Quatrième entretien. Suite des ornemens du Récit

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    <fileDesc>
      <titleStmt>
        <title>"Quatrième entretien" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de
          raconter. Édition électronique.</title>
        <author>François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794)</author>
        <editor>Christof Schöch</editor>
      </titleStmt>
      <editionStmt>
        <edition>Version 0.7, 09/2014</edition>
      </editionStmt>
      <publicationStmt>
        <p>Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0
          (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://berardier.org en 2010.</p>
      </publicationStmt>
      <sourceDesc>
        <bibl>
          <author>Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794)</author>
          <title>Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter</title>
          <pubPlace>Paris</pubPlace>
          <publisher>Charles-Pierrre Berton</publisher>
          <date>1776</date>
          <extent>Format in-12, X-725 pages.</extent>
        </bibl>
      </sourceDesc>
    </fileDesc>
    <encodingDesc>
      <projectDesc>
        <p>Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le
          récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.
        </p>
      </projectDesc>
      <editorialDecl>
        <p>L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles,
          abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées,
          abréviations explicitées).</p>
      </editorialDecl>
    </encodingDesc>
    <revisionDesc>
      <change when="2010-01-29" who="Christof Schöch">Transfer zu TEI-Lite.</change>
      <change when="2010-04-24" who="Christof Schöch">Plus quote, note, choice Tags.</change>
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      <change when="2014-09-06" who="Christof Schöch">Minor adjustments for TAPAS
        publication.</change>
    </revisionDesc>
  </teiHeader>
  <text>
    <body>
      <div type="chapter" xml:id="ER_ENT04">
        <head>QUATRIÈME ENTRETIEN.</head>
        <head rend="italic">Suite des <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> du <choice>
            <orig>Récit</orig>
            <reg>récit</reg>
          </choice></head>
        <p>Le lendemain le soleil s'étant levé dans un nuage assez épais, <choice>
            <orig>sembloit</orig>
            <reg>semblait</reg>
          </choice> annoncer de la pluie. Timagène en profita, pour se rendre de
          bonne heure dans le cabinet de son ami. Voilà, lui dit-il en entrant,
          un temps favorable pour continuer nos conversations. Mais, avant
          d'entamer la <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice>, dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune agréable qui fit
          hier au soir presque tous les frais de la conversation. Je ne l'ai
          point encore vu chez vous. Le <choice>
            <orig>connoissez - vous</orig>
            <reg>connaissez-vous</reg>
          </choice> depuis longtemps ?</p>
        <p>Non, répondit Euphorbe, je l'ai peut-être <pb n="161" xml:id="A0161"
          /> vu cinq ou six fois chez moi. Il vient passer la belle saison dans
          la terre de ce gentilhomme voisin, près de qui il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> à table, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui me l'amena hier à souper. C'est un de ces hommes qui
          font métier d'esprit, qu'on appelle aimables, qu'on recherche dans les
          compagnies pour animer <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> soutenir la conversation. Vous voyez qu'il s'en est assez
          bien <choice>
            <orig>acquité</orig>
            <reg>acquitté</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Assez mal, selon moi, reprit Timagène. Il parle beaucoup, il a tout
          vu, tout connu&#160;; mais, malgré cela, tous les contes qu'il nous a
          faits n'ont pas eu le don de me plaire&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je vous déclare que je n'en crois pas un mot.</p>
        <p>Je pense, répliqua Euphorbe, qu'il ne s'est pas flatté lui-même d'un
          meilleur succès, s'il a réfléchi sur le ton faux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> affecté dont ses récits <choice>
            <orig>étoient</orig>
            <reg>étaient</reg>
          </choice> accompagnés, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sur cette profusion d'esprit, plus propre à fatiguer qu'à
          persuader. Je n'aime point un homme, qui, dans une conversation, veut
          avoir plus d'esprit que moi, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> m'oblige à en avoir beaucoup pour l'entendre. Ce n'est point
          là le langage de la vérité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la nature, de qui la narration doit emprunter son plus
          bel ornement.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><pb n="162" xml:id="A0162"/>Rien n'est beau que le vrai&#160;;
              (dit Boileau) le vrai seul est aimable :<note resp="author"
                >Boileau, <choice>
                  <orig>Ep.</orig>
                  <reg>Épître</reg>
                </choice> IX.</note><note resp="editor">Cette épître, dédiée au
                marquis de Seigneley, date de 1675. Voir Boileau, <hi rend="italic">Satires, Épîtres, Art poétique</hi>, 1985 (voir
                bibliographie), p. 202-206. Bérardier en cite les vers 43-44 et
                85-89.</note>
            </l>
            <l>Il doit <choice>
                <orig>regner</orig>
                <reg>règner</reg>
              </choice> partout, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> même dans la fable. <choice>
                <orig>...</orig>
                <reg>[...]</reg>
              </choice>
            </l>
            <l>Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant&#160;; </l>
            <l>Mais la nature est vraie <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> d'abord on la sent. </l>
            <l>C'est elle seule qu'on admire <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> qu'on aime &#160;: </l>
            <l>Un esprit né chagrin, plaît par son chagrin même. </l>
            <l>Chacun, pris dans son air, est agréable en soi.</l>
          </q></p>
        <p>Je ne comprends pas trop, interrompit Timagène, comment vous allez
          accorder tout ceci. Nous avons admis, il y a quelques jours, une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de récit qui ne vit que de fiction. Les <choice>
            <orig>poëtes</orig>
            <reg>poètes</reg>
          </choice>, par exemple, les fabulistes ont, en cela, autant de liberté
          que les peintres. </p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent"><choice>
                <orig><hi rend="italic">Pictoribus atque poetis</hi></orig>
                <reg>Pictoribus atque poetis</reg>
              </choice></l>
            <l><choice>
                <orig><hi rend="italic">Quidlibet audendi semper fuit æqua
                    potestas</hi></orig>
                <reg>Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas</reg>
              </choice>.<note resp="author"><choice>
                  <orig>Horat. Art. Poët.</orig>
                  <reg>Horace, <hi rend="italic">Art poétique</hi>.</reg>
                </choice></note><note resp="editor">Bérardier cite les lignes
                9-10 de l'<hi rend="italic">Ars poetica</hi> d'Horace (voir
                bibliographie).</note></l></q></p>
        <p><pb n="163" xml:id="A0163"/> Ils inventent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'action <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ses circonstances, sans s'embarrasser beaucoup de cacher
          leur jeu. Comment donc voulez-vous leur imposer le joug de la
          vérité&#160;? <choice>
            <sic>Fût</sic>
            <corr>Fut</corr>
          </choice>-il jamais rien de plus contraire au vrai, que la fiction
          ?</p>
        <p>Le vrai dont je parle, répartit Euphorbe, peut se trouver, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se trouve tous les jours uni à la fiction. Un moment de
          patience, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> vous allez en convenir. Distinguons deux <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice> de vérités&#160;; l'une, que je nommerai vérité de faits, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre, vérité de nature. La <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice>, est cette loi inviolable qui oblige l'historien à ne point
          altérer, ni en eux-mêmes, ni dans leurs circonstances essentielles,
          les <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> qu'il rapporte, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dont il est garant. Ce n'est point de celle-là dont il
          s'agit ici &#160;: elle n'appartient qu'à l'histoire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> tout au plus, au récit de l'orateur. Sur cet objet, le
          peintre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> peuvent tout oser, lorsqu'ils ne se sont pas eux-mêmes
          enfermés dans des bornes étroites. La seconde, n'est autre que la
          conformité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la ressemblance avec la belle nature, qui doit nos servir de
          modèle dans tous les ouvrages d'esprit.<note resp="editor">L'idée de
            la 'belle nature' comme objet de l'imitation des arts est défendue
            par beaucoup de penseurs du XVIIIe siècle, mais les définitions en
            varient fortement. Pour une introduction à la question, voir
            Nathalie Kremer, <hi rend="italic">Préliminaires à la théorie
              esthétique du XVIIIe siècle</hi>, 2008 (voir bibliographie),
            chapitre III « De la nature à la belle nature ».</note> C'est cet
          air naturel, cette ingénuité, qui dans un récit historique montre le
          vrai, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui dans <pb n="164" xml:id="A0164"/> la fiction même, a des
          attraits plus aisés à sentir, qu'à exprimer. Nos livres saints offrent
          mille endroits qui portent ce <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice> ennemi de l'artifice <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du mensonge, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui renferment ces deux <choice>
            <orig>espèces</orig>
            <reg>especes</reg>
          </choice> de vérités, dont je viens de parler. Tel est, par exemple,
          ce court entretien de Gédéon<note resp="editor">Voir article <ref
              target="http://www.internationalstandardbible.com/G/gideon.html">«
              Gideon »</ref>, dans &#160;: <hi rend="italic">ISBE
            Online</hi>.</note> avec l'Ange du Seigneur.<note resp="author"><choice>
              <orig>Liv. des Juges, ch. 6</orig>
              <reg><hi rend="italic">Livre des Juges</hi>, chapitre 6</reg>
            </choice>.</note><note resp="editor"><hi rend="italic">Livre des
              Juges</hi>, 6:11.</note>
          <q rend="inline">L'Ange du Seigneur, dit l'auteur sacré, apparut à
            Gédéon, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui dit &#160;: Le plus vaillant des hommes, le Seigneur
            est avec vous&#160;: <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> Gédéon lui dit&#160;; Dites-moi, s'il vous plaît,
            Seigneur, si le Seigneur est avec nous, pourquoi sommes-nous livrés
            à tous ces maux&#160;? où sont les merveilles qu'il a faites, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que nous ont raconté nos <choice>
              <orig>peres</orig>
              <reg>pères</reg>
            </choice>, lorsqu'ils nous <choice>
              <orig>disoient</orig>
              <reg>disaient</reg>
            </choice>, le Seigneur nous a tirés de l'Égypte&#160;? Aujourd'hui
            le Seigneur nous a abandonnés, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> nous a livrés dans les mains de Madian.<note resp="editor"
              >Voir article <ref
                target="http://www.internationalstandardbible.com/M/midian-midianites.html"
                >« Midian; Midianites »</ref>, dans&#160;: <hi rend="italic"
                >ISBE Online</hi>.</note> Le Seigneur <choice>
              <orig>jetta</orig>
              <reg>jeta</reg>
            </choice> un regard sur lui, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui dit&#160;: Allez avec ce courage qui vous anime <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vous délivrerez Israël des mains de Madian&#160;: <choice>
              <orig>Sçachez</orig>
              <reg>sachez</reg>
            </choice> que c'est moi qui vous envoie. Comment, je vous prie,
            Seigneur, répliqua <pb n="165" xml:id="A0165"/> Gédéon,
            délivrerai-je Israël&#160;? ma famille n'est rien dans la tribu de
            Manassé, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> je suis le dernier de la maison de mon <choice>
              <orig>pere</orig>
              <reg>père</reg>
            </choice>. L'Ange du Seigneur répondit&#160;: Je serai avec vous, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vous battrez les Madianites comme s'ils n'<choice>
              <orig>étaient</orig>
              <reg>étoient</reg>
            </choice> qu'un seul homme.</q> Cette simplicité, amie de la
          droiture, se fait encore remarquer dans l'apparition d'un <choice>
            <orig>Ange</orig>
            <reg>ange</reg>
          </choice> à la <choice>
            <orig>mere</orig>
            <reg>mère</reg>
          </choice> de Samson <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à Manué son père, dans l'histoire de Tobie, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans presque toute l'écriture sainte. N'est-ce pas la vérité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la nature elle-même qui parle dans cet endroit du Nouveau
          Testament, où <choice>
            <orig>Marie-Magdeleine</orig>
            <reg>Marie-Madeleine</reg>
          </choice>, prenant Jésus ressuscité pour le propriétaire du jardin où
          cet Homme-Dieu <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> été enseveli, lui dit, dans le trouble où elle est&#160;:
          Seigneur, si c'est vous qui l'avez ôté du tombeau, dites-moi où vous
          l'avez mis, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> j'irai l'enlever&#160;? Personne ne doit ignorer quel est
          l'objet qui l'occupe toute <choice>
            <orig>entiere</orig>
            <reg>entière</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dont elle veut parler, même sans qu'elle le nomme. Voilà la
          vérité que j'attribue au récit, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui en fait le plus bel ornement. Au reste, elle rejette
          l'artifice <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'affectation&#160;; mais elle n'est pas incompatible avec
          la fiction. Quelquefois simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans art, comme vous venez de la voir, <pb n="166"
            xml:id="A0166"/> elle admet, dans d'autres circonstances, un <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> plus riche <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus étudié&#160;: mais elle ne perd jamais de vue la
          nature. Enfin l'art n'a de mérite, qu'à proportion de la ressemblance
          qu'il a avec elle.</p>
        <p>Si c'est là le vrai dont il est question, ajouta Timagène, je
          conviens qu'il peut se trouver dans un sujet de pure invention&#160;:
          mais il faut, assurément, une main de maître, pour atteindre cette
          ressemblance que vous exigez. Virgile, par exemple n'y réussit pas mal
          ordinairement. Je l'<choice>
            <orig>appellerois</orig>
            <reg>appellerais</reg>
          </choice> volontiers le peintre de la nature. Quoi de plus riche <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cependant de plus naturel, que ce beau portrait du
          rossignol&#160;? </p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Qualis populea mœrens Philomela sub umbrâ</hi>
            </l>
            <l><hi rend="italic">Amissos queritur fœtus, quos durus arator</hi>
            </l>
            <l><hi rend="italic">Observans nido implumes detraxit&#160;: at
                illa</hi>
            </l>
            <l><hi rend="italic">Flet noctem, remoque sedens miserabile
                carmen</hi>
            </l>
            <l><hi rend="italic">Integrat, et mæstis late loca questibus
                implet</hi>.<note resp="author">Telle gémit à l'ombre d'un
                peuplier Philomèle, inconsolable de la perte de ses petits. Un
                barbare laboureur les a découverts <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> arrachés de leur nid, à peine revêtus d'un léger
                duvet. La <choice>
                  <orig>mère</orig>
                  <reg>mere</reg>
                </choice> désolée, passe les nuits dans l'amertume&#160;:
                tristement fixée sur une branche, elle répète ses lugubres
                accents, <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> fait redire à tous les échos d'alentour ses plaintes
                douloureuse. <choice>
                  <orig>Georg, l.</orig>
                  <reg><hi rend="italic">Géorgiques</hi>, livre</reg>
                </choice> 4.</note><note resp="editor">Virgile, <hi
                  rend="italic">Les Géorgiques</hi> (36-29 av. JC.), livre
                4.</note></l></q><note resp="internal">Desit: citation, référence</note></p>
        <p><pb n="167" xml:id="A0167"/> Quel coloris plus vrai, que celui qu'il
          emprunte pour nous peindre le saisissement de la <choice>
            <orig>mere</orig>
            <reg>mère</reg>
          </choice> d'Euriale, à la nouvelle de la mort de son fils !</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Excussi manibus radii, revolutaque
              pensa,</hi></l></q></p>
        <p><q rend="inline">La navette lui échappe des mains, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'étoffe tombe en roulant à ses pieds.</q> Cette idée
          me rappelle toujours celle de Boileau, dans la <choice>
            <orig>satyre</orig>
            <reg>satire</reg>
          </choice> du festin.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">L'assiette volant</l>
            <l>S'en va frapper le mur, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> revient en roulant.<note resp="editor">Boileau, <hi
                  rend="italic">Satires</hi> (voir <ref target="/dossier/"
                  >bibliographie</ref>), Satire III, vers
            215-216.</note></l></q></p>
        <p>Dans les sujets de pure invention, il n'appartient qu'aux écrivains
          d'un goût exquis, de saisir ces nuances délicates&#160;: mais dans les <choice>
            <orig>monumens</orig>
            <reg>monuments</reg>
          </choice> que l'histoire consacre à la postérité, je pense qu'elles
          sont le fruit de la probité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la franchise. Qui soupçonnera jamais d'imposture <choice>
            <orig>Philippe de Comines</orig>
            <reg>Philippe de Commynes</reg>
          </choice>, ou le Sire de Joinville&#160;? Si le mensonge veut
          contrefaire la vérité, il faut qu'il nous prévienne de son
          dessein&#160;; autrement sa ruse se trahit bientôt<note resp="editor"
            >Exceptionnellement, le text original adopte ici la graphie moderne
            du mot.</note> elle-même. Heureusement nous n'avons pas beaucoup à
          craindre aujourd'hui, qu'on nous surprenne par ce déguisement.
