte poète a fait disparoître disparaître cette monotonie. Dans le combat des vaisseaux, la victoire échappe à Gyas, par la timide précaution de son pilote & et par son propre emportement ; dans celui de la course, l'adresse de Nisus fait passer à Euryale, son ami, le prix qu'un accident imprévu lui avoit avait enlevé à lui-même, & et qu'il sembloit semblait d'abord qu'on ne pouvoit pouvait lui disputer. Le prix du pugilat paroît paraît assuré au Troyen Darès ; il triomphe déjà de ne point trouver d'adversaire, qui ose se mesurer avec lui ; mais sa présomption est sévérement sévèrement punie par le vieillard Entelle. Enfin l'exercice de la fléche flèche a une issue encore plus singuliere singulière  : tous les combattants y ont part à la victoire : le premier, perce l'extrémité de l'arbre ; le second, coupe la corde ; & et le troiseme troisième , atteint l'oiseau dans les airs. Aceste, qui ne peut plus prétendre au prix, mérite d'être couronné à cause du prodige dont les Dieux récompensent ses efforts. Ces différens différents spectacles sont terminés par un autre moins pénible & et plus amusant. C'est le magnifique carrousel de la jeune noblesse de Troye. Avouez que cela vaut bien vos Harpies & et votre Polyphême Polyphème .

J'avouerai tout ce qu'il vous plaira, répliqua Euphorbe, & et bien loin de contester avec vous là-dessus, j'ajouterai à vos réflexions, que ce livre avec celui qui le précéde précède , renferment tout ce qui ne nous enchante que trop sur sur sur nos théâtres. Dans le quatrieme quatrième , j'assiste à une action tragique, qui m'arrache des larmes ; le cinquieme cinquième , est une espece espèce de comédie agréablement diversifiée ; & et le sixieme sixième , par la magnificence de ses machines, repond assez bien à nos Opéra.006 Le pluriel du mot opéra pouvait s'écrire, au dix-huitième siècle, avec ou sans -s final. Comparez maintenant cette riche composition, avec celle du versificateur de Cordoue. Son poème, si vous en exceptez le huitième & et le neuvième livre, n'est qu'un tissu de guerres continuelles, pompeusement racontées.007 Il est question ici, sans doute, de la Pharsale de Lucain, poète romain né à Cordoue. Mais sans nous arrêter plus longtemps à un principe, qui n'est point contesté par ceux qui ont du goût, il faut répondre à votre difficulté, sur les faits historiques, dont la vérité est le seul fondement. Ici, je l'avoue, il est moins facile de prévenir les dégoûts d'un lecteur, qui veut toujours qu'on l'amuse, sans tenir aucun compte des obstacles qu'il faut surmonter pour y parvenir. Privé du secours de l'invention, l'écrivain ne peut rejetter ce qui lui déplaît, & et le remplacer par des objets plus proprès à réveiller l'attention. Il faut donc qu'il y supplée par son adresse. L'abbé de S. Real Saint-Réal , dans l'histoire de la conjuration contre Venise,008 Il s'agit de César Vichard de Saint-Réal (1639-1693), historiographe de la Savoie. Il est l'auteur d'une Conjuration des Espagnols contre la République de Venise en l'Année M. DC. XVIII, 1674 (voir bibliographie). entremêle habilement dans le cours des intrigues du marquis de Bedmar, tantôt une courte description de la guerre que les Vénitiens soutenoient soutenaient contre la Maison d'Autriche, tantôt le caractere caractère du fameux capitaine Jacques Pierre, & et l'artifice dont il se servit, pour obtenir de l'emploi sur la flotte de Venise ; plus bas, l'épisode de Spinosa009 Desit: identifier., envoyé par le viceroi de Naples, pour observer la conduite du capitaine. Ces especes espèces d' intermédes intermèdes soulagent l'attention du lecteur, qui n'est pas toujours appliquée au même objet. Un autre moyen, qui ne réussit pas moins, est de passer rapidement sur les faits qui ont trop de ressemblance, de n'en dire que ce qu'il faut pout les faire connoître connaître , & et de s'étendre davantage sur ceux qui forment des tableaux plus variés. C'est ce qu'a pratiqué avec succès l'abbé de Vertot dans son excellent ouvrage des Révolutions Romaines.010 Il s'agit de l'abbé René Aubert de Vertot (1655-1735), historien français. Il est l'auteur d'une Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine, 1727 (voir bibliographie). Les guerres continuelles de la République avec les peuples voisins de son territoire, & et par-là même jaloux de sa puissance, ne lui offroient offraient que des événemens événements à-peu-près à peu près les mêmes ; mais les dissentions dissensions du peuple & et des Patriciens fomentées par les Tribuns, fournissoient fournissaient des scènes toujours nouvelles & et toujours différentes. Il s'arrête donc avec complaisance à celles-ci, & et se contente souvent d'indiquer les premieres premières . Je ne vous citerai que deux exemples. L'an 322 de Rome, T. Quintius fut nommé dictateur pour faire la guerre aux Eques & et aux Volsques, qui avoient avaient défait les deux consuls. Voici tout ce que dit l' Auteur auteur de cette expédition : 011 Révol. Rom. L. 6 Révolutions romaines, livre 6 .012 René Aubert de Vertot, Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine, 1727 (voir bibliographie), tome second, livre VI, p. 146-152, ici p. 152. II sortit bientôt de Rome, marcha aux ennemis, les défit dans une bataille sanglante, prit leur camp, & et ramena son armée victorieuse à Rome. & et plus bas, sous l'année 327 013 Ibid.014 Aubert de Vertot, Histoire des révolutions..., 1727 (voir bibliographie), p. 154., il décrit ainsi la victoire d'un autre dictateur sur les Véïens Véiens . Mamercus Emilius, en moins de seize jours, tailla en pieces une partie de l'armée des ennemis, fit un grand nombre de prisonniers, qui servirent de récompense aux soldats, ou qui furent vendus comme des esclaves au profit du trésor public. Le Dictateur, après un triomphe solemnel, se démit de la Dictature.

Ces derniers mots, reprit Timagene, me font souvenir de l'ennui que m'ont causé quelquefois, en lisant l' histoire Histoire Romaine romaine du P. Père Catrou,015 Il s'agit de François Catrou (1659-1737), jésuite, historien et traducteur, auteur d'une Histoire romaine depuis la fondation de Rome en 21 vol., 1725-1748 (voir bibliographie). les descriptions fréquentes de ces pompes triomphales, avec la liste de tout ce qui les accompagnoit accompagnait . Au reste, je crois que vous avez omis un autre moyen de varier un récit. Ce sont certaines digressions intéressantes. Il me semble qu'elles détournent un moment l'attention du lecteur, pour la ramener ensuite, avec un plaisir plus vif, à l'objet principal.016 Ce passage est cité par Randa Sabry dans le contexte de la digression comme 'diversion-diversité' ; voir Sabry, Stratégies discursives, 1992, (voir bibliographie), p. 63. Ces morceaux détachés produisent le même effet dans le récit, que dans un vaste jardin, font ces bosquets écartés, dont la vue est d'autant plus délicieuse, qu'elle est moins attendue. Le portrait de Coriolan, dans l' Auteur auteur que vous venez de citer, me paroît paraît surtout avoir ce mérite. Il ne m'est jamais sorti de l'esprit.017 Révol. Rom. l. 2 Révolution romaine, livre 2 .018 Aubert de Vertot, Histoire des révolutions..., 1727 (voir bibliographie), p. 154.019 Desit: verifier; (page 125 dans l'édition de 1833). Avant que de rapporter les suites de cette affaire, dit cet historien, je ne crois pas que nous puissions nous dispenser de faire connaître un peu plus particulièrement un homme qui va jouer un si grand rôle dans cet endroit de l'histoire, & et dont la fortune eut plus d'éclat que de bonheur... Coriolan étoit était sage, frugal, désintéressé, d'une probité exacte, attaché inviolablement à l'observation des loix lois . Avec ces vertus paisibles, jamais on n' avoit avait vu une si haute valeur, & et tant de capacité pour le métier de la guerre. Il sembloit semblait qu'il fût né général. Mais il étoit était dur & et impérieux dans le commandement ; sévère sévère aux autres, comme à lui-même, ami généreux, implacable ennemi, trop fier pour un républicain. Content de la droiture de ses intentions, il allait au bien sans ménagement, & et sans ces insinuations si nécessaires dans un état, dont l'égalité & et la modération, faisoient faisaient le fondement. Voilà dans un seul exemple, une digression & et un caractere caractère . Je crois que vous devez être content de moi.

Assurément, repartit Euphorbe ; je le suis autant que de l' Auteur auteur . Le portrait qu'il nous donne, est bien fait ; les couleurs en sont vives & et brillantes ; mais il a un mérite de plus ; il forme un une espece espèce d' interméde intermède , qui dégage un moment notre esprit des éternelles contestations entre le Sénat & et les Tribuns du peuple, & et le prépare admirablement bien aux événemens événements qui vont être racontés. Larrey, dans son histoire de Louis XIV,020 Il s'agit d'Isaac de Larrey (1639-1719), historiographe. Il est l'auteur d'une Histoire de France sous le règne de Louis XIV, 1718 (voir bibliographie). auroit aurait fait plus sagement de suivre cette route, que d'entasser l'un sur l'autre, à l'entrée de son ouvrage, tous les portraits de ceux qui devoient devaient y paroître paraître avec éclat, tels que la reine Anne, le prince de Condé, le cardinal Mazarin, le duc de Beaufort, l'abbé de la Riviere Rivière , & et plusieurs autres. Il nous auroit aurait épargné l'ennui que fait naître cette espece espèce de galerie, trop uniforme, malgré la diversité des peintures qu'elle présente ; & et il se seroit serait réservé, pour ainsi dire, des pieces pièces de rapport, qu'il auroit aurait pu enchasser enchâsser ensuite habilement, dans les endroits qui auroient auraient eu besoin de ce secours.021 Sade recourt au même principe d'une galerie initiale de portraits, dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, ouvrage resté inachevé en 1785. Les descriptions procurent le même avantage, quand elles sont bien placées. Nous avons remarqué avec quelle précipitation l'abbé de Vertot passe sur les guerres des Romains avec les peuples voisins : le même Auteur auteur néanmoins ne manque pas de décrire avec plus d'étendue celles qui renferment quelque chose de singulier & et d'intéressant, & et qu'il juge capables de soulager l'attention du lecteur, trop longtemps fixée sur le même objet. Pour s'en convaincre, il suffit de lire , le détail de l'expédition de Sempronius022 Révol. Rom. t. 2, l. 6 Révolution Romaine, tome II, livre VI , p. 157.023 Desit: vérifier, citer tjs de même., contre les Volsques, ou l'armée du consul fut sauvée par la résolution & et l'habileté d'un simple capitaine de cavalerie, nommé Tempanius. Sa précision dans le premier cas, & et son abondance dans le second, ont le même but, de prévenir le dégoût, dont l'uniformité fut toujours la mere mère , comme dit l' Orateur orateur Romain romain .024 De invent. l. 1°, n° 59. De inventione, livre I, n° 59 : omnibus in rebus similitudo est satietatis mater.025 Cicéron, De inventione (voir bibliographie), livre premier, § 76. La citation est reprise du passage suivant : « Variare autem orationem magnopere oportebit ; nam omnibus in rebus similitudo mater est satietatis ». Mais dans cette espece espèce d'ornement, il faut éviter de se jeter dans des lieux communs, si vagues, si généraux, qu'on pourroit pourrait les faire entrer dans toutes sortes de sujets. Vos digressions produisent encore un très bon effet dans le récit, si elles ne sont ni trop longues, ni trop fréquentes. Par exemple, celle du phœnix, que nous lisons au sixieme sixième livre des Annales de Tacite,026 Desit: référence se trouve bien placée pour interrompre le spectacle odieux du sang que Tibere Tibère fait couler dans Rome.

A À propos de ce que vous venez de condamner dans l'histoire de Louis XIV, dit alors Timagène, pensez-vous qu'il ne soit jamais permis de débuter, dans un récit, par quelques portraits ? Il me semble cependant, que Salluste commence son histoire de la guerre de Catilina, par le portrait de ce fameux scélérat, & et que ce beau morceau n'ouvre pas mal la scène.

J'en conviens, répondit Euphorbe ; mais vous remarquez ici aussi bien que moi, une grande différence entre les deux ouvrages dont il s'agit. Le portrait que l' Auteur auteur Latin latin met à la tête du sien, est celui du principal personnage, qui doit figurer dans toute l'action, et, pour ainsi dire, du héros de la piece pièce . Par-tout Partout il agit ; par-tout partout il se présente. Il n' étoit était donc pas à craindre que des objets étrangers fissent oublier dans la suite au lecteur ses traits sous lesquels il l' avoit avait peint. Rien de plus utile, & et rien de plus nécessaire, avant d'entrer dans le récit d'un complot fameux, que de faire connoître connaître les inclinations & et les talens talents de celui qui en a été l' ame âme . Mais dans l' Auteur auteur françois français , lorsque les événemens événements viennent se ranger à leurs places, je suis obligé de faire un effort de mémoire, pour me rappeller rappeler les caracteres caractères de chaque personnage, qu'il a rassemblés, comme dans une espece espèce de préface, ou de revenir sur mes pas, pour les consulter ; & et cette pénible distraction n'est dédommagée par aucun agrément. Au reste, c'est la nature de l'ouvrage, & et le goût de l' Auteur auteur qui décident de quelle façon il doit débuter dans son récit. Nous en avons des exemples de différente espece espèce . Sans parler de Salluste, César commence sa guerre des Gaules, par la description de ces provinces : Tite-Live entre dans le récit de la guerre des Romains contre Philippe,027 Dec. I, l. 4.028 (Desit: trouver passage chez Tite-Live. Ajouter La Fontaine à l'index.) par le détail des causes qui ont fait naître l'action, & et il a été imité en cela, par l'abbé de S. Réal Saint-Réal , dans sa conjuration contre Venise Conjuration contre Venise .029 Saint-Réal Conjuration des Espagnols..., 1674 (voir bibliographie).030 Desit: pages/édition. Notre fabuliste pourroit pourrait lui seul servir de modèle en ce genre. Souvent il vient tout de suite au fait ; quelquefois, il met en avant une réflexion morale :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Dans un autre endroit, une remarque physique.

Les loups mangent gloutonnement.

Enfin il a répandu sur cette partie du récit, une admirable variété. Mais en parlant des digressions, je ne m'aperçois pas que j'en fais une ici moi-même ;031 Cette phrase est citée par Randa Sabry, dans son ouvrage sur la digression. À l'âge classique, y explique-t-elle, le discours sur la digression appelle un discours légitimateur sur la digression, mais ce discours est lui-même perçu comme potentiellement illégitime parce que digressif. Voir Randa Sabry, Stratégies discursives, 1992 (voir bibliographie), p. 44-45. & et j' allois allais oublier de rapporter un dernier moyen, fort propre à bannir une trop grande uniformité dans les ouvrages dont nous parlons. Il consiste à ne pas suivre trop servilement l'ordre des temps. Il est bon quelquefois de laisser en arrière arriere certains événemens événements , pour y revenir dans la suite ; de paraître paroître les avoir oubliés, pour les rappeller au lecteur, dans une circonstance plus avantageuse.

Ces jours derniers, ajouta Timagène, je relisois relisais les révolutions Romaines Révolutions romaines . Il me semble que l' Auteur auteur a mis en usage l'adresse dont vous venez de parler, particuliérement particulièrement au commencement de son dixième Livre livre 032 Rév. Rom. l. 10 Révolutions romaines, livre X , p. 22.033 Vertot, Histoire des révolutions..., 1727 (voir bibliographie).034 Desit: page/édition. Après avoir raconté l'expédition de Marius, contre les Cimbres & et les Teutons, & et sa conduite dans Rome, depuis cette victoire, il retourne sur ses pas, pour nous apprendre la part qu' avoit avait eue Sylla à cette guerre fameuse, ses déportemens déportements dans le camp de Catulus, & et sa contestation avec le vainqueur des Cimbres, au sujet des statues d'or de Bocchus. Je m'apçois m'apperçois que cette transposition forme une agréable diversité, & et que ces objets font un meilleur effet rapprochés de la guerre civile, que s'ils étoient étaient à leur place naturelle ; & et je conçois par-là par là , que la variété peut trouver place même dans les faits historiques, & et qui ne sont point fournis à la volonté de l'écrivain. Il ne lui reste plus que de la répandre dans son stile style , & et cela n'est pas fort difficile.

Pas si facile que vous vous l'imaginez peut-être, reprit Euphorbe. C'est ici qu'on peut appliquer en particulier la pensée d'Horace ;035 Ut sibi quivis / Speret idem ; multum sudet frustraque laboret, / Ausus idem. Hor. de Art. Poët. Horace, Art poétique, v. 241. écrivons de manière que chacun se flatte de nous égaler, & et qu'il commence à en désespérer, après des efforts aussi longs qu'inutiles.036 La citation est tirée d'un passage sur le style des satyres. Dans son édition des Quatre poétiques, en 1771 (voir bibliographie), l'abbé Batteux traduit le passage en question de la manière suivante : « Je prendrois pour modele un familier si simple, que chacun se croitoir capable d'en faire autant ; et si on osoit l'entreprendre, on sueroit beaucoup, et peut-être sans succès : tant la suite et la liaisons donnent de relief aux choses les plus communes. » (tome II, p. 39). Dans son édition des Œuvres d'Horace de 1967 (voir bibliographie), François Richard traduit le passage de la manière suivante : « Je prendrais dans la langue courante les éléments dont je façonnerais celle de mes vers ; si bien que tout le monde croirait pouvoir en faire autant, mais verrait à l'expérience que les efforts pour y réussir n'aboutissent pas toujours ; tant a d'importance le choi et l'arrangement des termes, tant peuvent prendre d'éclat des expressions empruntés au vocabulaire ordinaire ! » (p. 265).

Mais, après tout, repartit Timagène, il me semble que, pour obtenir l'effet que nous désirons, il suffit d'être attentif à ne pas répéter les mêmes pensées, & et à mettre en usage différentes expressions, & et différents tours de phrases.

Et c'est-là c'est là , précisément, répliqua Euphorbe, ce qui demande beaucoup de goût & et de délicatesse. Est-il donné à tout le monde de se métamorphoser, pour ainsi dire, comme un Protée, & et de prendre, selon les circonstances, la façon de penser, & et le langage de toutes les conditions, de tous les âges & et de tous les pays ? Voilà cependant ce qu'exige le récit. On ne raconte point un fait historique de la même maniere manière qu'une fable ; le stile style de la narration dans la poësie poésie , n'est pas le même, que dans une lettre. Le sujet est-il une fiction ? Il faut que le stile style soit proportionné à l'état & et aux mœurs des personnages qu'on introduit. Agamemnon doit agir & et parler avec hauteur & et fierté, comme le souverain de cent rois ; Achille, en guerrier violent & et emporté ; Ulysse, en homme fin & et rusé. Le lion ne doit pas penser comme le renard, ni le singe comme l'âne.037 Ne quicumque Deus quicumque adhibebitur heros, [p.88] Regali conspectus in auro nuper & et ostro, Migret in obscuras humili sermone tabernas ; Aut, dum vitat humum, nubes & et inania captet. De Art. Poët. De arte poetica, v. 227.Ne mettons point, dit Horace, dans la bouche des Dieux & et des héros, le stile style de la vile populace ; il s'accorde mal avec l'éclat qui les environne. Mais aussi, dans la crainte de ramper, n'allons point nous perdre dans les nues. Chaque âge à ses idées & et ses affections particulieres particulières . On les trouve rassemblées dans les beaux portraits que nous a tracés le même poëte poète que je viens de citer.038 De Art. Poët. De arte poetica, v. 156. 039 Desit: vérifier citations, traductions, et mise en page (séparation texte / notes), ajouter réferences.) S'agit-il de l'histoire ? Il n'est pas permis de faire la description d'une bataille, de la même façon que le détail d'une négociation. Une anecdote entre des particuliers, demande plus de simplicité que les délibérations d'un conseil souverain. De tout cela, je crois qu'on peut conclure avec Quintilien, que le récit n'a point de stile style qui soit à lui, mais qu'il doit les adopter tous. Voici comment s'exprime ce savant Rhéteur rhéteur , en parlant de la narration oratoire.040 Non magis proprium est narrationis magnifice dicere, quam miserabiliter, invidiose, graviter, dulciter, urbane, quæ cum suo qnæque loco sint laudabilia, non sunt huic parti propriè assignata & et velut dedita. Quint l.4, c. 2 Quintilien, De institutione oratoria, livre IV, chapitre 2 [section 62] . Le stile style grand & et magnifique n'est pas plus particulier à la narration, que le stile style pathétique, que celui qui nous arrache des larmes, que celui qui rend odieux nos adversaires, que le stile style sérieux, le stile style plaisant, le stile style gracieux. Chacun d'eux mis à sa place, fait un effet admirable ; mais aucun n'est tellement affecté à cette partie du discours, qu'il soit pour ainsi dire son appanage. Ne peut-on pas appliquer cette maxime à toute espece espèce de narration, aussi-bien qu'à celle de l'orateur ?

Je suis charmé, poursuivit Timagene, que Quintilien admette dans le récit le stile style plaisant. Les bons mots, les plaisanteries produisent une espece espèce de variété qui déride le front ; & et je vous avoue que j'ai peine à soutenir longtemps la lecture d'un Auteur auteur , toujours aussi sérieux qu'un magistrat sur les fleurs de lys.

Vous voulez qu'on vous égayé, repartit Euphorbe ? Il faut vous l'accorder, pourvu que ce soit à propos. Remarquez, s'il vous plaît, ces mots de notre Auteur auteur , Suo quæque loco. La plaisanterie contribue à varier le récit ; mais elle a sa place marquée, hors de laquelle elle ne doit point être admise. Elle peut figurer dans une fable, dans une lettre, dans une conversation ; mais elle doit communément être bannie des sujets grands & et majestueux, tels que sont l'histoire, la narration oratoire, épique, ou tragique. Si Quintilien permet de l'associer quelquefois à l'éloquence, il faut que la singularité des conjonctures excuse cette liberté. Vous me répondrez, peut-être, que le personnage de Thersites, dans l' Iliade Iliade , vaut bien une plaisanterie. Je vous avoue, que quand ce portrait ridicule seroit serait retranché, je crois que ce beau poëme poème n'y perdroit perdrait rien. Peut-être est-ce un une ombre qu' Homere Homère a voulu jetter jeter sur son tableau, pour en faire mieux sortir les parties saillantes ; mais cette ombre est un peu chargée. Virgile, qui fait son profit de tout ce qu'il y a de beau dans ce prince des poëtes poètes , n'a pas jugé à propos de s'approprier cet épisode ; & et Virgile avoit avait du goût.

Pour le coup, interrompit Timagène, je crois vous trouver en défaut. Virgile ne plaisante-t-il pas dans l' avanture aventure de Gyas, qui jette son pilote dans la mer, dans celle des Troyens, qui mangent leurs tables ? L'abbé de Vertot, votre ami, ne se permet-il pas des bons mots dans ses révolutions Romaines Révolutions romaines  ? Témoin, celui que Sertorius dit à l'occasion de Métellus, qui l' avoit avait empêché de défaire les troupes de Pompée, près de Sucrône :041 Revol. Rom. l. Révolutions romaines, livre 11.042 (Desit: identifier passage et lieu.) Que si cette vieille n'eût retiré ce jeune enfant de ses mains, il allait le renvoyer à Rome à ses parents, après l'avoir corrigé comme il le méritait. Enfin l' Orateur orateur Romain romain lui-même, a cru pouvoir les allier avec la plus sublime éloquence. Tout le monde sait que, profitant de la consonnance du nom de Verrès avec le mot latin, Verrere verrere , qui signifie balayer, il nomme cet honnête préteur, le balai de la Sicile.

Permettez-moi, reprit Euphorbe, de répondre par ordre à vos difficultés, & et vous conviendrez, peut-être, que je n'ai pas tout-à-fait tout à fait tort. En vous accordant que les deux endroits de l' Ænéide Énéide , dont il est question, sont des plaisanteries, observez, s'il vous plaît, ou le poëte poète les a placées. La premiere première , est dans un spectacle, qui forme une espece espèce de scène comique & et amusante ; l'autre, dans un repas : encore se trouve-t-elle dans la bouche d'un enfant, à qui son âge peut permettre des réflexions pareilles. Ce n'est point ici un conseil de cent Rois, qui déliberent délibèrent sur les objets les plus importants. Ainsi, la poësie poésie épique peut se relâcher de sa sévérité ordinaire, dans certaines circonstances fort rares, qui naissent du sujet ; & et cette exception sert à confirmer la régle règle , en la faisant mieux remarquer. L'histoire interdit les bons mots, mais seulement à l'écrivain qui la compose, sans lui défendre de rapporter ceux des différens différents acteurs qu'il fait paroître paraître successivement. Souvent ils sont fort utiles pour dévoiler le caractere caractère de ceux qui agissent. Celui que vous venez de rapporter, est de ce genre. Nous voyons dans ce peu de mots, ce qu'un capitaine consommé, tel que Sertorius, pensoit pensait alors du jeune Pompée. Pour Cicéron, je vous l'abandonne sur cet article. Il aimoit aimait à plaisanter, & et n'y réussissoit réussissait pas toujours également bien. Il a employé très rarement les jeux de mots dans ses harangues ; mais il y en a encore trop. En général, le sérieux ne sympatise point avec les pensées puériles, les jeux de mots, les bouffonneries. Peut-on pardonner à un Auteur auteur de dire,043 Voyage de la Voyage de la rason raison , 1771.044 Voir Louis-Antoine de Caraccioli (1719-1803), Voyage de la raison en Europe, 1772 (voir bibliographie). que Descartes, qui exclut le vide de la nature, en met quelquefois dans ses écrits ? Que, pour peu qu'on soit délicat, on n'aime point avoir les passions en déshabillé ? Que la république de S. Saint Marin, semble garder l'incognito ; mais que les plus petites boëtes boîtes renferment souvent les meilleurs onguents ? N'est-ce pas là prêter à la raison le persiflage d'Arlequin ?

Je vois bien, répliqua Timagène, que vous me forcerez toujours d'être de votre avis ; mais je me console, puisque vous laissez encore quelque place à la plaisanterie, dans les sujets les plus graves : & et je crois, comme vous, qu'il faut user rarement de cette permission. C'est un assaisonnement ; il déplaît, s'il est répandu avec trop de profusion.

Ne vous est-il point arrivé, dit alors Euphorbe, de lire l' Ænéide travestie Énéide travestie  ?045 Paul Scarron (1610-1660) lança, avec son Virgile travesti, paru de 1648 à 1653, une mode de la réécriture burlesque de textes de l'Antiquité. Antoine Furetière (1619-1688) publia L'Ænéide travestie, en 1649.046 Desit:index, aussi Phèdre.

Sans doute, répondit Timagène ; & et ce poëme poème m'a beaucoup amusé dans ma jeunesse.

Eh bien, continua Euphorbe, dites-moi franchement, combien vous en pouviez lire à chaque fois.

J'avais bien de la peine à fournir deux cent vers, repartit Timagène ; encore les derniers m' ennuyoient ennuyaient -ils à périr.

Vous éprouviez, ajouta Euphorbe, l'effet infaillible de toute plaisanterie continuelle, surtout quand elle devient bouffonne & et triviale. Les auteurs burlesques prétendent s'excuser, en se donnant pour les imitateurs des anciens, tels que Plaute & et Aristophane ; mais ils ne leur ressemblent qu'en ce qu'ils ont de défectueux, au jugement des gens de bon goût ; pareils à cet empereur Romain, qui ne copiait copioit dans Alexandre le grand, que la mauvaise habitude de porter la tête de côté. Revenons donc : la variété seule a le droit de plaire. Elle doit regner règner par-tout partout dans les faits, dans les pensées, & et dans l'expression ; & et cette derniere dernière n'est pas moins nécessaire, ni moins difficile, peut-être, que celle dont nous venons de parler. Le lecteur ne s'apperçoit pas combien il en a coûté à l'écrivain, pour lui présenter cent fois le même objet, sous des livrées différentes : mais ce travail n'en est pas moins réel ; & et il n'y a que dans les procès-verbaux, où il soit permis de répéter sans cesse le même terme, accompagné de l'épithète susdit.

Il est vrai, reprit Timagène : j'ai souvent éprouvé la difficulté dont vous parlez. Si je veux écrire une lettre, le même mot vient toujours se présenter sous ma plume ; & et si je n'y fais une sérieuse attention, je suis surpris de voir, en relisant, que je me suis répété plusieurs fois. Je me rappelle à cette occasion, qu'un homme de beaucoup de goût me fit remarquer autrefois dans une fable de Phèdre, cette variété d'expressions, qui ne m' avoit avait jamais frappé jusqu'alors. C'est dans la fable des grenouilles, qui demandent un Roi. Le poëte poète se sert d'abord du mot ordinaire, ranae ; bientôt après, il désigne ces animaux sous l'expression de pavidum genus ; & et plus bas, il les appelle, turba petulans.047 La Fable des grenouilles (Ranae regem patentes), est la fable II au livre premier des Fables de Phèdre.

Permettez-moi, dit Euphorbe, de vous faire ici une demande. Puisque ces deux façons de parler, pavidum genus, & et turba petulans, signifient également les Grenouilles grenouilles , pourroit pourrait -on les substituer l'une à l'autre, & et les employer indifféremment & et sans choix dans les deux endroits de la fable que vous citez ?

Non assurément, répondit Timagène. Ce seroit serait choquer le bon sens, que d'appeler troupe insolente, les grenouilles effrayées par la chute d'un soliveau : & et il ne seroit serait pas moins ridicule de leur donner le titre de nation timide & et peureuse, dans le moment où elles ont l'audace de sauter sur l'épaule de leur nouveau Roi. Je comprends par-là par là ce que vous voulez dire : que ces différentes dénominations doivent se rapporter aux temps, aux lieux, au sujet & et à l'action dont on parle, & et qu'on ne doit pas s'en servir au hasard. Il ne seroit serait pas plus raisonnable d'appeler Mahomet, un Apôtre armé, dans le temps où il se déroba aux poursuites du magistrat de la Mèque, que de le traiter de Prophète fugitif, lorsqu'il emporta cette même ville l'épée à la main.

Il ne suffiroit suffirait pas que les termes fussent différents, ajouta Euphorbe, si le tour de la phrase étoit était le même. J'ai toujours admiré avec quelle fécondité inépuisable, Virgile nous peint les replis de ces affreux serpents qui déchirerent déchirèrent Laocoön Laocoon & et ses enfans enfants .

D'abord, il exprime ainsi leur arrivée ; immensis orbibus angues incumbunt pelago048 Ils chargent les flots de leurs immenses contours.. Bien-tôt Bientôt après, il ajoute, pars caetera... fermat immensa volumine terga049 L'extrémité de leur corps se recourbe en tortueux replis.. Plus bas, il présente encore le même objet, en ces termes, corpora natorum serpens amplexus uterque, implicat050 L'un & et l'autre monstre saisit & et enveloppe ses malheureux enfants.. Lorsqu'il s'agit du pere père , ce sont encore de nouveaux tours, pour la même idée. Ici, spiris ligant ingentibus051 Leur énormes corps, forment des chaînes redoublées qui le serrent.. Là, manibus tendit divellere nodos052 II fait effort pour se dégager de ces horribles nœuds.. Il faut assurément bien posséder sa langue, pour suffire à une abondance pareille, & et dans cette conformité d'idées n'addmettre aucun mot qui soit répété deux fois, à l'exception d'une seule épithète.

Je ne crois pas, répliqua Timagène, qu'il y ait plus de variété dans ce morceau de Virgile, que dans celui d'un poëte poète de nos jours, que vous me permettrez de vous rappeller ici. Le sujet est badin, & et je pense que c'est un nouveau mérite pour l'auteur, qui s'est trouvé obligé de relever la bassesse de sa matiere matière , par l'élégance de sa diction. C'est du Lutrin vivant Lutrin vivant , que je veux vous parler.053 Jean-Baptiste Louis Gresset (1709-1777 ), poète et dramaturge, élu membre de l'Académie française en 1748, publia Le Lutrin vivant en 1734. Il s'agit de décrire l'invention de dame Barbe, qui s'avise d'employer les feuillets de l'antiphonier,054 Selon Féraud, l'antiphonier est un « livre qui contient les antiènes qu'on chante dans l'Église, notées en plain chant ». pour réparer le haut de chausses d'un enfant de chœur. Cet objet trivial revient sans cesse, & et toujours le poète le dépeint avec des grâces nouvelles. Il entre ainsi en matière.

L'enfant de chœur Lucas Avait usé l'étui des pays-bas.055 Desit: édition

Il fallait y remédier, & et l'enfant trop pauvre, n' avoit avait pas les moyens nécesaires pour cela. Dame Barbe devient sa ressource.

Enfin, pourtant, l'habile gouvernante Sût lui forger une armure décente.

Elle détache quelques pages d'un vieux antiphonier,

Et les coud proprement, Pour relier un volume vivant.

Ces feuillets renfermoient renfermaient l'office du Patron. Le jour de la fête, le chantre, après avoir inutilement cherché dans le livre, apperçoit aperçoit par hasard l'enfant de chœur,

Qui de grimauds renforçant une troupe, Sans le savoir, portait l'office en croupe.

Voilà de suite quatre façons de parler différentes, aussi élégantes que nobles, pour exprimer un même objet, qui ne l'est assurément pas par lui-même. Elles ont encore l'avantage d'être placées, chacune dans l'endroit qui lui convient. Je crois que Virgile lui-même accorderoit accorderait son suffrage à cette riante fécondité ?

Quel homme de lettres, repartit Euphorbe, ne goûte pas dans l' Auteur auteur que vous citez, cette facilité de style stile , ce beau négligé, & et cette aimable paresse qui semblent caractériser ses poésies ? Mais surtout la variété & et l'abondance des expressions y sont admirables ; il sait déguiser si parfaitement son travail, qu'on seroit serait tenté de lui appliquer, ce qu'Ovide dit de lui-même, et quid-quid tentabam dicere, versus erat.056 (Desit: identifier passage chez Ovide: Tristia, IV, 10, 26. Je n' ouvrois ouvrais la bouche, que pour parler en vers.

Par ce déguisement, reprit Timagène, ne court-on pas risque de faire des ingrats ? La plupart des lecteurs s'imaginent que rien n'est plus aisé que d'écrire ainsi, & et n'en savent aucun gré à l'auteur. Il me semble qu'il vaudroit vaudrait mieux imiter ces anciens écrivains du temps de François I, ou de Henri II, qui chargeoient chargeaient leurs ouvrages de citations Latines latines & et Grecques grecques . Cela avoit avait un air savant, & et annonçoit annonçait beaucoup d'étude & et de lecture.

Cette méthode pouvoit pouvait être bonne, interrompit Euphorbe, dans des siecles siècles où l'on lisoit lisait & et où l'on étudioit étudiait . Nous en sommes dispensés aujourd'hui. Nous avons des dictionnaires & et des abrégés : cela nous suffit. Je ne prétends pas justifier le mauvais goût de ces temps reculés. On citait citoit trop & et trop souvent ; le prédicateur dans la Chaire chaire , s' appuyoit appuyait sur Aristote & et Sénéque Sénèque  ; l'avocat au Barreau, alléguoit alléguait S. Saint Chrysostôme Chrysostome & et S. Saint Thomas. Mais ne donnons-nous pas dans l'excès contraire ? & et ne renonçons-nous pas à être sçavans savants , dans la crainte de le paroître paraître  ? Notre siécle siècle est éclairé, & et se flatte beaucoup de l'être : s'il se trouvoit trouvait aujourd'hui un nouvel Amiot, qui s'avisât de présenter à quelque grand seigneur, une épigramme Grecque grecque , croyez-vous qu'il eût une réponse différente, de celle que Henri II fit au premier ; c'est du Grec : à d'autres ? Quoiqu'il en soit, si nous voulons plaire dans le récit, évitons toutes les citations qui ne sont pas indispensables, ou d'une utilité évidente.

Vous mettez, sans doute, dans ce dernier genre, répliqua Timagène, celles qui se rencontrent dans nos meilleurs historiens, lorsqu'ils rapportent les faits dans les mêmes termes, & et dans le vieux langage où ils ont été écrits par les Auteurs auteurs qu'ils consultent, tels que Joinville, Philippes de Comines Philippe de Commines & et autres. Il y en a quelques-unes de cette espece espèce dans le président Hénault, quoiqu'il n'écrive qu'un abrégé.057 (Desit : vérifier ou trouver l'anecdote .)

De ces citations, répondit Euphorbe, si elles sont distribuées avec prudence, on retire un double avantage. Elles servent de preuve à ce que l'on avance, en montrant les sources où l'on a puisé ; & et elles répandent dans le récit une variété qui plaît, en nous remettant sous les yeux les expressions simples, naïves & et énergiques de nos ancêtres.058 Bérardier perpétue ici l'idée, présente chez le père Bouhours ou chez Jean Frain de Tremblay que la langue des époques plus anciennes avait plus d'énergie ; voir Michel Delon, L'Idée d'énergie, 1988 (voir bibliographie). Mais il me semble qu'elles doivent toujours renfermer quelque chose de frappant, soit pour l'expression, soit pour la pensée, qui puisse excuser la liberté qu'on prend de changer, pour ainsi dire, de langage. Telle est celle par où débute La Fontaine, dans la fable du rat & et de la grenouille.

Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui Qui souvent s'engeigne soi même. J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui, Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême.059 Desit.

Telles sont les paroles que Comines Commines met dans la bouche de Louis XI, pour excuser sa familiarité, & et que rapporte le président Hénault : Lorsque orgueil chemine devant, honte & et dommage suivent de bien près.060 (Desit: identifier et vérifier passage .) Dans le fabuliste, la force d'une expression surannée, & et dans l'historien, la richesse de la pensée, présentée sous un air simple & et naïf, surprennent agréablement le lecteur.

Il faut convenir, ajouta Timagène, que dans les ouvrages d'esprit, comme dans toutes les autres productions de l'art, la variété contribue beaucoup à prévenir le dégoût & et l'ennui. Mais je trouve cependant, que par elle-même, elle n'a pas un certain je ne sais quoi qui nous attache.061 Pour la notion du 'je ne sais quoi', voir notre note page 61. Ce parterre émaillé de mille fleurs différentes, charme les yeux : pourrait-on les tenir fixés un quart-d'heure seulement sur cet objet, tout agréable qu'il est ? Il en est de même, selon moi, de ces livres intitulés : Pensées Diverses, Recueils de Pièces Fugitives. Il y règne une prodigieuse diversité : cependant, on en abandonne la lecture, avec autant de facilité qu'on l' avait avait commencée. Je crois en appercevoir apercevoir la cause dans le défaut d'intérêt. Ces sortes d'ouvrages parlent toujours à l'esprit & et jamais au cœur. C'est un bouquet qui flatte un moment l'odorat, & et qui se fâne aussi-tôt aussitôt . Tout ce qui nous intéresse, au contraire, a des grâces constantes, & et qui ne fatiguent jamais. Je vous avoue mon faible ; c'est l'intérêt qui me plaît dans un ouvrage.062 Sur la notion d'intérêt, voir nos remarques à la page 105. C'est un charme divin, un art magique, qui s'empare de notre ame âme , & et la conduit à son gré. Plus puissant que la baguette des Fées fées , tantôt il arrache des larmes, tantôt il répand dans les cœurs la joie, la tristesse, ou l'horreur. En vain prétendroit prétendrait -on lui résister : plus on fait d'efforts pour combattre, plus on est asssuré d'être vaincu.

C'est cela précisément, interrompit Euphorbe, qui rend les spectacles dangereux, sur-tout surtout à la jeunesse. Un poëme poème dramatique, sans intérêt, est une espece espèce d'automate : on n'en soutient pas même la lecture. Ce sont donc ceux qui intéressent le plus, qu'on recherche avec le plus d'empressement. Jugez maintenant quel effet ces représentations doivent faire sur un cœur jeune encore & et qui n'est point en garde. Que l'illusion théâtrale ne produise point le plaisir que nous y éprouvons, comme le prétend M. l'abbé Dubos, & et qu'il ne soit dû qu'à l'émotion qu'excite en nous l'imitation d'un objet intéressant, c'est une question qu'il est inutile d'examiner ici.063 Euphorbe fait référence aux Reflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l'abbé Dubos, parues en 1719 (voir bibliographie). Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que pour nous attacher, il faut mettre en jeu des passions, qui tout artificielles qu'on les suppose, ressemblent si bien aux véritables, qu'on peut s'y tromper. L'intérêt seul peut faire jouer ces ressorts, & et s'il ne s' attachoit attachait qu'à réveiller des passions légitimes, telles que l'horreur pour le vice & et la compassion pour les innocents malheureux, son utilité égaleroit égalerait ses charmes. Au reste, pour nous former une idée juste de ce qu'on appelle intérêt, on peut dire, je crois, que c'est un penchant secret du cœur, qui nous rend sensibles aux événemens événements heureux ou malheureux que nous entendons raconter, ou dont nous sommes les témoins.064 L’intérêt et l’intéressant deviennent des catégories esthétiques centrales, au XVIIIe siècle. Voir, pour plus de renseignements, le dossier critique.

Je vous passe aisément la définition, repartit Timagène, pourvu que nous examinions comment on le fait naître.

Tout l'artifice, reprit Euphorbe, consiste à faire agir le sentiment. La variété dont nous nous entretenions tout-à-l'heure tout à l'heure , fait les délices de l'esprit ; & et le sentiment est l' ame âme de l'intérêt, qui l'augmente à son tour & et le fortifie. L'imagination est une faculté vive & et impétueuse ; bien-tôt bientôt elle cesse de s'occuper de ce qui lui plaisoit plaisait le plus ; son feu demande sans cesse un nouvel aliment. Le sentiment est constant & et durable ; & et plus l'émotion qu'il éprouve est forte & et bien ménagée, plus il se fixe à l'objet qui en est la cause. On lit avec plaisir, pendant un quart d'heure, un une ode pleine de chaleur, & et bien versifiée ; mais tout un peuple, pendant plus de deux heures, demeura attentif à la représentation d'Athalie ; il y verse des larmes ; il en sort à regret. L'un & et l'autre de ces ouvrages attache par l'attrait du plaisir ; mais le premier n'a que des charmes, & et le second met en mouvement les passions ; & et par-là par là même, il intéresse. Car tout ce qui produit en nous une vive émotion, a le droit de nous attacher.

Sur ce principe, ajouta Timagène, je ne vois rien de si contraire à l'intérêt, que cette affectation d'esprit trop familiere familière à beaucoup d'écrivains. L'éclat des pensées, la richesse du stile style , l'harmonie même & et la cadence des phrases occupent l'esprit presque tout entier, & et nuisent à l'impression qu' auroit aurait fait l'objet lui-même, sans tout cet appareil étranger. Vous vous rappeliez, peut-être, l'éloge funèbre du cardinal de Fleury qui fut fait, il y a quelques années, dans la capitale de ce Royaume royaume . Tout y étoit était au profit de l'orateur, & et rien, ou presque rien, pour le ministre. Les portraits, les pensées ingénieuses, les descriptions brillantes, les antithèses recherchées y étoient étaient prodiguées. Après la lecture de cet ouvrage, on s'écriait, quel stile style  ! quelle abondance ! que d'esprit ! Mais presque personne ne 065 (Desit: commenter le dépassement de l'esthétique classique ici, à travers la valorisation de l'intérêt. Mais sussi rejet de l'imagination.) songeoit songeait à dire, quelle perte a fait la France ! Le sentiment, sans doute, étoit était étouffé sous les ornemens ornements de l'éloquence. Cherchons donc, s'il vous plaît, quels sont les moyens les plus propres pour exiter certe douce émotion du sentiment, dont les chaînes, pour être de roses, n'en sont pas moins invincibles.

On peut bien dire ici, avec l'abbé du Bos Dubos , repartit Euphorbe, que le goût décide mieux du mérite d'un ouvrage, que les raisonnemens raisonnements les plus exacts.066 (Desit : identifier passage précis de Dubos. .) La règle la plus sûre pour savoir si l'on a réussi, est d'examiner si le récit nous affecte nous-mêmes, & et fait impression sur les autres. Essayons néanmoins d'analyser, le moins mal qu'il sera possible, ces affections de notre ame âme , qui produisent l'intérêt. Le ressort le plus puissant & et le plus général de nos actions est cet amour de nous-mêmes qui veille à notre conservation particuliere particulière & et à notre bien-être. Nous démêlons encore dans notre cœur une inclination secrète qui nous attache à nos semblables, & et qui fait le lien de la société. L'assassin, qui dans les détours d'une forêt poignarde le voyageur pour lui ravir son argent, en travaillant à son propre bien, est obligé de vaincre la répugnance naturelle qu'il éprouve pour ce crime affreux. De ces divers sentimens sentiments , naît dans tous les hommes un double intérêt. L'un est général : nous le connaissons sous le nom d'humanité ; il nous rapproche de tous les êtres raisonnables, & et nous rend citoyens de l'univers. Le Huron le plus farouche, à la vue d'un étranger qu'on égorge, devient sensible, & et se porte machinalement à le secourir. L'autre est particulier, & et varie selon nos passions, nos caracteres caractères , nos habitudes & et les différentes situations où nous nous trouvons. Parmi tous les hommes, il nous donne plus d'inclination pour ceux d'un certain état, d'un certain pays, d'une certaine ville, d'une certaine condition : il nous affectionne à nos parens parents & et à nos amis, à notre argent même, à nos possessions & et à tout ce qui peut avoir rapport à ces objets.

Que de gens, interrompit Timagène, que l'intérêt particulier rend les fléaux de l'univers, dont ils devroient devraient être les citoyens !

C'est l'abus de l'amour-propre ; j'en conviens, continua Euphorbe : mais c'est dans cet abus même que l'auteur d'un récit peut trouver de quoi rendre intéressant son ouvrage.067 (Desit : comparer avec Dubos .)

Fort bien, reprit Timagène, je vous entends : nous mettrons sous les yeux du lecteur, un héros qui périt de douleur de voir l'objet de sa passion engager sa foi à un autre, & et nous nous efforcerons de le rendre sensible à ce malheureux sort : nous l'intéresserons pour un scélérat adroit, qui vient à bout, à force d'artifice, de détrôner son souverain, & et de se faire un grand nom : nous obtiendrons son estime, pour un jeune libertin qui emploie son esprit & et son habileté à tromper un père crédule, afin de satisfaire une passion aveugle, & et qui se trouve enfin réduit à la plus honteuse misère. Je suis votre serviteur. J'aimerais mieux ne lire jamais, que de m'intéresser pour de pareils événements.

Vous me faites injure, repartit Euphorbe, si vous croyez que ce soit là ma façon de penser. Quand je dis qu'un auteur doit profiter des scènes que donnent les passions & et les vices des hommes, afin de rendre son ouvrage intéressant, j'entends bien que cet intérêt sera tout en faveur de la vertu. Si la fidélité de l'histoire l'oblige à rendre justice aux talents & et à l'habileté d'un scélérat, l'adresse du récit doit inspirer de l'horreur pour l'abus qu'il en fait ; & et je condamne avec vous ces écrivains malheureux qui font goûter à leurs lecteurs le poison le plus funeste, en les prenant par leur faible ; je veux dire en flattant leurs penchants déréglés. Mais avec cela, il n'en est pas moins vrai que l'écrivain le plus jaloux d'être utile, trouve dans ces désordres même mêmes une source inépuisable d'intérêt. S'intéresse-t-on autant pour la vertu, lorsqu'elle est libre & et sans obstacle, que quand elle gémit sous les coups du crime heureux & et puissant ? Pour être utile aux hommes, il faut leur plaire ; & et pour leur plaire, il faut les intéresser.068 Bérardier de Bataut mêle ici, de manière caractéristique, des aspects de la théorie esthétique du XVIIe & et du XVIIIe siècle. Les théoriciens du XVIIe siècle avaient instauré une hiérarchie théorique nette entre l’instruction avant tout morale & et le plaisir esthétique, le dernier n’étant que le moyen pour produire la première ; idée que Bérardier reprend. Au XVIIIe siècle, l'abbé Batteux distingue les beaux-arts des autres arts par ce que leur finalité première est le plaisir & et non l'utilité ; position que Bérardier n'adopte pas. Bérardier ajoute cependant l'idée que le plaisir esthétique dépend à son tour de l'intérêt, catégorie qui implique également la prise en compte de la perspective de réception, position caractéristique des théoriciens du XVIIIe siècle. Pour plus de renseignements, voir Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie), en particulier le chapitre « Instruire ou plaire ? Finalité des beaux-arts », p. 28-43. Sur la notion d'intérêt, voir notre note page 105.069 Desit: créer section 'notions'

Pourvu qu'on s'y prenne de cette manière, répliqua Timagene, je suis d'accord avec vous. Ainsi, en mettant à part tout ce qui peut flatter la malignité où les affections déréglées du cœur humain, je crois que dans le genre d'écrire dont nous parlons, pour s'assurer du succès, il faut préférer l'intérêt particulier au général. Ce qui nous touche personnellement a sur notre âme un tout autre empire, que ce qui nous est commun avec le reste des hommes. Cet empire est si puissant, qu'il nous fait trouver du plaisir dans le spectacle des dangers les plus affreux, où les autres sont exposés, par l'assurance où nous sommes d'en être nous-mêmes exempts. Vous connaissez ces vers fameux d'un poète latin,070 Lucr. de Nat. Rer. Lib. 2° Lucrèce, De rerum natura, livre 2 .071 Pour une utile mise au point, tant de l'histoire du 'naufrage vue de loin' depuis Lucrèce que de ses réalisations narratives au XVIIIe siècle, voir Michel Delon, « Naufrages vus de loin », 1988 (voir bibliographie).

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis, E terra alterius magnum spectare laborem.

« C'est un objet charmant, pour un homme placé sur le rivage, d'appercevoir un vaisseau battu de la tempête, & et d'être témoin du péril & et du désespoir de tout l'équipage. »

Tout le monde n'est pas du même avis que Lucrèce, interrompit Euphorbe. Le poète rejette ce sentiment sur la malignité du cœur humain, jointe à la persuasion où l'on est que le péril ne nous regarde point ; mais d'autres l'attribuent à l'émotion vive & et animée qu'excite en nous la vue d'un objet aussi pittoresque qui s'empare de toutes les facultés de notre âme, & et les tient en suspens.072 (Desit: retrouver les deux positions; Dubos? .) Je me rangerais volontiers du coté de ceux-ci : car enfin, personne ne s'avise de réfléchir dans cette circonstance, s'il est à couvert des maux auxquels les autres sont en proie. On y pense même si peu, que quand un intérêt vif & et particulier vient alors se joindre à ce trouble, où l'on trouve des charmes, on ne balance pas à s'exposer soi-même aveuglement à la mort la plus certaine. Une épouse, un père, se précipiteront au milieu des eaux ou des flammes, pour en arracher un époux où un fils, & et ne s'appercevront pas qu'ils vont périr eux-mêmes, sans pouvoir secourir ceux dont le danger les effraye.

Tout cela est fort bon, reprit Timagène : mais, pouvez-vous en dire autant de ce plaisir barbare que goûtaient les Romains, en voyant des gladiateurs s'égorger sous leurs yeux, & et l'arène baignée de leur sang ?

Sans doute, continua Euphorbe. Un Romain, dès l'âge le plus tendre, accoutumait sa vue à ces spectacles sanglants ; dans des combats presque continuels il fortifiait cette habitude, & et la peinture où la simple description de ces jeux cruels, qui suffirait pour vous émouvoir avec plaisir, n'aurait effleuré que la superficie de son âme, & et l'aurait trouvé insensible. Ne commençons-nous pas nous-mêmes à nous apprivoiser avec ces objets ? Nos tragiques du siècle dernier avoient avaient grand soin de ne point mettre sous les yeux du spectateur, des héros expirants. Nous devenons plus intrépides aujourd'hui ; nous imitons nos voisins, & et nous voulons voir par nous-mêmes l'effet du poison & et du fer.073 Voir, pour l'analyse d'un exemple de cette pratique théâtrale modifiée, Kate Tunstall, « Racine in 1760 and 1910 », 2005 (voir bibliographie). Le grand art, pour rendre un récit intéressant, est donc d'examiner avec soin, quelle impression ferait l'objet lui-même sur ceux qui doivent en lire ou en entendre le détail : ce qu'on ne peut découvrir qu'en étudiant leur caractère, leurs usages & et leurs mœurs. Les Grecs, plus délicats & et plus sensibles que les Romains, & et moins faits aux horreurs du carnage, ne se prêtèrent que fort tard aux divertissements de l'arène. En adoptant les usages de leurs vainqueurs, ils en prirent la férocité. Ainsi, ce qui amusera tout un peuple, en révolterait un autre. C'est à quoi le narrateur doit faire une sérieuse attention, en observant d'ailleurs, que la représentation d'un objet a bien moins de force pour émouvoir l'esprit & et le cœur, que n'aurait la présence de l'objet lui-même.074 (Desit: référence à Dubos, qui parle de ces problèmes : objet réel, objet représenté. .) Nous entendons avec un sentiment de compassion, mêlé de plaisir, la description de la mort de Mithridate ou de Pompée ; si nous eussions été dans le sénat aux Ides de Mars ; le corps de César percé de vingt-deux coups de poignard, & et couvert de sang, nous eût causé de l'horreur. En un mot, c'est le mouvement que l'on donne à nos passions qui nous captive & et nous intéresse, pourvu que cette agitation ne soit pas assez violente pour devenir désagréable. L'action du feu est douce & et gracieuse à une certaine distance ; si l'on s'en approche de trop près, elle divise, elle déchire & et produit la plus vive douleur.

De tout ce que vous venez de dire, poursuivit Timagène, il est aisé de conclure qu'il y a certaines personnes plus difficiles à ébranler que d'autres ; ce qui me persuade encore davantage, qu'il faut préférer l'intérêt particulier au général. Le Tartare le plus sauvage, s'il a des enfants, ne pourra refuser des larmes au sort de Brutus, forcé d'immoler ses deux fils à la liberté publique. Les Romains, tout insensibles qu'ils étoient étaient aux spectacles les plus barbares, ne voyaient qu'avec la plus vive émotion, un de leurs citoyens traîné dans les prisons pour dettes, parce que cet objet les intéressait tous en particulier.

Il est incontestable, reprit Euphorbe, que ce qui nous touche personnellement, agit avec bien plus de force que tout ce qui n'a que des rapports généraux & et communs avec nous. Mais reconnaissez aussi que dans cette circonstance, on perd, pour ainsi parler, en largeur, ce que l'on gagne en profondeur. On fait une impression plus forte & et plus durable : mais il y a moins de personnes qui en éprouvent les effets. La mort d'un visir étranglé à la Porte, met en mouvement ses parents, ses amis, peut-être une bonne partie de Constantinople ; au-delà, elle sert seulement d'entretien aux nouvellistes.075 « Nouvelliste. subst. masc. Qui est curieux de sçavoir & de debiter des nouvelles. », Dictionnaire de l'Académie française (1e éd., 1694).

Eh bien, répliqua Timagène, pour terminer le différend, unissons l'un & et l'autre intérêt, autant qu'il nous sera possible. Sans doute, alors vous serez content. Il est peu de poètes, selon moi, qui les ait aient 076 (Desit: vérifier s'il n'y a pas une règle d'accord plus ancienne qui justifie "ait" .) mieux rapprochés tous les deux, que Virgile dans son Énéide. Un héros de la plus illustre naissance, vertueux, aussi intrépide qu'il est humain & et généreux, capable d'une faiblesse, mais incapable d'un crime, éprouve tous les malheurs & et tous les revers qui semblent devoir être réservés aux scélérats. Il en triomphe enfin par sa constance, & et fonde un grand empire. Il n'est point d'homme, quand on le supposerait né dans l'épais climat de la Bœotie Béotie 077 La Béotie, région de Grèce centrale., qui ne prenne part aux dangers que court le fils d'Anchise, soit dans les longs voyages, soit dans les guerres qu'il est obligé de soutenir en Italie. Mais pour les Romains, l'intérêt étoit était encore bien plus vif. Dans Énée, Auguste retrouvait l'auteur de sa race, son propre caractère, & et jusqu'à ses défauts. Le peuple de Rome voyait avec plaisir dans l'aventure de Didon la naissance de Carthage, cette fière rivale qu'il avoit avait vaincue, & et la source de ses démêlés avec elle. Quel objet plus flatteur pour les Patriciens & et les grands, que d'appercevoir leurs noms & et leurs familles annoncés si longtemps auparavant tantôt par les oracles, tantôt dans les champs Élisées, tantôt sur le bouclier d'Énée, & et le ciel tout entier, occupé de leur grandeur ? Partout, l'empire du monde, promis par les destins à la ville que devait bâtir le prince Troyen, appuyait merveilleusement l'opinion favorite de ces Républicains. Assurément, Madame Dacier avouerait ici elle-même, que le chantre de Mantoue l'emporte sur son modèle.078 Il est question ici de Virgile, né à Andes près de Mantoue en Italie, & et d'Anne Dacier (1647-1720), qui publia une traduction en prose de l' Iliade puis de l'Odyssée, & et qui s'opposa à Houdar de La Motte dans ce qui devint une reprise de la « Querelle des anciens & et des modernes », au début du XVIIIe siècle. Pour une synthèse, voir Anne-Marie Lecoq, La Querelle des Anciens et des Modernes : XVIIe-XVIIIe siècles, 2001 (voir bibliographie).