          L'esprit a pris <choice>
            <orig>par-tout</orig>
            <reg>partout</reg>
          </choice> la place du naturel. Tout le monde veut en <pb n="168"
            xml:id="A0168"/> avoir&#160;; c'est un meuble aussi nécessaire pour
          tenir quelque rang dans la république des lettres, qu'une épée ou des
          manchettes de dentelles, pour être admis dans la société du beau
          monde. Je vous avoue cependant, que quand je rapproche nos écrivains
          des deux historiens que je viens de nommer, j'éprouve des effets biens <choice>
            <orig>différens</orig>
            <reg>différents</reg>
          </choice>. Les derniers m'inspirent <choice>
            <orig>un</orig>
            <reg>une</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de respect&#160;: ils m'instruisent, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les faits qu'ils me rapportent, se gravent profondément dans
          ma mémoire&#160;: les autres m'éblouissent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> me tourmentent&#160;: de tout ce qu'ils m'ont dit, il ne me
          reste que quelques pensées brillantes, ou quelques portraits <choice>
            <orig>éclatans</orig>
            <reg>éclatants</reg>
          </choice><note resp="editor">« Qui a de l'éclat » (Féraud, <hi
              rend="italic">Dictionnaire critique de la langue française</hi>,
            1787-88).</note>, qui ont absorbé presque toute mon attention, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je m'en prends à moi-même de n'avoir retenu rien de plus. </p>
        <p>De l'humeur dont je vous vois, reprit Euphorbe, si vous aviez à
          rapporter les <choice>
            <orig>dernieres</orig>
            <reg>dernières</reg>
          </choice> paroles d'un guerrier expirant, qui veut envoyer son cœur à
          sa maîtresse après sa mort, par les mains d'un confident, vous ne lui
          feriez pas dire, avec tout l'esprit imaginable,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Dans mon corps expiré ta main prendra mon cœur. </l>
            <l>Tu frémis&#160;? S'il t'es cher, est-ce un objet d'horreur ?</l>
            <l><pb n="169" xml:id="A0169"/> Quitte un vain préjugé&#160;: que le
              cœur de ton maître,</l>
            <l>À la tombe ravi, te doive un nouvel être. </l>
            <l>Une amante, un ami l'<choice>
                <orig>occupoient</orig>
                <reg>occupaient</reg>
              </choice> tour-à-tour ;</l>
            <l>Je charge l'amitié de le rendre à l'amour. </l>
            <l>Ton cœur, où je vivrai, doit au mien ce service.<note
                resp="editor">Bérardier cite ici Pierre-Laurent de Belloy, dit
                Dormont de Belloy (1727-1775), comédien et auteur dramatique
                français, connu surtout pour sa tragédie <hi rend="italic">Le
                  Siège de Calais</hi> (1765). La citation provient de sa pièce
                  <hi rend="italic">Gabrielle de Vergy&#160;: tragédie</hi>,
                1770 (voir bibliographie), acte II, scène 2, p. 48. Dans sa «
                Préface », de Belloy agite par ailleurs la question du rapport
                entre événements historiques et les règles de la bienséance et
                de la vraisemblance.</note></l></q></p>
        <p>Et vous ne feriez pas répéter froidement mot pour mot, par cet ami,
          l'ordre qu'il a reçu, devant celle à qui se fait l'envoi ?</p>
        <p>Ce <choice>
            <orig>Messager</orig>
            <reg>messager</reg>
          </choice>, interrompit Timagène, a dû repasser souvent, pendant sa
          route, ce qu'il <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> dire, pour ne pas oublier des expressions aussi recherchées.
          N'est-il pas vrai que <choice>
            <sic>Mitridate</sic>
            <corr>Mithridate</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <sic>Hyppolite</sic>
            <corr>Hippolyte</corr>
          </choice> meurent avec bien moins d'esprit que cela, dans
          Racine&#160;? Le premier se contente de dire :</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">. . . C'est assez, cher Arbate&#160;; </l>
            <l>Le sang <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> la fureur m'emportent trop avant, </l>
            <l>Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.<note resp="editor"
                >Racine, <hi rend="italic">Mithridate</hi>, 1673, acte V, scène
                4.</note>
            </l></q></p>
        <p>L'autre n'a pas l'adresse d'envoyer son cœur à Aricie&#160;; il se
          borne à la recommander à son ami.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie, </l>
            <l>Prends soin, après ma mort, de la triste Aricie</l>
            <l><pb n="170" xml:id="A0170"/> Cher ami&#160;: si mon <choice>
                <orig>pere</orig>
                <reg>père</reg>
              </choice> un jour désabusé, </l>
            <l>Plaint le malheur d'un fils faussement accusé, </l>
            <l>Pour <choice>
                <orig>appaiser</orig>
                <reg>apaiser</reg>
              </choice> mon sang <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> mon ombre plaintive, </l>
            <l>Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive.<note resp="editor"
                >Racine, <hi rend="italic">Phèdre</hi>, 1677, acte V, scène 6.
                Théramène rapporte ces mots d'<choice>
                  <sic>Hyppolite</sic>
                  <corr>Hippolyte</corr>
                </choice> mourant. </note></l></q></p>
        <p>Tout cela est fort bon, poursuivit Euphorbe&#160;; mais il faut bien
          entremêler un peu de ces gentillesses, pour égayer ce tragique <hi
            rend="italic">sombre</hi>, qui est à la mode <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dont on nous rassasie aujourd'hui. Ce n'est plus ce
          sentiment délicieux que fait naître la clémence d'Auguste, lorsqu'il
          pardonne à Cinna <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à ses complices, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne punit la conjuration qu'ils ont formée contre sa vie, que
          par les bienfaits dont il les accable&#160;; ce n'est plus cette douce
          inquiétude qu'excite en nous le danger du vainqueur d'Albe, prêt à
          subir l'ignominie du supplice, pour un crime dont l'emportement <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> un amour aveugle pour sa patrie sont la première
          source&#160;: ce ne sont plus ces larmes que nous arrache le triste
          sort d'Hyppolite, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ce trépas affreux que le héros eût évité, si sa vertu eût pu
          se laisser fléchir aux sollicitations d'une femme passionée, ou
          redouter sa cruelle vengeance. Le festin même de Thieste, le parricide
          Idomenée sont peu capables d'émouvoir <pb n="171" xml:id="A0171"/> nos
          esprits <hi rend="italic">forts <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sensibles</hi>, comme les appelle un écrivain&#160;: n'<choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice>-il pas mieux fait de dire, durs <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> insensibles ?<note resp="editor">L'écrivain n'a pas pu, pour
            l'instant, être identifié.</note> II leur faut donc des objets plus
          vigoureux. Un spectacle ensanglanté par le meurtre de presque tous les
          personnages&#160;; une <choice>
            <orig>scene</orig>
            <reg>scène</reg>
          </choice> tendue de noir&#160;; une action qui se passe dans un caveau
          sépulchral, au milieu des tombeaux éclairés par la <choice>
            <orig>lumiere</orig>
            <reg>lumière</reg>
          </choice> obscure d'une lampe funèbre&#160;; un furieux qui fait
          manger à son épouse le cœur de son amant&#160;: Voilà ce qui attire la
          curiosité d'une foule de spectateurs <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de lecteurs.<note resp="editor">C'est le décor et
            l'imaginaire du roman noir qui se trouve ici associé au mélodrame.
            Voir Maurice Lévy, <hi rend="italic">Le Roman gothique anglais</hi>,
            1995 et Alice M. Killen, <hi rend="italic">Le Roman terrifiant ou
              roman noir de Walpole à Anne Radcliffe...</hi>, 1920/1984 (voir
            bibliographie).</note></p>
        <p>Il semble, en effet, répliqua Timagène, qu'on veut nous rendre un peu <choice>
            <orig>Cannibales</orig>
            <reg>cannibales</reg>
          </choice>. Mais j'ai peine à croire que ce genre atroce ait un succès
          constant au milieu d'un peuple doux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> poli, qui a toujours fait ses délices de la belle nature.