Je suis fort de votre avis, poursuivit Euphorbe ; ces deux attraits réunis agissent puissamment sur l'âme, & et d'ailleurs, nous assurent les suffrages de tous les lecteurs tels qu'ils puissent être.079 Nihil est aptius ad delectationem lectoris, quam temporum varietates, fortunaeque vicissitudines. ... Habet enim praeteriti doloris secura recordatio delectationem. Cæteris vero nulla perfunctis propria molestia, casus alienos sine ullo dolore intuentibus etiam ipsa misericordia est iucunda. Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam miseratione delectat : qui tum denique sibi evelli iubet spiculum, postea quam ei percontanti dictum est, clypeum esse salvum ; ut etiam in vulneris dolore aequo animo cum laude moreretur. ... Viri saepe excellentis ancipites variique casus habent admirationem, exspectationem, laetitiam, molestiam, spem, timorem. Si vero exitu notabili concluduntur, expletur animus iucundissima lectionis voluptate.Cic. ep. l. 5. ep. ad Lucceium.080 Le passage se trouve dans les Epistularum ad familiares (voir bibliographie), livre cinq : Ad Q. Metellum et Ceteros, lettre XII : « Nihil est enim aptius ad delectationem lectoris quam temporum varietates fortunaeque vicissitudines: quae etsi nobis optabiles in experiendo non fuerunt, in legendo tamen erunt iucundae, habet enim praeteriti doloris secura recordatio delectationem; ceteris vero nulla perfunctis propria molestia, casus autem alienos sine ullo dolore intuentibus etiam ipsa misericordia est iucunda. Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam miseratione delectat? qui tum denique sibi evelli iubet spiculum, posteaquam ei percontanti dictum est clipeum esse salvum, ut etiam in vulneris dolore aequo animo cum laude moreretur. Cuius studium in legendo non erectum Themistocli fuga redituque retinetur? etenim ordo ipse annalium mediocriter nos retinet quasi enumeratione fastorum: at viri saepe excellentis ancipites variique casus habent admirationem exspectationem, laetitiam molestiam, spem timorem; si vero exitu notabili concluduntur, expletur animus iucundissima lectionis voluptate. » Rien n'est plus propre, dit Cicéron, à faire sur un lecteur une impression agréable, que la variété des événements & et les vicissitudes de la fortune. A-t-on été malheureux ? Le souvenir de ces maux dont on est délivré, a des charmes. Ceux mêmes qui n'ont jamais éprouvé de revers, lorsqu'ils sont les tranquilles témoins des malheurs d'autrui, trouvent du plaisir dans la compassion que ces infortunes font naître. Qui de nous, n'éprouve pas ce sentiment tout-à-la-fois triste & et gracieux, en voyant Epaminondas blessé à mort, à la journée de Mantinée, ne permettre qu'on arrachât le fer de sa blessure, qu'après avoir appris que son bouclier etait retrouvé, & et avec cette tranquillité au milieu des plus vives douleurs, mourir sans peine en emportant toute sa gloire dans le tombeau ? Les hasards, ajoute-t-il, que court un homme d'un mérite distingué, enfantent la surprise, la curiosité, la joie, l'inquiétude, l'espérance, la crainte : & et si la catastrophe a quelque chose de frappant, l'esprit goûte alors un plaisir parfait dans la lecture de ces événements. » L'orateur romain, comme vous voyez, s'accorde avec vous, & et renferme sous un seul coup d'œuil, ce double intérêt dont nous parlons : il veut que notre récit affecte non seulement ceux qui se sont trouvés dans des circonstances à-peu-près semblables à celles que nous décrivons, mais qu'il puisse faire impression sur les cœurs les plus indifférents.

Je vois parfaitement, reprit Timagène, ce qu'il exige de nous. Mais quel moyen, s'il vous plaît, d'agir également sur tant de caractères différents dans les différents hommes, & et même dans les différents peuples. L'Espagnol est fier jusque dans la misère ; il demande l'aumône, du ton dont il exigerait une dette. L'Anglais est profond, froid & et réservé jusque dans ses plaisirs ; il rit sérieusement. Le Français est délicat & et léger, même dans sa sensibilité : pour peu qu'on ne s'y prenne pas bien, en voulant lui arracher des larmes, on le porte à rire, où l'on excite ses dégoûts.

Je l'avoue, répondit Euphorbe, il n'est pas aisé d'intéresser tout le monde. Cependant, pour y réussir, autant qu'il est possible, je voudrais, dans les ouvrages de pure fiction, imaginer des événements analogues, d'abord aux sentimens sentiments que la nature a gravés dans le cœur de tous les hommes, & et d'ailleurs capables de faire une impression plus particulière encore, sur telle ou telle société pour laquelle je me proposerais d'écrire. Dans les récits où l'exactitude de la vérité ne laisserait plus de liberté à mon choix, je rapprocherais certaines circonstances frappantes ; j'entrerais dans certains détails intéressants ; je m'étendrais plus volontiers sur certains faits de l'espèce de ceux dont vous venez de parler. Ces faits sont ceux qui ont plus de rapport, non seulement avec les idées de tout ce qui pense, mais qui sont plus conformes aux goûts, à la situation, aux usages d'un grand peuple, & et propres à les affecter par les conséquences qu'ils peuvent avoir pour lui. La vie des hommes en présente toujours un grand nombre de ce genre. C'est à l'habileté de l'écrivain d'en faire son profit.

Voilà précisément, interrompit Timagène, ce que j'admirais, il n'y a qu'un moment, dans Virgile. J'avais douté longtemps s'il convenait à un auteur, surtout dans la carrière sérieuse de l'histoire, d'étudier les goûts de ses lecteurs ; mais je vois maintenant que, sans blesser la vérité, on peut flatter certains préjugés légitimes, ou innocents, pour rendre la vertu plus aimable, & et peindre le vice sous les couleurs odieuses qu'il mérite. Les insulaires, nos voisins & et nos rivaux, sont jaloux de la liberté plus qu'aucun autre peuple. C'est peut-être un fantôme ; mais enfin, ils en sont épris. Serait-il défendu de chercher à leur plaire, en peignant avec plus de force les hauts faits de ceux qui ont combattu pour elle ? Ne peut-on pas même les faire convenir adroitement des malheureux effets que produit cet enthousiasme, lorsqu'il est aveugle, & et qu'il n'a plus de règle ? Nous naissons avec l'amour pour nos souverains : ne doit-on pas savoir gré à un auteur, qui s'attache à rapprocher sous les yeux des Français, ces prodiges de dévouement dont leur histoire fait mention ? L'héroïsme des anciens habitans de Calais a produit sur la scène un une espece espèce d'enchantement ; il a rendu des milliers de spectateurs émules de leur gloire, & et leur a fait sentir qu'ils étoient étaient disposés à agir comme eux, si leur fidélité étoit était mise à la même épreuve. Passer légèrement sur des détails de cette espèce, ce serait dérober au lecteur la partie la plus agréable & et la plus utile de l'histoire. Ce fut là, je n'en doute pas, l'espèce de magie qu'employa Tyrtée, pour ramener au combat les Spartiates découragés, & et leur faire effacer, par une victoire éclatante, leurs premières défaites.081 Tyrtée (Τυρταῖος), poète spartiate du VIIe siècle av. JC. En effet on se passionne alors, on prend parti dans des objets dont on est séparé par les temps & et par les lieux, & et l'on conçoit une vive impatience ce d'apprendre le succès d'un événement qu'on regarde comme sa propre affaire.

Cette impatience dont vous parlez, reprit Euphorbe, & et qui naît de l'intérêt, peut quelquefois tenir sa place, & et le suppléer. Elle a même souvent une origine différente de la sienne : elle est produite par la curiosité naturelle à l'homme. Si l'écrivain sait bien ménager cette passion, elle attache ; elle produit presque tous les effets que vous venez de détailler avec complaisance ; on la prendrait pour l'intérêt lui-même.

C'est, sans doute, pour exciter cette curiosité, poursuivit Timagène, que la plupart des auteurs font des préfaces, des prologues, des avant-propos ; & et qu'ils annoncent leur sujet le plus magnifiquement qu'il est possible ; tel que cet écrivain du dernier siècle, qui débute dans une histoire romaine à-peu-près par cette phrase : Je vais suivre dans son vol cet aigle rapide, qui couvrit l'univers entier de ses ailes. Un mauvais plaisant auroit aurait pu dire, qu'il faisoit faisait bon alors : qu'on avoit n'avait rien à craindre de la pluie, ni du soleil.

Vous avez raison de dire un mauvais plaisant, répliqua Euphorbe ; car la plaisanterie ne serait pas des meilleures.

Au reste, la pensée gigantesque de l'auteur mérite bien une raillerie. Il est bon, sans doute, d'exposer le sujet qu'on traite : mais, selon le précepte d'Horace,082 Art. Poët. Art poétique, v. 136 il faut le faire avec modestie. C'est se ruiner d'avance, que de prendre de trop grands engagements. Le lecteur se met en garde contre ces magnifiques promesses ; ils devient plus difficile, ou peut-être il conçoit une si haute idée du sujet, qu'il est presque impossible à l'auteur d'y répondre dans la suite. En effet, avoir à remplir l'attente du public trop prévenu en faveur d'un ouvrage, & et succéder dans une place éminente à un homme du premier mérite, sont deux situations à peu près pareilles : l'une & et l'autre demande des efforts extraordinaires. Il est, je crois, un moyen plus adroit & et moins dangereux d'exciter la curiosité. Il consiste à imiter ces peintres, qui d'un beau morceau d'architecture ne laissent appercevoir qu'une partie de l'entablement & et quelques colonnes, & et jettent sur tout le reste un grand voile. Un objet qui ne se découvre qu'à moitié, irrite les désirs, & et met en jeu l'imagination, qui se figure dans083 (Desit : citer passage, et traduction . commenter voile/imagination : Lessing, peinture .) ce qu'elle ne voit pas, plus de beautés, peut-être, qu'il n'en renferme. Ainsi, je conseillerais à un écrivain, d'exposer son sujet de manière à en donner une idée générale, mais qui fasse désirer beaucoup plus que ce qu'on en dit : surtout d'être très attentif à ne point présenter trop tôt le succès des grands événements, le dénouement d'une intrigue importante, l'issue d'un projet intéressant. Si on les laisse entrevoir, ce doit être à travers un nuage épais, & et dans un point de vue si éloigné, que ce coup d'œil augmente l'impatience qu'avait déjà le lecteur de les examiner à loisir & et de plus près.084 Bérardier fait allusion au même principe dans le quatrième entretien, page 234).

N'est-ce point là, reprit Timagène, ce que les rhéteurs appellent sustentation, ou suspension ?

Précisément, répondit Euphorbe.085 Henri Morier définira la 'suspension' de la manière suivante : « Figure qui consiste à piquer la curiosité de l'auditeur ou du lecteur, à lui faire pressentir une chose dont on retarde ensuite l'énoncé, afin de mieux combler son attente ou de surprendre davantage ». Voir Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 1961 (voir bibliography), p. 417.086 Desit: définition Fontanier

Ainsi, poursuivit Timagène, ce que l'orateur doit pratiquer dans quelques endroits de son discours, ou même dans quelques phrases en particulier, le narrateur est tenu de l'observer, dans tout le cours de son ouvrage ?

N'en doutez pas, reprit Euphorbe, s'il veut fixer l'attention toujours volage & et sujette à l'ennui. C'est là ce qui nous tient en suspens, en lisant un récit sorti de la plume d'un bon auteur. Puisque nous voici arrivés près du logis, entrons dans mon cabinet ; nous y verrons, dans différents auteurs, des exemples qui confirmeront cette règle.

Euphorbe étant entré, prit dans la bibliothèque un volume de Sénéque, & et poursuivit de la sorte. Voici une lettre que le fameux précepteur de Néron écrit à un de ses amis.087 Chaque jour, chaque heure nous démontre notre néant, & et nous donne quelque nouvel avertissement qui nous rappelle notre fragilité, en nous portant au-delà du temps, & et nous forçant de fixer les jeux sur la mort. Que signifie ce début, direz-vous ? Vous connaissiez Sénécion Cornélius, ce généreux chevalier romain, cet ami toujours prêt à rendre service : il se devait à lui-même tout ce qu'il était ; & et la carrière qui lui restait encore à fournir, étoit était aisée ; car les premiers pas vers les honneurs sont toujours les plus difficiles. Il semble aussi que, [p.126] pour enrichir un homme, la Fortune est obligée de faire de plus grands efforts aux premiers moments où il sort de l'indigence. Sénécion pouvoit pouvait espérer un jour de grandes richesses. Il en avoit avait pour garants, deux moyens infaillibles ; une adresse merveilleuse, pour acquérir du bien, & et un talent rare pour le conserver. L'un des deux eut suffi, pour en faire un homme opulent. Eh bien ! ce citoyen de la plus grande sobriété, aussi attentif au soin de sa santé, qu'à celui de ses biens, après m'avoir rendu visite le matin, à son ordinaire, après avoir passe tout le jour auprès du lit d'un ami grièvement malade & et sans espérance, après avoir soupé d'un air gai, a été attaqué d'une esquinancie subite & et cruelle, qui lui a laisse à peine [p.127] assez de respiration pour aller jusqu'au jour. Il s'était acquitté des devoirs d'un homme plein de santé ; dans l'espace de quelques heures, il a été étouffé. Ep. 101. Omnis dies, omnis hora, quam nihil fimus ostendit, & et aliquo argumento recenti admonet fragilitatis oblitos, cum æterna méditantes respicere cogit ad mortem. Quid sibi istud principium velit quæris ? Senecionem Cornelium equitem Romanum splendidum & et officiosum noveras: ex tenui principio se ipse promoverat, & et jam illi declivis clivis erat curjus ad cætera. Facilius enim crescit dignitas, quam incipit. Pecunia quoque circa paupertatem plurimam moram habet, dum exilla ereptat. Hic etia Senecio divitiis imminebat, ad quas illum duæ res ducebant efficacissimæ, & et quæerendi & et custodiendi scientia. Quarum vel altera locupletem facere potuisset. Hic homo summæ frugalitatis, non minus patrimonii quam corporis diligens, cum me ex consuetudine mane vidisset, cum per totum diem amico graviter affecto, & et fine spe jacenti, usque in noctem assedisset, cum hilaris cænasset, genere valetudinis præcipiti abreptus, angina, vix compressum arctatis faucibus spiritum traxit in lucem. Intra paucissimas ergo horas, postquam omnibus erat sani ac valentis officiis functus, decessit. Dites-moi, je vous prie, que pensez-vous de ce morceau ?

Ce que j'en pense, répondit Timagène ? D'abord, je vous avoue que si vous ne m'eussiez pas nommé l'auteur, j'aurais eu peine à le reconnaître. Je n'aurais pas imaginé que la première phrase fut sortie de la plume d'un payen païen .

Votre réflexion, repartit Euphorbe, me donne occasion d'en faire une autre. Lucrèce & et Sénèque ont paru à soixante ans l'un de l'autre ; tous deux sont philosophes ; tous deux ont quelque obscurité dans leur style. On ne peut refuser au dernier beaucoup d'esprit, peut-être trop, un raisonnement plus suivi, & et une grande abondance. Lucrèce est traduit, est lu avec avidité, avec enthousiasme ; & et Sénèque trouve à peine quelques lecteurs.088 Rappelons que Bérardier de Bataut est le traducteur en vers français de L’Anti-Lucrèce de Melchior de Polignac. C'est que l'un est le chantre de la volupté, & et l'autre, l'orateur 089 (Desit: vérifier latin, passage, et manière de séparer texte et note.) de la raison & et de la vertu. Mais revenons à notre objet. De quelle manière vous sentiez-vous affecté, pendant la lecture de cette lettre ?

De façon, répondit Timagène, que j'ai été sur le point de vous interrompre, pour vous demander où aboutirait enfin tout ce détail.

Vous voyez donc, continua Euphorbe, que cette impatience est un une espece espèce d' éguillon aiguillon qui pique la curiosité, & et fait prendre un intérêt plus vif à l'événement, qui vient enfin la satisfaire, pourvu cependant qu'il mérite par lui-même cet appareil ; car s'il n'avait rien que de bas & et de commun, nous serions indignés qu'on nous eût fait acheter si cher une bagatelle.

Pourquoi donc admirons-nous, reprit Timagène, la fameuse épigramme de Scarron, connue de tout le monde, qui commence par une apostrophe pompeuse à tous les monuments de l'antiquité, pour nous apprendre à la fin, que le pourpoint de l'auteur est percé par le coude ? Fût-il jamais rien de si trivial ?

Dans ces sortes d'occasions, répliqua Euphorbe, l'ironie est sensible. Qn s'aperçoit aisément que le poète n'a prétendu que nous amuser & et nous faire rire. Alors plus la chute est éloignée de ce qu'on avoit avait imaginé, plus la surprise est agréable. C'est une de ces allées de jardin qui semble s'allonger à perte de vue : on s'avance, & et l'on rencontre à quarante pas un fossé qu'on n'avait pas découvert, & et à qui l'expression de l'étonnement ordinaire en pareil cas, a fait donner sa dénomination. L'abbé de Saint-Réal nous fournit un exemple de cette dernière espece espèce de suspension, en rapportant un jugement singulier de l'empereur Charles-Quint. Écoutez comme il raconte ce fait.090 S. Réal. Disc. 6.091 Saint-Réal, Conjuration des Espagnols 1674 (voir bibliographie), discours 6.092 Desit: pages. Pour comprendre toute l'étendue du sens de cette action de Charles-Quint, il faut se représenter la magnificence & et la majesté sans égale de la cour de cet empereur à Bruxelles, c'est-à-dire, dans le lieu de tous ses états, où elle étoit était plus belle, plus libre & et plus nombreuse ; qui étoit était comme le centre de sa puissance, & et où les Allemands, les Italiens & et les Espagnols se trouvaient tous en égale considération & et sans aucune prééminence. Dans cette cour, si qualifiée, & et si remplie de 093 (Desit : identifier passage .) courtisans d'un rang dont il ne s'en trouve plus, depuis le temps qu'à Rome on comptait des rois parmi ce nombre, il faut encore s'imaginer deux femmes de la première qualité, qui sont en différend pour le pas dans une église, & et dont l'empereur, apparemment pour empêcher les querelles que cette contestation pouvoit pouvait faire naître, voulut être l'arbitre. Qui pourrait se figurer les brigues, les cabales, les sollicitations, les recommandations, les titres, les mémoires, les préjugés, & et enfin tous les moyens qu'on a coutume d'employer de part & et d'autre dans ces occasions, & et en même-temps la patience & et la sage tolérance de l'empereur, de laisser évaporer toutes ces fumées à loisir, sans en être aveuglé, bien éloigné de s'en entêter lui-même, comme la plupart des princes font de ces sortes de choses ? Qu'on se figure donc le jour qu'il devait juger cette importante affaire, arrivé ; l'attente générale de tout le monde, les désirs & et les espèces opposés des divers partis, les gageures des fols & et les prédictions des prétendus sages , le lieu & et la solemnité de l'assemblée, les cérémonies qui l'accompagnèrent, la présence & et l'inquiétude des parties, & et la gravité de l'empereur : il n'est assurément personne, à présent non plus qu'alors, qui s'attendît que ce prince pour tout règlement dût ordonner comme il fit, que la plus folle des deux passât devant. Ce fut tout le contenu de son arrêt ». Il est difficile, assurément, de mieux préparer l'esprit à une catastrophe aussi plaisante.

Il me semble, dit alors Timagène, qu'entre nos historiens, un de ceux qui a le mieux réussi à mettre en mouvement cette curiosité, dont nous parlons, est l'auteur des Révolutions d'Angleterre. Il laisse attendre l'issue des évenements, sans l'annoncer trop tôt. Permettez qu'entr'autres, je vous fasse la lecture d'un endroit, qui m'a toujours attaché singulièrement. C'est la conjuration du comte de Derby, depuis duc de Lancastre, contre Richard II. Le comte, alors exilé, s'était retiré en France. Voici comment s'exprime l'historien:094 Révol. d'Angl. l. V Révolution d'Angleterre, livre V .Le comte étoit était veuf, quoiqu'il n'eût encore que trente ans. Il étoit était aimé à la cour de France pour ses manières douces & et polies ; de sorte que le duc de Berry, oncle du Roi Charles, & et puissant dans l'état, pensait à lui faire épouser la princesse Marie, sa fille, jeune veuve de deux maris. L'affaire allait être conclue, lorsque Richard en fut averti. Comme toute la politique de ce prince allait à empêcher que le comte ne retournât en Angleterre, où sa présence rendait encore redoutable les restes de la faction de Glocestre, qui ne pouvoient pouvaient nuire sans lui, il appréhenda que cette alliance ne l'engageât à le rappeller, & et résolut d'y mettre obstacle. Pour cela, il envoya en France le comte de Salisbery, avec ordre de représenter au Roi le préjudice que ce mariage apporerait à ses affaires & et au repos de son état..... Le comte de Salisbery s'acquitta si bien de sa commission, que Charles, qui aimait tendrement la jeune Reine d'Angleterre, sa fille, & et avec qui le Roi, son gendre, en avoit avait toujours bien usé, se résolut de rompre ce mariage. Il le signifia au duc de Berry, & et en avertit le duc de Bourgogne, qui, ayant pris la commission de repondre au comte de Derby, quand il viendrait demander la princesse, lui dit, que le Roi & et les princes de son sang ne pouvoient pouvaient se résoudre à donner leur parente en mariage à un traître, ajoutant, pour se disculper de la dureté de cette parole, qu'elle étoit était venue d'Angleterre. Ce fut aussi contre le Roi d'Angleterre que le comte de Derby tourna tout le chagrin qu'il en conçut. Il attendait l'occasion de s'en venger, lorsqu'un contre-temps de Richard lui ouvrit un chemin facile à quelque chose de plus que la vengeance.

Ne voilà-t-il pas, interrompit Euphorbe, ce tableau dont nous parlions il n'y a qu'un instant, où l'objet ne se montre qu'à demi, pour se faire désirer davantage ?

Après ce peu de mots, Timagène poursuivit sa lecture.

Les Irlandais s'étaient révoltés, & et avoient avaient tué le comte de la Marck, héritier présomptif de la couronne. Richard en fut si offensé, qu'il résolut de marcher en personne contre les rebelles d'Irlande, ne faisant pas réflexion que les factieux d'Angleterre, que sa personne tenait en bride, ne manqueraient pas de profiter de son éloignement, pour fortifier leur cabale, & et pour prendre des mesures contre lui, qu'il pouvoit pouvait aisément prévenir ; mais qu'il lui serait difficile de rompre. C'est ainsi qu'il en arriva..... Richard passa en Irlande ; dompta les Irlandais, et, sans les tristes nouvelles qu'il reçut d'Angleterre, il auroit aurait imposé le joug aux plus sauvages de ces insulaires. Ce fut pendant qu'il les poursuivait que la faction de Glocestre, trompant aisément les vues médiocres du duc d'York, travailla à faire passer le sceptre Anglais en d'autres mains....... L'archevêque de Cantorbery fut chargé de la part de tous les factieux, d'aller proposer, de leur part, au compte de Derby de monter sur le trône, & et la commission ne lui déplût pas. Il partit, lui septième, sous prétexte d'un pélerinage à S. Maur-des-Fossés, et, s'étant déguisé en moine, il arriva à Paris sans être connu. Ses lettres de créance le firent connaître au comte, qui demeurait alors à Bicêtre, maison de campagne de campagne campagne du duc de Berry, où il eut toute la liberté & et tout le loisir de l'entretenir. Soit conscience, soit timidité, le comte fut d'abord effrayé de la proposition du prélat : il n'avait pas l'âme naturellement mauvaise, et, pour commettre un aussi grand crime que celui qu'on lui proposait, il avoit avait besoin d'être poussé par quelque chose de plus fort que son ambition. De plus, quoiqu'il fût brave, les périls qui accompagnent ces sortes d'entreprises, ne laissèrent pas de lui faire craindre l'issue de celle dont il s'agissait ; et, comme il étoit était sensible à la gloire, il eut peine à s'embarquer dans une affaire, dont il n'y a que le succès, toujours hazardeux & et incertain, qui puisse épargner quelque chose de l'éternelle infamie qui la suit. On peut penser que l'archevêque n'oublia pas son éloquence, pour réussir dans une négociation, où il cherchait à venger la mort d'un frère, & et à finir son exil. Il représenta vivement au comte, le mauvais gouvernent de Richard, la haine qu'on avoit avait pour lui, l'oppression des grands & et du peuple, l'injure faite aux princes du sang, par la mort du duc de Glocestre, par son propre exil, par l'injuste confiscation de la duché de Lancastre, l'opiniâtreté qu'on avoit avait à lui fermer l'entrée de l'Angleterre, qui lui tendait les bras pour le recevoir, & et qui lui ouvrait un chemin sûr & et facile pour monter au trône : que l'affaire étoit était concertée d'une manière à ne pouvoir manquer : que le monarque étoit était absent : que le Régent ne se doutait de rien : qu'il parût seulement, & et que bientôt il verrait fondre autour de lui tout ce qu'il y avoit avait de capitaines & et de soldats dans le royaume, qui lui composeraient une armée, devant laquelle celle de Richard, à demi ruinée dans un pays où elle avoit avait beaucoup souffert, n'aurait pas l'audace de se montrer. Quelque impression que ces raisons fissent sur le comte de Derby, quelque piqué qu'il fut, quelque charme qu'eut pour lui la couronne, il fit voir qu'au moins jusque-là, il n'avait jamais pensé a s'en emparer, puisque tout ce que lui put dire l'archevêque, ne fit autre chose que l'ébranler, & et qu'il voulut, pour le déterminer, communiquer l'affaire à un espece espèce de conseil qu'il s'était fait d'un petit nombre de domestiques & et d'amis qui avoient avaient suivi sa fortune. Ce conseil ne balança pas, et, tout d'une voix, on fut d'avis qu'il profitât d'une occasion qu'il ne recouvrerait jamais, si elle lui échappait une fois, de relever sa Maison opprimée et de monter sur le trône, où les vœux des peuples qui l'y appelaient, ne faisoient faisaient qu'anticiper des quelque temps les prétentions qu'il y avait. Le comte n'avait pas assez de vertu, pour résister à tant de mauvais conseils & et à de si douces espérances. Il se détermina enfin, & et ayant pris de justes mesures pour l'exécution de son dessein, dont une des plus sages, fut de le cacher à la cour de France, sous prétexte d'aller rendre une visite au duc de Bretagne, son ami, de l'assistance duquel il avoit avait besoin, il prit congé du Roi, & et alla trouver le duc. Il en fut si favorablement reçu, qu'il crut pouvoir avec sûreté lui faire confidence d'une partie de son secret, & et lui demander du secours pour rentrer dans ses biens paternels, ne s'étant ouvert de rien de plus. En effet, le duc lui donna des vaisseaux & et des hommes même, sous la conduite de Pierre de Craon ; mais en petit nombre, l'un & et l'autre jugeant bien que le succès de l'entreprise ne dépendait pas du plus ou du moins d'hommes qu'on pourrait mener de dehors, mais de ce qu'on en trouverait au-dedans. Ce fut le commencement de juin, que le comte de Derby, qui prit alors le nom de duc de Lancastre, partit de Vannes avec trois navires, & et qu'après deux jours de trajet, ayant un peu rodé les côtes, pour découvrir si on ne se préparait point à s'opposer à son débarquement, il prit paisiblement terre à Plymouth. L'archevêque, son guide fidèle, ne perdit point de temps, & et dépêcha à Londres avértir les chefs du parti, que le duc les allait trouver. Les mesures étoient étaient si bien prises, & et la faction en étoit était si sûre, qu'à peine se donnât-on la contrainte de garder quelques heures le secret, jusqu'à ce qu'on eût fait une assemblée chez le maire, à qui l'archevêque avoit avait adresse son paquet. Il s'y trouva tant de monde, & et les esprits parurenr dans un si grand mouvement, qu'en un moment toute la ville fut remplie de cette nouvelle. La joie qu'elle causa fut extrême. On cria partout, Vive Lancastre. Le maire monta à cheval à la tête de cinq cents chevaux, pour aller au-devant du duc, & et cette troupe fut suivie de tant d'autres, qui, de moment en moment, sortaient de la ville, pour aller sur le même chemin, que le prince se trouva insensiblement à la tête d'une petite armée, avant que d'arriver à Londres. Quand il fut plus près de la ville, tout le peuple sortit en foule, dans l'impatience de le voir ; & et d'aussi loin qu'on le vit, on recommença les acclamations & et les cris de joie, qu'il fit redoubler par sa bonne mine, par l'air affable dont il les saluait en passant, & et par les espérances qu'il leur donnait d'un gouvernement plus à leur gré. Comme toutes choses étoient étaient concetées, on ne perdit point de temps en délibérations ; & et le duc voulant profiter du mouvement où étoient étaient les esprits, se prépara à se mettre en marche, pour s'assurer du reste du royaume, & et combattre Richard, s'il osait paraître.... Ce prince avoit avait reçu ces nouvelles en Irlande, & et étoit était repassé dans la principauté de Galles. Les historiens contemporains ne disent point de quel côté : les nouveaux le devinent ; les uns & et les autres parlant si diversement des mesures que l'infortuné monarque avoit avait prises pour résister à l'usurpateur, qu'on n'en peut rien dire de sûr. Ce qui est de vrai, c'est qu'elles lui manquèrent toutes par la désertion de ses sujets, même de la plupart de ceux qui, jusque-là, avoient avaient paru lui être attachés. Le duc d'Yorck même, selon son génie, & et ne croyant pas être obligé de pousser sa fidélité, jusqu'à troubler plus longtemps son repos, qu'il aimaait par-dessus toutes choses, s'acccommoda avec le vainqueur. Quelques-uns disent que Richard, voyant cette désertion générale, congédia la meilleure partie de sa Maison, leur faisant dire par Thomas Percy, duc de Vorchestre, son sénéchal, qu'ils se réservassent à une meilleure fortune. D'autres écrivent que ce seigneur, qui étoit était frère du comte de Northumberland, étant entré dans les sentimens de sa famille, rompit publiquement le bâton, qui étoit était la marquç de sa charge, & et alla trouver l'usurpateur, auprès duquel le comte, son frère, s'était rendu tout des premiers. Quoi qu'il en soit, le malheureux roi se voyant ainsi abandonné, s'abandonna aussi lui-même. Sa disgrâce l'abattit tellement, que, ni ce noble désespoir qui est la dernière ressource des grands courages, ni cette espérance héroïque qui tente tout avant que de rien désespérer, ne trouva place dans son cœur. Il ne sut ni périr en roi, ni se 095 (Desit : majuscules Roi, Maison .) conserver en homme sage, pour remonter sur le trône dans un meilleur temps. Il pouvoit pouvait repasser en Irlande, de là se retirer en France, où le Roi Charles, son beau-père, qui l'aimait véritablement, & et qui étoit était même intérressé, à cause de sa fille, à le maintenir, lui eût ouvert un asyle asile honnête, en attendant qu'il le pût rétablir, ou par une négociation, ou par les armes. Au lieu de prendre ce parti, il prit celui de s'aller renfermer avec un assez petit nombre de soldats, dans le château de Flint, proche Chester, où on lui dit qu'il pourrait tenir jusqu'à ce que le duc d'Excester, son frère, & et quelques autres de ses amis dipersés lui amenassent du secours. Pendant ce temps-là le duc approchait. Il avoit avait déjà pris Bristol, où il avoit avait fait trancher la tête au grand trésorier de Richard, & et à quelques autres de ses ministres qui s'y étoient étaient réfugiés. Ensuite de quoi, ayant appris que le prince fugitif étoit était à Flint, il marcha de ce côté-là avec toute son armée. Il n'en étoit était plus qu'à deux lieues, lorsque faisant réflexion que l'esprit des Anglais étant envenimé au point qu'il l'était contre le Roi, il serait difficile de le garantir de leur fureur à leur arrivée, s'il n'avait pris quelques devants ; & et ce prince ne voulant pas souiller sa réputation d'un crime aussi affreux que celui-là, il fit faire halte à son armée, déclara que son dessein étoit était de la précéder de quelques moments, pour engager le Roi à sortir volontairement de sa forteresse, & et à n'attendre pas qu'on l'y forçât. Il ajouta qu'il ne pouvoit pouvait se dispenser de garder ces mesures de modération en cette rencontre, & et qu'il y étoit était résolu. Ce ménagement ne fut pas désapprouvé de ceux à qui le duc le proposa ; mais il leur donna de la défiance, & et ils ne purent s'empêcher de lui dire, avec plus de liberté que ne sembloit semblait permettre leur aveugle dévouement, qu'il y auroit aurait du danger pour lui à rien relâcher en faveur du Roi, des desseins que l'on avoit avait pris pour son emprisonnement, & et pour sa déposition ; qu'il fallait le mener à Londres, & et le renfermer dans la tour : que l'armée l'entendait ainsi, & et qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui donnât le change là-dessus. Ces remontrances étoient étaient si conformes aux intentions du duc de Lancastre, qu'il n'eût pas de peine à promettre d'y avoir une entière déférence. Ainsi, ayant rassuré les esprits, & et ordonné que l'armée continuât sa marche ordinaire, il prit deux cent chevaux avec lui, & et se rendit aux portes de Flint. Il les trouva fermées ; mais son nom, qui portait la terreur partout, les lui eut bientôt fait ouvrir, avec une condition néanmoins qu'il accepta imprudemment, & et qui lui devait être funeste, si le Roi eût été aussi capable d'une résolution hardie, qu'il l'avait été d'une précaution sage : car il fut arrêté entr'eux, que le duc entrerait lui douzième. Que n'avait-il point à craindre d'un homme, qui étant sur le point de tout perdre, ne voyait de salut qu'à ne rien ménager ? Le même principe qui l'avait rendu téméraire, le rendit fier. Etant entré où étoit était le Roi, qui sortait de la chapelle, après avoir ouï la Messe, sans autre préparation de discours, il lui demanda s'il étoit était à jeun, lui conseilla de manger, parce qu'il fallait incessamment partir pour Londres où on l'allait mener. Le Roi fut saisi à cette parole, & et sa frayeur redoubla beaucoup, quand, après quelque temps d'entretien, il vit paraître l'armée du duc, qui couvrait toute la campagne. Le Roi demanda ce que c'était ; à quoi le duc ayant répondu, que c'était des troupes la plupart composées des habitants de Londres, qui le cherchaient pour l'emmener & et le renfermer dans la tour. Ignorez-vous, répliqua le Roi, la haine qu'ils ont contre moi ? Si je me mets entre leurs mains, qui me garantira de leur fureur ? hé quoi ne savez-vous point de moyen de me tirer de ce danger ? Le duc, qui n'était pas fâché d'avoir le Roi en la disposition par plus d'un titre, répartit, qu'il ne savait qu'une voie de le mettre à couvert des insultes de ce peuple si irrité, qui étoit était qu'il se rendît à lui, & et qu'il se fît son prisonnier ; que par-là acquérant sur sa personne un droit que les lois de la guerre avoient avaient toujours rendu inviolable, il serait maître d'empêcher qu'on n'entreprît rien sur sa vie. L'amour de la vie étoit était devenue la seule passion du faible monarque ; et, ce qui est un exemple mémorable de la bizarrerie de l'esprit humain, ce prince, qui plus d'une fois l'avait exposée lorsqu'elle étoit était heureuse, sacrifia tout pour la conserver lorsqu'elle devint misérable. Ainsi, fermant les yeux à sa gloire, & et oubliant qu'étant né Roi, il ne pouvait, sans avouer qu'il étoit était indigne de l'être, renoncer à sa liberté, il prit les fers qu'on lui proposait, & et trouva en effet sous la protection du duc, la triste & et honteuse sûreté qu'il avoit avait si chèrement achetée ?