          C'est un songe d'un moment, après lequel on reviendra à la méthode de
          nos <choice>
            <orig>peres</orig>
            <reg>pères</reg>
          </choice>, qui <choice>
            <orig>avoient</orig>
            <reg>avaient</reg>
          </choice> grand soin d'écarter, ou d'adoucir les circonstances
          capables de révolter le goût délicat de ceux pour qui ils <choice>
            <orig>écrivoient</orig>
            <reg>écrivaient</reg>
          </choice>.<note resp="editor">C'est-à-dire, qui tenaient au respect
            des bienséances.</note> En effet, le choix des circonstances me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> le grand art, pour <choice>
            <orig>jetter</orig>
            <reg>jeter</reg>
          </choice> de l'ornement dans un récit. En rapprochant ce que nous
          disions avant-hier à l'occasion de la <choice>
            <orig>brieveté</orig>
            <reg>brièveté</reg>
          </choice>, de ce <pb n="172" xml:id="A0172"/> que vous venez d'exposer
          sur la vérité, j'en conclus que les circonstances doivent avoir deux
          qualités indispensables&#160;: d'abord elles doivent être
          vraisemblables&#160;; ensuite elles doivent être utiles au sujet que
          l'on traite. Il faut donc un choix dans celles que l'on admet, soit
          qu'elles soient enfantées par l'imagination, soit qu'elles aient pour
          fondement des monuments dignes de foi.</p>
        <p>Je suis bien aise, repartit Euphorbe en riant, de vous voir convenir
          enfin, que les historiens ont encore d'autres <choice>
            <orig>regles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice> à suivre, que la simple vérité, s'ils veulent se faire lire
          avec agrément. Cependant, lorsque les circonstances sont essentielles
          au fait qu'on raconte, ou qu'elles sont connues, je ne doute point
          qu'on ne doive préférer celles qui sont véritables, quand elles <choice>
            <orig>choqueroient</orig>
            <reg>choqueraient</reg>
          </choice> la vraisemblance.<note resp="editor">Il faut sans doute
            entendre ici, 'même si elles choquent la vraisemblance'. -- C'est un
            des thèmes obligatoires de la pensée poétique et esthétique de
            l'époque&#160;; voir, sur ce point, Nathalie Kremer, <hi
              rend="italic">Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe
              siècle</hi>, 2008 (voir bibliographie), chap. « Du vraisemblable
            au vrai », p. 67-91.</note>
          <choice>
            <orig>Étoit</orig>
            <reg>Était</reg>
          </choice>-il vraisemblable que la passion d'Antoine pour Cléopatre,
          lui fit oublier sa gloire, au point d'abandonner ses troupes à la
          journée d'Actium&#160;? <choice>
            <orig>Étoit</orig>
            <reg>Était</reg>
          </choice>-il naturel que Néron, après avoir témoigné tant de
          répugnance pour signer la condamnation d'un criminel, devint ensuite
          le plus cruel des <choice>
            <orig>tirans</orig>
            <reg>tyrans</reg>
          </choice>&#160;? Ce sont néanmoins deux choses constantes dans
          l'histoire. Je <choice>
            <orig>pourrois</orig>
            <reg>pourrais</reg>
          </choice> en citer bien d'autres. Mais, excepté dans ces <pb n="173"
            xml:id="A0173"/> conjonctures, où l'historien doit même s'appuyer
          sur des preuves incontestables, un écrivain sage ne s'écartera jamais
          de la vraisemblance. Caton <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Néron se donnent tous deux la mort, pour éviter de tomber
          entre les mains de leurs ennemis. Les circonstances de ce double
          suicide, doivent être aussi différentes, que le sont les <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> de ces deux hommes fameux. La crainte, le trouble, les
          pleurs <choice>
            <orig>conviendroient</orig>
            <reg>conviendraient</reg>
          </choice> aussi peu, dans ce moment, à l'ennemi de César, que la
          résolution <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'intrépidité au fils d'Agrippine. Pour juger sainement de
          cette vraisemblance, il faut se défaire des préjugés nationaux, de
          ceux des temps <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> lieux où l'on vit. Parmi nous, on croit à peine qu'un
          guerrier puisse s'intéresser pour une princesse, si la passion ne s'en
          mêle&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'on ne fait pas attention, que dans les mœurs anciennes,
          faire une déclaration d'amour à une personne distinguée par son rang <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sa vertu, c'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> lui faire une insulte. Il en est des usages anciens <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des nôtres comme de deux objets, dont l'un <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> à dix pas de nous, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre à un quart de lieue. Dans cette perspective, le
          dernier s'efface <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>disparoit</orig>
            <reg>disparait</reg>
          </choice> presque à nos <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>. Il faut se transporter au temps où <choice>
            <orig>vivoient</orig>
            <reg>vivaient</reg>
          </choice>
          <pb n="174" xml:id="A0174"/> ceux que l'on prétend juger, ou du moins
          se placer dans une distance convenable, pour décider avec <choice>
            <orig>connoissance</orig>
            <reg>connaissance</reg>
          </choice> de cause sur leur <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> d'agir. Revenons donc au précepte d'Horace.<note
            resp="author"><choice>
              <orig>Art. Poët.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Art poétique</hi>,</reg>
            </choice> v. 317.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Respicere exemplar morum vitaeque jubebo</l>
            <l>Dodum imitatorem, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> veras hinc ducere voces.</l></q></p>
        <p>Étudions les <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> que la nature met sous nos <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que ce même <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> a si bien peint en <choice>
            <sic>racourci</sic>
            <corr>raccourci</corr>
          </choice> ;<note resp="author">Ibid. v. 158.</note>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous y emprunterons ces traits <choice>
            <orig>ressemblans</orig>
            <reg>ressemblants</reg>
          </choice> qui frappent tous les hommes. Nous peindrons la <choice>
            <orig>légereté</orig>
            <reg>légèreté</reg>
          </choice>, l'impatience, la présomption de la jeunesse&#160;;
          l'ambition, les soins, la politique de l'âge mûr&#160;; l'avidité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'humeur chagrine du vieillard. Dans l'apologue, on ne
          donnera point à l'âne une finesse qui ne convient qu'au renard&#160;;
          au cerf, l'intrépidité naturelle au lion&#160;; au bœuf, l'étourderie
          qui caractérise le papillon. On ne représentera point un homme assez
          stupide, pour ajouter foi, sans examen, à tous <pb n="175"
            xml:id="A0175"/> les mensonges que lui fait un valet dont il doit se
          méfier, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> pour se laisser à la fin enfermer dans un sac, où ce même
          valet l'assomme de coups de bâton en déguisant sa voix.</p>
        <p>Permettez-moi d'ajouter, interrompit Timagène, on n'imaginera pas non
          plus, qu'un général <choice>
            <orig>Romain</orig>
            <reg>romain</reg>
          </choice>, devenu aveugle, s'entretient longtemps avec un empereur
          qu'il a servi pendant bien des années, avec qui il a conversé cent
          fois, sans le <choice>
            <orig>reconnoître</orig>
            <reg>reconnaître</reg>
          </choice> du moins à la voix&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cela, pour se réserver le plaisir de lui faire dire de
          prétendues vérités plus <choice>
            <orig>singulieres</orig>
            <reg>singulières</reg>
          </choice> qu'intéressantes, plus audacieuses que libres. <q
            rend="italic">Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi</q>.
          Mais s'il est nécessaire que les circonstances soient vraisemblables,
          il ne l'est pas moins, qu'elles soient utiles au sujet. Je ne puis me
          lasser d'admirer l'adresse avec laquelle Tite-Live raconte la <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> dont <choice>
            <orig>Annibal</orig>
            <reg>Hannibal</reg>
          </choice> traversa les Alpes. Il entre dans un détail qui <choice>
            <orig>paroîtroit</orig>
            <reg>paraîtrait</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> minutieux partout ailleurs&#160;: mais il ne dit rien qui ne
          contribue à rendre intéressante cette fameuse expédition. Il ne
          s'amuse point à nous peindre les curiosités du pays, les fruits qu'il
          porte, les animaux qui y naissent, la figure, les <pb n="176"
            xml:id="A0176"/> mœurs, les usages des <choice>
            <orig>habitants</orig>
            <reg>habitans</reg>
          </choice>. Tout ce qu'il décrit, ne tend qu'à nous montrer la
          constance inébranlable du général <choice>
            <orig>Carthaginois</orig>
            <reg>carthaginois</reg>
          </choice> au milieu des obstacles sans nombre qu'il rencontre.<note
            resp="author">Quanquam fama prius (qua incerta in majus vero ferri
            solent) praecepta res erat&#160;; tamen ex propinquo visa montium
            altitudo, nivesque prope coelo immixtae, tecta informia posita
            rupibus, pecora jumentaque torrida frigore, homines intonsi inculci,
            animali ainanimaque omnia rigentia gelu, caetera visu quam dictu
            foediora, terrorem renovarunt. Erigentibus in primos agmen clivos
            apparuerunt imminentes tumulos insidentes montani. ... Annibal
            consistere signa juber, Gaillisque ad visenda loca praemissis,
            postquam <pb n="177" corresp="A0177"/> comperit
            transitu ea non esse, castra inter confragosa omnia praeruptaque,
            quam extentissima potest valle, locat. Tum per eosdem Gallos, haud
            sane multum lingua moribusque abhorrentes, cum se immiscuissent
            colloquiis montanorum, edoctus interdiu tantum obsideri faltum,
            nocte in sua quemque dilabi tecta&#160;; ... die simulando aliud,
            quam quod parabatur, consumpto&#160;; ... ubi primum degressos
            tumulis montanos, laxatasque sensit custodias, pluribus ignibus quam
            pro <pb n="177" corresp="#A0178"/> numero manemtium in speciem
            factis, impedimentisque cum equite relictis, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> maxima parte peditum, ipse cum expeditis, acerrimo quoque
            viro, raptim angustias evadit&#160;; iisque ipsis tumulis, quos
            hostes tenuerant, consedit&#160;: prima deinde luce castra mota, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> agmen reliquum incedere coepit. Jam montani, signo dato,
            castellis ad stationem solitam conveniebant&#160;; cum repente
            conspiciunt alios, arce occupata sua, super caput imminentes, <pb
              n="179" corresp="#A0179"/> alios via transire hostes. Utraque
            simul objecta res oculis, animis immobiles parumper cos defixit.
            Deinde ut trepidationem in angustiis, suoque ipsum tumultu misceri
            agmen videre, equis maxime consternatis, quidquid adjecissent ipsi
            terroris satis ad perniciem fore rati, perversis rupibus, juxta
            invia ac devia assueri discurrunt. ... Tum vero simul ab hostibus,
            simul ab inquitate locorum Pœni oppugnabantur&#160;; plusque inter
            ipsos, (sibi quoque tendente ut periculo prius evaderet) quam cum
              <pb n="180" corresp="A0180"/> hostibus certaminis erat. Equi
            maxime infestum agmen faciebant, qui <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> clamoribus dissonis, quos nemora etiam repercussaeque
            valles augebant, territi trepidabant&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> icti forte aut vulnerati, adeo consternabantur, ut stragem
            ingentem simul hominum ac sarcinarum omnis generis facerent,
            multosque turba, cum precipites deruptæque utrinque angustiæ essent,
            in immensum altitudinis dejecit&#160;; quosdam <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> armatos. Inde ruinæ maximæ modo jumenta cum oneribus
            devolvebantur. Quæ quamquam foeda visu erant, stetit parumper <pb
              n="181" corresp="#A0181"/> tamen Annibal, ac suos continuit, ne
            tumultum ac trepidationem augeret. Deinde postquam interrumpi agmen
            vidit, periculumque esse ne exutum impedimentis exercitum nequicquam
            incolumem traduxisset, decurrit ex fuperiore loco&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> cum impetu ipso sudisset hostem, suis quoque tumultum
            auxit. Sed is tumultus momento temporis, postquam liberata itinera
            fuga montanorum erant, sedatur&#160;; nec per otium modo, sed prope
            silentio mox omnes traducti. ... Nono die in jugum Alpium perventum
            est, per invia pleraque <pb n="182" corresp="A0182"/>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> errores, quos aut ducentium fraus, aut ubi fides iis non
            esset, temere initae valles a conjectantibus iter, faciebant. ...
            Fessis taedio tot malorum, nivis etiam casus, occidente jam sidere
            Vergiliarum, ingentem terrorem adjecit. Per omnia nive oppleta cum,
            signis prima luce motis, segniter agmen Incederet, pigritiaque <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> desperatio in omnium vultu emineret, progressus signa
            Annibal, in promontorio quodam, unde longe ac late prospectus erat,
            consistere jussis militibus, I a Iiam ostentat, subjectosque Alpinis
            montibus <pb n="183" corresp="#A0183"/> circumpadanos campos&#160;;
            mœniaque eos tum transcendere, non Italiæ modo, sed etiam urbis
            Romans. Caetera plana, proclivia fore, uno, aut summum altero prælio
            arcem <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> caput Italiæ in manu ac potestate habituros. Procedere
            inde agmen coepit. ... Ventum deinde ad multo angustiorem rupem,
            atque ita rectis faxis, ut ægre expeditus miles tentabundus,
            manibusque retinens virgulta ac stirpes circa eminentes, demittete
            se posset. Natura locas jam ante præceps, recenti terrae lapsu, in
            pedum mille admodum aimudincm abruptus <pb n="184" corresp="#A0184"
            /> erat. Ibi cum velut ad finem vlæ equites constitissent, miranti
            Annibali quae res moraretur agmen, nunciatur rupem inviam esse.
            Digressus deinde ipse ad locum visendum. Haud dubia res visa, quin
            per invia circa, nec trica antes, quamvis longo ambitu circumduceret
            agmen. Ea vero via insuperabilis fuit. Nam cum super veterem nivem
            intactam nova modicæ altitudinis esset, molli, nec prealtæ nivi
            facile pedes ingredientium insistebant. Ut vero tot hominum
            jumentorumque incesse dilapsa est, per nudam infra glaciem, <pb
              n="185" corresp="#A0185"/> fluentemque tabem liquescentis nivis
            ingrediebantur. Terra ibi luctatio erat&#160;: ut a lubrica glacie
            non recipiente vestigium, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> in prono citius pede se sallente, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> seu manibus in assurgendo, seu genu se adjuvissent, ipsis
            adminiculis prolapsi si iterum corruissent, nec stirpes circa
            radicesve ad quas pede aut manu quisquam eniti posset, erant&#160;;
            ita in levi tantum glacie tabidaque nive volutabantur jumenta&#160;;
            secabant interdum etiamtum insimam <pb n="186" corresp="A0186"/>
            ingredientia nivem, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> prolapsa jactandis gravius in continendo ungulis, penitus
            perfringebant&#160;: ut pleraque velut pedica capta haererent in
            durata <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> alte concreta glacie. Tandem nequicquam jumentis atque
            hominibus fatigatis, castra in jugo posita, aegerrime ad idipsum
            loco purgato&#160;: tantum nivis sodiendum atque egerendum fuit.
            Inde ad rupem muniendam per quam unam via esse poterat, [p.187]
            milites ducti, quum caedendum esset saxum, arboribus circa immanibus
            dejectis detruncatisque, struem ingentem lignorum faciunt&#160;;
            eamque (cum <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vis venti apta faciendo igni coorta esset) succendunt,
            ardentiaque faxa infuso aceto putrefaciunt. Ita torridam incendio
            rupem ferro pandunt, molliuntque amfractibus modicis clivos, ut non
            jumenta solum, sed elephanti etiam deduci possent. Quatriduum
            [p.188] circa rupem consumptum, jumentis prope fame absumptis&#160;:
            nuda enim fere cacumina sunt, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> si quid est pabuli, obruunt nives. //Liv. l. 21, c.
            32//.</note><note resp="editor">Le texte latin correspond à
            Tite-Live, //Ab urbe condita//, liber XXI, section 32 (voir
            bibliographie).</note>
          <q rend="inline">La renommée, dit-il, qui, d'ordinaire, exagère
            les objets qu'on ne connaît pas à fond <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> déjà prévenu les Carthaginois des difficultés de ce
            passage. Mais lorsqu'ils furent à portée de découvrir la hauteur des
            montagnes, les neiges élevées presque jusqu'au ciel, quelques
              chaumines<note resp="editor">C'est-à-dire, quelques
              chaumières.</note> grossières placées sur les rochers, des
            troupeaux déssechés par le froid, des hommes hideux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dégoûtants, tous les êtres animés <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> insensibles engourdis par un air toujours glacé, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> mille autres objets dont <pb n="177" xml:id="A0177"/>
            l'horreur se sent mieux qu'on ne peut la peindre, leur frayeur
            redoubla. À peine les premiers rangs eurent-ils fait quelques pas en
            montant sur les collines, qu'ils apperçurent au-desses de leurs
            têtes les montagnards campés sur les hauteurs. ... Annibal fait
            faire halte, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> détache un corps de Gaulois pour examiner les lieux&#160;:
            on lui rapporta que le chemin <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> impraticable. Alors ayant choisi le vallon le plus
            spacieux, il y plaça son camp entre des précipices <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des rochers escarpés. Comme les Gaulois de son armée
            avaient à peu près le même langage <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les mêmes mœurs que les montagnards, il les engagea à lier
            conversation avec eux&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> par ce moyen, il apprit qu'ils ne tenaient leur poste <pb
              n="178" xml:id="A0178"/> dans les bois que pendant le jour, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que la nuit chacun se retirait chez soi. ... Il passa le
            jour suivant à feindre toute autre chose que ce qu'il
            méditait&#160;; ... <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dès qu'il s'apperçut que les montagnards avaient abandonné
            la cime des collines, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que les sentinelles s'étaient retirés, il fit allumer dans
            son camp un plus grand nombre de feux que ne l'exigeait la quantité
            des troupes qui dévaient y demeurer, pour tromper l'ennemi par cette
            apparence&#160;: il y laissa ses gros bagages, sa cavalerie <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la plus grande partie de son infanterie&#160;: il prend
            avec lui l'élite de ses troupes, franchit rapidement les défilés, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> va se placer sur ces mêmes hauteurs qu'avaient occupé les
            ennemis. À la pointe du jour, le <pb n="179" xml:id="A0179"/> reste
            de l'armée décampa <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se mit en marche. Déjà les montagnards, au premier signal,
            sortaient de leurs bourgades, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se rendaient à leur poste ordinaire, lorsqu'ils
            s'apperçurent qu'une partie des Carthaginois <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> pris leur place <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dominait sur eux, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que l'autre continuait sa route. À ces deux objets qui les
            frappèrent tout-à-la-fois, ils demeurèrent un moment
            interdits&#160;; mais ayant observé que les défilés jettaient de la
            confusion dans l'armée ennemie, qu'elle s'embarrassait elle-même
            dans sa marche, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que la frayeur des chevaux surtout y causait beaucoup de
            trouble, ils crurent que la moindre épouvante qu'ils pourraient
            ajouter, suffirait pour la mettre en déroute. Accoutumes à gravir
              <pb n="180" xml:id="A0180"/> dans ces gorges tortueuses <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> impraticables, ils font rouler sur les ennemis d'énormes
            rochers, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> fondent sur eux de tous côtés. Alors les Carthaginois se
            trouvèrent obligés de résister tout-à-la-fois aux assauts qu'on leur
            livrait, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à la difficulté du ·terrein·. Ils avaient même moins à se
            défendre contre l'ennemi, que contre leurs propres soldats&#160;;
            chacun étant disposé à sacrifier son voisin pour échapper plutôt au
            danger. Les chevaux causaient le plus grand désordre. Effrayés par
            des cris lamentables, dont l'horreur <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> encore multipliée par les échos des bois <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des vallées, ils s'agissaient violemment. S'il arrivait
            qu'ils fussent frappés ou blesses, ils s'emportaient <pb n="181"
              xml:id="A0181"/> avec une telle fureur, qu'ils renversaient les
            hommes <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> jettaient leur charge à droite <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à gauche. Au milieu d'un pareil tumulte, dans des sentiers
            bordés des deux côtés de précipices escarpés, plusieurs tombèrent
            dans des gouffres profonds, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> quelques-uns avec leurs armes. C'était un spectacle
            affreux, de voir rouler dans ces abîmes les bêtes de sommes avec
            leurs fardeaux. La vue de ces objets <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> bien triste pour Annibal. Cependant il ne quitta point son
            poste, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> contint quelque temps ses troupes, de peur d'augmenter le
            trouble <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la confusion. Mais ensuite, s'appercevant que la
            communication <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> coupée entre les deux lignes de son armée, il vit <pb
              n="182" xml:id="A0182"/> qu'il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> en danger de perdre ses bagages, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'alors, inutilement le reste de ses troupes échapperait
            à ces défilés. Il partit donc de ses hauteurs, vint tomber sur
            l'ennemi, le mit en fuite, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en même temps augmenta le désordre des siens. Mais un
            moment après, les chemins étant devenus libres par la retraite des
            montagnards, tout se calma, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ils sortirent de ces lieux paisiblement <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> prèsque sans bruit. ... Le neuvième jour on arriva au
            sommet des Alpes, par des chemins la plupart inconnus jusqu'alors,
            et, après bien des marches inutiles, occasionnées, tantôt par la
            mauvaise foi des guides, tantôt par l'incertitude où l'on se
            trouvait lorsqu'on<note resp="internal">/* desit&#160;: vérifier "fessis" */</note>
            <pb n="183" xml:id="A0183"/> qu'on refusait de se fier à eux, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'on <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> obligé de s'engager aveuglément dans ces vallons, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'y suivre de simples conjectures. ... Les soldats <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> dégoûtés <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> excédés de tant de fatigues. On <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> déjà au mois de Novembre&#160;: la neige qui tomba alors,
            fut un nouveau sujet d'effroi pour eux. On décampa au point du
            jour&#160;: l'armée s'avançait lentement à travers des sentiers
            couverts de neige&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> comme le désespoir <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le découragement paraissaient sur tous les visages,
            Annibal s'avance aux premiers rangs, fait faire <choice>
              <orig>alte</orig>
              <reg>halte</reg>
            </choice> sur une élévation, d'où l'on découvrait un <choice>
              <sic>horison</sic>
              <corr>horizon</corr>
            </choice> immense&#160;; montre à ses soldats l'Italie, les
            campagnes arrosées par le Pô <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui s'étendent au pied <pb n="184" xml:id="A0184"/> des
            Alpes&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> il ajoute, que c'étaient moins les remparts de l'Italie
            qu'ils franchissaient alors, que ceux de Rome même&#160;; que ce qui
            restait à faire n'était qu'un jeu&#160;; qu'une ou deux batailles
            leur mettrait entre les mains la capitale de l'Italie. Après cette
            exhortation, on se remit en marche. ... On arriva bientôt à un
            sentier beaucoup plus étroit, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> où les rochers <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> tellement collés à pic, qu'un soldat, sans armes, n'y <choice>
              <orig>seroit</orig>
              <reg>serait</reg>
            </choice> descendu qu'avec bien de la peine, avec de grandes
            précautions, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en saisissant avec la main les broussailles <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les racines qui sortaient du rocher. Ce lieu <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> escarpé par lui-même&#160;: mais un éboulement de terre
            tout récent, en <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice>
            <pb n="185" xml:id="A0185"/> fait un précipice de mille pieds de
            profondeur. La cavalerie s'arrêta à ce pas, comme au terme de sa
            route. Annibal surpris, demande ce qui retarde sa marche&#160;: on
            lui dit, que le sentier dans le roc n'est plus praticable. Sur cela,
            il va lui-même examiner les lieux. Il crut aussitôt qu'il n'y <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> pas à balancer de faire prendre un long circuit à son
            armée, par des chemins qui n'avaient été ni battus ni frayés
            jusqu'alors. Mais cette route lui fut aussi bientôt fermée. Sur la
            neige ancienne <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui n'avait jamais été entamée, il en <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> tombé quelques pouces de nouvelle. D'abord le pied
            s'arrêtait facilement sur ce duvet encore mol <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> peu profond&#160;; mais lorsqu'il eut été mis en fusion
            sous les pas de tant d'hommes <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'animaux, il fallut marcher <pb n="186" xml:id="A0186"/>
            sur la glace humectée par le limon de cette neige fondue. Ce fut
            alors qu'ils éprouvèrent les peines les plus grandes. La glace unie
            n'offrait au fantassin<note resp="editor">C'est-à-dire, au soldat de
              l'infanterie.</note> qu'un sol glissant, où ses pieds se dérobant
            sous lui le renversaient à chaque instant&#160;; et, dans cette
            situation, s'il faisait effort des mains <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des genoux pour se relever, ces nouveaux soutiens le
            trahissaient encore&#160;: il retombait, sans rencontrer autour de
            lui ni branches ni racines qui pussent lui donner un point d'appui.
            Les bêtes de charge n'étaient pas plus assurées sur cet enduit
            solide <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> couvert d'une neige détrempée&#160;: quelquefois il cédait
            sous leurs pas&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ces animaux, pour se relever ou se soutenir, frappaient si
            pesamment la terre, qu'ils pénétraient jusqu'aux dernières couchés
            de ces neiges éternelles&#160;: plusieurs alors <pb n="187"
              xml:id="A0187"/> ne <choice>
              <orig>pouvoient</orig>
              <reg>pouvaient</reg>
            </choice> plus dégager leurs pieds <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se trouvaient arrêtés, comme par des entraves, dans ces
            glaces épaisses <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> durcies depuis longtemps. Enfin, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> après bien des fatigues inutiles, on campa sur le sommet
            de la montagne. On eut même bien de la peine à nettoyer un espace de
            terrain suffisant pour cela&#160;; tant il fallut creuser <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> transporter de neige. Annibal ramena ensuite ses soldats,
            pour percer le rocher à travers duquel seul il <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> s'ouvrir un chemin. Comme il fallait tailler dans le roc
            vif, on abattit <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> on mit en éclats de grands arbres qui se trouvèrent aux
            environs, on en forme un énorme bûcher, on y mit le feu, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> il ne tarda pas à s'enflammer, à l'aide d'un vent violent
            qui s'était élevé&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lorsque la pierre fut bien embrasée, on acheva de la
            dissoudre avec du vinaigre. La roche étant ainsi <pb n="188"
              xml:id="A0188"/> calcinée, on l'ouvre avec le fer, on adoucit les
            pentes par de légers détours, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'on conduit des sentiers assez faciles pour donner
            passage, <choice>
              <orig>non-</orig>
              <reg>non </reg>
            </choice><choice>
              <sic>seu-seulement</sic>
              <corr>seulement</corr>
            </choice> aux bêtes de somme, mais aux <choice>
              <orig>éléphans</orig>
              <reg>éléphants</reg>
            </choice>. Quatre jours furent employés à ce travail. Les chevaux <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> prêts à périr de faim sur ces montagnes dépouillées <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> arides, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> où le peu de <choice>
              <sic>fourage</sic>
              <corr>fourrage</corr>
            </choice> qui <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> se rencontrer, <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> couvert par la neige...</q><note resp="editor"
            >Tite-Live, <hi rend="italic">Ab urbe condita</hi>, liber XXI,
            section 32. (voir bibliographie).</note> Voilà, sans doute, un récit
          bien circonstancié, dont je vous ai même épargné une partie, pour ne
          pas abuser de votre complaisance. S'il s'<choice>
            <orig>agissoit</orig>
            <reg>agissait</reg>
          </choice> ici de décrire un simple voyage, <choice>
            <sic>fut</sic>
            <corr>fût</corr>
          </choice>-ce celui d'un souverain, l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> en <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> dit beaucoup trop&#160;: mais il est question d'une
          entreprise qui mit Rome dans le plus grand danger. Tout ce qui tend à
          montrer la fermeté <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la résolution du héros de Carthage, est utile au but qu'on
          se propose, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> doit trouver ici sa place. En lisant les campagnes d'un
          Turenne, <pb n="189" xml:id="A0189"/> d'un Montecuculli,<note
            resp="editor">Raimondo Graf Montecuccoli (1609-1680) était un
            général, diplomate et politicien autrichien. On peut consulter
            Helmut Neuhaus, "Montecuccoli, Raimund Fürst von", dans&#160;: <hi
              rend="italic">Neue Deutsche Biographie</hi>, 1997 (voir
            bibliographie) et <ref
              target="http://www.deutsche-biographie.de/index.html"
              >www.deutsche-biographie.de</ref>.</note> je m'arrête avec plaisir
          à un buisson, à une ravine. Ce sont de petits objets&#160;: mais ils
          cachent de grandes choses.</p>
        <p>Nous trouvons dans le judicieux Tacite, reprit Euphorbe, un fait qui
          revient à ce que vous venez de dire.<note resp="author">Annal. L. 11.