Je ne sais si vous pensez comme moi, continua Timagène ; mais il me semble que, pendant tout ce récit, le lecteur est dans une douce émotion, qui lui fait désirer ardemment l'issue de cette intrigue. La vengeance que médite le comte de Derby n'est point expliquée trop clairement : ses délibérations & et son incertitude aux propositions de l'archevêque de Cantorbery éloignent l'idée d'une usurpation : lorsqu'il s'est enfin décidé & et qu'il s'avance vers Londres, on s'attend que son débarquement ne sera point tranquille ; que Richard, de retour d'Irlande, lui opposera une armée victorieuse : la résolution que prend l'usurpateur de devancer son armée, & et la défiance que cette démarche inspire à ses officiers tient encore en suspens ; enfin l'imprudence même avec laquelle il entre, lui douzième, dans le château de Flint, fait naître un nouveau 096 (Desit: référence du passage.) rayon d'espérance en faveur du malheureux monarque. Au reste, j'aurais volontiers dispensé l'auteur de la réflexion qu'il insère dans cet endroit, que l'imprudence du duc lui devait être funeste, Si le Roi eût été aussi capable d'une résolution hardie, qu'il avoit avait été d'une précaution sage. Elle m'instruit trop tôt, que Richard ne profita point de l'occasion qui se présentait de se défaire d'un rebelle.

Ce morceau est fort intéressant, reprit Euphorbe, & et peut-être ne laisserait-il rien à désirer, si on en retranchait quelques réflexions trop fréquentes, & et quelques négligences de style. Mais cet intérêt que vous y trouvez avec raison, & et qui naît de la curiosité, devient infiniment plus vif, lorsqu'on peut faire au lecteur la confidence d'un secret important, ignoré des autres principaux personnages. Vous vous rappellez l'effet surprenant de cette belle scène de Corneille,097 Dans Cinna ou la Clémence d’Auguste, tragédie de Pierre Corneille créée au Théâtre du Marais en 1639 et publiée en 1643. Dans cette pièce, par ailleurs, il y a un personnage secondaire nommé Euphorbe. Voir pour la scène évoquée ici, acte 2, scène 1 : Que chacun se retire, & et qu'aucun n'entre ici. Vous, Cinna, demeurez, & et vous, Maxime, aussi. [Tous se retirent, à la réserve de Cinna & et de Maxime.] Cet empire absolu sur la terre & et sur l'onde, Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde, Cette grandeur sans borne & et cet illustre rang, Qui m'a jadis coûté tant de peine & et de sang, Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune D'un courtisan flatteur la présence importune, N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit, Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit. où Auguste délibère avec Cinna & et Maxime, pour savoir s'il abandonnera ou s'il retiendra la souveraine authorité autorité . Quelle en est la principale cause ? L'ignorance où est l'empereur du complot de ces deux conseillers, & et la connaissance qu'en a le spectateur. On voit avec une inquiétude mêlée de charmes un prince consulter sur un pouvoir usurpé, ceux qui en sont les ennemis déclarés ; & et la surprise redouble lorsqu'on les voit se partager sur ce point, & et l'un des deux lui conseiller de s'en dépouiller, tandis que l'autre veut qu'il le conserve. Le simple récit peut quelquefois produire la même impression. Je n'en veux d'autre témoin que nos livres saints, dans l'histoire de Joseph. Ce patriarche, dans son enfance, avoit avait été vendu à des marchands Ismaélites par des frères acharnés à le perdre. Cette épreuve l'avait conduit au comble des honneurs. Il étoit était devenu le premier ministre d'Egypte, & et pendant un temps de stérilité, sa sage prévoyance fournissait des blés, non seulement à tout ce vaste empire, mais encore aux états voisins. La disette amène à ses pieds ces mêmes frères qui autrefois ont voulu le faire périr. Il les reconnaît, sans en être reconnu lui-même. Quelle situation plus délicate ! Suivra-t-il le désir d'une vengeance qui paroît paraît aussi juste qu'elle est facile ? C'est ce que le lecteur brûle de savoir, & et ce qu'il n'apprendra que par la suite des événements ; & et ces événements le tiendront encore longtemps 098 (Desit : référence exacte de l'histoire de Joseph .) en suspens. Pendant tout ce temps il jouira, d'un côté, de l'embarras des fils de Jacob, qui ne peuvent rien comprendre à la conduite du premier ministre ; & et de l'autre, du plaisir de Joseph, & et de ces retours de tendresse qui le mettent souvent en danger de trahir son secret. Les frères de Joseph sont donc traités d'abord fort durement : on retient prisonnier l'un d'entr'eux : pour lui rendre la liberté, on exige d'eux qu'ils amènent leur jeune frère, qu'ils ont laissé auprès de Jacob : mais ils retrouvent dans leurs sacs l'argent qu'ils avoient avaient apporté pour acheter des blés. L'année suivante ils reviennent, accompagnés de Benjamin leur jeune frère ; le viceroi les reçoit avec bonté & et les fait manger avec lui. Ces procédés honnêtes sont bientôt suivie d'une superchérie cruelle. On glisse furtivement dans le sac de Benjamin la coupe de Joseph, & et on les fait tous arrêter au sortir de la ville, comme des voleurs. On les ramène aux pieds du ministre, qui veut retenir Benjamin prisonnier & et renvoyer les autres. Juda, qui avoit avait répondu de ce jeune frère à son père Jacob, entreprend sa défense avec la plus grande vivacité. On sent bien que le dénouement approche. Voyons, si vous voulez, comment il est traité par un auteur dont le style romanesque est indécent dans une histoire sainte, mais chez qui cependant l'on rencontre souvent des morceaux dignes de la noblesse de son sujet, tels que celui-ci.099 Hist. du Peuple de Dieu Histoire du Peuple de Dieu , l. livre 4. 100 (Desit: référence exacte .)101 L'appel à la note manque dans le texte original. Joseph ne refusa pas à son frère de l'écouter. Seigneur, reprit Juda, dans le premier voyage que nous fîmes en Égypte, vous ordonnâtes à vos serviteurs de se présenter devant vous. Vous nous demandâtes si notre père vivait encore, & et si nous n'avions point de frère. Incapables de déguisement, nous répondîmes à Monseigneur que le ciel nous avoit avait conservé notre pere, & et qu'il étoit était d'un âge très avancé. Que nous avions laisse auprès de lui le plus jeune de nos frères, que le bon vieillard chérit aussi tendrement que s'il étoit était encore un enfant, parce qu'il lui est né dans sa vieillesse, & et que c'est le seul qui lui reste de deux garçons qu'il a eus de celle de ses épouses qu'il avoit avait le plus aimée. L'aîné des deux, frère utérin de celui-ci, ne vit plus ; du moins son père le pleure comme mort, & et Benjamin est aujourd'hui toute sa consolation. Vous nous avez témoigné que vous seriez bien aise de voir cet enfant, & et vous nous avez ordonné de vous l'amener. Nous représentâmes respectueusement alors à Monseigneur, que notre père ne pourrait se résoudre à se voir éloigné de son fils, & et que si on l'en séparait, il lui en coûterait la vie. Nous ne savons point quel attrait pouvoit pouvait avoir pour vous ce jeune inconnu ; mais nous ne pûmes vous faire changer de résolution. Vous dîtes sévèrement à vos serviteurs, que si nous manquions à conduire notre jeune frère en Égypte, nous n'eussions jamais la hardiesse de nous présenter devant vous. Nous partîmes avec ces ordres ; & et étant auprès de notre père, nous lui rendîmes compte de tout ce que Monseigneur nous avoit avait ordonné. Nous avions prévu combien il nous serait difficile de vous obéir au sujet de Benjamin. Mais nos provisions étant épuisées, notre père nous dît de retourner en Égypte, pour en faire de nouvelles. Nous ne pouvons descendre en ce royaume, lui dîmes-nous, si vous ne nous confiez notre jeune frère pour nous y accompagner. Mais si vous vous faites cette violence, nous sommes prêts de partir. Autrement qu'irons-nous faire dans ce pays, oû, sans cet enfant, nous n'osons seulement nous présenter à celui qui y commande. Notre remontrance pénétra notre père de la plus vive douleur. Il nous répondit, les larmes aux yeux : Vous savez, mes enfants, que j'avais deux fils d'une épouse qui m'était bien chère. J'eus l'imprudence d'envoyer l'aîné à la campagne : vous-mêmes me fîtes dire, qu'une bête féroce l'avait dévoré, & et depuis ce temps en effet, ce cher fils a disparu, sans que j'en aie pu avoir la moindre nouvelle. Si vous emmenez celui qui me reste, & et qu'il lui arrive quelque accident, suis-je dans un âge à survivre à sa perte ? Ne voyez-vous pas que j'en mourrai de douleur ? Nous l'avons forcé, malgré ses inquiétudes, à nous confier Benjamin. & et de quel front pourrais-je, Seigneur, aller me présenter à ce tendre père, sans lui rendre un fils au retour duquel je sais que sont attachés ses jours ? Il en mourra, Seigneur, s'il ne le voit pas le premier à la tête de la troupe. Nous aurons à nous reprocher d'avoir avancé la mort du meilleur de tous les pères. Moi, votre serviteur, je me suis chargé personnellement de Benjamin : j'ai répondu en mon nom que je le reconduirais en Chanaan,102 Le Pays de Canaan désigne la partie du Proche-Orient située entre la Méditerranée & et le Jourdain. sous peine d'encourir pour toujours l'indignation de mon père. C'est donc à moi, Seigneur, d'être votre esclave, & et vous me voyez prêt à toutes les rigueurs où vous voudrez me condamner. Accordez-moi seulement la grâce de Benjamin, & et qu'il retourne avec mes frères. Mais quoique vous ordonniez, si Benjamin demeure en Égypte, jamais je ne verrai la terre de Chanaan. Je ne puis me résoudre à retourner auprès de mon père, sans lui rendre son fils ; & et vous-même, Seigneur, me croyez-vous le cœur assez dur, pour pouvoir être le témoin de son désespoir, & et bientôt après de sa mort ? Joseph n'eût-il eu pour les enfants de Jacob que des sentimens sentiments d'humanité, il n'eût pu se défendre de ce qu'il y avoit avait de touchant dans un récit si simple & et dans des dispositions si généreuses. Mais Juda, sans le savoir, parlait à un frère ; il lui racontait ses propres aventures ; il attaquait son cœur par tous les endroits sensibles ; & et certes il étoit était bien difficile que Joseph pût soutenir plus longtemps le personnage de juge, avec des hommes qu'il aimait, qu'il savait innocents, & et qu'il connaissait pour ses frères. lui en coûtait trop pour se faire violence. Juda s'étant prosterné le visage contre terre, en attendant sa réponse, il ordonna à tous les Égyptiens de se retirer de son appartement & et de le laisser seul avec ces étrangers. Sa première réponse, dès qu'il fut en liberté, furent des soupirs, des sanglots & et des larmes. Les seules paroles qu'il put dire, en élevant la voix dans sa langue maternelle, furent ces trois mots : Mes frères, je suis Joseph : est-il donc vrai que mon père vive encore ? À cette déclaration, les frères de Joseph, frappés tout-à-la-fois d'un sentiment confus de surprise, de joie, de frayeur, demeuraient comme des hommes interdits. Ils n'osaient seulement lever les yeux, pour s'assurer si ce n'était point un phantôme. Durant quelques moments, un silence profond règna entr'eûx, sans que Joseph, qui avoit avait le cœur serré, pût rien dire de plus, ou que ses frères, tous tremblants, pussent lui répondre un seul mot.

Assurément, si l'historien nous eût prévenu dès le commencement de son récit, que Joseph étoit était résolu de se faire connoître connaître à ses freres frères , il nous auroit aurait enlevé une grande partie du plaisir que nous laisse cette incertitude : d'un autre côté, s'il nous eût laisse ignorer jusqu'à la fin, que le vice-roi d'Égypte étoit était Joseph, la surprise peut-être eût été plus grande ; mais que seroient seraient devenues tant de situations intéressantes que renferme cet événement ? Par exemple, celle où les freres frères de Joseph maltraités à leur arrivée, se reprochent la cruauté dont ils ont usé à l'égard d'un frere frère innocent, & et font ces réflexions dans leur langue maternelle, en présence de Joseph, de qui ils croyoient croyaient n'être pas entendus. Les endroits où Juda, dans son discours, rappelle à son frere frère , sans le connoître connaître , sa propre histoire, & et lui peint la tendresse de son pere père , feroient feraient -ils sur nous la même impression ? Nous y reconnoîtrions reconnaîtrions la voix de l'éloquence, & et non pas le cri de la nature.103 Cette dernière remarque s'inscrit dans une méfiance envers la rhétorique caractéristique du XVIIIe siècle ; voir Michel Delon, « Procès de la rhétorique, triomphe de l'éloquence (1775-1800) », 1999 (voir bibliographie).

Heureux l'écrivain, répliqua Timagène, à qui l'histoire fournit des faits susceptibles de pareils ornemens ornements . S'il est adroit, il peut mettre en pratique le précepte que Vida ne donne que pour la poësie poésie . II expose en beaux vers tout ce que nous venons de dire.104 Timagène fait référence à Marco Girolamo Vida ou Marcus Hieronymus Vida (1485-1566), un écrivain & et poète italien de la Renaissance. Le passage cité est tiré de son De arte poetica (Sur l’art de la poésie) de 1527, ouvrage inspiré par Horace. Cet ouvrage fait partie des quatre poétiques traduites & et commentées par l'abbé Batteux, en 1771, dans ses Quatre Poétiques (voir bibliographie). Le passage cité ici se trouve dans le second livre, pages 78-84. Bérardier ne suit cependant pas la traduction de Batteux. Quoique ce morceau ne soit pas nouveau pour vous, je crois que vous en entendrez encore la lecture avec plaisir.105 Le premier soin (du poète) doit être de tenir longtempts son lecteur en suspens ; de lui laisser ignorer quelle sera l'issue des événements ; quel présent sera capable de fléchir la colère de l'implacable Achille contre Agamemnon, & et de l'engager à reprendre les armes contre Troie : quelle divinité dégagera le fils de Laërte de l'antre du Cyclope. Le lecteur curieux attend avec impatience ces ·éclaircissements· : [p.156] dans cet espoir, il parcourt volontiers le reste de la carrière, quelque pénible qu'elle soit : la fatigue, la douceur d'un sommeil accablant, les aiguillons de la faim, les ardeurs de la soif, ne peuvent l'arracher à sa lecture : c'est une occupation agréable, qu'il n'abandonne qu'avec peine, & et le plus tard qu'il est possible.... Cependant un auteur habile ne nous laissera pas dans une entière incertitude, jusqu'à la conclusion de tout l'ouvrage. Plusieurs répandent dans leur récit certains indices éloignés qui se montrent sous un jour équivoque, quelques faibles rayons de lumière échappés à travers ces ténèbres épaisses, laissent [p.157] entrevoir les objets. Ainsi Énée apprend de la bouche de son pere & et de plusieurs oracles sa destinée future, les guerres sanglantes que lui prépare le Latium, & et l'obstacle que Troie renaissente rencontrera dans un nouvel Achille. Au milieu de ces funestes prédictions, on rassure le héros, on lui fait concevoir les espérances les plus flatteuses, on lui promet un sort plus heureux, on lui montre l'orage enfin terminé par un calme profond. Le fils d'Anchise reconnut lui-même la vérité de ces promesses, lorsqu'après son débarquement, il commença la guerre en attaquant les paysans attroupés, & et que la victoire qu'il remporta sur les Latins, & et la mort du premier ennemi qui s'était offert à ses coups, furent pour lui le présage des combats & et des succès futurs. Patrocle [p.158] en mourant, annonça de même à son vainqueur la triste destinée que lui réservait le bras d'un ennemi plus redoutable. Mais l'aveugle fils de Priam n'ajouta aucune foi à cet oracle. & et toi, malheureux Turnus, ne pouvais-tu pas prévoir ton triste sort longtemps avant le moment fatal, lorsqu'un oiseau sinistre, voltigeant sans cesse autour de ton bouclier & et devant tes yeux, porta le trouble dans ton âme, & et t'annonça un avenir affreux ? L'instant approche, où tu racheterais à grand prix la vie de Pallas, où tu maudiras cent fois cet éclatant baudrier, dont tu te fais un trophée, & et où tu payeras bien cher ta funeste victoire. C'est une adresse utile de donner au lecteur ces connaissances anticipées, bien qu'elles soient [p.159] confuses & et enveloppées d'un nuage épais. Il en est de lui, comme d'un voyageur qui pointe ses pas vers une ville éloignée. Lorsqu'il apperçoit dans le lointain sur le haut d'une colline le sommet des édifices, qu'il ne distingue encore qu'à demi, il s'avance d'un air plus content, & et continue sa route avec plus de tranquillité, que quand il marche dans une vallée obscure & et profonde, qui ne lui découvre rien du terme de son voyage. Poët. lib. 2 Poetica, liber II .106 Marcus Hieronymus Vida, Poetica (1527), dans : Les Quatre Poëtiques, 1771 (voir bibliographie), pages 78-84. Bérardier ne suit cependant pas ici la traduction de Batteux.

Primus at ille labor, versu tenuisse legentem Suspensum, incertumque diu, qui denique rerum Eventus maneant, quo tandem durus Achilles Munere placatus régi, rursum induat arma In Teucros, cujusve dei Laërtius heros Auxilio, Polypheme, tuis évadât ab antris, Lectores cupidi expectant, durantque volentes, Nec perferre negant superest quodcunque laborum, Inde licet fessos somnus gravis avocet artus, Aut epulis placanda fames, Cererisque libido. Hoc studium, hanc operam sero dimittimus ægri. . . . . . . Haud tamen omnino incertum metam ufque sub ipsam Exactorum operum lectorem in nube relinquunt. Sed rerum eventus nonnulli sæpe canendo Indiciis porro ostendunt in luce maligna, Subiustrique aliquid dant cernere noctis in umbra. Hinc pater Æneam, multique instantia vates Fata docent, Latio bella, horrida bella manere, 107 (Desit : vérifier latin. -- Signaler "Aiguillon" comme modification? .) Atque alium partum Trojanis rebus Achillem. Spem tamen incendunt animo, firmantque labantem, Spondentes meliora & et res in fine quietas. Ipse quoque agnovit per se, cum in limine belli Navibus egressus turmas invasit agrestes, Atque (omen pugnæ) prostravit morte Latinos, Occiso, ante alios, qui sese objecerat hoste. Fata Menætiades etiam prædixerat olim Victori moriens majori instare sub hoste, Quamvis haud fuerit res credita : tu quoque, Turne, Prævidisse tuos poteras, heu perdite, casus Longe ante exitium, cum crebro obscœna volucris, Per clypeum, perque ora volans stridentibus alis, Omnem turbavit mentem, admonuitque futuri. Hinc tibi tempus erit, magno cum optaveris emptum Intactum Pallanta, & et cum spolia aurea balthei Oderis, atque tibi haud stabit victoria parvo. Nam juvat hæc ipsos inter præscisse legentes, Quamvis fint & et adhuc confusa & et nubila porro. Haud aliter longinqua petit qui forte viator Mœnia, si positas altis in collibus arces, Nunc etiam dubias, oculis videt, incipio ultro Lætio ire viam, placidumque urgere laborem, Quam cum nusquam ullæ cernantur, quas adit, arces, Obscurum sed iter tendit convalibus imis.

En vérité, poursuivit Euphorbe, je suis ravi que vous ayez quelque amitié pour le poëte poète de Crémone. Ce bon prélat se délassoit délassait des fonctions du ministere ministère avec la muse de Virgile, dont il étoit était presque compatriote. Il me paroît paraît , qu'à son exemple, ses vers vous ont servi à égayer les travaux de Bellone. Mais je m' apperçois aperçois que le jour s'avance. Vous vous proposiez, je crois, d'aller surprendre quelque lapin. Il est temps d'exécuter votre projet ; & et je compte que vous ne reviendrez pas les mains vuides vides .

Si je reviens les mains vuides vides , repartit Timagène, j'aurai du moins la tête bien garnie.

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"Troisième entretien" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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TROISIÈME ENTRETIEN. Ornemens Ornements du Récit récit .

Sur le soir, Euphorbe & et Timagene, Timagène allerent allèrent se promener le long d'une terrasse qui dominoit dominait sur une vaste prairie entrecoupée de quelques ruisseaux. Elle étoit était partagée en deux, deux par une grande route. Dans le lointain des collines médiocrement élevées, & et parsemées de plusieurs villages, bornoient bornaient agréablement la vue. A À droite & et à gauche, l' œuil œil découvroit découvrait des jardins & et des parterres émaillés de fleurs. Charmé de ce spectacle, Timagene Timagène se retourne vers son ami, & et d'un air animé ; en vérité, lui dit-il, attribuer au hasard cette superbe ordonnance, c'est bien parler & et raisonner soi-même au hasard.

Dites plutôt, reprit Euphorbe, c'est parler le langage des passions & et du vice. Mais permettez-moi ici une autre réflexion. Ces mêmes objets, qui nous enchantent, dans quelques mois d'ici, seront aussi tristes & et aussi hideux qu'ils sont charmans charmants aujourd'hui. Vous le voyez ; tout dans la nature a besoin d'un peu d'ornement pour mériter l'attention des gens de goût, & et les ouvrages d'esprit plus que toute autre chose.

Vous avez raison, lui dit Timagene Timagène  : La bergere bergère

En un beau jour de fête De superbes rubis ne charge point sa tête ;

Mais elle

Cueille en un champ voisin les plus beaux ornements ; Boil. art. Poët. l. 2 Boileau, Art poétique, chant 2 . Ce passage de l'Art poétique compare le genre poétique de l'idylle à une bergère : « Telle qu’une Bergère, au plus beau jour de fête, / De superbes rubis ne charge point sa tête, / & et sans mêler à l’or l’éclat des diamants, / Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements : / Telle, aimable en son air, mais humble dans son style, / Doit éclater sans pompe une élégante idylle. / Son tour simple & naïf n’a rien de fastueux, / & et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux. » (Boileau, Art poétique, 1674, (voir bibliographie), chant II, lignes 1-8.).

& et ce négligé champêtre dans lequel elle se montre, ne laisse pas d'ajouter à ses graces grâces naturelles. Que voulez-vous conclure de-là de là  ?

Que le récit, répondit Euphorbe, ne peut se passer d'une certaine parure, qui fait son plus grand prix. Lorsque j'interroge mon jardinier sur une aventure du village ; c'est un homme de bon sens ; il m'expose fort bien le fait ; mais le ton maussade, qui accompagne tout ce qu'il dit, les répétitions éternelles des mêmes termes & et des mêmes phrases, sont si fatiguantes, que j' aimerois aimerais mieux avoir toujours ignoré l'histoire qu'il me conte, que d'en avoir acheté la connoissance connaissance , au prix de l'ennui qu'il me cause.

Cependant, repartit Timagène, j'entends dire tous les jours, que la nature est belle dans sa simplicité : qu'elle l'emporte infiniment sur l'art. Cette maxime a même l'autorité d'une loi dans les belles-lettres & et dans les arts.Timagène renvoie-t-il de manière générale à l'imitation de la belle nature comme principe des arts, principe au centre de l'essai de l'Abbé Batteux sur Les Beaux-arts réduits à un même principe de 1746, où bien à un principe plus spécifique ?

Vous dites fort bien dans sa simplicité, interrompit Euphorbe ; mais non pas dans sa négligence & et sa grossiéreté grossièreté . La même Nature dont la main conduit dans la prairie un ruisseau plus transparent que le cristal, dépose dans le lac de Camarine, ce limon fétide, ces eaux bourbeuses qui portent l'infection dans tous les lieux d'alentour. L'art est vaincu par la nature, lorsqu'il est en guerre avec elle ; lorsqu'il veut l'éclipser, & et prendre sa place. C'est un rebelle alors, qui s'oublie. Né pour la servir, il ne doit point usurper ses droits. L'harmonie est parfaite, lorsqu'il ne cherche qu'à relever son prix. L'art ne réussit jamais mieux, que quand il ne se laisse point appercevoir.Une instance du principe 'ars est celare artem' formulé par Ovide dans son Ars Amatoria. Semblable à ces ressorts, qui font mouvoir les machines d'un grand théâtre, il est l'auteur de tout le jeu, dans le temps où il se cache avec le plus de soin. Le détail des ornemens ornements qu'exige le récit, achevera achèvera de vous convaincre, qu'ils lui sont nécessaires. Un des premiers & et des plus indispensables, à mon avis, c'est la variété.