            c. 31</note><note resp="editor">.Tacite, <hi rend="italic"
              >Annales</hi>, livre XI, section 31 (voir bibliographie).</note>
          Messaline, femme de Claude, <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> porté l'effronterie jusqu'à épouser publiquement un certain
          Silius. Pendant un voyage que l'empereur fit à Ostie, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> où il apprit ce désordre, elle célébra dans sa maison de
          Rome une fête des Bacchanales. Entre les extravagances auxquelles se
          livra cette infâme compagnie, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que l'historien nous décrit, un certain Vectius Valens
          s'avisa de monter sur un grand arbre&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> comme on lui demanda ce qu'il <choice>
            <orig>découvroit</orig>
            <reg>découvrait</reg>
          </choice> de si haut, <q rend="inline">Un orage affreux,
            répondit-il, qui se forme du côté d'Ostie.</q> Cette
          circonstance, assurément, n'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> pas digne du sujet, si elle n'eût contribué à annoncer
          d'avance la catastrophe sanglante de cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de comédie.</p>
        <p>Cette utilité des circonstances suffit seule, pour ennoblir <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> rendre précieuses <pb n="190" xml:id="A0190"/> celles qui,
          par elles-mêmes, semblent avoir quelque chose de bas. Il n'en <choice>
            <orig>faudroit</orig>
            <reg>faudrait</reg>
          </choice> point d'autre preuve que le détail que fait Cicéron du
          départ de Milon, dans sa narration du <choice>
            <sic>plaidoyé</sic>
            <corr>plaidoyer</corr>
          </choice><note resp="editor">La graphie originale n'est pas attestée
            dans les dictionnaires de référence&#160;; elle apparaît dans le <hi
              rend="italic">Thresor de la langue françoyse</hi> de Jean Nicot,
            qui date de 1606.</note> qu'il fit pour ce sénateur. <q
            rend="inline">Milon, dit-il, après avoir assisté au sénat, tout le
            temps qu'<choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> duré l'assemblée, revient chez lui, change de chaussure <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'habit, attend un moment que sa femme ait fait tous les
            préparatifs qui sont alors d'usage, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> il part ensuite.</q> Quoi de plus vil, que ces
          peintures de ménage <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de toilette, si l'on s'arrête au premier coup-d'<choice>
            <orig>œuil</orig>
            <reg>œil</reg>
          </choice>&#160;? Mais toute cette bassesse <choice>
            <orig>disparoît</orig>
            <reg>disparaît</reg>
          </choice> auprès du grand avantage que retire l'orateur de cet exposé
          simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> naïf.</p>
        <p>Dites-moi, je vous prie, répliqua Timagène, de quelle utilité peut
          être à un homme accusé d'un meurtre, le changement de sa chaussure, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la toilette de sa femme&#160;? Je n'ai jamais bien saisi
          l'adresse de Cicéron dans cet endroit.</p>
        <p>Cette utilité consiste, répondit Euphorbe, à établir une des preuves
          les plus favorables à l'accusé, parce qu'elle est tirée de la nature.
          Dans la cause présente, l'orateur ne <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice> nier que Claudius eût été mis à mort, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il <pb n="191" xml:id="A0191"/> l'eût été par Milon, ou
          du moins par ses gens. Le fait <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> certain&#160;: Rome toute <choice>
            <orig>entiere</orig>
            <reg>entière</reg>
          </choice> en <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> convaincue. Que <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> donc faire l'avocat dans cette conjoncture, pour défendre
          l'innocence de sa partie&#160;? Prouver que Milon n'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> formé aucun projet criminel, qu'il n'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> point un assassin, mais un brave homme, qui <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> sû défendre ses jours dans une attaque imprévue, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> faire tomber un scélérat dans le <choice>
            <orig>piege</orig>
            <reg>piège</reg>
          </choice> qu'il lui <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> tendu à lui-même. Pour remplir cet objet, Cicéron fait usage
          de ce principe universellement reconnu, que la tranquillité n'habite
          point dans un cœur qui médite un grand crime. Il s'attache à montrer,
          que la paix la plus profonde <choice>
            <orig>régnoit</orig>
            <reg>régnait</reg>
          </choice> dans l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice> de Milon, au moment de son départ de Rome, c'est-à-dire,
          quelques heures avant la mort de <choice>
            <sic>Clodius</sic>
            <corr>Claudius</corr>
          </choice>&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice>-il mieux le prouver, que par le choix de ces circonstances
          si minces en elles-mêmes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il rapporte avec tant d'ingénuité&#160;! Un esprit
          occupé, ou plutôt troublé par la disposition d'un grand forfait,
          a-t-il assez de sang-froid pour examiner quel habillement il doit
          prendre, pour se prêter aux <choice>
            <orig>ajustemens</orig>
            <reg>ajustements</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> aux longueurs d'une femme&#160;? De pareilles minuties sont
          à peine supportables, <pb n="192" xml:id="A0192"/> quand on se propose
          une simple promenade.</p>
        <p>Admirez mon peu d'attention, poursuivit Timagèe. En lisant Cicéron, j'<choice>
            <orig>avois</orig>
            <reg>avais</reg>
          </choice> toujours éprouvé l'effet de cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de preuve. Milon me <choice>
            <orig>paroissoit</orig>
            <reg>paraissait</reg>
          </choice> le plus tranquille, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>dès-lors</orig>
            <reg>dès lors</reg>
          </choice> le plus innocent des hommes&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je n'<choice>
            <orig>avois</orig>
            <reg>avais</reg>
          </choice> jamais réfléchi sur l'adresse de l'orateur. C'est
          apparemment par la même raison que <choice>
            <orig>Philippes de Commines</orig>
            <reg>Philippe de Commynes</reg>
          </choice> pour nous prouver la terreur qui <choice>
            <orig>régnoit</orig>
            <reg>régnait</reg>
          </choice> dans les deux armées de Louis XI <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du <choice>
            <orig>Comte de Charolois</orig>
            <reg>Comte de Charolais</reg>
          </choice>, à la journée de <choice>
            <orig>Montlhery</orig>
            <reg>Montlhéry</reg>
          </choice>, s'arrête sur deux circonstances qui, par elles-mêmes, ont
          peu de dignité, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il accompagne même d'une reflexion plaisante.<note
            resp="author"><choice>
              <orig>Chroni. de Louis XI</orig>
              <reg><hi rend="italic">Chronique de Louis XI</hi></reg>
            </choice>, chap. VI, Ed. de 1576.</note><note resp="editor">La <hi
              rend="italic">Chronique de Louis XI, de 1461 à 1483</hi>, première
            édition de 1524, attribuée à Phillippe de Commynes (1447-1511), est
            aujourd'hui connu sous le titre de <hi rend="italic">Mémoires</hi>.
            La citation vient du vol. 1, livre I, chapitre IV&#160;: « La
            bataille de Montlhéry », p. 27-36 dans notre édition de référence
            (voir bibliographie). Le passage entier est le suivant&#160;: « De
            la part du Roy fouyt le conte du Mayne &amp; plusieurs aultres,
            &amp; bien huit cens hommes d'armes. Aulcuns ont voulu dire que
            ledict conte avoit intelligence avecques les Bourguignons&#160;;
            mais à la vérité, je croy qu'il n'en fut oncques riens. Jamais plus
            grand fuyte ne fut des deux costez, &amp; par especial demourerent
            les deux princes aux champ. Du cousté du Roy, fuigt ung homme
            d'estat jusques a Lusignen, sans repaistre, &amp; du costé du conte,
            ung aultre homme de bien jusques au Quesnoy le Conte. Ces deux
            n'avoient garde de se mordre&#160;! » (p. 30).</note><q
            rend="inline">Du côté du Roi, dit-il, fuit un homme d'état, qui
            s'enfuit jusqu'à Lusignan, sans repaître&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> du côte du comte, un autre homme de bien, jusqu'au
            Quesnai-le-Comte. Ces deux n'<choice>
              <orig>avoient</orig>
              <reg>avaient</reg>
            </choice> garde de se mordre l'un l'autre.</q> Cette aveugle
          frayeur de deux seigneurs de marque, nous fait <pb n="193"
            xml:id="A0193"/> conjecturer quelle <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> celle des officiers subalternes <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du soldat.</p>
        <p>Puisque vous parlez des <choice>
            <orig>sentimens</orig>
            <reg>sentiments</reg>
          </choice> intérieurs de l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>, reprit Euphorbe, un bon narrateur ne se contente pas
          toujours de les abandonner à nos conjectures&#160;; souvent il les
          peint lui-même&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ces peintures peuvent être mises au même rang que celles des
          circonstances, puisqu'elles ont les mêmes qualités, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'elles n'embellissent pas moins le récit. Tite-Live est
          inimitable dans ces sortes de tableaux, qu'il a répandus en plusieurs
          endroits de son histoire. Partout ils animent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> échauffent son style. Ce n'est pas assez pour lui de nous
          exposer les actions, les faits <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les choses sensibles qui frappent les <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>&#160;: il nous ouvre, pour ainsi dire, l'esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le cœur de ses personnages, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous y montre le jeu des passions, qui sont les vrais
          ressorts des exploits <choice>
            <orig>éclatans</orig>
            <reg>éclatants</reg>
          </choice>, comme des grands crimes. Choississons-en quelques exemples
          dans le grand nombre de ceux qu'il nous présente. Voici les couleurs
          dont il peint les Horaces <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les Curiaces prêts d'en venir aux mains.<note resp="author"
            >Terni juvenes magnorum exercituum animos gerentes concurrunt. Nec
            his nec illis periculum suum&#160;; publicum imperium servitiumque
            obversatur animo, futuraque ea deinde patriæ fortuna, quam ipsi
            fecissent. <hi rend="italic">Liv</hi>., lib. I, n. 25.</note><note
            resp="editor">Tite-Live, <hi rend="italic">Ab urbe condita</hi>,
            liber I, section 25 (voir bibliographie).</note>
          <q rend="inline">Ces jeunes <pb n="194" xml:id="A0194"/> héros,
            renfermant dans leurs cœurs tout le courage de deux grandes armées,
            s'avancent l'épée à la main, sans penser à leur propre danger&#160;:
            les uns <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les autres ne s'occupent que de l'esclavage ou de l'empire
            réservé à leur patrie. Ils se représentent qu'elle n'aura désormais
            d'autre sort, que celui qu'ils vont lui assurer par leur victoire ou
            leur défaite.</q> Avec quel art <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quelle vérité ce même auteur décrit-il les réflexions que
          firent les Romains, après avoir nommé le jeune Scipion pour succéder,
          en Espagne, à son pere <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> son oncle<note resp="author">Post rem actam, ut jam
            resederat impetus animorum ardorque, silentium subito ortum <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tacita cogi tatio, quidnam egissent novi, quod favor plus
            valuisset quam ratio, AEtatis maxime pœnitebat. Quidam fortunam
            etiam domus horrebant, nomenque ex duabus funestis familiis, in eas
            provincias, ubi inter sepulchra patris patruique res gerendae
            essent, proficiscentis. Lib 26, n.18.</note><note resp="editor"
            >Tite-Live, <hi rend="italic">Ab urbe condita</hi>, liber XXVI,
            section 18 (voir bibliographie).</note>&#160;? <q rend="inline"
            >Tout étant terminé, lorsque les premiers transports furent calmés,
            à cette ardeur succéda un profond silence. Chacun réfléchit sur ce
            qu'il venoit de faire. On se reprochoit d'avoir plus écouté la
            faveur que la raison, dans cette nouveauté. La jeunesse <pb
              xml:id="p195"/> surtout de leur général les <choice>
              <orig>allarmoit</orig>
              <reg>alarmait</reg>
            </choice>&#160;: son nom même, qu'il empruntoit de deux familles
            malheureuses, sembloit avoir quelque chose de sinistre, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ne lui annoncer que des revers dans un pays où il alloit
            commander au milieu des tombeaux de son père <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de son oncle.</q> C'est avec la même force qu'il
          dépeint le désespoir des Romains, enfermés dans les défilés de Caudium
            ;<note resp="author">Lib. 9, n. 2, 3 <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> 4.</note><note resp="editor">Tite-Live, <hi rend="italic"
              >Ab urbe condita</hi>, liber IX, sections 2 à 4 (voir
            bibliographie).</note> leur consternation <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> leurs alarmes à l'arrivée des Gaulois prêts de s'emparer de
            Rome.<note resp="author">Lib. 5, n. 39.</note><note resp="editor"
            >Tite-Live, <hi rend="italic">Ab urbe condita</hi>, liber V, section
            39 (voir bibliographie).</note> Partout, en le lisant, on voit non
          seulement combattre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> agir, mais penser.</p>
        <p>Croyez-vous, interrompit Timagène, que vos <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> latins l'emportent sur les nôtres dans cette partie ?<note
            resp="editor">La comparaison des mérites respectifs des auteur
            classiques et modernes renvoie à la célèbre 'Querelle des Anciens et
            des Modernes'.</note> Pour moi, je ne crains point de mettre en
            parallèle<note resp="editor">Contrairement au reste du texte, la
            graphie du terme est ici moderne.</note> avec tout ce que vous venez
          de citer, le <pb n="196" xml:id="A0196"/> bel endroit de Corneille sur
          la mort de Pompée&#160;; </p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Aucun gémissement à son cœur échappé </l>
            <l>Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé. </l>
            <l>Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle </l>
            <l>Ce qu'eut de beau sa vie, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> ce qu'on dira d'elle,</l>
            <l>Et tient la trahison que le roi leur prescrit </l>
            <l>Trop au-dessous de lui, pour y prêter l'esprit, </l>
            <l>Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre </l>
            <l>Et son dernier soupir est un soupir illustre, </l>
            <l>Qui de cette grande âme achevant les destins, </l>
            <l>Étale tout Pompée aux yeux des assassins.<note resp="editor"
                >Pierre Corneille, <hi rend="italic">La Mort de Pompée</hi>,
                1643 (voir bibliographie), acte II, scène
          2.</note></l></q></p>
        <p>C'est bien penser, assurément, que de faire penser ainsi un
          héros&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je ne puis m'empêcher d'appliquer à l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> lui-même son derniers vers, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de dire, que ce magnifique morceau étale tout Corneille aux <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> de ses lecteurs.</p>
        <p>Pour vous prouver, continua Euphorbe, que je <choice>
            <orig>reconnois</orig>
            <reg>reconnais</reg>
          </choice> tout le mérite des modernes, j'ajouterai à l'exemple que
          vous apportez, celui de M. Fléchier, <pb n="197" xml:id="A0197"/> dans
          l'oraison funèbre<note resp="editor">Contrairement au reste du texte, la graphie du
            terme est ici moderne.</note> du vicomte de Turenne. <q
            rend="inline">Turenné meurt, tout se confond, la fortune chancelle,
            la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des
            alliés se rallentissent, le courage des troupes est abattu par la
            douleur <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ranimé par la vengeance&#160;; tout le camp demeure
            immobile&#160;; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> non pas aux blessures qu'ils ont reçues&#160;; les pères
            mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général
            mort.</q><note resp="editor">Esprit Fléchier, <hi rend="italic"
              >Oraison funébre de [...] Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de
              Turenne</hi>, 1676 (voir bibliographie).</note> ... Rien n'est
          plus curieux, pour un lecteur, que de découvrir ainsi tous les
          sentiments qui partagent un grand peuple. Nous apprendre ce qu'ont
          fait les hommes, c'est nous instruire à demi&#160;; il faut les faire <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> eux-mêmes.</p>
        <p>Si les historiens, répliqua Timagène, sont tenus de nous faire <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> ceux dont ils parlent, ils ont pour cela, ce me semble, un
          moyen bien facile&#160;: ce sont les <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les portraits. Ils y rencontrent le double avantage de
          plaire <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'instruire.<note resp="editor">Renvoi au précepte d'origine
            horacienne de 'prodesse <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> delectare'&#160;; voir Horace, <hi rend="italic">Ars
              poetica</hi>, vers 333&#160;: « Aut prodesse volunt aut delectare
            poetae ».</note> Mais à propos de cette question, je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> bien <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> la différence exacte de ce qu'on appelle portraits, <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> descriptions.</p>
        <p>On peut avoir à peindre, répartit <pb n="198" xml:id="A0198"/>
          Euphorbe, une action, un lieu, un être raisonnable ou supposé tel. Le
          détail d'un fait particulier, par exemple, d'une bataille, d'une
          tempête, d'un voyage, l'énumération de ce qui compose un pays ou un
          canton, s'appelle description.<note resp="editor">Cette définition de
            la description représente, par rapport à la mise en place
            progressive, au XVIIIe siècle, d'une opposition structurelle entre
            description et narration, une prise de position
            traditionnaliste.</note> Le portrait <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice> ne conviennent qu'aux êtres raisonnables, ou du moins
          animés&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans cette <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice>, le portrait expose les qualités extérieures <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> intérieures&#160;; au lieu que le <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>, pris à la rigueur, doit se borner à celle de l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice>&#160;: mais souvent on le confond avec le portrait, comme
          vous le pouvez voir dans <choice>
            <orig>la Bruyere</orig>
            <reg>La Bruyère</reg>
          </choice>. Un rhéteur vous <choice>
            <orig>feroit</orig>
            <reg>ferait</reg>
          </choice> d'autres divisons, qui ne sont admises que dans les
          écoles.</p>
        <p>Quelque nom qu'on leur donne, reprit Timagène, avouez que les uns <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les autres font un bel effet dans le récit, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> y jettent beaucoup d'ornement. D'ailleurs, ces morceaux <choice>
            <orig>saillans</orig>
            <reg>saillants</reg>
          </choice> ont l'avantage de faire une impression plus vive sur
          l'esprit, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>par-là</orig>
            <reg>par là</reg>
          </choice> se gravent plus aisément dans la mémoire. Je n'oublierai
          jamais la description du combat de Télémaque avec Hyppias. <q
            rend="inline">À peine Télémaque eut tiré son épée, qu'Hyppias, qui
            voulait profiter de l'avantage <pb n="199" xml:id="A0199"/> de sa
            force, se jeta sur le jeune fils d'Ulysse pour la lui arracher.
            L'épée se rompt dans leurs mains&#160;: ils se saisissent <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se serrent l'un l'autre&#160;; les voilà, comme deux bêtes
            cruelles qui cherchent à se déchirer&#160;: le feu brille dans leurs
            yeux&#160;; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent,
            ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà
            aux prises pieds contre pieds, mains contre mains&#160;; ces deux
            corps entrelacés paraissent n'en faire qu'un&#160;: mais Hippias,
            d'un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la
            tendre jeunesse <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait
            ses genoux chanceler. Hippias le voyant ébranlé, redouble ses
            efforts. C'en <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> fait du fils d'Ulysse, il allait porter la peine de sa
            témérité <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur
            lui, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour
            l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur.</q><note
            resp="editor">Fénelon, <hi rend="italic">Les Aventures de
              Télémaque</hi>, 1699 (voir bibliographie), livre XIII, p.
            277-278.</note> N'êtes-vous point enchanté, comme moi, de la
          vivacité de cette peinture&#160;? <q rend="italic">Les voilà,
            comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer</q>. On
          suit tous leurs <choice>
            <orig>mouvemens</orig>
            <reg>mouvements</reg>
          </choice>. <q rend="italic">Ils se raccourcissent, <pb n="200"
              xml:id="A0200"/> ils s'allongent, ils se baissent, ils se
            relevent.</q> ... Voilà ce que le pinceau ne peut exprimer sur
          la toile. C'est moins une lecture, qu'un spectacle intéressant.<note
            resp="editor">Ici affleure la problématique du paragone, de la
            comparaison des arts&#160;: la limitation de la peinture à
            l'instant, la capacité du récit de représenter le mouvement dans le
            temps, le caractère visuel et théâtral d'un tel passage de
            texte.</note></p>
        <p>J'admire encore plus que tout cela, ajouta Euphorbe, la sagesse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le naturel qui <choice>
            <orig>regnent</orig>
            <reg>règnent</reg>
          </choice> dans l'ordonnance de ce tableau. Point d'idée gigantesque,
          point de confusion, point d'expressions outrées ou inutiles. Au reste,
          n'avez-vous pas un petit intérêt particulier, qui vous rend plus cher
          encore ce morceau vraiment beau par lui-même&#160;? Messieurs les
          militaires ont cela de commun avec les jeunes gens&#160;; ils se
          passionnent pour tout ce qui a quelque rapport avec la guerre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les combats.</p>
        <p>Tout comme il vous plaira, répliqua Timagène&#160;; mais vous ne
          pouvez disconvenir que cet intérêt ne soit bien légitime, quand
          l'écrivain a le talent de le faire naître. II y a une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'adresse dans le récit qui le transforme, pour ainsi dire,
          en drame, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui lui donne toute la vivacité d'une action, lorsqu'on sait
          ne présenter au lecteur que ce qui <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> être aperçu par un spectateur, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> lui laisser deviner tout le reste. Il me semble que <choice>
            <orig>c'est-là</orig>
            <reg>c'est là</reg>
          </choice> le plus grand art de <pb n="201" xml:id="A0201"/> Tite-Live
          dans le fameux combat des Horaces <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des Curiaces.<note resp="author">Consederant utrimque pro
            castris duo exercitus, periculi magis præsentis quam curae expertes.
            Quippe imperium agebatur, in tam pancorum virtute atque fortuna
            positum. Itaque ergo erecti suspensique in minime gratum spectaculum
            animo intenduntur. Datur signum. ... Ut primo statim concursu
            increpuere arma, micantesque fulsere gladii, horror ingens
            spectantes perstringit&#160;: et neutro inclinata spe, torpebat vox
            spiritusque. Conseriis [p202] deinde manibus cum jam non motus
            tantum corporum agitatioque anceps telorum armorumque, sed vulnera
            quoque et sanguis spectaculo essent, duo Romani super alium alius,
            vulneratis tribus Albanis, exspirantes corrueruerunt. Ad quorum
            casum cura conclamasset gaudio Albanus exercitus, Romanas legiones
            jam spes tota, nondum tamen cura deseruerat, exanimes vice unius,
            quem tres Curiatii circumsteterant. Forte is integer fuit, ut
            universis solus nequaquam par, sic adversus singulos [p203] ferox.
            Ergo ut segregaret pugnam eorum, capessit fugam, ita ratus
            secuturos, ut quemque vulnere affectum corpus sineret. Jam
            aliqnantum spatii ex eo loco, ubi pugnatum est, aufugerat, cum
            respiciens videt magnis intervallis sequentes&#160;: unum haud
            procul ab sese abesse&#160;: in eum magno impetu redit. Et dum
            Albanus exercitus inclamat Curiatiis, ut opem ferant fratri, jam
            Horatius coeso hoste victor [p204] secundam pugnam petebat. {Tunc}
            clamore, qualis ex insperato faventium solet, Romani adjuvant
            militem suum, et ille defungi praelio festinat. <hi rend="italic"
              >Dec</hi>. 1. <hi rend="italic">Lib</hi>. I n. 25.</note><note
            resp="editor">Tite-Livre, <hi rend="italic">Ab Urbe condita</hi>
            (voir bibliographie), liber I, section 25.</note>
          <q rend="inline">Les deux armées, dit-il, s'étaient placées devant
            leurs retranchements, pour être témoins d'un combat, où, sans
            partager le danger, elles avaient grande part aux craintes <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> aux alarmes. Il ne s'agissait de rien moins que de
            l'empire, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> leur sort dépendait de la bravoure <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> du bonheur d'un petit nombre de combattants. Ainsi, dans
            l'agitation <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'incertitude, tous portent leur attention vers un
            spectacle qui n'avait pour eux rien d'agréable. On donne le signal.
            ... au premier choc, le bruit des armes, l'éclat effrayant des épées
            jettent une secrète horreur dans l'âme des spectateurs. Tandis qu'un
            égal avantage tient l'espoir en suspens, l'inquiétude <pb n="202"
              xml:id="A0202"/>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le silence règne des deux côtés. Bientôt le combat
            s'anime&#160;: alors ce ne sont plus seulement les diverses
            attitudes des combattants, le mouvement irrégulier des traits <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des armes qui frappent les yeux&#160;: on apperçoit des
            blessures&#160;; on voit couler du sang. Aussitôt deux des champions
            Romains tombent morts sous les coups des Albains, qui demeurent
            blessés tous ses trois. À cette vue, l'armée d'Albe pousse de grands
            cris de joie. Les légions Romaines, en perdant toute espérance, <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> encore dans les plus cruelles alarmes sur le sort du
            dernier des Horaces environné de ses trois ennemis. Heureusement il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> sans blessure, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> comme il ne <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice>
            <pb n="203" xml:id="A0203"/> tenir seul contr'eux tous, aussi
            était-il supérieur en forces à chacun d'eux en particulier. Ainsi,
            pour diviser leurs efforts, il prend la fuite, prévoyant bien que
            leurs blessures ne leur permettraient pas de le suivre d'un pas
            égal. A peine était-il à quelque distance du lieu où s'était livré
            le combat, qu'il se retourne <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> voit derrière lui ses ennemis séparés les uns des autres
            par un assez grand intervalle. Il vient rapidement tomber sur le
            premier, qui n'était pas fort éloigné&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> pendant que les Albains crient aux autres Curiaces de
            secourir leur frère, Horace l'a déjà renversé à ses pieds, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vole à une seconde victoire. Les Romains alors animent
            leur champion par ces clameurs que produit ordinairement un succès
            inespéré dans des hommes <pb n="204" xml:id="A0204"/> qui y prennent
            le plus grand intérêt. Le héros de Rome se hâte de <choice>
              <sic>termiminer</sic>
              <corr>terminer</corr>
            </choice> ce nouveau combat.</q> N'y a-t-il pas là-dedans une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de magie qui nous transporte successivement dans l'une <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans l'autre armée, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui met sous nos <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> tout ce que <choice>
            <orig>pouvoit</orig>
            <reg>pouvait</reg>
          </choice> découvrir un soldat Romain ou Albain&#160;? On ne s'arrête
          point à nous peindre les regards <choice>
            <orig>menaçans</orig>
            <reg>menaçants</reg>
          </choice> de ces guerriers, les coups qu'ils se portent&#160;; on ne
          nous dit point de quelle <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> les trois Albains furent blessés, par quelle adresse ou par
          quel bonheur, <choice>
            <orig>bien-tôt</orig>
            <reg>bientôt</reg>
          </choice> après ils firent mordre la <choice>
            <orig>poussiere</orig>
            <reg>poussière</reg>
          </choice> à deux Horaces. Tout cela ne peut être aperçu que par les <choice>
            <orig>combattans</orig>
            <reg>combattants</reg>
          </choice> eux-mêmes. Mais nous entendons le bruit des armes, nous
          voyons briller ses épées, nous suivons des <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>mouvemens</orig>
            <reg>mouvements</reg>
          </choice> confus de ces héros, leurs blessures, leur sang qui rougit
          la terre&#160;; objets plus propres encore à exciter l'inquiétude que
          les premiers. <choice>
            <orig>Bien-tôt</orig>
            <reg>Bientôt</reg>
          </choice> la scène change&#160;; deux <pb n="205" xml:id="A0205"/>
          Romains succombent, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> un seul se trouve exposé aux assauts de trois adversaires.