Je me souviens, reprit Timagène, de ce qu'à dit, je ne sçais sais quel auteur,

L'ennui, naquit un jour de l'uniformité.La phrase se trouve chez Antoine Houdar de la Motte : « C’est un grand agrément que la diversité. / Nous sommes bien comme nous sommes. / Donnez le même esprit aux hommes, / Vous ôtez tout le sel de la société. / L’ennui naquit un jour de l’uniformité. » Voir La Motte, « Les Amis trop d’accord », dans : Fables nouvelles, 1719 (voir bibliographie), livre IV, fable 15, p. 260-262, 262. Ces cinq vers forment la morale finale de la fable. Le vers cité par Bérardier l'est aussi par Marmontel, dans son « Avertissement » aux Éléments de littérature, 1787 (voir bibliographie), p. 33.

C'est elle qui vient enfin à bout de nous détacher des plus belles choses. Le Monarque monarque se dégoûte de la magnificence & et des plaisirs qui assiégent assiègent tous les jours son trône : le Financier financier cesse d'admirer l'or qui l'environne, parce qu'il en est trop souvent ébloui : dans ces objets, comme dans mille autres, le terme de la nouveauté est le terme du plaisir. Cette espece espèce de contagion, s'étend jusqu'aux chef-d'œuvres de l'art. L'habitude nous rend insensibles à ceux qui sont sans cesse sous nos ieux yeux , tandis qu'ils font l'admiration de l'étranger, que notre indifférence irrite autant qu'elle l'étonne. Cette inconstance me paroît paraît prouver clairement que nous sommes faits pour chercher toujours le vrai bien, sans jamais le trouver sur la terre.

Nous tombons insensiblement dans la morale, mon cher, interrompit Euphorbe, & et nous oublions notre objet. Quoi qu'il en soit de cet amour du changement, un auteur doit s'y conformer, s'il veut réussir, & et jetter jeter de la variété, soit dans les faits qu'il rapporte, soit dans le stile style qu'il emploie.

Dans les faits, repartit vivement Timagène ? Comment l'entendez-vous? Lorsque j'écris, ne suis-je pas obligé de rapporter les événemens événements tels qu'ils se sont passés ? & et s'ils ont trop de ressemblance, suis-je le maître de les dénaturer, pour les rendre plus variés ?

Non, sans doute, répondit Euphorbe ; Mais je pense, que sans cela, on peut encore y répandre de la variété. La nature ne suit-elle pas des régles règles inviolables dans la production des plantes ? Rien n'est plus varié néanmoins, que le spectacle qu'elle nous offre dans une riche campagne. Distinguez avec moi deux sortes de récits ; l'un, fruit de l'imagination, est une pure fiction, ou s'unit avec elle ; l'autre, n'a de fondement que l' austere austère vérité. Dans la premiere première espece espèce , l' Auteur auteur assurément est inexcusable, s'il donne trop de conformité à des événemens événements qu'il est le maître d'inventer à son gré, en tout, ou du moins en partie. C'est à lui à rassembler des matériaux qui ne présentent pas toujours le même objet à la vue. Virgile est un modèle achevé dans ce genre. Quoi de plus uniforme en soi, que les voyages d' Ænée Énée , depuis les côtes de la Troade, jusqu'aux rivages de Carthage. Le poëte poète cependant fait donner à ce détail des grâces, par les épisodes qu'il y répand. C'est une riche broderie, sous laquelle il déguise une étoffe commune. Dans la Thrace, l' avanture aventure de Polydore nous cause une religieuse horreur : dans les isles îles des Strophades, les Harpies forment une scène plus amusante : celle d'Andromaque, qui lui succède, fait renaître ces sentimens sentiments de tendresse & et de compassion, qui ont tant de charmes : enfin la terrible description du mont Etna & et de Polyphême Polyphème qui l'habite, trouve encore un ornment dans la triste situation d'Achemenides, abandonné sur ces rochers, & et dans le discours pathétique qu'il adresse aux Troyens.

Puisque vous faites tant valoir le troisième livre de l' Ænéide Énéide , ajouta Timagène, en riant, je me déclare moi, pour le cinquieme cinquième  ; & et je prétends que le poëte poète n'y montre pas moins d'adresse & et de goût, que dans le vôtre. Des voyages présentent naturellement des objets qui se succèdent, sans se ressembler ; mais dans des jeux & et des combats, il en est tout autrement. Un vainqueur l'emporte sur un, ou plusieurs vaincus. Voilà en deux mots tout leur succès. L'imagination riche & et féconde de notre poëte poète a fait disparoître disparaître cette monotonie. Dans le combat des vaisseaux, la victoire échappe à Gyas, par la timide précaution de son pilote & et par son propre emportement ; dans celui de la course, l'adresse de Nisus fait passer à Euryale, son ami, le prix qu'un accident imprévu lui avoit avait enlevé à lui-même, & et qu'il sembloit semblait d'abord qu'on ne pouvoit pouvait lui disputer. Le prix du pugilat paroît paraît assuré au Troyen Darès ; il triomphe déjà de ne point trouver d'adversaire, qui ose se mesurer avec lui ; mais sa présomption est sévérement sévèrement punie par le vieillard Entelle. Enfin l'exercice de la fléche flèche a une issue encore plus singuliere singulière  : tous les combattants y ont part à la victoire : le premier, perce l'extrémité de l'arbre ; le second, coupe la corde ; & et le troiseme troisième , atteint l'oiseau dans les airs. Aceste, qui ne peut plus prétendre au prix, mérite d'être couronné à cause du prodige dont les Dieux récompensent ses efforts. Ces différens différents spectacles sont terminés par un autre moins pénible & et plus amusant. C'est le magnifique carrousel de la jeune noblesse de Troye. Avouez que cela vaut bien vos Harpies & et votre Polyphême Polyphème .

J'avouerai tout ce qu'il vous plaira, répliqua Euphorbe, & et bien loin de contester avec vous là-dessus, j'ajouterai à vos réflexions, que ce livre avec celui qui le précéde précède , renferment tout ce qui ne nous enchante que trop sur sur sur nos théâtres. Dans le quatrieme quatrième , j'assiste à une action tragique, qui m'arrache des larmes ; le cinquieme cinquième , est une espece espèce de comédie agréablement diversifiée ; & et le sixieme sixième , par la magnificence de ses machines, repond assez bien à nos Opéra.Le pluriel du mot opéra pouvait s'écrire, au dix-huitième siècle, avec ou sans -s final. Comparez maintenant cette riche composition, avec celle du versificateur de Cordoue. Son poème, si vous en exceptez le huitième & et le neuvième livre, n'est qu'un tissu de guerres continuelles, pompeusement racontées.Il est question ici, sans doute, de la Pharsale de Lucain, poète romain né à Cordoue. Mais sans nous arrêter plus longtemps à un principe, qui n'est point contesté par ceux qui ont du goût, il faut répondre à votre difficulté, sur les faits historiques, dont la vérité est le seul fondement. Ici, je l'avoue, il est moins facile de prévenir les dégoûts d'un lecteur, qui veut toujours qu'on l'amuse, sans tenir aucun compte des obstacles qu'il faut surmonter pour y parvenir. Privé du secours de l'invention, l'écrivain ne peut rejetter ce qui lui déplaît, & et le remplacer par des objets plus proprès à réveiller l'attention. Il faut donc qu'il y supplée par son adresse. L'abbé de S. Real Saint-Réal , dans l'histoire de la conjuration contre Venise,Il s'agit de César Vichard de Saint-Réal (1639-1693), historiographe de la Savoie. Il est l'auteur d'une Conjuration des Espagnols contre la République de Venise en l'Année M. DC. XVIII, 1674 (voir bibliographie). entremêle habilement dans le cours des intrigues du marquis de Bedmar, tantôt une courte description de la guerre que les Vénitiens soutenoient soutenaient contre la Maison d'Autriche, tantôt le caractere caractère du fameux capitaine Jacques Pierre, & et l'artifice dont il se servit, pour obtenir de l'emploi sur la flotte de Venise ; plus bas, l'épisode de SpinosaDesit: identifier., envoyé par le viceroi de Naples, pour observer la conduite du capitaine. Ces especes espèces d' intermédes intermèdes soulagent l'attention du lecteur, qui n'est pas toujours appliquée au même objet. Un autre moyen, qui ne réussit pas moins, est de passer rapidement sur les faits qui ont trop de ressemblance, de n'en dire que ce qu'il faut pout les faire connoître connaître , & et de s'étendre davantage sur ceux qui forment des tableaux plus variés. C'est ce qu'a pratiqué avec succès l'abbé de Vertot dans son excellent ouvrage des Révolutions Romaines.Il s'agit de l'abbé René Aubert de Vertot (1655-1735), historien français. Il est l'auteur d'une Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine, 1727 (voir bibliographie). Les guerres continuelles de la République avec les peuples voisins de son territoire, & et par-là même jaloux de sa puissance, ne lui offroient offraient que des événemens événements à-peu-près à peu près les mêmes ; mais les dissentions dissensions du peuple & et des Patriciens fomentées par les Tribuns, fournissoient fournissaient des scènes toujours nouvelles & et toujours différentes. Il s'arrête donc avec complaisance à celles-ci, & et se contente souvent d'indiquer les premieres premières . Je ne vous citerai que deux exemples. L'an 322 de Rome, T. Quintius fut nommé dictateur pour faire la guerre aux Eques & et aux Volsques, qui avoient avaient défait les deux consuls. Voici tout ce que dit l' Auteur auteur de cette expédition : Révol. Rom. L. 6 Révolutions romaines, livre 6 . René Aubert de Vertot, Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine, 1727 (voir bibliographie), tome second, livre VI, p. 146-152, ici p. 152. II sortit bientôt de Rome, marcha aux ennemis, les défit dans une bataille sanglante, prit leur camp, & et ramena son armée victorieuse à Rome. & et plus bas, sous l'année 327 Ibid. Aubert de Vertot, Histoire des révolutions..., 1727 (voir bibliographie), p. 154., il décrit ainsi la victoire d'un autre dictateur sur les Véïens Véiens . Mamercus Emilius, en moins de seize jours, tailla en pieces une partie de l'armée des ennemis, fit un grand nombre de prisonniers, qui servirent de récompense aux soldats, ou qui furent vendus comme des esclaves au profit du trésor public. Le Dictateur, après un triomphe solemnel, se démit de la Dictature.

Ces derniers mots, reprit Timagene, me font souvenir de l'ennui que m'ont causé quelquefois, en lisant l' histoire Histoire Romaine romaine du P. Père Catrou,Il s'agit de François Catrou (1659-1737), jésuite, historien et traducteur, auteur d'une Histoire romaine depuis la fondation de Rome en 21 vol., 1725-1748 (voir bibliographie). les descriptions fréquentes de ces pompes triomphales, avec la liste de tout ce qui les accompagnoit accompagnait . Au reste, je crois que vous avez omis un autre moyen de varier un récit. Ce sont certaines digressions intéressantes. Il me semble qu'elles détournent un moment l'attention du lecteur, pour la ramener ensuite, avec un plaisir plus vif, à l'objet principal.Ce passage est cité par Randa Sabry dans le contexte de la digression comme 'diversion-diversité' ; voir Sabry, Stratégies discursives, 1992, (voir bibliographie), p. 63. Ces morceaux détachés produisent le même effet dans le récit, que dans un vaste jardin, font ces bosquets écartés, dont la vue est d'autant plus délicieuse, qu'elle est moins attendue. Le portrait de Coriolan, dans l' Auteur auteur que vous venez de citer, me paroît paraît surtout avoir ce mérite. Il ne m'est jamais sorti de l'esprit. Révol. Rom. l. 2 Révolution romaine, livre 2 . Aubert de Vertot, Histoire des révolutions..., 1727 (voir bibliographie), p. 154. Desit: verifier; (page 125 dans l'édition de 1833). Avant que de rapporter les suites de cette affaire, dit cet historien, je ne crois pas que nous puissions nous dispenser de faire connaître un peu plus particulièrement un homme qui va jouer un si grand rôle dans cet endroit de l'histoire, & et dont la fortune eut plus d'éclat que de bonheur... Coriolan étoit était sage, frugal, désintéressé, d'une probité exacte, attaché inviolablement à l'observation des loix lois . Avec ces vertus paisibles, jamais on n' avoit avait vu une si haute valeur, & et tant de capacité pour le métier de la guerre. Il sembloit semblait qu'il fût né général. Mais il étoit était dur & et impérieux dans le commandement ; sévère sévère aux autres, comme à lui-même, ami généreux, implacable ennemi, trop fier pour un républicain. Content de la droiture de ses intentions, il allait au bien sans ménagement, & et sans ces insinuations si nécessaires dans un état, dont l'égalité & et la modération, faisoient faisaient le fondement. Voilà dans un seul exemple, une digression & et un caractere caractère . Je crois que vous devez être content de moi.

Assurément, repartit Euphorbe ; je le suis autant que de l' Auteur auteur . Le portrait qu'il nous donne, est bien fait ; les couleurs en sont vives & et brillantes ; mais il a un mérite de plus ; il forme un une espece espèce d' interméde intermède , qui dégage un moment notre esprit des éternelles contestations entre le Sénat & et les Tribuns du peuple, & et le prépare admirablement bien aux événemens événements qui vont être racontés. Larrey, dans son histoire de Louis XIV,Il s'agit d'Isaac de Larrey (1639-1719), historiographe. Il est l'auteur d'une Histoire de France sous le règne de Louis XIV, 1718 (voir bibliographie). auroit aurait fait plus sagement de suivre cette route, que d'entasser l'un sur l'autre, à l'entrée de son ouvrage, tous les portraits de ceux qui devoient devaient y paroître paraître avec éclat, tels que la reine Anne, le prince de Condé, le cardinal Mazarin, le duc de Beaufort, l'abbé de la Riviere Rivière , & et plusieurs autres. Il nous auroit aurait épargné l'ennui que fait naître cette espece espèce de galerie, trop uniforme, malgré la diversité des peintures qu'elle présente ; & et il se seroit serait réservé, pour ainsi dire, des pieces pièces de rapport, qu'il auroit aurait pu enchasser enchâsser ensuite habilement, dans les endroits qui auroient auraient eu besoin de ce secours.Sade recourt au même principe d'une galerie initiale de portraits, dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, ouvrage resté inachevé en 1785. Les descriptions procurent le même avantage, quand elles sont bien placées. Nous avons remarqué avec quelle précipitation l'abbé de Vertot passe sur les guerres des Romains avec les peuples voisins : le même Auteur auteur néanmoins ne manque pas de décrire avec plus d'étendue celles qui renferment quelque chose de singulier & et d'intéressant, & et qu'il juge capables de soulager l'attention du lecteur, trop longtemps fixée sur le même objet. Pour s'en convaincre, il suffit de lire , le détail de l'expédition de Sempronius Révol. Rom. t. 2, l. 6 Révolution Romaine, tome II, livre VI , p. 157. Desit: vérifier, citer tjs de même., contre les Volsques, ou l'armée du consul fut sauvée par la résolution & et l'habileté d'un simple capitaine de cavalerie, nommé Tempanius. Sa précision dans le premier cas, & et son abondance dans le second, ont le même but, de prévenir le dégoût, dont l'uniformité fut toujours la mere mère , comme dit l' Orateur orateur Romain romain . De invent. l. 1°, n° 59. De inventione, livre I, n° 59 : omnibus in rebus similitudo est satietatis mater. Cicéron, De inventione (voir bibliographie), livre premier, § 76. La citation est reprise du passage suivant : « Variare autem orationem magnopere oportebit ; nam omnibus in rebus similitudo mater est satietatis ». Mais dans cette espece espèce d'ornement, il faut éviter de se jeter dans des lieux communs, si vagues, si généraux, qu'on pourroit pourrait les faire entrer dans toutes sortes de sujets. Vos digressions produisent encore un très bon effet dans le récit, si elles ne sont ni trop longues, ni trop fréquentes. Par exemple, celle du phœnix, que nous lisons au sixieme sixième livre des Annales de Tacite,Desit: référence se trouve bien placée pour interrompre le spectacle odieux du sang que Tibere Tibère fait couler dans Rome.

A À propos de ce que vous venez de condamner dans l'histoire de Louis XIV, dit alors Timagène, pensez-vous qu'il ne soit jamais permis de débuter, dans un récit, par quelques portraits ? Il me semble cependant, que Salluste commence son histoire de la guerre de Catilina, par le portrait de ce fameux scélérat, & et que ce beau morceau n'ouvre pas mal la scène.

J'en conviens, répondit Euphorbe ; mais vous remarquez ici aussi bien que moi, une grande différence entre les deux ouvrages dont il s'agit. Le portrait que l' Auteur auteur Latin latin met à la tête du sien, est celui du principal personnage, qui doit figurer dans toute l'action, et, pour ainsi dire, du héros de la piece pièce . Par-tout Partout il agit ; par-tout partout il se présente. Il n' étoit était donc pas à craindre que des objets étrangers fissent oublier dans la suite au lecteur ses traits sous lesquels il l' avoit avait peint. Rien de plus utile, & et rien de plus nécessaire, avant d'entrer dans le récit d'un complot fameux, que de faire connoître connaître les inclinations & et les talens talents de celui qui en a été l' ame âme . Mais dans l' Auteur auteur françois français , lorsque les événemens événements viennent se ranger à leurs places, je suis obligé de faire un effort de mémoire, pour me rappeller rappeler les caracteres caractères de chaque personnage, qu'il a rassemblés, comme dans une espece espèce de préface, ou de revenir sur mes pas, pour les consulter ; & et cette pénible distraction n'est dédommagée par aucun agrément. Au reste, c'est la nature de l'ouvrage, & et le goût de l' Auteur auteur qui décident de quelle façon il doit débuter dans son récit. Nous en avons des exemples de différente espece espèce . Sans parler de Salluste, César commence sa guerre des Gaules, par la description de ces provinces : Tite-Live entre dans le récit de la guerre des Romains contre Philippe,Dec. I, l. 4. (Desit: trouver passage chez Tite-Live. Ajouter La Fontaine à l'index.) par le détail des causes qui ont fait naître l'action, & et il a été imité en cela, par l'abbé de S. Réal Saint-Réal , dans sa conjuration contre Venise Conjuration contre Venise .Saint-Réal Conjuration des Espagnols..., 1674 (voir bibliographie). Desit: pages/édition. Notre fabuliste pourroit pourrait lui seul servir de modèle en ce genre. Souvent il vient tout de suite au fait ; quelquefois, il met en avant une réflexion morale :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Dans un autre endroit, une remarque physique.

Les loups mangent gloutonnement.

Enfin il a répandu sur cette partie du récit, une admirable variété. Mais en parlant des digressions, je ne m'aperçois pas que j'en fais une ici moi-même ;Cette phrase est citée par Randa Sabry, dans son ouvrage sur la digression. À l'âge classique, y explique-t-elle, le discours sur la digression appelle un discours légitimateur sur la digression, mais ce discours est lui-même perçu comme potentiellement illégitime parce que digressif. Voir Randa Sabry, Stratégies discursives, 1992 (voir bibliographie), p. 44-45. & et j' allois allais oublier de rapporter un dernier moyen, fort propre à bannir une trop grande uniformité dans les ouvrages dont nous parlons. Il consiste à ne pas suivre trop servilement l'ordre des temps. Il est bon quelquefois de laisser en arrière arriere certains événemens événements , pour y revenir dans la suite ; de paraître paroître les avoir oubliés, pour les rappeller au lecteur, dans une circonstance plus avantageuse.

Ces jours derniers, ajouta Timagène, je relisois relisais les révolutions Romaines Révolutions romaines . Il me semble que l' Auteur auteur a mis en usage l'adresse dont vous venez de parler, particuliérement particulièrement au commencement de son dixième Livre livre Rév. Rom. l. 10 Révolutions romaines, livre X , p. 22. Vertot, Histoire des révolutions..., 1727 (voir bibliographie). Desit: page/édition. Après avoir raconté l'expédition de Marius, contre les Cimbres & et les Teutons, & et sa conduite dans Rome, depuis cette victoire, il retourne sur ses pas, pour nous apprendre la part qu' avoit avait eue Sylla à cette guerre fameuse, ses déportemens déportements dans le camp de Catulus, & et sa contestation avec le vainqueur des Cimbres, au sujet des statues d'or de Bocchus. Je m'apçois m'apperçois que cette transposition forme une agréable diversité, & et que ces objets font un meilleur effet rapprochés de la guerre civile, que s'ils étoient étaient à leur place naturelle ; & et je conçois par-là par là , que la variété peut trouver place même dans les faits historiques, & et qui ne sont point fournis à la volonté de l'écrivain. Il ne lui reste plus que de la répandre dans son stile style , & et cela n'est pas fort difficile.

Pas si facile que vous vous l'imaginez peut-être, reprit Euphorbe. C'est ici qu'on peut appliquer en particulier la pensée d'Horace ;Ut sibi quivis / Speret idem ; multum sudet frustraque laboret, / Ausus idem. Hor. de Art. Poët. Horace, Art poétique, v. 241. écrivons de manière que chacun se flatte de nous égaler, & et qu'il commence à en désespérer, après des efforts aussi longs qu'inutiles.La citation est tirée d'un passage sur le style des satyres. Dans son édition des Quatre poétiques, en 1771 (voir bibliographie), l'abbé Batteux traduit le passage en question de la manière suivante : « Je prendrois pour modele un familier si simple, que chacun se croitoir capable d'en faire autant ; et si on osoit l'entreprendre, on sueroit beaucoup, et peut-être sans succès : tant la suite et la liaisons donnent de relief aux choses les plus communes. » (tome II, p. 39). Dans son édition des Œuvres d'Horace de 1967 (voir bibliographie), François Richard traduit le passage de la manière suivante : « Je prendrais dans la langue courante les éléments dont je façonnerais celle de mes vers ; si bien que tout le monde croirait pouvoir en faire autant, mais verrait à l'expérience que les efforts pour y réussir n'aboutissent pas toujours ; tant a d'importance le choi et l'arrangement des termes, tant peuvent prendre d'éclat des expressions empruntés au vocabulaire ordinaire ! » (p. 265).

Mais, après tout, repartit Timagène, il me semble que, pour obtenir l'effet que nous désirons, il suffit d'être attentif à ne pas répéter les mêmes pensées, & et à mettre en usage différentes expressions, & et différents tours de phrases.

Et c'est-là c'est là , précisément, répliqua Euphorbe, ce qui demande beaucoup de goût & et de délicatesse. Est-il donné à tout le monde de se métamorphoser, pour ainsi dire, comme un Protée, & et de prendre, selon les circonstances, la façon de penser, & et le langage de toutes les conditions, de tous les âges & et de tous les pays ? Voilà cependant ce qu'exige le récit. On ne raconte point un fait historique de la même maniere manière qu'une fable ; le stile style de la narration dans la poësie poésie , n'est pas le même, que dans une lettre. Le sujet est-il une fiction ? Il faut que le stile style soit proportionné à l'état & et aux mœurs des personnages qu'on introduit. Agamemnon doit agir & et parler avec hauteur & et fierté, comme le souverain de cent rois ; Achille, en guerrier violent & et emporté ; Ulysse, en homme fin & et rusé. Le lion ne doit pas penser comme le renard, ni le singe comme l'âne.Ne quicumque Deus quicumque adhibebitur heros, [p.88] Regali conspectus in auro nuper & et ostro, Migret in obscuras humili sermone tabernas ; Aut, dum vitat humum, nubes & et inania captet. De Art. Poët. De arte poetica, v. 227.Ne mettons point, dit Horace, dans la bouche des Dieux & et des héros, le stile style de la vile populace ; il s'accorde mal avec l'éclat qui les environne. Mais aussi, dans la crainte de ramper, n'allons point nous perdre dans les nues. Chaque âge à ses idées & et ses affections particulieres particulières . On les trouve rassemblées dans les beaux portraits que nous a tracés le même poëte poète que je viens de citer. De Art. Poët. De arte poetica, v. 156.  Desit: vérifier citations, traductions, et mise en page (séparation texte / notes), ajouter réferences.) S'agit-il de l'histoire ? Il n'est pas permis de faire la description d'une bataille, de la même façon que le détail d'une négociation. Une anecdote entre des particuliers, demande plus de simplicité que les délibérations d'un conseil souverain. De tout cela, je crois qu'on peut conclure avec Quintilien, que le récit n'a point de stile style qui soit à lui, mais qu'il doit les adopter tous. Voici comment s'exprime ce savant Rhéteur rhéteur , en parlant de la narration oratoire.Non magis proprium est narrationis magnifice dicere, quam miserabiliter, invidiose, graviter, dulciter, urbane, quæ cum suo qnæque loco sint laudabilia, non sunt huic parti propriè assignata & et velut dedita. Quint l.4, c. 2 Quintilien, De institutione oratoria, livre IV, chapitre 2 [section 62] . Le stile style grand & et magnifique n'est pas plus particulier à la narration, que le stile style pathétique, que celui qui nous arrache des larmes, que celui qui rend odieux nos adversaires, que le stile style sérieux, le stile style plaisant, le stile style gracieux. Chacun d'eux mis à sa place, fait un effet admirable ; mais aucun n'est tellement affecté à cette partie du discours, qu'il soit pour ainsi dire son appanage. Ne peut-on pas appliquer cette maxime à toute espece espèce de narration, aussi-bien qu'à celle de l'orateur ?

Je suis charmé, poursuivit Timagene, que Quintilien admette dans le récit le stile style plaisant. Les bons mots, les plaisanteries produisent une espece espèce de variété qui déride le front ; & et je vous avoue que j'ai peine à soutenir longtemps la lecture d'un Auteur auteur , toujours aussi sérieux qu'un magistrat sur les fleurs de lys.

Vous voulez qu'on vous égayé, repartit Euphorbe ? Il faut vous l'accorder, pourvu que ce soit à propos. Remarquez, s'il vous plaît, ces mots de notre Auteur auteur , Suo quæque loco. La plaisanterie contribue à varier le récit ; mais elle a sa place marquée, hors de laquelle elle ne doit point être admise. Elle peut figurer dans une fable, dans une lettre, dans une conversation ; mais elle doit communément être bannie des sujets grands & et majestueux, tels que sont l'histoire, la narration oratoire, épique, ou tragique. Si Quintilien permet de l'associer quelquefois à l'éloquence, il faut que la singularité des conjonctures excuse cette liberté. Vous me répondrez, peut-être, que le personnage de Thersites, dans l' Iliade Iliade , vaut bien une plaisanterie. Je vous avoue, que quand ce portrait ridicule seroit serait retranché, je crois que ce beau poëme poème n'y perdroit perdrait rien. Peut-être est-ce un une ombre qu' Homere Homère a voulu jetter jeter sur son tableau, pour en faire mieux sortir les parties saillantes ; mais cette ombre est un peu chargée. Virgile, qui fait son profit de tout ce qu'il y a de beau dans ce prince des poëtes poètes , n'a pas jugé à propos de s'approprier cet épisode ; & et Virgile avoit avait du goût.

Pour le coup, interrompit Timagène, je crois vous trouver en défaut. Virgile ne plaisante-t-il pas dans l' avanture aventure de Gyas, qui jette son pilote dans la mer, dans celle des Troyens, qui mangent leurs tables ? L'abbé de Vertot, votre ami, ne se permet-il pas des bons mots dans ses révolutions Romaines Révolutions romaines  ? Témoin, celui que Sertorius dit à l'occasion de Métellus, qui l' avoit avait empêché de défaire les troupes de Pompée, près de Sucrône : Revol. Rom. l. Révolutions romaines, livre 11. (Desit: identifier passage et lieu.) Que si cette vieille n'eût retiré ce jeune enfant de ses mains, il allait le renvoyer à Rome à ses parents, après l'avoir corrigé comme il le méritait. Enfin l' Orateur orateur Romain romain lui-même, a cru pouvoir les allier avec la plus sublime éloquence. Tout le monde sait que, profitant de la consonnance du nom de Verrès avec le mot latin, Verrere verrere , qui signifie balayer, il nomme cet honnête préteur, le balai de la Sicile.

Permettez-moi, reprit Euphorbe, de répondre par ordre à vos difficultés, & et vous conviendrez, peut-être, que je n'ai pas tout-à-fait tout à fait tort. En vous accordant que les deux endroits de l' Ænéide Énéide , dont il est question, sont des plaisanteries, observez, s'il vous plaît, ou le poëte poète les a placées. La premiere première , est dans un spectacle, qui forme une espece espèce de scène comique & et amusante ; l'autre, dans un repas : encore se trouve-t-elle dans la bouche d'un enfant, à qui son âge peut permettre des réflexions pareilles. Ce n'est point ici un conseil de cent Rois, qui déliberent délibèrent sur les objets les plus importants. Ainsi, la poësie poésie épique peut se relâcher de sa sévérité ordinaire, dans certaines circonstances fort rares, qui naissent du sujet ; & et cette exception sert à confirmer la régle règle , en la faisant mieux remarquer. L'histoire interdit les bons mots, mais seulement à l'écrivain qui la compose, sans lui défendre de rapporter ceux des différens différents acteurs qu'il fait paroître paraître successivement. Souvent ils sont fort utiles pour dévoiler le caractere caractère de ceux qui agissent. Celui que vous venez de rapporter, est de ce genre. Nous voyons dans ce peu de mots, ce qu'un capitaine consommé, tel que Sertorius, pensoit pensait alors du jeune Pompée. Pour Cicéron, je vous l'abandonne sur cet article. Il aimoit aimait à plaisanter, & et n'y réussissoit réussissait pas toujours également bien. Il a employé très rarement les jeux de mots dans ses harangues ; mais il y en a encore trop. En général, le sérieux ne sympatise point avec les pensées puériles, les jeux de mots, les bouffonneries. Peut-on pardonner à un Auteur auteur de dire, Voyage de la Voyage de la rason raison , 1771. Voir Louis-Antoine de Caraccioli (1719-1803), Voyage de la raison en Europe, 1772 (voir bibliographie). que Descartes, qui exclut le vide de la nature, en met quelquefois dans ses écrits ? Que, pour peu qu'on soit délicat, on n'aime point avoir les passions en déshabillé ? Que la république de S. Saint Marin, semble garder l'incognito ; mais que les plus petites boëtes boîtes renferment souvent les meilleurs onguents ? N'est-ce pas là prêter à la raison le persiflage d'Arlequin ?