          Quelle est l'<choice>
            <orig>ame</orig>
            <reg>âme</reg>
          </choice> assez insensible pour n'être point émue par des objets aussi <choice>
            <orig>frappans</orig>
            <reg>frappants</reg>
          </choice> ?</p>
        <p>Je ne m'aviserai plus, reprit Euphorbe, de plaisanter Messieurs les
          militaires&#160;: je vois qu'ils savent se défendre autrement que
          l'épée à la main. Au surplus, je <choice>
            <orig>voulois</orig>
            <reg>voulais</reg>
          </choice> vous dire, que si les descriptions de combats font un bel
          effet dans le récit, il en est d'autres plus riantes, qui n'y
          répandent pas moins d'ornement. J'en prends à témoin ce joli morceau
          que l'on trouve dans la Lettre où <choice>
            <orig>Mad.</orig>
            <reg>Madame</reg>
          </choice> de Sévigné décrit le passage du Rhin. <q rend="inline"
            >Le chevalier de Nantouillet <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> tombé de cheval&#160;; il va au fond de l'eau, il revient,
            il retourne, il revient encore&#160;; enfin il trouvé la queue d'un
            cheval, il s'y attache&#160;; ce chevai le mène à bord, il monte sur
            le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> revient gaillard.</q><note resp="editor">Voir Madame
            de Sévigné, <hi rend="italic">Lettres de Madame de Sévigné et de
              Maintenon</hi>, avec une préface et des notes par M. de Lévizac,
            [...], troisième édition revue et corrigée, Paris&#160;: Gabriel
            Dufour, 1805, p. 115.</note> Quel tableau plus agréable, que cette
          description de la Bétique ?<note resp="editor">La Bétique est une
            province romaine (Hispania Baetica) dans le sud de l'actuelle
            Espagne.</note>
          <q rend="inline">Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sous un ciel pur qui est toujours serein. Le pays a pris
            son nom du fleuve qui se jette dans l'océan assez près <pb n="206"
              xml:id="A0206"/> des colonnes d'Hercule, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de cet endroit où la <choice>
              <sic>mere</sic>
              <corr>mer</corr>
            </choice> furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de
            Tarsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les
            délices de l'âge d'or&#160;: les hivers y sont tièdes&#160;; les
            rigoureux aquilons n'y soufflent jamais&#160;; l'ardeur du soleil y
            est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent
            adoucir l'air vers le milieu du jour&#160;: ainsi, toute l'année
            n'est qu'un heureux hymen du printemps <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de l'automne, qui semblent se donner la
            main.</q><note resp="internal">Desit: source, Madame de Sévigné.</note> Toutes
          ces peintures, sans être essentielles à l'objet principal,
          l'enrichissent beaucoup. Ainsi, la superbe architecture qui remplit le
          fond d'un tableau, est indépendante de l'action qu'il
          représente&#160;; mais elle forme un ensemble qui attire les regards
          des <choice>
            <orig>connoisseurs</orig>
            <reg>connaisseurs</reg>
          </choice>.</p>
        <p>De votre comparaison, interrompit Timagène, il s'ensuit que la
          description doit être propre au sujet que l'on traite. Je ne peindrai
          pas Adam <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Eve</orig>
            <reg>Ève</reg>
          </choice> dans un riche palais, ni les <choice>
            <orig>Peres</orig>
            <reg>Pères</reg>
          </choice> du désert dans de magnifiques jardins. Que de lieux communs
          où l'on décrit une campagne, un torrent, une tempête, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui peuvent convenir à toutes sortes de sujets&#160;? <pb
            n="207" xml:id="A0207"/> Ce sont des <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>pieces</orig>
            <reg>pièces</reg>
          </choice> de rapport qu'on déplace à son gré <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'on enchâsse où l'on veut. On <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> en faire un répertoire disposé par lettres alphabétiques en
          forme de dictionnaire, pour la commodité des plagiaires.<note
            resp="editor">Ce passage est cité par Jean-Michel Adam. La
            condamnation des descriptions topiques est elle-même topique dans le
            discours sur la description&#160;; elle est nuancée dans les pages
            qui suivent, d'une manière caractéristique de la structure
            dialogique de l'<hi rend="italic">Essai sur le récit</hi>.</note> Je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice>, pour moi, qu'il n'y eût point de description qui ne fût
          attachée à la place qu'elle occupe par quelques traits particuliers <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nécessaires, comme celles que vous venez de rapporter.</p>
        <p>Votre <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice> est un peu <choice>
            <orig>sévere</orig>
            <reg>sévère</reg>
          </choice>, répartit Euphorbe. L'exactitude de la prose ne souffre
          point, il est vrai, ces peintures générales <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> communes. La sévérité de l'histoire ne permet pas non plus
          qu'on y répande les fleurs avec prodigalité, comme fait l'historien
          latin d'Alexandre-le-Grand, dans la description du <choice>
            <orig>Fleuve</orig>
            <reg>fleuve</reg>
          </choice> Marsyas,<note resp="author">Quint. Curc. l. 3.</note><note
            resp="editor">Quinte-Curce, Historiarum <hi rend="italic">Alexandri
              Magni Libri</hi>, liber 3 (voir bibliographie).</note> dans
          l'aventure d'Abdalomine, <note resp="author"><hi rend="italic"
              >Ibid</hi>. l. 4.</note> dans les regrets de Sisygambis à la mort
          d'Alexandre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans quelques autres endroits. Mais la <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice> étant plus susceptible d'<choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice>, elle est plus indulgente. Elle admet ces détails où
          l'imagination se joue <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> distrait un moment son lecteur, pourvu qu'ils ne soient
          point copiés <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'ils aient des bornes convenables. Dans l'un <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <pb n="208" xml:id="A0208"/> dans l'autre genre, faire une description
          trop longue est un écart, mais surtout, lorsqu'elle n'a que peu ou
          point de rapport à la <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice> dont l'écrivain doit être occupé.</p>
        <p>Vous voulez que ces descriptions ne soient pas copiées, répliqua
          Timagène&#160;; cela, en vérité, ne me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> pas commun. Je vais vous en rassembler sur un même sujet
          quelques-unes tirées des meilleurs auteurs anciens <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> modernes, où vous remarquerez précisément les mêmes idées, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quelque différence seulement dans l'expression. Je trouve la <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice> dans Ovide. <note resp="author">La tempête devient
            affreuse&#160;: les vents déchaînés de tous côtés se font la guerre, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> soulèvent les mers indignées. Le pilote lui-même effrayé,
            avoue qu'il ne sait plus dans qu'elle situation il est, ni ce qu'il
            doit décider [p209] ou commander&#160;: tant le danger est pressent, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'emporte sur tout son art. Les cris des hommes se mêlent
            aux sifflements des cordages, aux fracas des vagues qui se brisent,
            au bruit affreux du tonnerre. Les flots amoncelés semblent s'élancer
            vers l'olympe, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> porter leurs cimes humides jusqu'aux nues. En même temps
            des torrents de pluie tombent de la voûte céleste&#160;; on croirait
            que tout le ciel descend dans la mer, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que l'océan irrité veut prendre la place de l'empirée. Les
            voiles sont trempées d'eau&#160;: les flots se confondent avec les
            nuages&#160;: les ténèbres épaisses de la nuit sont redoublées par
            celles de la tempête&#160;: les éclairs <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le tonnerre les dissipent pourtant de temps en [p210]
            temps, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> donnent une lumière effrayante&#160;; les eaux sont
            embrâsées par la foudre. L'art est sans ressource&#160;; le
            désespoir s'empare de tous les cœurs, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> chacun des flots qui s'élancent, semble apporter avec soi
            la mort.<note resp="author"><choice>
                <orig>Métam</orig>
                <reg><hi rend="italic">Métamorphoses</hi></reg>
              </choice>. Lib. 12.</note>Il s'agit en fait du livre XI des <hi
              rend="italic">Métamorphoses</hi> d'Ovide (voir bibliographie),
            lignes 490-538.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Aspera crescit hyems, omnique à parte feroces </l>
            <l>Bella gerunt venti, fretaque indignantia miscent. </l>
            <l>Ipse pavet, nec se, quis sit status, ipse fatetur </l>
            <l>Scire ratis rector, nec quid jubeatve, velitve :</l>
            <l><pb n="209" xml:id="A0209"/> Tanta mali moles, tantoque potentior
              arte est </l>
            <l>Quippe sonant clamore viri&#160;; stridore rudentes, </l>
            <l>Undarum incursu gravis unda, tonitribus aether, </l>
            <l>Flactibus erigitut, cœlumque aequare videtur </l>
            <l>Pontus, et inductas aspergine tangere nubes ... </l>
            <l>Ecce cadunt largi resolutis nubibus imbres, </l>
            <l>Inque fretum credas totum descendere cœlum, </l>
            <l>Inque plagas cœli tumefactum ascendere pontum. </l>
            <l>Vela madent nimbis, et cum cœlestibus undis </l>
            <l>AEquoreæ miscentur aquae&#160;: caret ignibus aether&#160;; </l>
            <l><pb n="210" xml:id="A0210"/> Caecaque nox premitur tenebris
              hyemisque suisque. </l>
            <l>Discutiunt tamen has, praebentque micantia lumen </l>
            <l>Fulmina, fulmineis ardescunt ignibus undae. </l>
            <l>Deficit ars, animique cadunt&#160;; totidemque videntur. </l>
            <l>Quot veniunt fluctus, ruere atque irrumpere mortes.</l>
          </q></p>
        <p>Voyons maintenant ce que dit Virgile sur le même objet :<note
            resp="author">L'Eutus, le Notus, l'Africus fécond en orages
            s'étendent sur la mer, la bouleversent jusque dans ses abîmes, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> poussent sur le rivage des vagues énormes. De tous côtés
            les [p211] cris des hommes se mêlent au sifflement des cordages. A
            l'instant, les nuages dérobent le ciel <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le jour aux yeux des Troyens&#160;: une nuit affreuse
            couvre les flots. Le tonnerre gronde&#160;; l'air est embrasé de
            mille éclairs, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tout offre à ces infortunés une mort présente. Les uns
            sont suspendus au sommet d'une vague&#160;; les autres voyent un
            gouffre s'ouvrir sous leurs pieds <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> découvrent la terre à travers les flots. L'onde bouillonne
            au fond de ses sables. <hi rend="italic">AEn</hi>., lib. I. v.