Je vois bien, répliqua Timagène, que vous me forcerez toujours d'être de votre avis ; mais je me console, puisque vous laissez encore quelque place à la plaisanterie, dans les sujets les plus graves : & et je crois, comme vous, qu'il faut user rarement de cette permission. C'est un assaisonnement ; il déplaît, s'il est répandu avec trop de profusion.

Ne vous est-il point arrivé, dit alors Euphorbe, de lire l' Ænéide travestie Énéide travestie  ?Paul Scarron (1610-1660) lança, avec son Virgile travesti, paru de 1648 à 1653, une mode de la réécriture burlesque de textes de l'Antiquité. Antoine Furetière (1619-1688) publia L'Ænéide travestie, en 1649. Desit:index, aussi Phèdre.

Sans doute, répondit Timagène ; & et ce poëme poème m'a beaucoup amusé dans ma jeunesse.

Eh bien, continua Euphorbe, dites-moi franchement, combien vous en pouviez lire à chaque fois.

J'avais bien de la peine à fournir deux cent vers, repartit Timagène ; encore les derniers m' ennuyoient ennuyaient -ils à périr.

Vous éprouviez, ajouta Euphorbe, l'effet infaillible de toute plaisanterie continuelle, surtout quand elle devient bouffonne & et triviale. Les auteurs burlesques prétendent s'excuser, en se donnant pour les imitateurs des anciens, tels que Plaute & et Aristophane ; mais ils ne leur ressemblent qu'en ce qu'ils ont de défectueux, au jugement des gens de bon goût ; pareils à cet empereur Romain, qui ne copiait copioit dans Alexandre le grand, que la mauvaise habitude de porter la tête de côté. Revenons donc : la variété seule a le droit de plaire. Elle doit regner règner par-tout partout dans les faits, dans les pensées, & et dans l'expression ; & et cette derniere dernière n'est pas moins nécessaire, ni moins difficile, peut-être, que celle dont nous venons de parler. Le lecteur ne s'apperçoit pas combien il en a coûté à l'écrivain, pour lui présenter cent fois le même objet, sous des livrées différentes : mais ce travail n'en est pas moins réel ; & et il n'y a que dans les procès-verbaux, où il soit permis de répéter sans cesse le même terme, accompagné de l'épithète susdit.

Il est vrai, reprit Timagène : j'ai souvent éprouvé la difficulté dont vous parlez. Si je veux écrire une lettre, le même mot vient toujours se présenter sous ma plume ; & et si je n'y fais une sérieuse attention, je suis surpris de voir, en relisant, que je me suis répété plusieurs fois. Je me rappelle à cette occasion, qu'un homme de beaucoup de goût me fit remarquer autrefois dans une fable de Phèdre, cette variété d'expressions, qui ne m' avoit avait jamais frappé jusqu'alors. C'est dans la fable des grenouilles, qui demandent un Roi. Le poëte poète se sert d'abord du mot ordinaire, ranae ; bientôt après, il désigne ces animaux sous l'expression de pavidum genus ; & et plus bas, il les appelle, turba petulans.La Fable des grenouilles (Ranae regem patentes), est la fable II au livre premier des Fables de Phèdre.

Permettez-moi, dit Euphorbe, de vous faire ici une demande. Puisque ces deux façons de parler, pavidum genus, & et turba petulans, signifient également les Grenouilles grenouilles , pourroit pourrait -on les substituer l'une à l'autre, & et les employer indifféremment & et sans choix dans les deux endroits de la fable que vous citez ?

Non assurément, répondit Timagène. Ce seroit serait choquer le bon sens, que d'appeler troupe insolente, les grenouilles effrayées par la chute d'un soliveau : & et il ne seroit serait pas moins ridicule de leur donner le titre de nation timide & et peureuse, dans le moment où elles ont l'audace de sauter sur l'épaule de leur nouveau Roi. Je comprends par-là par là ce que vous voulez dire : que ces différentes dénominations doivent se rapporter aux temps, aux lieux, au sujet & et à l'action dont on parle, & et qu'on ne doit pas s'en servir au hasard. Il ne seroit serait pas plus raisonnable d'appeler Mahomet, un Apôtre armé, dans le temps où il se déroba aux poursuites du magistrat de la Mèque, que de le traiter de Prophète fugitif, lorsqu'il emporta cette même ville l'épée à la main.

Il ne suffiroit suffirait pas que les termes fussent différents, ajouta Euphorbe, si le tour de la phrase étoit était le même. J'ai toujours admiré avec quelle fécondité inépuisable, Virgile nous peint les replis de ces affreux serpents qui déchirerent déchirèrent Laocoön Laocoon & et ses enfans enfants .

D'abord, il exprime ainsi leur arrivée ; immensis orbibus angues incumbunt pelago Ils chargent les flots de leurs immenses contours.. Bien-tôt Bientôt après, il ajoute, pars caetera... fermat immensa volumine terga L'extrémité de leur corps se recourbe en tortueux replis.. Plus bas, il présente encore le même objet, en ces termes, corpora natorum serpens amplexus uterque, implicat L'un & et l'autre monstre saisit & et enveloppe ses malheureux enfants.. Lorsqu'il s'agit du pere père , ce sont encore de nouveaux tours, pour la même idée. Ici, spiris ligant ingentibus Leur énormes corps, forment des chaînes redoublées qui le serrent.. Là, manibus tendit divellere nodos II fait effort pour se dégager de ces horribles nœuds.. Il faut assurément bien posséder sa langue, pour suffire à une abondance pareille, & et dans cette conformité d'idées n'addmettre aucun mot qui soit répété deux fois, à l'exception d'une seule épithète.

Je ne crois pas, répliqua Timagène, qu'il y ait plus de variété dans ce morceau de Virgile, que dans celui d'un poëte poète de nos jours, que vous me permettrez de vous rappeller ici. Le sujet est badin, & et je pense que c'est un nouveau mérite pour l'auteur, qui s'est trouvé obligé de relever la bassesse de sa matiere matière , par l'élégance de sa diction. C'est du Lutrin vivant Lutrin vivant , que je veux vous parler.Jean-Baptiste Louis Gresset (1709-1777 ), poète et dramaturge, élu membre de l'Académie française en 1748, publia Le Lutrin vivant en 1734. Il s'agit de décrire l'invention de dame Barbe, qui s'avise d'employer les feuillets de l'antiphonier,Selon Féraud, l'antiphonier est un « livre qui contient les antiènes qu'on chante dans l'Église, notées en plain chant ». pour réparer le haut de chausses d'un enfant de chœur. Cet objet trivial revient sans cesse, & et toujours le poète le dépeint avec des grâces nouvelles. Il entre ainsi en matière.

L'enfant de chœur Lucas Avait usé l'étui des pays-bas. Desit: édition

Il fallait y remédier, & et l'enfant trop pauvre, n' avoit avait pas les moyens nécesaires pour cela. Dame Barbe devient sa ressource.

Enfin, pourtant, l'habile gouvernante Sût lui forger une armure décente.

Elle détache quelques pages d'un vieux antiphonier,

Et les coud proprement, Pour relier un volume vivant.

Ces feuillets renfermoient renfermaient l'office du Patron. Le jour de la fête, le chantre, après avoir inutilement cherché dans le livre, apperçoit aperçoit par hasard l'enfant de chœur,

Qui de grimauds renforçant une troupe, Sans le savoir, portait l'office en croupe.

Voilà de suite quatre façons de parler différentes, aussi élégantes que nobles, pour exprimer un même objet, qui ne l'est assurément pas par lui-même. Elles ont encore l'avantage d'être placées, chacune dans l'endroit qui lui convient. Je crois que Virgile lui-même accorderoit accorderait son suffrage à cette riante fécondité ?

Quel homme de lettres, repartit Euphorbe, ne goûte pas dans l' Auteur auteur que vous citez, cette facilité de style stile , ce beau négligé, & et cette aimable paresse qui semblent caractériser ses poésies ? Mais surtout la variété & et l'abondance des expressions y sont admirables ; il sait déguiser si parfaitement son travail, qu'on seroit serait tenté de lui appliquer, ce qu'Ovide dit de lui-même, et quid-quid tentabam dicere, versus erat.(Desit: identifier passage chez Ovide: Tristia, IV, 10, 26. Je n' ouvrois ouvrais la bouche, que pour parler en vers.

Par ce déguisement, reprit Timagène, ne court-on pas risque de faire des ingrats ? La plupart des lecteurs s'imaginent que rien n'est plus aisé que d'écrire ainsi, & et n'en savent aucun gré à l'auteur. Il me semble qu'il vaudroit vaudrait mieux imiter ces anciens écrivains du temps de François I, ou de Henri II, qui chargeoient chargeaient leurs ouvrages de citations Latines latines & et Grecques grecques . Cela avoit avait un air savant, & et annonçoit annonçait beaucoup d'étude & et de lecture.

Cette méthode pouvoit pouvait être bonne, interrompit Euphorbe, dans des siecles siècles où l'on lisoit lisait & et où l'on étudioit étudiait . Nous en sommes dispensés aujourd'hui. Nous avons des dictionnaires & et des abrégés : cela nous suffit. Je ne prétends pas justifier le mauvais goût de ces temps reculés. On citait citoit trop & et trop souvent ; le prédicateur dans la Chaire chaire , s' appuyoit appuyait sur Aristote & et Sénéque Sénèque  ; l'avocat au Barreau, alléguoit alléguait S. Saint Chrysostôme Chrysostome & et S. Saint Thomas. Mais ne donnons-nous pas dans l'excès contraire ? & et ne renonçons-nous pas à être sçavans savants , dans la crainte de le paroître paraître  ? Notre siécle siècle est éclairé, & et se flatte beaucoup de l'être : s'il se trouvoit trouvait aujourd'hui un nouvel Amiot, qui s'avisât de présenter à quelque grand seigneur, une épigramme Grecque grecque , croyez-vous qu'il eût une réponse différente, de celle que Henri II fit au premier ; c'est du Grec : à d'autres ? Quoiqu'il en soit, si nous voulons plaire dans le récit, évitons toutes les citations qui ne sont pas indispensables, ou d'une utilité évidente.

Vous mettez, sans doute, dans ce dernier genre, répliqua Timagène, celles qui se rencontrent dans nos meilleurs historiens, lorsqu'ils rapportent les faits dans les mêmes termes, & et dans le vieux langage où ils ont été écrits par les Auteurs auteurs qu'ils consultent, tels que Joinville, Philippes de Comines Philippe de Commines & et autres. Il y en a quelques-unes de cette espece espèce dans le président Hénault, quoiqu'il n'écrive qu'un abrégé.(Desit : vérifier ou trouver l'anecdote .)

De ces citations, répondit Euphorbe, si elles sont distribuées avec prudence, on retire un double avantage. Elles servent de preuve à ce que l'on avance, en montrant les sources où l'on a puisé ; & et elles répandent dans le récit une variété qui plaît, en nous remettant sous les yeux les expressions simples, naïves & et énergiques de nos ancêtres.Bérardier perpétue ici l'idée, présente chez le père Bouhours ou chez Jean Frain de Tremblay que la langue des époques plus anciennes avait plus d'énergie ; voir Michel Delon, L'Idée d'énergie, 1988 (voir bibliographie). Mais il me semble qu'elles doivent toujours renfermer quelque chose de frappant, soit pour l'expression, soit pour la pensée, qui puisse excuser la liberté qu'on prend de changer, pour ainsi dire, de langage. Telle est celle par où débute La Fontaine, dans la fable du rat & et de la grenouille.

Tel, comme dit Merlin, cuide engeigner autrui Qui souvent s'engeigne soi même. J'ai regret que ce mot soit trop vieux aujourd'hui, Il m'a toujours semblé d'une énergie extrême. Desit.

Telles sont les paroles que Comines Commines met dans la bouche de Louis XI, pour excuser sa familiarité, & et que rapporte le président Hénault : Lorsque orgueil chemine devant, honte & et dommage suivent de bien près.(Desit: identifier et vérifier passage .) Dans le fabuliste, la force d'une expression surannée, & et dans l'historien, la richesse de la pensée, présentée sous un air simple & et naïf, surprennent agréablement le lecteur.

Il faut convenir, ajouta Timagène, que dans les ouvrages d'esprit, comme dans toutes les autres productions de l'art, la variété contribue beaucoup à prévenir le dégoût & et l'ennui. Mais je trouve cependant, que par elle-même, elle n'a pas un certain je ne sais quoi qui nous attache.Pour la notion du 'je ne sais quoi', voir notre note page 61. Ce parterre émaillé de mille fleurs différentes, charme les yeux : pourrait-on les tenir fixés un quart-d'heure seulement sur cet objet, tout agréable qu'il est ? Il en est de même, selon moi, de ces livres intitulés : Pensées Diverses, Recueils de Pièces Fugitives. Il y règne une prodigieuse diversité : cependant, on en abandonne la lecture, avec autant de facilité qu'on l' avait avait commencée. Je crois en appercevoir apercevoir la cause dans le défaut d'intérêt. Ces sortes d'ouvrages parlent toujours à l'esprit & et jamais au cœur. C'est un bouquet qui flatte un moment l'odorat, & et qui se fâne aussi-tôt aussitôt . Tout ce qui nous intéresse, au contraire, a des grâces constantes, & et qui ne fatiguent jamais. Je vous avoue mon faible ; c'est l'intérêt qui me plaît dans un ouvrage.Sur la notion d'intérêt, voir nos remarques à la page 105. C'est un charme divin, un art magique, qui s'empare de notre ame âme , & et la conduit à son gré. Plus puissant que la baguette des Fées fées , tantôt il arrache des larmes, tantôt il répand dans les cœurs la joie, la tristesse, ou l'horreur. En vain prétendroit prétendrait -on lui résister : plus on fait d'efforts pour combattre, plus on est asssuré d'être vaincu.

C'est cela précisément, interrompit Euphorbe, qui rend les spectacles dangereux, sur-tout surtout à la jeunesse. Un poëme poème dramatique, sans intérêt, est une espece espèce d'automate : on n'en soutient pas même la lecture. Ce sont donc ceux qui intéressent le plus, qu'on recherche avec le plus d'empressement. Jugez maintenant quel effet ces représentations doivent faire sur un cœur jeune encore & et qui n'est point en garde. Que l'illusion théâtrale ne produise point le plaisir que nous y éprouvons, comme le prétend M. l'abbé Dubos, & et qu'il ne soit dû qu'à l'émotion qu'excite en nous l'imitation d'un objet intéressant, c'est une question qu'il est inutile d'examiner ici.Euphorbe fait référence aux Reflexions critiques sur la poésie et sur la peinture de l'abbé Dubos, parues en 1719 (voir bibliographie). Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que pour nous attacher, il faut mettre en jeu des passions, qui tout artificielles qu'on les suppose, ressemblent si bien aux véritables, qu'on peut s'y tromper. L'intérêt seul peut faire jouer ces ressorts, & et s'il ne s' attachoit attachait qu'à réveiller des passions légitimes, telles que l'horreur pour le vice & et la compassion pour les innocents malheureux, son utilité égaleroit égalerait ses charmes. Au reste, pour nous former une idée juste de ce qu'on appelle intérêt, on peut dire, je crois, que c'est un penchant secret du cœur, qui nous rend sensibles aux événemens événements heureux ou malheureux que nous entendons raconter, ou dont nous sommes les témoins.L’intérêt et l’intéressant deviennent des catégories esthétiques centrales, au XVIIIe siècle. Voir, pour plus de renseignements, le dossier critique.

Je vous passe aisément la définition, repartit Timagène, pourvu que nous examinions comment on le fait naître.

Tout l'artifice, reprit Euphorbe, consiste à faire agir le sentiment. La variété dont nous nous entretenions tout-à-l'heure tout à l'heure , fait les délices de l'esprit ; & et le sentiment est l' ame âme de l'intérêt, qui l'augmente à son tour & et le fortifie. L'imagination est une faculté vive & et impétueuse ; bien-tôt bientôt elle cesse de s'occuper de ce qui lui plaisoit plaisait le plus ; son feu demande sans cesse un nouvel aliment. Le sentiment est constant & et durable ; & et plus l'émotion qu'il éprouve est forte & et bien ménagée, plus il se fixe à l'objet qui en est la cause. On lit avec plaisir, pendant un quart d'heure, un une ode pleine de chaleur, & et bien versifiée ; mais tout un peuple, pendant plus de deux heures, demeura attentif à la représentation d'Athalie ; il y verse des larmes ; il en sort à regret. L'un & et l'autre de ces ouvrages attache par l'attrait du plaisir ; mais le premier n'a que des charmes, & et le second met en mouvement les passions ; & et par-là par là même, il intéresse. Car tout ce qui produit en nous une vive émotion, a le droit de nous attacher.

Sur ce principe, ajouta Timagène, je ne vois rien de si contraire à l'intérêt, que cette affectation d'esprit trop familiere familière à beaucoup d'écrivains. L'éclat des pensées, la richesse du stile style , l'harmonie même & et la cadence des phrases occupent l'esprit presque tout entier, & et nuisent à l'impression qu' auroit aurait fait l'objet lui-même, sans tout cet appareil étranger. Vous vous rappeliez, peut-être, l'éloge funèbre du cardinal de Fleury qui fut fait, il y a quelques années, dans la capitale de ce Royaume royaume . Tout y étoit était au profit de l'orateur, & et rien, ou presque rien, pour le ministre. Les portraits, les pensées ingénieuses, les descriptions brillantes, les antithèses recherchées y étoient étaient prodiguées. Après la lecture de cet ouvrage, on s'écriait, quel stile style  ! quelle abondance ! que d'esprit ! Mais presque personne ne (Desit: commenter le dépassement de l'esthétique classique ici, à travers la valorisation de l'intérêt. Mais sussi rejet de l'imagination.) songeoit songeait à dire, quelle perte a fait la France ! Le sentiment, sans doute, étoit était étouffé sous les ornemens ornements de l'éloquence. Cherchons donc, s'il vous plaît, quels sont les moyens les plus propres pour exiter certe douce émotion du sentiment, dont les chaînes, pour être de roses, n'en sont pas moins invincibles.

On peut bien dire ici, avec l'abbé du Bos Dubos , repartit Euphorbe, que le goût décide mieux du mérite d'un ouvrage, que les raisonnemens raisonnements les plus exacts.(Desit : identifier passage précis de Dubos. .) La règle la plus sûre pour savoir si l'on a réussi, est d'examiner si le récit nous affecte nous-mêmes, & et fait impression sur les autres. Essayons néanmoins d'analyser, le moins mal qu'il sera possible, ces affections de notre ame âme , qui produisent l'intérêt. Le ressort le plus puissant & et le plus général de nos actions est cet amour de nous-mêmes qui veille à notre conservation particuliere particulière & et à notre bien-être. Nous démêlons encore dans notre cœur une inclination secrète qui nous attache à nos semblables, & et qui fait le lien de la société. L'assassin, qui dans les détours d'une forêt poignarde le voyageur pour lui ravir son argent, en travaillant à son propre bien, est obligé de vaincre la répugnance naturelle qu'il éprouve pour ce crime affreux. De ces divers sentimens sentiments , naît dans tous les hommes un double intérêt. L'un est général : nous le connaissons sous le nom d'humanité ; il nous rapproche de tous les êtres raisonnables, & et nous rend citoyens de l'univers. Le Huron le plus farouche, à la vue d'un étranger qu'on égorge, devient sensible, & et se porte machinalement à le secourir. L'autre est particulier, & et varie selon nos passions, nos caracteres caractères , nos habitudes & et les différentes situations où nous nous trouvons. Parmi tous les hommes, il nous donne plus d'inclination pour ceux d'un certain état, d'un certain pays, d'une certaine ville, d'une certaine condition : il nous affectionne à nos parens parents & et à nos amis, à notre argent même, à nos possessions & et à tout ce qui peut avoir rapport à ces objets.

Que de gens, interrompit Timagène, que l'intérêt particulier rend les fléaux de l'univers, dont ils devroient devraient être les citoyens !

C'est l'abus de l'amour-propre ; j'en conviens, continua Euphorbe : mais c'est dans cet abus même que l'auteur d'un récit peut trouver de quoi rendre intéressant son ouvrage.(Desit : comparer avec Dubos .)

Fort bien, reprit Timagène, je vous entends : nous mettrons sous les yeux du lecteur, un héros qui périt de douleur de voir l'objet de sa passion engager sa foi à un autre, & et nous nous efforcerons de le rendre sensible à ce malheureux sort : nous l'intéresserons pour un scélérat adroit, qui vient à bout, à force d'artifice, de détrôner son souverain, & et de se faire un grand nom : nous obtiendrons son estime, pour un jeune libertin qui emploie son esprit & et son habileté à tromper un père crédule, afin de satisfaire une passion aveugle, & et qui se trouve enfin réduit à la plus honteuse misère. Je suis votre serviteur. J'aimerais mieux ne lire jamais, que de m'intéresser pour de pareils événements.

Vous me faites injure, repartit Euphorbe, si vous croyez que ce soit là ma façon de penser. Quand je dis qu'un auteur doit profiter des scènes que donnent les passions & et les vices des hommes, afin de rendre son ouvrage intéressant, j'entends bien que cet intérêt sera tout en faveur de la vertu. Si la fidélité de l'histoire l'oblige à rendre justice aux talents & et à l'habileté d'un scélérat, l'adresse du récit doit inspirer de l'horreur pour l'abus qu'il en fait ; & et je condamne avec vous ces écrivains malheureux qui font goûter à leurs lecteurs le poison le plus funeste, en les prenant par leur faible ; je veux dire en flattant leurs penchants déréglés. Mais avec cela, il n'en est pas moins vrai que l'écrivain le plus jaloux d'être utile, trouve dans ces désordres même mêmes une source inépuisable d'intérêt. S'intéresse-t-on autant pour la vertu, lorsqu'elle est libre & et sans obstacle, que quand elle gémit sous les coups du crime heureux & et puissant ? Pour être utile aux hommes, il faut leur plaire ; & et pour leur plaire, il faut les intéresser.Bérardier de Bataut mêle ici, de manière caractéristique, des aspects de la théorie esthétique du XVIIe & et du XVIIIe siècle. Les théoriciens du XVIIe siècle avaient instauré une hiérarchie théorique nette entre l’instruction avant tout morale & et le plaisir esthétique, le dernier n’étant que le moyen pour produire la première ; idée que Bérardier reprend. Au XVIIIe siècle, l'abbé Batteux distingue les beaux-arts des autres arts par ce que leur finalité première est le plaisir & et non l'utilité ; position que Bérardier n'adopte pas. Bérardier ajoute cependant l'idée que le plaisir esthétique dépend à son tour de l'intérêt, catégorie qui implique également la prise en compte de la perspective de réception, position caractéristique des théoriciens du XVIIIe siècle. Pour plus de renseignements, voir Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie), en particulier le chapitre « Instruire ou plaire ? Finalité des beaux-arts », p. 28-43. Sur la notion d'intérêt, voir notre note page 105. Desit: créer section 'notions'

Pourvu qu'on s'y prenne de cette manière, répliqua Timagene, je suis d'accord avec vous. Ainsi, en mettant à part tout ce qui peut flatter la malignité où les affections déréglées du cœur humain, je crois que dans le genre d'écrire dont nous parlons, pour s'assurer du succès, il faut préférer l'intérêt particulier au général. Ce qui nous touche personnellement a sur notre âme un tout autre empire, que ce qui nous est commun avec le reste des hommes. Cet empire est si puissant, qu'il nous fait trouver du plaisir dans le spectacle des dangers les plus affreux, où les autres sont exposés, par l'assurance où nous sommes d'en être nous-mêmes exempts. Vous connaissez ces vers fameux d'un poète latin, Lucr. de Nat. Rer. Lib. 2° Lucrèce, De rerum natura, livre 2 . Pour une utile mise au point, tant de l'histoire du 'naufrage vue de loin' depuis Lucrèce que de ses réalisations narratives au XVIIIe siècle, voir Michel Delon, « Naufrages vus de loin », 1988 (voir bibliographie).

Suave mari magno, turbantibus æquora ventis, E terra alterius magnum spectare laborem.

« C'est un objet charmant, pour un homme placé sur le rivage, d'appercevoir un vaisseau battu de la tempête, & et d'être témoin du péril & et du désespoir de tout l'équipage. »

Tout le monde n'est pas du même avis que Lucrèce, interrompit Euphorbe. Le poète rejette ce sentiment sur la malignité du cœur humain, jointe à la persuasion où l'on est que le péril ne nous regarde point ; mais d'autres l'attribuent à l'émotion vive & et animée qu'excite en nous la vue d'un objet aussi pittoresque qui s'empare de toutes les facultés de notre âme, & et les tient en suspens.(Desit: retrouver les deux positions; Dubos? .) Je me rangerais volontiers du coté de ceux-ci : car enfin, personne ne s'avise de réfléchir dans cette circonstance, s'il est à couvert des maux auxquels les autres sont en proie. On y pense même si peu, que quand un intérêt vif & et particulier vient alors se joindre à ce trouble, où l'on trouve des charmes, on ne balance pas à s'exposer soi-même aveuglement à la mort la plus certaine. Une épouse, un père, se précipiteront au milieu des eaux ou des flammes, pour en arracher un époux où un fils, & et ne s'appercevront pas qu'ils vont périr eux-mêmes, sans pouvoir secourir ceux dont le danger les effraye.

Tout cela est fort bon, reprit Timagène : mais, pouvez-vous en dire autant de ce plaisir barbare que goûtaient les Romains, en voyant des gladiateurs s'égorger sous leurs yeux, & et l'arène baignée de leur sang ?

Sans doute, continua Euphorbe. Un Romain, dès l'âge le plus tendre, accoutumait sa vue à ces spectacles sanglants ; dans des combats presque continuels il fortifiait cette habitude, & et la peinture où la simple description de ces jeux cruels, qui suffirait pour vous émouvoir avec plaisir, n'aurait effleuré que la superficie de son âme, & et l'aurait trouvé insensible. Ne commençons-nous pas nous-mêmes à nous apprivoiser avec ces objets ? Nos tragiques du siècle dernier avoient avaient grand soin de ne point mettre sous les yeux du spectateur, des héros expirants. Nous devenons plus intrépides aujourd'hui ; nous imitons nos voisins, & et nous voulons voir par nous-mêmes l'effet du poison & et du fer.Voir, pour l'analyse d'un exemple de cette pratique théâtrale modifiée, Kate Tunstall, « Racine in 1760 and 1910 », 2005 (voir bibliographie). Le grand art, pour rendre un récit intéressant, est donc d'examiner avec soin, quelle impression ferait l'objet lui-même sur ceux qui doivent en lire ou en entendre le détail : ce qu'on ne peut découvrir qu'en étudiant leur caractère, leurs usages & et leurs mœurs. Les Grecs, plus délicats & et plus sensibles que les Romains, & et moins faits aux horreurs du carnage, ne se prêtèrent que fort tard aux divertissements de l'arène. En adoptant les usages de leurs vainqueurs, ils en prirent la férocité. Ainsi, ce qui amusera tout un peuple, en révolterait un autre. C'est à quoi le narrateur doit faire une sérieuse attention, en observant d'ailleurs, que la représentation d'un objet a bien moins de force pour émouvoir l'esprit & et le cœur, que n'aurait la présence de l'objet lui-même.(Desit: référence à Dubos, qui parle de ces problèmes : objet réel, objet représenté. .) Nous entendons avec un sentiment de compassion, mêlé de plaisir, la description de la mort de Mithridate ou de Pompée ; si nous eussions été dans le sénat aux Ides de Mars ; le corps de César percé de vingt-deux coups de poignard, & et couvert de sang, nous eût causé de l'horreur. En un mot, c'est le mouvement que l'on donne à nos passions qui nous captive & et nous intéresse, pourvu que cette agitation ne soit pas assez violente pour devenir désagréable. L'action du feu est douce & et gracieuse à une certaine distance ; si l'on s'en approche de trop près, elle divise, elle déchire & et produit la plus vive douleur.

De tout ce que vous venez de dire, poursuivit Timagène, il est aisé de conclure qu'il y a certaines personnes plus difficiles à ébranler que d'autres ; ce qui me persuade encore davantage, qu'il faut préférer l'intérêt particulier au général. Le Tartare le plus sauvage, s'il a des enfants, ne pourra refuser des larmes au sort de Brutus, forcé d'immoler ses deux fils à la liberté publique. Les Romains, tout insensibles qu'ils étoient étaient aux spectacles les plus barbares, ne voyaient qu'avec la plus vive émotion, un de leurs citoyens traîné dans les prisons pour dettes, parce que cet objet les intéressait tous en particulier.

Il est incontestable, reprit Euphorbe, que ce qui nous touche personnellement, agit avec bien plus de force que tout ce qui n'a que des rapports généraux & et communs avec nous. Mais reconnaissez aussi que dans cette circonstance, on perd, pour ainsi parler, en largeur, ce que l'on gagne en profondeur. On fait une impression plus forte & et plus durable : mais il y a moins de personnes qui en éprouvent les effets. La mort d'un visir étranglé à la Porte, met en mouvement ses parents, ses amis, peut-être une bonne partie de Constantinople ; au-delà, elle sert seulement d'entretien aux nouvellistes.« Nouvelliste. subst. masc. Qui est curieux de sçavoir & de debiter des nouvelles. », Dictionnaire de l'Académie française (1e éd., 1694).

Eh bien, répliqua Timagène, pour terminer le différend, unissons l'un & et l'autre intérêt, autant qu'il nous sera possible. Sans doute, alors vous serez content. Il est peu de poètes, selon moi, qui les ait aient (Desit: vérifier s'il n'y a pas une règle d'accord plus ancienne qui justifie "ait" .) mieux rapprochés tous les deux, que Virgile dans son Énéide. Un héros de la plus illustre naissance, vertueux, aussi intrépide qu'il est humain & et généreux, capable d'une faiblesse, mais incapable d'un crime, éprouve tous les malheurs & et tous les revers qui semblent devoir être réservés aux scélérats. Il en triomphe enfin par sa constance, & et fonde un grand empire. Il n'est point d'homme, quand on le supposerait né dans l'épais climat de la Bœotie Béotie La Béotie, région de Grèce centrale., qui ne prenne part aux dangers que court le fils d'Anchise, soit dans les longs voyages, soit dans les guerres qu'il est obligé de soutenir en Italie. Mais pour les Romains, l'intérêt étoit était encore bien plus vif. Dans Énée, Auguste retrouvait l'auteur de sa race, son propre caractère, & et jusqu'à ses défauts. Le peuple de Rome voyait avec plaisir dans l'aventure de Didon la naissance de Carthage, cette fière rivale qu'il avoit avait vaincue, & et la source de ses démêlés avec elle. Quel objet plus flatteur pour les Patriciens & et les grands, que d'appercevoir leurs noms & et leurs familles annoncés si longtemps auparavant tantôt par les oracles, tantôt dans les champs Élisées, tantôt sur le bouclier d'Énée, & et le ciel tout entier, occupé de leur grandeur ? Partout, l'empire du monde, promis par les destins à la ville que devait bâtir le prince Troyen, appuyait merveilleusement l'opinion favorite de ces Républicains. Assurément, Madame Dacier avouerait ici elle-même, que le chantre de Mantoue l'emporte sur son modèle.Il est question ici de Virgile, né à Andes près de Mantoue en Italie, & et d'Anne Dacier (1647-1720), qui publia une traduction en prose de l' Iliade puis de l'Odyssée, & et qui s'opposa à Houdar de La Motte dans ce qui devint une reprise de la « Querelle des anciens & et des modernes », au début du XVIIIe siècle. Pour une synthèse, voir Anne-Marie Lecoq, La Querelle des Anciens et des Modernes : XVIIe-XVIIIe siècles, 2001 (voir bibliographie).

Je suis fort de votre avis, poursuivit Euphorbe ; ces deux attraits réunis agissent puissamment sur l'âme, & et d'ailleurs, nous assurent les suffrages de tous les lecteurs tels qu'ils puissent être.Nihil est aptius ad delectationem lectoris, quam temporum varietates, fortunaeque vicissitudines. ... Habet enim praeteriti doloris secura recordatio delectationem. Cæteris vero nulla perfunctis propria molestia, casus alienos sine ullo dolore intuentibus etiam ipsa misericordia est iucunda. Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam miseratione delectat : qui tum denique sibi evelli iubet spiculum, postea quam ei percontanti dictum est, clypeum esse salvum ; ut etiam in vulneris dolore aequo animo cum laude moreretur. ... Viri saepe excellentis ancipites variique casus habent admirationem, exspectationem, laetitiam, molestiam, spem, timorem. Si vero exitu notabili concluduntur, expletur animus iucundissima lectionis voluptate.Cic. ep. l. 5. ep. ad Lucceium. Le passage se trouve dans les Epistularum ad familiares (voir bibliographie), livre cinq : Ad Q. Metellum et Ceteros, lettre XII : « Nihil est enim aptius ad delectationem lectoris quam temporum varietates fortunaeque vicissitudines: quae etsi nobis optabiles in experiendo non fuerunt, in legendo tamen erunt iucundae, habet enim praeteriti doloris secura recordatio delectationem; ceteris vero nulla perfunctis propria molestia, casus autem alienos sine ullo dolore intuentibus etiam ipsa misericordia est iucunda. Quem enim nostrum ille moriens apud Mantineam Epaminondas non cum quadam miseratione delectat? qui tum denique sibi evelli iubet spiculum, posteaquam ei percontanti dictum est clipeum esse salvum, ut etiam in vulneris dolore aequo animo cum laude moreretur. Cuius studium in legendo non erectum Themistocli fuga redituque retinetur? etenim ordo ipse annalium mediocriter nos retinet quasi enumeratione fastorum: at viri saepe excellentis ancipites variique casus habent admirationem exspectationem, laetitiam molestiam, spem timorem; si vero exitu notabili concluduntur, expletur animus iucundissima lectionis voluptate. » Rien n'est plus propre, dit Cicéron, à faire sur un lecteur une impression agréable, que la variété des événements & et les vicissitudes de la fortune. A-t-on été malheureux ? Le souvenir de ces maux dont on est délivré, a des charmes. Ceux mêmes qui n'ont jamais éprouvé de revers, lorsqu'ils sont les tranquilles témoins des malheurs d'autrui, trouvent du plaisir dans la compassion que ces infortunes font naître. Qui de nous, n'éprouve pas ce sentiment tout-à-la-fois triste & et gracieux, en voyant Epaminondas blessé à mort, à la journée de Mantinée, ne permettre qu'on arrachât le fer de sa blessure, qu'après avoir appris que son bouclier etait retrouvé, & et avec cette tranquillité au milieu des plus vives douleurs, mourir sans peine en emportant toute sa gloire dans le tombeau ? Les hasards, ajoute-t-il, que court un homme d'un mérite distingué, enfantent la surprise, la curiosité, la joie, l'inquiétude, l'espérance, la crainte : & et si la catastrophe a quelque chose de frappant, l'esprit goûte alors un plaisir parfait dans la lecture de ces événements. » L'orateur romain, comme vous voyez, s'accorde avec vous, & et renferme sous un seul coup d'œuil, ce double intérêt dont nous parlons : il veut que notre récit affecte non seulement ceux qui se sont trouvés dans des circonstances à-peu-près semblables à celles que nous décrivons, mais qu'il puisse faire impression sur les cœurs les plus indifférents.

Je vois parfaitement, reprit Timagène, ce qu'il exige de nous. Mais quel moyen, s'il vous plaît, d'agir également sur tant de caractères différents dans les différents hommes, & et même dans les différents peuples. L'Espagnol est fier jusque dans la misère ; il demande l'aumône, du ton dont il exigerait une dette. L'Anglais est profond, froid & et réservé jusque dans ses plaisirs ; il rit sérieusement. Le Français est délicat & et léger, même dans sa sensibilité : pour peu qu'on ne s'y prenne pas bien, en voulant lui arracher des larmes, on le porte à rire, où l'on excite ses dégoûts.

Je l'avoue, répondit Euphorbe, il n'est pas aisé d'intéresser tout le monde. Cependant, pour y réussir, autant qu'il est possible, je voudrais, dans les ouvrages de pure fiction, imaginer des événements analogues, d'abord aux sentimens sentiments que la nature a gravés dans le cœur de tous les hommes, & et d'ailleurs capables de faire une impression plus particulière encore, sur telle ou telle société pour laquelle je me proposerais d'écrire. Dans les récits où l'exactitude de la vérité ne laisserait plus de liberté à mon choix, je rapprocherais certaines circonstances frappantes ; j'entrerais dans certains détails intéressants ; je m'étendrais plus volontiers sur certains faits de l'espèce de ceux dont vous venez de parler. Ces faits sont ceux qui ont plus de rapport, non seulement avec les idées de tout ce qui pense, mais qui sont plus conformes aux goûts, à la situation, aux usages d'un grand peuple, & et propres à les affecter par les conséquences qu'ils peuvent avoir pour lui. La vie des hommes en présente toujours un grand nombre de ce genre. C'est à l'habileté de l'écrivain d'en faire son profit.

Voilà précisément, interrompit Timagène, ce que j'admirais, il n'y a qu'un moment, dans Virgile. J'avais douté longtemps s'il convenait à un auteur, surtout dans la carrière sérieuse de l'histoire, d'étudier les goûts de ses lecteurs ; mais je vois maintenant que, sans blesser la vérité, on peut flatter certains préjugés légitimes, ou innocents, pour rendre la vertu plus aimable, & et peindre le vice sous les couleurs odieuses qu'il mérite. Les insulaires, nos voisins & et nos rivaux, sont jaloux de la liberté plus qu'aucun autre peuple. C'est peut-être un fantôme ; mais enfin, ils en sont épris. Serait-il défendu de chercher à leur plaire, en peignant avec plus de force les hauts faits de ceux qui ont combattu pour elle ? Ne peut-on pas même les faire convenir adroitement des malheureux effets que produit cet enthousiasme, lorsqu'il est aveugle, & et qu'il n'a plus de règle ? Nous naissons avec l'amour pour nos souverains : ne doit-on pas savoir gré à un auteur, qui s'attache à rapprocher sous les yeux des Français, ces prodiges de dévouement dont leur histoire fait mention ? L'héroïsme des anciens habitans de Calais a produit sur la scène un une espece espèce d'enchantement ; il a rendu des milliers de spectateurs émules de leur gloire, & et leur a fait sentir qu'ils étoient étaient disposés à agir comme eux, si leur fidélité étoit était mise à la même épreuve. Passer légèrement sur des détails de cette espèce, ce serait dérober au lecteur la partie la plus agréable & et la plus utile de l'histoire. Ce fut là, je n'en doute pas, l'espèce de magie qu'employa Tyrtée, pour ramener au combat les Spartiates découragés, & et leur faire effacer, par une victoire éclatante, leurs premières défaites.Tyrtée (Τυρταῖος), poète spartiate du VIIe siècle av. JC. En effet on se passionne alors, on prend parti dans des objets dont on est séparé par les temps & et par les lieux, & et l'on conçoit une vive impatience ce d'apprendre le succès d'un événement qu'on regarde comme sa propre affaire.

Cette impatience dont vous parlez, reprit Euphorbe, & et qui naît de l'intérêt, peut quelquefois tenir sa place, & et le suppléer. Elle a même souvent une origine différente de la sienne : elle est produite par la curiosité naturelle à l'homme. Si l'écrivain sait bien ménager cette passion, elle attache ; elle produit presque tous les effets que vous venez de détailler avec complaisance ; on la prendrait pour l'intérêt lui-même.

C'est, sans doute, pour exciter cette curiosité, poursuivit Timagène, que la plupart des auteurs font des préfaces, des prologues, des avant-propos ; & et qu'ils annoncent leur sujet le plus magnifiquement qu'il est possible ; tel que cet écrivain du dernier siècle, qui débute dans une histoire romaine à-peu-près par cette phrase : Je vais suivre dans son vol cet aigle rapide, qui couvrit l'univers entier de ses ailes. Un mauvais plaisant auroit aurait pu dire, qu'il faisoit faisait bon alors : qu'on avoit n'avait rien à craindre de la pluie, ni du soleil.

Vous avez raison de dire un mauvais plaisant, répliqua Euphorbe ; car la plaisanterie ne serait pas des meilleures.

Au reste, la pensée gigantesque de l'auteur mérite bien une raillerie. Il est bon, sans doute, d'exposer le sujet qu'on traite : mais, selon le précepte d'Horace, Art. Poët. Art poétique, v. 136 il faut le faire avec modestie. C'est se ruiner d'avance, que de prendre de trop grands engagements. Le lecteur se met en garde contre ces magnifiques promesses ; ils devient plus difficile, ou peut-être il conçoit une si haute idée du sujet, qu'il est presque impossible à l'auteur d'y répondre dans la suite. En effet, avoir à remplir l'attente du public trop prévenu en faveur d'un ouvrage, & et succéder dans une place éminente à un homme du premier mérite, sont deux situations à peu près pareilles : l'une & et l'autre demande des efforts extraordinaires. Il est, je crois, un moyen plus adroit & et moins dangereux d'exciter la curiosité. Il consiste à imiter ces peintres, qui d'un beau morceau d'architecture ne laissent appercevoir qu'une partie de l'entablement & et quelques colonnes, & et jettent sur tout le reste un grand voile. Un objet qui ne se découvre qu'à moitié, irrite les désirs, & et met en jeu l'imagination, qui se figure dans(Desit : citer passage, et traduction . commenter voile/imagination : Lessing, peinture .) ce qu'elle ne voit pas, plus de beautés, peut-être, qu'il n'en renferme. Ainsi, je conseillerais à un écrivain, d'exposer son sujet de manière à en donner une idée générale, mais qui fasse désirer beaucoup plus que ce qu'on en dit : surtout d'être très attentif à ne point présenter trop tôt le succès des grands événements, le dénouement d'une intrigue importante, l'issue d'un projet intéressant. Si on les laisse entrevoir, ce doit être à travers un nuage épais, & et dans un point de vue si éloigné, que ce coup d'œil augmente l'impatience qu'avait déjà le lecteur de les examiner à loisir & et de plus près.Bérardier fait allusion au même principe dans le quatrième entretien, page 234).

N'est-ce point là, reprit Timagène, ce que les rhéteurs appellent sustentation, ou suspension ?

Précisément, répondit Euphorbe.Henri Morier définira la 'suspension' de la manière suivante : « Figure qui consiste à piquer la curiosité de l'auditeur ou du lecteur, à lui faire pressentir une chose dont on retarde ensuite l'énoncé, afin de mieux combler son attente ou de surprendre davantage ». Voir Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, 1961 (voir bibliography), p. 417. Desit: définition Fontanier

Ainsi, poursuivit Timagène, ce que l'orateur doit pratiquer dans quelques endroits de son discours, ou même dans quelques phrases en particulier, le narrateur est tenu de l'observer, dans tout le cours de son ouvrage ?

N'en doutez pas, reprit Euphorbe, s'il veut fixer l'attention toujours volage & et sujette à l'ennui. C'est là ce qui nous tient en suspens, en lisant un récit sorti de la plume d'un bon auteur. Puisque nous voici arrivés près du logis, entrons dans mon cabinet ; nous y verrons, dans différents auteurs, des exemples qui confirmeront cette règle.

Euphorbe étant entré, prit dans la bibliothèque un volume de Sénéque, & et poursuivit de la sorte. Voici une lettre que le fameux précepteur de Néron écrit à un de ses amis.Chaque jour, chaque heure nous démontre notre néant, & et nous donne quelque nouvel avertissement qui nous rappelle notre fragilité, en nous portant au-delà du temps, & et nous forçant de fixer les jeux sur la mort. Que signifie ce début, direz-vous ? Vous connaissiez Sénécion Cornélius, ce généreux chevalier romain, cet ami toujours prêt à rendre service : il se devait à lui-même tout ce qu'il était ; & et la carrière qui lui restait encore à fournir, étoit était aisée ; car les premiers pas vers les honneurs sont toujours les plus difficiles. Il semble aussi que, [p.126] pour enrichir un homme, la Fortune est obligée de faire de plus grands efforts aux premiers moments où il sort de l'indigence. Sénécion pouvoit pouvait espérer un jour de grandes richesses. Il en avoit avait pour garants, deux moyens infaillibles ; une adresse merveilleuse, pour acquérir du bien, & et un talent rare pour le conserver. L'un des deux eut suffi, pour en faire un homme opulent. Eh bien ! ce citoyen de la plus grande sobriété, aussi attentif au soin de sa santé, qu'à celui de ses biens, après m'avoir rendu visite le matin, à son ordinaire, après avoir passe tout le jour auprès du lit d'un ami grièvement malade & et sans espérance, après avoir soupé d'un air gai, a été attaqué d'une esquinancie subite & et cruelle, qui lui a laisse à peine [p.127] assez de respiration pour aller jusqu'au jour. Il s'était acquitté des devoirs d'un homme plein de santé ; dans l'espace de quelques heures, il a été étouffé. Ep. 101. Omnis dies, omnis hora, quam nihil fimus ostendit, & et aliquo argumento recenti admonet fragilitatis oblitos, cum æterna méditantes respicere cogit ad mortem. Quid sibi istud principium velit quæris ? Senecionem Cornelium equitem Romanum splendidum & et officiosum noveras: ex tenui principio se ipse promoverat, & et jam illi declivis clivis erat curjus ad cætera. Facilius enim crescit dignitas, quam incipit. Pecunia quoque circa paupertatem plurimam moram habet, dum exilla ereptat. Hic etia Senecio divitiis imminebat, ad quas illum duæ res ducebant efficacissimæ, & et quæerendi & et custodiendi scientia. Quarum vel altera locupletem facere potuisset. Hic homo summæ frugalitatis, non minus patrimonii quam corporis diligens, cum me ex consuetudine mane vidisset, cum per totum diem amico graviter affecto, & et fine spe jacenti, usque in noctem assedisset, cum hilaris cænasset, genere valetudinis præcipiti abreptus, angina, vix compressum arctatis faucibus spiritum traxit in lucem. Intra paucissimas ergo horas, postquam omnibus erat sani ac valentis officiis functus, decessit. Dites-moi, je vous prie, que pensez-vous de ce morceau ?

Ce que j'en pense, répondit Timagène ? D'abord, je vous avoue que si vous ne m'eussiez pas nommé l'auteur, j'aurais eu peine à le reconnaître. Je n'aurais pas imaginé que la première phrase fut sortie de la plume d'un payen païen .

Votre réflexion, repartit Euphorbe, me donne occasion d'en faire une autre. Lucrèce & et Sénèque ont paru à soixante ans l'un de l'autre ; tous deux sont philosophes ; tous deux ont quelque obscurité dans leur style. On ne peut refuser au dernier beaucoup d'esprit, peut-être trop, un raisonnement plus suivi, & et une grande abondance. Lucrèce est traduit, est lu avec avidité, avec enthousiasme ; & et Sénèque trouve à peine quelques lecteurs.Rappelons que Bérardier de Bataut est le traducteur en vers français de L’Anti-Lucrèce de Melchior de Polignac. C'est que l'un est le chantre de la volupté, & et l'autre, l'orateur (Desit: vérifier latin, passage, et manière de séparer texte et note.) de la raison & et de la vertu. Mais revenons à notre objet. De quelle manière vous sentiez-vous affecté, pendant la lecture de cette lettre ?

De façon, répondit Timagène, que j'ai été sur le point de vous interrompre, pour vous demander où aboutirait enfin tout ce détail.

Vous voyez donc, continua Euphorbe, que cette impatience est un une espece espèce d' éguillon aiguillon qui pique la curiosité, & et fait prendre un intérêt plus vif à l'événement, qui vient enfin la satisfaire, pourvu cependant qu'il mérite par lui-même cet appareil ; car s'il n'avait rien que de bas & et de commun, nous serions indignés qu'on nous eût fait acheter si cher une bagatelle.

Pourquoi donc admirons-nous, reprit Timagène, la fameuse épigramme de Scarron, connue de tout le monde, qui commence par une apostrophe pompeuse à tous les monuments de l'antiquité, pour nous apprendre à la fin, que le pourpoint de l'auteur est percé par le coude ? Fût-il jamais rien de si trivial ?

Dans ces sortes d'occasions, répliqua Euphorbe, l'ironie est sensible. Qn s'aperçoit aisément que le poète n'a prétendu que nous amuser & et nous faire rire. Alors plus la chute est éloignée de ce qu'on avoit avait imaginé, plus la surprise est agréable. C'est une de ces allées de jardin qui semble s'allonger à perte de vue : on s'avance, & et l'on rencontre à quarante pas un fossé qu'on n'avait pas découvert, & et à qui l'expression de l'étonnement ordinaire en pareil cas, a fait donner sa dénomination. L'abbé de Saint-Réal nous fournit un exemple de cette dernière espece espèce de suspension, en rapportant un jugement singulier de l'empereur Charles-Quint. Écoutez comme il raconte ce fait.S. Réal. Disc. 6. Saint-Réal, Conjuration des Espagnols 1674 (voir bibliographie), discours 6. Desit: pages. Pour comprendre toute l'étendue du sens de cette action de Charles-Quint, il faut se représenter la magnificence & et la majesté sans égale de la cour de cet empereur à Bruxelles, c'est-à-dire, dans le lieu de tous ses états, où elle étoit était plus belle, plus libre & et plus nombreuse ; qui étoit était comme le centre de sa puissance, & et où les Allemands, les Italiens & et les Espagnols se trouvaient tous en égale considération & et sans aucune prééminence. Dans cette cour, si qualifiée, & et si remplie de (Desit : identifier passage .) courtisans d'un rang dont il ne s'en trouve plus, depuis le temps qu'à Rome on comptait des rois parmi ce nombre, il faut encore s'imaginer deux femmes de la première qualité, qui sont en différend pour le pas dans une église, & et dont l'empereur, apparemment pour empêcher les querelles que cette contestation pouvoit pouvait faire naître, voulut être l'arbitre. Qui pourrait se figurer les brigues, les cabales, les sollicitations, les recommandations, les titres, les mémoires, les préjugés, & et enfin tous les moyens qu'on a coutume d'employer de part & et d'autre dans ces occasions, & et en même-temps la patience & et la sage tolérance de l'empereur, de laisser évaporer toutes ces fumées à loisir, sans en être aveuglé, bien éloigné de s'en entêter lui-même, comme la plupart des princes font de ces sortes de choses ? Qu'on se figure donc le jour qu'il devait juger cette importante affaire, arrivé ; l'attente générale de tout le monde, les désirs & et les espèces opposés des divers partis, les gageures des fols & et les prédictions des prétendus sages , le lieu & et la solemnité de l'assemblée, les cérémonies qui l'accompagnèrent, la présence & et l'inquiétude des parties, & et la gravité de l'empereur : il n'est assurément personne, à présent non plus qu'alors, qui s'attendît que ce prince pour tout règlement dût ordonner comme il fit, que la plus folle des deux passât devant. Ce fut tout le contenu de son arrêt ». Il est difficile, assurément, de mieux préparer l'esprit à une catastrophe aussi plaisante.

Il me semble, dit alors Timagène, qu'entre nos historiens, un de ceux qui a le mieux réussi à mettre en mouvement cette curiosité, dont nous parlons, est l'auteur des Révolutions d'Angleterre. Il laisse attendre l'issue des évenements, sans l'annoncer trop tôt. Permettez qu'entr'autres, je vous fasse la lecture d'un endroit, qui m'a toujours attaché singulièrement. C'est la conjuration du comte de Derby, depuis duc de Lancastre, contre Richard II. Le comte, alors exilé, s'était retiré en France. Voici comment s'exprime l'historien: Révol. d'Angl. l. V Révolution d'Angleterre, livre V .Le comte étoit était veuf, quoiqu'il n'eût encore que trente ans. Il étoit était aimé à la cour de France pour ses manières douces & et polies ; de sorte que le duc de Berry, oncle du Roi Charles, & et puissant dans l'état, pensait à lui faire épouser la princesse Marie, sa fille, jeune veuve de deux maris. L'affaire allait être conclue, lorsque Richard en fut averti. Comme toute la politique de ce prince allait à empêcher que le comte ne retournât en Angleterre, où sa présence rendait encore redoutable les restes de la faction de Glocestre, qui ne pouvoient pouvaient nuire sans lui, il appréhenda que cette alliance ne l'engageât à le rappeller, & et résolut d'y mettre obstacle. Pour cela, il envoya en France le comte de Salisbery, avec ordre de représenter au Roi le préjudice que ce mariage apporerait à ses affaires & et au repos de son état..... Le comte de Salisbery s'acquitta si bien de sa commission, que Charles, qui aimait tendrement la jeune Reine d'Angleterre, sa fille, & et avec qui le Roi, son gendre, en avoit avait toujours bien usé, se résolut de rompre ce mariage. Il le signifia au duc de Berry, & et en avertit le duc de Bourgogne, qui, ayant pris la commission de repondre au comte de Derby, quand il viendrait demander la princesse, lui dit, que le Roi & et les princes de son sang ne pouvoient pouvaient se résoudre à donner leur parente en mariage à un traître, ajoutant, pour se disculper de la dureté de cette parole, qu'elle étoit était venue d'Angleterre. Ce fut aussi contre le Roi d'Angleterre que le comte de Derby tourna tout le chagrin qu'il en conçut. Il attendait l'occasion de s'en venger, lorsqu'un contre-temps de Richard lui ouvrit un chemin facile à quelque chose de plus que la vengeance.

Ne voilà-t-il pas, interrompit Euphorbe, ce tableau dont nous parlions il n'y a qu'un instant, où l'objet ne se montre qu'à demi, pour se faire désirer davantage ?

Après ce peu de mots, Timagène poursuivit sa lecture.

Les Irlandais s'étaient révoltés, & et avoient avaient tué le comte de la Marck, héritier présomptif de la couronne. Richard en fut si offensé, qu'il résolut de marcher en personne contre les rebelles d'Irlande, ne faisant pas réflexion que les factieux d'Angleterre, que sa personne tenait en bride, ne manqueraient pas de profiter de son éloignement, pour fortifier leur cabale, & et pour prendre des mesures contre lui, qu'il pouvoit pouvait aisément prévenir ; mais qu'il lui serait difficile de rompre. C'est ainsi qu'il en arriva..... Richard passa en Irlande ; dompta les Irlandais, et, sans les tristes nouvelles qu'il reçut d'Angleterre, il auroit aurait imposé le joug aux plus sauvages de ces insulaires. Ce fut pendant qu'il les poursuivait que la faction de Glocestre, trompant aisément les vues médiocres du duc d'York, travailla à faire passer le sceptre Anglais en d'autres mains....... L'archevêque de Cantorbery fut chargé de la part de tous les factieux, d'aller proposer, de leur part, au compte de Derby de monter sur le trône, & et la commission ne lui déplût pas. Il partit, lui septième, sous prétexte d'un pélerinage à S. Maur-des-Fossés, et, s'étant déguisé en moine, il arriva à Paris sans être connu. Ses lettres de créance le firent connaître au comte, qui demeurait alors à Bicêtre, maison de campagne de campagne campagne du duc de Berry, où il eut toute la liberté & et tout le loisir de l'entretenir. Soit conscience, soit timidité, le comte fut d'abord effrayé de la proposition du prélat : il n'avait pas l'âme naturellement mauvaise, et, pour commettre un aussi grand crime que celui qu'on lui proposait, il avoit avait besoin d'être poussé par quelque chose de plus fort que son ambition. De plus, quoiqu'il fût brave, les périls qui accompagnent ces sortes d'entreprises, ne laissèrent pas de lui faire craindre l'issue de celle dont il s'agissait ; et, comme il étoit était sensible à la gloire, il eut peine à s'embarquer dans une affaire, dont il n'y a que le succès, toujours hazardeux & et incertain, qui puisse épargner quelque chose de l'éternelle infamie qui la suit. On peut penser que l'archevêque n'oublia pas son éloquence, pour réussir dans une négociation, où il cherchait à venger la mort d'un frère, & et à finir son exil. Il représenta vivement au comte, le mauvais gouvernent de Richard, la haine qu'on avoit avait pour lui, l'oppression des grands & et du peuple, l'injure faite aux princes du sang, par la mort du duc de Glocestre, par son propre exil, par l'injuste confiscation de la duché de Lancastre, l'opiniâtreté qu'on avoit avait à lui fermer l'entrée de l'Angleterre, qui lui tendait les bras pour le recevoir, & et qui lui ouvrait un chemin sûr & et facile pour monter au trône : que l'affaire étoit était concertée d'une manière à ne pouvoir manquer : que le monarque étoit était absent : que le Régent ne se doutait de rien : qu'il parût seulement, & et que bientôt il verrait fondre autour de lui tout ce qu'il y avoit avait de capitaines & et de soldats dans le royaume, qui lui composeraient une armée, devant laquelle celle de Richard, à demi ruinée dans un pays où elle avoit avait beaucoup souffert, n'aurait pas l'audace de se montrer. Quelque impression que ces raisons fissent sur le comte de Derby, quelque piqué qu'il fut, quelque charme qu'eut pour lui la couronne, il fit voir qu'au moins jusque-là, il n'avait jamais pensé a s'en emparer, puisque tout ce que lui put dire l'archevêque, ne fit autre chose que l'ébranler, & et qu'il voulut, pour le déterminer, communiquer l'affaire à un espece espèce de conseil qu'il s'était fait d'un petit nombre de domestiques & et d'amis qui avoient avaient suivi sa fortune. Ce conseil ne balança pas, et, tout d'une voix, on fut d'avis qu'il profitât d'une occasion qu'il ne recouvrerait jamais, si elle lui échappait une fois, de relever sa Maison opprimée et de monter sur le trône, où les vœux des peuples qui l'y appelaient, ne faisoient faisaient qu'anticiper des quelque temps les prétentions qu'il y avait. Le comte n'avait pas assez de vertu, pour résister à tant de mauvais conseils & et à de si douces espérances. Il se détermina enfin, & et ayant pris de justes mesures pour l'exécution de son dessein, dont une des plus sages, fut de le cacher à la cour de France, sous prétexte d'aller rendre une visite au duc de Bretagne, son ami, de l'assistance duquel il avoit avait besoin, il prit congé du Roi, & et alla trouver le duc. Il en fut si favorablement reçu, qu'il crut pouvoir avec sûreté lui faire confidence d'une partie de son secret, & et lui demander du secours pour rentrer dans ses biens paternels, ne s'étant ouvert de rien de plus. En effet, le duc lui donna des vaisseaux & et des hommes même, sous la conduite de Pierre de Craon ; mais en petit nombre, l'un & et l'autre jugeant bien que le succès de l'entreprise ne dépendait pas du plus ou du moins d'hommes qu'on pourrait mener de dehors, mais de ce qu'on en trouverait au-dedans. Ce fut le commencement de juin, que le comte de Derby, qui prit alors le nom de duc de Lancastre, partit de Vannes avec trois navires, & et qu'après deux jours de trajet, ayant un peu rodé les côtes, pour découvrir si on ne se préparait point à s'opposer à son débarquement, il prit paisiblement terre à Plymouth. L'archevêque, son guide fidèle, ne perdit point de temps, & et dépêcha à Londres avértir les chefs du parti, que le duc les allait trouver. Les mesures étoient étaient si bien prises, & et la faction en étoit était si sûre, qu'à peine se donnât-on la contrainte de garder quelques heures le secret, jusqu'à ce qu'on eût fait une assemblée chez le maire, à qui l'archevêque avoit avait adresse son paquet. Il s'y trouva tant de monde, & et les esprits parurenr dans un si grand mouvement, qu'en un moment toute la ville fut remplie de cette nouvelle. La joie qu'elle causa fut extrême. On cria partout, Vive Lancastre. Le maire monta à cheval à la tête de cinq cents chevaux, pour aller au-devant du duc, & et cette troupe fut suivie de tant d'autres, qui, de moment en moment, sortaient de la ville, pour aller sur le même chemin, que le prince se trouva insensiblement à la tête d'une petite armée, avant que d'arriver à Londres. Quand il fut plus près de la ville, tout le peuple sortit en foule, dans l'impatience de le voir ; & et d'aussi loin qu'on le vit, on recommença les acclamations & et les cris de joie, qu'il fit redoubler par sa bonne mine, par l'air affable dont il les saluait en passant, & et par les espérances qu'il leur donnait d'un gouvernement plus à leur gré. Comme toutes choses étoient étaient concetées, on ne perdit point de temps en délibérations ; & et le duc voulant profiter du mouvement où étoient étaient les esprits, se prépara à se mettre en marche, pour s'assurer du reste du royaume, & et combattre Richard, s'il osait paraître.... Ce prince avoit avait reçu ces nouvelles en Irlande, & et étoit était repassé dans la principauté de Galles. Les historiens contemporains ne disent point de quel côté : les nouveaux le devinent ; les uns & et les autres parlant si diversement des mesures que l'infortuné monarque avoit avait prises pour résister à l'usurpateur, qu'on n'en peut rien dire de sûr. Ce qui est de vrai, c'est qu'elles lui manquèrent toutes par la désertion de ses sujets, même de la plupart de ceux qui, jusque-là, avoient avaient paru lui être attachés. Le duc d'Yorck même, selon son génie, & et ne croyant pas être obligé de pousser sa fidélité, jusqu'à troubler plus longtemps son repos, qu'il aimaait par-dessus toutes choses, s'acccommoda avec le vainqueur. Quelques-uns disent que Richard, voyant cette désertion générale, congédia la meilleure partie de sa Maison, leur faisant dire par Thomas Percy, duc de Vorchestre, son sénéchal, qu'ils se réservassent à une meilleure fortune. D'autres écrivent que ce seigneur, qui étoit était frère du comte de Northumberland, étant entré dans les sentimens de sa famille, rompit publiquement le bâton, qui étoit était la marquç de sa charge, & et alla trouver l'usurpateur, auprès duquel le comte, son frère, s'était rendu tout des premiers. Quoi qu'il en soit, le malheureux roi se voyant ainsi abandonné, s'abandonna aussi lui-même. Sa disgrâce l'abattit tellement, que, ni ce noble désespoir qui est la dernière ressource des grands courages, ni cette espérance héroïque qui tente tout avant que de rien désespérer, ne trouva place dans son cœur. Il ne sut ni périr en roi, ni se (Desit : majuscules Roi, Maison .) conserver en homme sage, pour remonter sur le trône dans un meilleur temps. Il pouvoit pouvait repasser en Irlande, de là se retirer en France, où le Roi Charles, son beau-père, qui l'aimait véritablement, & et qui étoit était même intérressé, à cause de sa fille, à le maintenir, lui eût ouvert un asyle asile honnête, en attendant qu'il le pût rétablir, ou par une négociation, ou par les armes. Au lieu de prendre ce parti, il prit celui de s'aller renfermer avec un assez petit nombre de soldats, dans le château de Flint, proche Chester, où on lui dit qu'il pourrait tenir jusqu'à ce que le duc d'Excester, son frère, & et quelques autres de ses amis dipersés lui amenassent du secours. Pendant ce temps-là le duc approchait. Il avoit avait déjà pris Bristol, où il avoit avait fait trancher la tête au grand trésorier de Richard, & et à quelques autres de ses ministres qui s'y étoient étaient réfugiés. Ensuite de quoi, ayant appris que le prince fugitif étoit était à Flint, il marcha de ce côté-là avec toute son armée. Il n'en étoit était plus qu'à deux lieues, lorsque faisant réflexion que l'esprit des Anglais étant envenimé au point qu'il l'était contre le Roi, il serait difficile de le garantir de leur fureur à leur arrivée, s'il n'avait pris quelques devants ; & et ce prince ne voulant pas souiller sa réputation d'un crime aussi affreux que celui-là, il fit faire halte à son armée, déclara que son dessein étoit était de la précéder de quelques moments, pour engager le Roi à sortir volontairement de sa forteresse, & et à n'attendre pas qu'on l'y forçât. Il ajouta qu'il ne pouvoit pouvait se dispenser de garder ces mesures de modération en cette rencontre, & et qu'il y étoit était résolu. Ce ménagement ne fut pas désapprouvé de ceux à qui le duc le proposa ; mais il leur donna de la défiance, & et ils ne purent s'empêcher de lui dire, avec plus de liberté que ne sembloit semblait permettre leur aveugle dévouement, qu'il y auroit aurait du danger pour lui à rien relâcher en faveur du Roi, des desseins que l'on avoit avait pris pour son emprisonnement, & et pour sa déposition ; qu'il fallait le mener à Londres, & et le renfermer dans la tour : que l'armée l'entendait ainsi, & et qu'elle ne souffrirait jamais qu'on lui donnât le change là-dessus. Ces remontrances étoient étaient si conformes aux intentions du duc de Lancastre, qu'il n'eût pas de peine à promettre d'y avoir une entière déférence. Ainsi, ayant rassuré les esprits, & et ordonné que l'armée continuât sa marche ordinaire, il prit deux cent chevaux avec lui, & et se rendit aux portes de Flint. Il les trouva fermées ; mais son nom, qui portait la terreur partout, les lui eut bientôt fait ouvrir, avec une condition néanmoins qu'il accepta imprudemment, & et qui lui devait être funeste, si le Roi eût été aussi capable d'une résolution hardie, qu'il l'avait été d'une précaution sage : car il fut arrêté entr'eux, que le duc entrerait lui douzième. Que n'avait-il point à craindre d'un homme, qui étant sur le point de tout perdre, ne voyait de salut qu'à ne rien ménager ? Le même principe qui l'avait rendu téméraire, le rendit fier. Etant entré où étoit était le Roi, qui sortait de la chapelle, après avoir ouï la Messe, sans autre préparation de discours, il lui demanda s'il étoit était à jeun, lui conseilla de manger, parce qu'il fallait incessamment partir pour Londres où on l'allait mener. Le Roi fut saisi à cette parole, & et sa frayeur redoubla beaucoup, quand, après quelque temps d'entretien, il vit paraître l'armée du duc, qui couvrait toute la campagne. Le Roi demanda ce que c'était ; à quoi le duc ayant répondu, que c'était des troupes la plupart composées des habitants de Londres, qui le cherchaient pour l'emmener & et le renfermer dans la tour. Ignorez-vous, répliqua le Roi, la haine qu'ils ont contre moi ? Si je me mets entre leurs mains, qui me garantira de leur fureur ? hé quoi ne savez-vous point de moyen de me tirer de ce danger ? Le duc, qui n'était pas fâché d'avoir le Roi en la disposition par plus d'un titre, répartit, qu'il ne savait qu'une voie de le mettre à couvert des insultes de ce peuple si irrité, qui étoit était qu'il se rendît à lui, & et qu'il se fît son prisonnier ; que par-là acquérant sur sa personne un droit que les lois de la guerre avoient avaient toujours rendu inviolable, il serait maître d'empêcher qu'on n'entreprît rien sur sa vie. L'amour de la vie étoit était devenue la seule passion du faible monarque ; et, ce qui est un exemple mémorable de la bizarrerie de l'esprit humain, ce prince, qui plus d'une fois l'avait exposée lorsqu'elle étoit était heureuse, sacrifia tout pour la conserver lorsqu'elle devint misérable. Ainsi, fermant les yeux à sa gloire, & et oubliant qu'étant né Roi, il ne pouvait, sans avouer qu'il étoit était indigne de l'être, renoncer à sa liberté, il prit les fers qu'on lui proposait, & et trouva en effet sous la protection du duc, la triste & et honteuse sûreté qu'il avoit avait si chèrement achetée ?

Je ne sais si vous pensez comme moi, continua Timagène ; mais il me semble que, pendant tout ce récit, le lecteur est dans une douce émotion, qui lui fait désirer ardemment l'issue de cette intrigue. La vengeance que médite le comte de Derby n'est point expliquée trop clairement : ses délibérations & et son incertitude aux propositions de l'archevêque de Cantorbery éloignent l'idée d'une usurpation : lorsqu'il s'est enfin décidé & et qu'il s'avance vers Londres, on s'attend que son débarquement ne sera point tranquille ; que Richard, de retour d'Irlande, lui opposera une armée victorieuse : la résolution que prend l'usurpateur de devancer son armée, & et la défiance que cette démarche inspire à ses officiers tient encore en suspens ; enfin l'imprudence même avec laquelle il entre, lui douzième, dans le château de Flint, fait naître un nouveau (Desit: référence du passage.) rayon d'espérance en faveur du malheureux monarque. Au reste, j'aurais volontiers dispensé l'auteur de la réflexion qu'il insère dans cet endroit, que l'imprudence du duc lui devait être funeste, Si le Roi eût été aussi capable d'une résolution hardie, qu'il avoit avait été d'une précaution sage. Elle m'instruit trop tôt, que Richard ne profita point de l'occasion qui se présentait de se défaire d'un rebelle.

Ce morceau est fort intéressant, reprit Euphorbe, & et peut-être ne laisserait-il rien à désirer, si on en retranchait quelques réflexions trop fréquentes, & et quelques négligences de style. Mais cet intérêt que vous y trouvez avec raison, & et qui naît de la curiosité, devient infiniment plus vif, lorsqu'on peut faire au lecteur la confidence d'un secret important, ignoré des autres principaux personnages. Vous vous rappellez l'effet surprenant de cette belle scène de Corneille,Dans Cinna ou la Clémence d’Auguste, tragédie de Pierre Corneille créée au Théâtre du Marais en 1639 et publiée en 1643. Dans cette pièce, par ailleurs, il y a un personnage secondaire nommé Euphorbe. Voir pour la scène évoquée ici, acte 2, scène 1 : Que chacun se retire, & et qu'aucun n'entre ici. Vous, Cinna, demeurez, & et vous, Maxime, aussi. [Tous se retirent, à la réserve de Cinna & et de Maxime.] Cet empire absolu sur la terre & et sur l'onde, Ce pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde, Cette grandeur sans borne & et cet illustre rang, Qui m'a jadis coûté tant de peine & et de sang, Enfin tout ce qu'adore en ma haute fortune D'un courtisan flatteur la présence importune, N'est que de ces beautés dont l'éclat éblouit, Et qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit. où Auguste délibère avec Cinna & et Maxime, pour savoir s'il abandonnera ou s'il retiendra la souveraine authorité autorité . Quelle en est la principale cause ? L'ignorance où est l'empereur du complot de ces deux conseillers, & et la connaissance qu'en a le spectateur. On voit avec une inquiétude mêlée de charmes un prince consulter sur un pouvoir usurpé, ceux qui en sont les ennemis déclarés ; & et la surprise redouble lorsqu'on les voit se partager sur ce point, & et l'un des deux lui conseiller de s'en dépouiller, tandis que l'autre veut qu'il le conserve. Le simple récit peut quelquefois produire la même impression. Je n'en veux d'autre témoin que nos livres saints, dans l'histoire de Joseph. Ce patriarche, dans son enfance, avoit avait été vendu à des marchands Ismaélites par des frères acharnés à le perdre. Cette épreuve l'avait conduit au comble des honneurs. Il étoit était devenu le premier ministre d'Egypte, & et pendant un temps de stérilité, sa sage prévoyance fournissait des blés, non seulement à tout ce vaste empire, mais encore aux états voisins. La disette amène à ses pieds ces mêmes frères qui autrefois ont voulu le faire périr. Il les reconnaît, sans en être reconnu lui-même. Quelle situation plus délicate ! Suivra-t-il le désir d'une vengeance qui paroît paraît aussi juste qu'elle est facile ? C'est ce que le lecteur brûle de savoir, & et ce qu'il n'apprendra que par la suite des événements ; & et ces événements le tiendront encore longtemps (Desit : référence exacte de l'histoire de Joseph .) en suspens. Pendant tout ce temps il jouira, d'un côté, de l'embarras des fils de Jacob, qui ne peuvent rien comprendre à la conduite du premier ministre ; & et de l'autre, du plaisir de Joseph, & et de ces retours de tendresse qui le mettent souvent en danger de trahir son secret. Les frères de Joseph sont donc traités d'abord fort durement : on retient prisonnier l'un d'entr'eux : pour lui rendre la liberté, on exige d'eux qu'ils amènent leur jeune frère, qu'ils ont laissé auprès de Jacob : mais ils retrouvent dans leurs sacs l'argent qu'ils avoient avaient apporté pour acheter des blés. L'année suivante ils reviennent, accompagnés de Benjamin leur jeune frère ; le viceroi les reçoit avec bonté & et les fait manger avec lui. Ces procédés honnêtes sont bientôt suivie d'une superchérie cruelle. On glisse furtivement dans le sac de Benjamin la coupe de Joseph, & et on les fait tous arrêter au sortir de la ville, comme des voleurs. On les ramène aux pieds du ministre, qui veut retenir Benjamin prisonnier & et renvoyer les autres. Juda, qui avoit avait répondu de ce jeune frère à son père Jacob, entreprend sa défense avec la plus grande vivacité. On sent bien que le dénouement approche. Voyons, si vous voulez, comment il est traité par un auteur dont le style romanesque est indécent dans une histoire sainte, mais chez qui cependant l'on rencontre souvent des morceaux dignes de la noblesse de son sujet, tels que celui-ci. Hist. du Peuple de Dieu Histoire du Peuple de Dieu , l. livre 4. (Desit: référence exacte .) L'appel à la note manque dans le texte original. Joseph ne refusa pas à son frère de l'écouter. Seigneur, reprit Juda, dans le premier voyage que nous fîmes en Égypte, vous ordonnâtes à vos serviteurs de se présenter devant vous. Vous nous demandâtes si notre père vivait encore, & et si nous n'avions point de frère. Incapables de déguisement, nous répondîmes à Monseigneur que le ciel nous avoit avait conservé notre pere, & et qu'il étoit était d'un âge très avancé. Que nous avions laisse auprès de lui le plus jeune de nos frères, que le bon vieillard chérit aussi tendrement que s'il étoit était encore un enfant, parce qu'il lui est né dans sa vieillesse, & et que c'est le seul qui lui reste de deux garçons qu'il a eus de celle de ses épouses qu'il avoit avait le plus aimée. L'aîné des deux, frère utérin de celui-ci, ne vit plus ; du moins son père le pleure comme mort, & et Benjamin est aujourd'hui toute sa consolation. Vous nous avez témoigné que vous seriez bien aise de voir cet enfant, & et vous nous avez ordonné de vous l'amener. Nous représentâmes respectueusement alors à Monseigneur, que notre père ne pourrait se résoudre à se voir éloigné de son fils, & et que si on l'en séparait, il lui en coûterait la vie. Nous ne savons point quel attrait pouvoit pouvait avoir pour vous ce jeune inconnu ; mais nous ne pûmes vous faire changer de résolution. Vous dîtes sévèrement à vos serviteurs, que si nous manquions à conduire notre jeune frère en Égypte, nous n'eussions jamais la hardiesse de nous présenter devant vous. Nous partîmes avec ces ordres ; & et étant auprès de notre père, nous lui rendîmes compte de tout ce que Monseigneur nous avoit avait ordonné. Nous avions prévu combien il nous serait difficile de vous obéir au sujet de Benjamin. Mais nos provisions étant épuisées, notre père nous dît de retourner en Égypte, pour en faire de nouvelles. Nous ne pouvons descendre en ce royaume, lui dîmes-nous, si vous ne nous confiez notre jeune frère pour nous y accompagner. Mais si vous vous faites cette violence, nous sommes prêts de partir. Autrement qu'irons-nous faire dans ce pays, oû, sans cet enfant, nous n'osons seulement nous présenter à celui qui y commande. Notre remontrance pénétra notre père de la plus vive douleur. Il nous répondit, les larmes aux yeux : Vous savez, mes enfants, que j'avais deux fils d'une épouse qui m'était bien chère. J'eus l'imprudence d'envoyer l'aîné à la campagne : vous-mêmes me fîtes dire, qu'une bête féroce l'avait dévoré, & et depuis ce temps en effet, ce cher fils a disparu, sans que j'en aie pu avoir la moindre nouvelle. Si vous emmenez celui qui me reste, & et qu'il lui arrive quelque accident, suis-je dans un âge à survivre à sa perte ? Ne voyez-vous pas que j'en mourrai de douleur ? Nous l'avons forcé, malgré ses inquiétudes, à nous confier Benjamin. & et de quel front pourrais-je, Seigneur, aller me présenter à ce tendre père, sans lui rendre un fils au retour duquel je sais que sont attachés ses jours ? Il en mourra, Seigneur, s'il ne le voit pas le premier à la tête de la troupe. Nous aurons à nous reprocher d'avoir avancé la mort du meilleur de tous les pères. Moi, votre serviteur, je me suis chargé personnellement de Benjamin : j'ai répondu en mon nom que je le reconduirais en Chanaan,Le Pays de Canaan désigne la partie du Proche-Orient située entre la Méditerranée & et le Jourdain. sous peine d'encourir pour toujours l'indignation de mon père. C'est donc à moi, Seigneur, d'être votre esclave, & et vous me voyez prêt à toutes les rigueurs où vous voudrez me condamner. Accordez-moi seulement la grâce de Benjamin, & et qu'il retourne avec mes frères. Mais quoique vous ordonniez, si Benjamin demeure en Égypte, jamais je ne verrai la terre de Chanaan. Je ne puis me résoudre à retourner auprès de mon père, sans lui rendre son fils ; & et vous-même, Seigneur, me croyez-vous le cœur assez dur, pour pouvoir être le témoin de son désespoir, & et bientôt après de sa mort ? Joseph n'eût-il eu pour les enfants de Jacob que des sentimens sentiments d'humanité, il n'eût pu se défendre de ce qu'il y avoit avait de touchant dans un récit si simple & et dans des dispositions si généreuses. Mais Juda, sans le savoir, parlait à un frère ; il lui racontait ses propres aventures ; il attaquait son cœur par tous les endroits sensibles ; & et certes il étoit était bien difficile que Joseph pût soutenir plus longtemps le personnage de juge, avec des hommes qu'il aimait, qu'il savait innocents, & et qu'il connaissait pour ses frères. lui en coûtait trop pour se faire violence. Juda s'étant prosterné le visage contre terre, en attendant sa réponse, il ordonna à tous les Égyptiens de se retirer de son appartement & et de le laisser seul avec ces étrangers. Sa première réponse, dès qu'il fut en liberté, furent des soupirs, des sanglots & et des larmes. Les seules paroles qu'il put dire, en élevant la voix dans sa langue maternelle, furent ces trois mots : Mes frères, je suis Joseph : est-il donc vrai que mon père vive encore ? À cette déclaration, les frères de Joseph, frappés tout-à-la-fois d'un sentiment confus de surprise, de joie, de frayeur, demeuraient comme des hommes interdits. Ils n'osaient seulement lever les yeux, pour s'assurer si ce n'était point un phantôme. Durant quelques moments, un silence profond règna entr'eûx, sans que Joseph, qui avoit avait le cœur serré, pût rien dire de plus, ou que ses frères, tous tremblants, pussent lui répondre un seul mot.

Assurément, si l'historien nous eût prévenu dès le commencement de son récit, que Joseph étoit était résolu de se faire connoître connaître à ses freres frères , il nous auroit aurait enlevé une grande partie du plaisir que nous laisse cette incertitude : d'un autre côté, s'il nous eût laisse ignorer jusqu'à la fin, que le vice-roi d'Égypte étoit était Joseph, la surprise peut-être eût été plus grande ; mais que seroient seraient devenues tant de situations intéressantes que renferme cet événement ? Par exemple, celle où les freres frères de Joseph maltraités à leur arrivée, se reprochent la cruauté dont ils ont usé à l'égard d'un frere frère innocent, & et font ces réflexions dans leur langue maternelle, en présence de Joseph, de qui ils croyoient croyaient n'être pas entendus. Les endroits où Juda, dans son discours, rappelle à son frere frère , sans le connoître connaître , sa propre histoire, & et lui peint la tendresse de son pere père , feroient feraient -ils sur nous la même impression ? Nous y reconnoîtrions reconnaîtrions la voix de l'éloquence, & et non pas le cri de la nature.Cette dernière remarque s'inscrit dans une méfiance envers la rhétorique caractéristique du XVIIIe siècle ; voir Michel Delon, « Procès de la rhétorique, triomphe de l'éloquence (1775-1800) », 1999 (voir bibliographie).

Heureux l'écrivain, répliqua Timagène, à qui l'histoire fournit des faits susceptibles de pareils ornemens ornements . S'il est adroit, il peut mettre en pratique le précepte que Vida ne donne que pour la poësie poésie . II expose en beaux vers tout ce que nous venons de dire.Timagène fait référence à Marco Girolamo Vida ou Marcus Hieronymus Vida (1485-1566), un écrivain & et poète italien de la Renaissance. Le passage cité est tiré de son De arte poetica (Sur l’art de la poésie) de 1527, ouvrage inspiré par Horace. Cet ouvrage fait partie des quatre poétiques traduites & et commentées par l'abbé Batteux, en 1771, dans ses Quatre Poétiques (voir bibliographie). Le passage cité ici se trouve dans le second livre, pages 78-84. Bérardier ne suit cependant pas la traduction de Batteux. Quoique ce morceau ne soit pas nouveau pour vous, je crois que vous en entendrez encore la lecture avec plaisir.Le premier soin (du poète) doit être de tenir longtempts son lecteur en suspens ; de lui laisser ignorer quelle sera l'issue des événements ; quel présent sera capable de fléchir la colère de l'implacable Achille contre Agamemnon, & et de l'engager à reprendre les armes contre Troie : quelle divinité dégagera le fils de Laërte de l'antre du Cyclope. Le lecteur curieux attend avec impatience ces ·éclaircissements· : [p.156] dans cet espoir, il parcourt volontiers le reste de la carrière, quelque pénible qu'elle soit : la fatigue, la douceur d'un sommeil accablant, les aiguillons de la faim, les ardeurs de la soif, ne peuvent l'arracher à sa lecture : c'est une occupation agréable, qu'il n'abandonne qu'avec peine, & et le plus tard qu'il est possible.... Cependant un auteur habile ne nous laissera pas dans une entière incertitude, jusqu'à la conclusion de tout l'ouvrage. Plusieurs répandent dans leur récit certains indices éloignés qui se montrent sous un jour équivoque, quelques faibles rayons de lumière échappés à travers ces ténèbres épaisses, laissent [p.157] entrevoir les objets. Ainsi Énée apprend de la bouche de son pere & et de plusieurs oracles sa destinée future, les guerres sanglantes que lui prépare le Latium, & et l'obstacle que Troie renaissente rencontrera dans un nouvel Achille. Au milieu de ces funestes prédictions, on rassure le héros, on lui fait concevoir les espérances les plus flatteuses, on lui promet un sort plus heureux, on lui montre l'orage enfin terminé par un calme profond. Le fils d'Anchise reconnut lui-même la vérité de ces promesses, lorsqu'après son débarquement, il commença la guerre en attaquant les paysans attroupés, & et que la victoire qu'il remporta sur les Latins, & et la mort du premier ennemi qui s'était offert à ses coups, furent pour lui le présage des combats & et des succès futurs. Patrocle [p.158] en mourant, annonça de même à son vainqueur la triste destinée que lui réservait le bras d'un ennemi plus redoutable. Mais l'aveugle fils de Priam n'ajouta aucune foi à cet oracle. & et toi, malheureux Turnus, ne pouvais-tu pas prévoir ton triste sort longtemps avant le moment fatal, lorsqu'un oiseau sinistre, voltigeant sans cesse autour de ton bouclier & et devant tes yeux, porta le trouble dans ton âme, & et t'annonça un avenir affreux ? L'instant approche, où tu racheterais à grand prix la vie de Pallas, où tu maudiras cent fois cet éclatant baudrier, dont tu te fais un trophée, & et où tu payeras bien cher ta funeste victoire. C'est une adresse utile de donner au lecteur ces connaissances anticipées, bien qu'elles soient [p.159] confuses & et enveloppées d'un nuage épais. Il en est de lui, comme d'un voyageur qui pointe ses pas vers une ville éloignée. Lorsqu'il apperçoit dans le lointain sur le haut d'une colline le sommet des édifices, qu'il ne distingue encore qu'à demi, il s'avance d'un air plus content, & et continue sa route avec plus de tranquillité, que quand il marche dans une vallée obscure & et profonde, qui ne lui découvre rien du terme de son voyage. Poët. lib. 2 Poetica, liber II . Marcus Hieronymus Vida, Poetica (1527), dans : Les Quatre Poëtiques, 1771 (voir bibliographie), pages 78-84. Bérardier ne suit cependant pas ici la traduction de Batteux.

Primus at ille labor, versu tenuisse legentem Suspensum, incertumque diu, qui denique rerum Eventus maneant, quo tandem durus Achilles Munere placatus régi, rursum induat arma In Teucros, cujusve dei Laërtius heros Auxilio, Polypheme, tuis évadât ab antris, Lectores cupidi expectant, durantque volentes, Nec perferre negant superest quodcunque laborum, Inde licet fessos somnus gravis avocet artus, Aut epulis placanda fames, Cererisque libido. Hoc studium, hanc operam sero dimittimus ægri. . . . . . . Haud tamen omnino incertum metam ufque sub ipsam Exactorum operum lectorem in nube relinquunt. Sed rerum eventus nonnulli sæpe canendo Indiciis porro ostendunt in luce maligna, Subiustrique aliquid dant cernere noctis in umbra. Hinc pater Æneam, multique instantia vates Fata docent, Latio bella, horrida bella manere, (Desit : vérifier latin. -- Signaler "Aiguillon" comme modification? .) Atque alium partum Trojanis rebus Achillem. Spem tamen incendunt animo, firmantque labantem, Spondentes meliora & et res in fine quietas. Ipse quoque agnovit per se, cum in limine belli Navibus egressus turmas invasit agrestes, Atque (omen pugnæ) prostravit morte Latinos, Occiso, ante alios, qui sese objecerat hoste. Fata Menætiades etiam prædixerat olim Victori moriens majori instare sub hoste, Quamvis haud fuerit res credita : tu quoque, Turne, Prævidisse tuos poteras, heu perdite, casus Longe ante exitium, cum crebro obscœna volucris, Per clypeum, perque ora volans stridentibus alis, Omnem turbavit mentem, admonuitque futuri. Hinc tibi tempus erit, magno cum optaveris emptum Intactum Pallanta, & et cum spolia aurea balthei Oderis, atque tibi haud stabit victoria parvo. Nam juvat hæc ipsos inter præscisse legentes, Quamvis fint & et adhuc confusa & et nubila porro. Haud aliter longinqua petit qui forte viator Mœnia, si positas altis in collibus arces, Nunc etiam dubias, oculis videt, incipio ultro Lætio ire viam, placidumque urgere laborem, Quam cum nusquam ullæ cernantur, quas adit, arces, Obscurum sed iter tendit convalibus imis.

En vérité, poursuivit Euphorbe, je suis ravi que vous ayez quelque amitié pour le poëte poète de Crémone. Ce bon prélat se délassoit délassait des fonctions du ministere ministère avec la muse de Virgile, dont il étoit était presque compatriote. Il me paroît paraît , qu'à son exemple, ses vers vous ont servi à égayer les travaux de Bellone. Mais je m' apperçois aperçois que le jour s'avance. Vous vous proposiez, je crois, d'aller surprendre quelque lapin. Il est temps d'exécuter votre projet ; & et je compte que vous ne reviendrez pas les mains vuides vides .

Si je reviens les mains vuides vides , repartit Timagène, j'aurai du moins la tête bien garnie.