            84.</note><note resp="editor">Virgile, Énéide, liber I, vers 84-91
            et 106-107 (voir bibliographie).</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Incubuere mari, totumque à sedibus imis </l>
            <l>Una Eurus Notusqne ruunt creberque procellis </l>
            <l>Africus, et vastos volvunt ad littora fluctus. </l>
            <l>Insequitur clamorque virum, stridorque rudentum :</l>
            <l>Eripiunt subito nubes cœlumque diemque </l>
            <l><pb n="211" xml:id="A0211"/> Teucrorum ex oculis&#160;; ponto nox
              incubat atra. </l>
            <l>Intonuere poli, et crebris micat ignibus aether, </l>
            <l>Praesentemque viris intentant omnia mortem. ... </l>
            <l>Hi summo in fluctu pendent, his unde dehiscens </l>
            <l>Terram inter fluctus aperit&#160;: furit aestus arenis. </l>
          </q></p>
        <p>Rapprochons de ces deux <choice>
            <orig>poëtes</orig>
            <reg>poètes</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice>, traduit par Boileau.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Comme l'on voit les flots soulevez par l'orage,</l>
            <l>Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à leur rage&#160;; </l>
            <l>Le vent avec fureur dans les voiles frémit, </l>
            <l>La mer blanchit d'écume, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> l'air au loin gémit. </l>
            <l>Le matelot troublé, que son art abandonne, </l>
            <l>Croit voir dans chaque flot la mort qui l'environne. <note
                resp="editor">Homère, <hi rend="italic">Iliade</hi>, traduction
                de Boileau (voir bibliographie).</note></l></q></p>
        <p><pb n="212" xml:id="A0212"/> Voici comme s'exprime l'auteur de la <choice>
            <orig>Henriade</orig>
            <reg><hi rend="italic">Henriade</hi></reg>
          </choice>.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit&#160;; </l>
            <l>L'air siffle, le ciel gronde, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> l'onde au loin gémit&#160;: </l>
            <l>Les vents sont déchaînés sur les vagues émues&#160;; </l>
            <l>La foudre étincelante éclate dans les nues&#160;; </l>
            <l>Et le feu des éclairs, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> l'abîme des flots </l>
            <l>Montrent partout la mort aux pâles matelots.<note resp="editor"
                >Voltaire, <hi rend="italic">La Henriade</hi> (voir
                bibliographie), chant premier.</note></l></q></p>
        <p>Enfin ce tableau tracé par Oreste dans la tragédie d'<choice>
            <orig>Electre</orig>
            <reg><hi rend="italic">Électre</hi></reg>
          </choice>, peut figurer à côté de ceux-là.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>La mer en un moment se mutine <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> s'élance</l>
            <l>L'air mugit, le jour fuit, une épaisse vapeur </l>
            <l>Couvre d'un voile affreux les vagues en fureur. </l>
            <l>La foudre éclairant seule une nuit si profonde, </l>
            <l>À sillons redoublés ouvre le ciel <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> l'onde, </l>
            <l>Et comme un tourbillon, embrassant nos vaisseaux, </l>
            <l>Semble en sources de feu bouillonner sur les eaux. </l>
            <l>Les vagues quelquefois nous portent sur leurs cimes, </l>
            <l>Nous font rouler après sous de vastes abîmes, </l>
            <l>Où les éclairs pressés pénétrant avec nous, </l>
            <l>Dans des gouffres de feu semblent nous plonger tous. </l>
            <l><pb n="213" xml:id="A0213"/><note resp="editor">La pagination
                originale, qui indique ici '231', est érronnée.</note> Le pilote
              effrayé que la flamme environne, </l>
            <l>Aux rochers qu'il fuyait lui-même s'abandonne.<note resp="editor"
                >Crébillon, <hi rend="italic">Électre</hi>, 1708 (voir
                bibliographie), acte II, scène 1.</note></l></q></p>
        <p>Il ne s'agit point d'examiner ici si la majesté énergique de Virgile
          l'emporte sur l'ingénieuse fécondité d'Ovide&#160;; qui des Français
          ou des Latins, ont la touche plus mâle ou le coloris plus
          frappant&#160;; je veux seulement vous faire observer que l'on
          rencontre ici partout les mêmes idées, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il n'y a de variété que dans l'expression. Chez les
          Latins, comme chez les Français, tout se réduit à nous représenter les
          vents déchaînés, les vagues soulevées jusqu'aux cieux, les cris <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le desespoir des matelots, le bruit du tonnerre, le feu des
          éclairs, enfin le pilote sans ressource, qui s'abandonne à la merci
          des flots.</p>
        <p>Avant de yous répondre, reprit Euphorbe, souffrez que je vous fasse
          une petite remarque. Sans cet étalage de <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice>, l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> des <choice>
            <sic>Pseaumes</sic>
            <corr>Psaumes</corr>
          </choice> en a dit en quatre mots, autant que tous les <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> que vous avez cités<note resp="author"><q rend="italic"
              >Dixit, et stetit spiritus procellæ, et exaltati sunt fluctus
              ejus. Ascendunt usque ad caelos, et descendunt usque ai abissos.
              ... Turbati sunt, et moti sunt sicut ebrius, et omnis sapientia
              eorum devorata est.</q> Ps. 106.</note>.<note resp="editor"
            >Psaumes.</note>
          <q rend="inline">Dieu parle&#160;: <pb n="214" xml:id="A0214"/>
            les vents <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la tempête se déchaînent&#160;; les flots se soulèvent,
            ils montent jusqu'aux cieux, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> descendent jusqu'aux abîmes. Le trouble <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'agitation des matelots, les rendent semblables à un
            homme ivre. Toute leur habileté s'est évanouie.</q> Ne <choice>
            <orig>croiroit</orig>
            <reg>croirait</reg>
          </choice>-on pas que ces versets ont servi de <choice>
            <orig>modele</orig>
            <reg>modèle</reg>
          </choice> à vos descriptions&#160;? Je reviens maintenant à votre
          difficulté. Lorsqu'on fait un portrait d'après nature, on est renfermé
          dans un cercle de circonstances qu'on ne peut franchir, sans tomber
          dans le défaut qu'Horace reproche à certains <choice>
            <orig>poëtes</orig>
            <reg>poètes</reg>
          </choice>, de mettre les dauphins dans les forêts <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les sangliers dans les eaux, pour répandre du merveilleux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la variété dans leurs compositions&#160;: </p>
        <p><q rend="verse">
            <l><note resp="author">Art. Poet. v. 29.</note><hi rend="italic">Qui
                variare cupit rem prodigialiter unam,</hi></l>
            <l><hi rend="italic">Delphinum sylvis appingit, fluctibus
                aprum.</hi><note resp="editor">Horace, <hi rend="italic">Ars
                  poetica</hi>, vers 29-30.</note></l></q></p>
        <p>Il n'est donc pas étonnant que plusieurs grands <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> se rencontrent dans les <pb n="215" xml:id="A0215"/>
          tableaux qu'enfante leur imagination. Plus ils ont de goût, plus ils
          doivent se rapprocher, parce qu'ils copient le même <choice>
            <orig>modele</orig>
            <reg>modèle</reg>
          </choice>, c'est-à-dire, la nature, qui est une. Puiser dans cette
          source féconde, ce ne fut jamais être plagiaire. On ne l'est que quand
          on s'attribue, comme un bien propre, les expressions, les pensées, ou
          le plan d'un auteur. Par exemple, je ne puis voir, sans peine, un bon
          historien de nos jours, transcrire mot pour mot, avec quelques légers <choice>
            <orig>changemens</orig>
            <reg>changements</reg>
          </choice>, jusqu'à huit pages du <choice>
            <orig>Césarion</orig>
            <reg><hi rend="italic">Césarion</hi></reg>
          </choice> de l'abbé de Saint-Réal, au sujet du rétablissement de
          Ptolomée Auletes.<note resp="author">Hist. Anç. l. 21, art. 2, §
            1.</note><note resp="editor">Bérardier fait allusion, ici, à César
            de Saint-Réal, et son ouvrage intitulé <hi rend="italic">Césarion,
              ou Entretiens divers</hi>, 1684 (voir bibliographie).. Nous
            n'avons pas encore pu identifier l'Histoire ancienne en
            question.</note><note resp="internal">(Desit: inclure référence sur "nature"&#160;;
            vérifier référence de l'Hist Anc.).</note> Mais peut-on trouver
          mauvais que, dans la description d'un combat, on nous mette sous les <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> des morts, des <choice>
            <orig>mourans</orig>
            <reg>mourants</reg>
          </choice>, le bruit des armes, la fuite des uns, la poursuite des
          autres&#160;? ce sont les parties essentielles de l'objet qu'on
          traite. Tout ce que je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> conclure du petit inconvénient, que vous venez de remarquer,
          c'est qu'il faut employer rarement ces <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice> de lieux communs, <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> dans la prose. On n'a point cet écueil<note resp="editor"
            >Contrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici
            moderne.</note> à craindre dans les portraits <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <pb n="216" xml:id="A0216"/>
          <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice>. Ils ont tous des traits qui leur sont propres, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que le peintre doit saisir. Il <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> inexcusable, si son tableau <choice>
            <orig>convenoit</orig>
            <reg>convenait</reg>
          </choice> également à plusieurs personnes différentes.</p>
        <p>Il y a pourtant, interrompit Timagène, des portraits qu'on appelle
          généraux&#160;; tels que sont ceux de l'avare, du prodigue, de
          l'ambitieux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plusieurs autres. N'en est-il pas de ces morceaux, comme des
          descriptions&#160;? Si toutes les batailles se ressemblent, tous les
          avares ont quelque chose de commun.</p>
        <p>Cela est vrai, jusqu'à un certain point, continua Euphorbe&#160;;
          mais quelque généraux que soient ces <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice>, ils empruntent des lieux, des temps, des usages, des
          inclinations différentes, certaines nuances <choice>
            <orig>particulieres</orig>
            <reg>particulières</reg>
          </choice> qui les distinguent. L'avare de nos jours a quelques teintes
          que n'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> pas celui des Grecs <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des Romains&#160;: comme le <choice>
            <orig>Petit-Maître</orig>
            <reg>petit-maître</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>Anglois</orig>
            <reg>anglais</reg>
          </choice> n'est pas celui de Paris.</p>
        <p>J'<choice>
            <orig>ajouterois</orig>
            <reg>ajouterais</reg>
          </choice> à ce que vous dites, répliqua Timagène, que ces <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> généraux me <choice>
            <orig>paroissent</orig>
            <reg>paraissent</reg>
          </choice> composés comme la Vénus de ce fameux sculpteur Grec, qui
          réunit dans ce seul chef-d'œuvre les plus beaux traits qu'il aperçut
          dans toutes les femmes de la ville.<note resp="internal">Desit&#160;: commentaire et
            source sur la Vénus&#160;; beau idéal par assemblage&#160;;
            Becq.</note> D'où il s'ensuit <pb n="217" xml:id="A0217"/> qu'ils
          sont moins des peintures <choice>
            <orig>particulieres</orig>
            <reg>particulières</reg>
          </choice>, qu'un assemblage de <choice>
            <orig>différens</orig>
            <reg>différents</reg>
          </choice> portraits&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cela est si vrai, que leur mérite est plus grand, à
          proportion qu'ils ressemblent à un plus grand nombre de personnes dans
          le même genre.</p>
        <p>Votre raison, poursuivit Euphorbe, est encore meilleure que la
          mienne, pour prouver, qu'il ne faut pas leur appliquer à la rigueur ce
          que je <choice>
            <orig>disois</orig>
            <reg>disais</reg>
          </choice> tout-à-l'heure des traits qui leur sont propres&#160;;
          qu'ils ont quelque ressemblance avec les descriptions&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que ma réflexion ne peut regarder que les portraits
          proprement dits, c'est-à-dire, ceux qui sont particuliers.
          Arrêtons-nous donc à ceux-ci, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> contentons-nous d'y chercher ce que la peinture se prescrit
          à elle-même, dans ceux qu'elle nous offre, une ressemblance exacte, un
          riche coloris, une attitude naturelle <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> gracieuse. Si, pour peindre tel ou tel général d'armée, je
          me <choice>
            <orig>contentois</orig>
            <reg>contentais</reg>
          </choice> de dire, qu'il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> d'une naissance illustre, qu'il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> étudié l'art de la guerre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> toutes les parties qui en dépendent, qu'il <choice>
            <orig>connaissoit</orig>
            <reg>connaissait</reg>
          </choice> toutes les ressources des ennemis <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les siennes, que, dans l'action, il <choice>
            <orig>commandoit</orig>
            <reg>commandait</reg>
          </choice> en grand capitaine <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se <choice>
            <orig>battoit</orig>
            <reg>battait</reg>
          </choice> en soldat, <pb n="218" xml:id="A0218"/> j'en <choice>
            <orig>donnerois</orig>
            <reg>donnerais</reg>
          </choice> une idée magnifique, mais qui peut convenir à plusieurs de
          ceux dont nous trouvons les noms dans l'histoire. Ce n'<choice>
            <orig>est-là</orig>
            <reg>est là</reg>
          </choice> qu'un modèle dégrossi <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui n'est point caractérisé, ou, <choice>
            <orig>tout-au-plus</orig>
            <reg>tout au plus</reg>
          </choice>, un de ces portraits généraux dont nous venons de
          parler.</p>
        <p>Pensez-vous donc, dit alors Timagène, qu'il en soit d'un portrait,
          comme d'une énigme, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'on doive en deviner l'objet, sans qu'il soit nommé ?</p>
        <p>Non, répondit Euphorbe&#160;; mais je crois qu'il doit avoir certains
          traits particuliers à la personne qu'il représente. Voyez, par
          exemple, celui-ci, tracé de la main de M. Bossuet<note resp="author"><choice>
              <orig>Or. Fun.</orig>
              <reg><hi rend="italic">Oraison funèbre</hi></reg>
            </choice> de la reine d'Angleterre.</note><note resp="editor"
            >Jacques-Bénigne Bossuet est l'auteur de l'<hi rend="italic">Oraison
              funèbre de Henriette-Marie de France, Reine de la
              Grand'Bretagne</hi>, prononcée le 16 novembre 1669, en l'église
            des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot (voir
            bibliographie).</note>. <q rend="inline">Un homme s'est
            rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné
            autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de tout cacher, également actif <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> infatigable dans la paix <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> dans la guerre, qui ne <choice>
              <orig>laissoit</orig>
              <reg>laissait</reg>
            </choice> rien à la fortune de ce qu'il <choice>
              <orig>pouvoit</orig>
              <reg>pouvait</reg>
            </choice> lui ôter par conseil <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> par prévoyance&#160;: d'ailleurs si vigilant <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué aucune des
            occasions qu'elle lui a présentées&#160;: enfin un de ces esprits
            remuants <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> audacieux <pb n="219" xml:id="A0219"/> qui semblent être
            nés pour changer le monde.</q> La profondeur d'esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'hypocrisie, l'audace <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la dissimulation dans un homme ambitieux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans naissance, mais capable de troubler l'univers, tout
          cela fait un ensemble, qui <choice>
            <orig>feroit</orig>
            <reg>ferait</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>connoître</orig>
            <reg>connaître</reg>
          </choice> suffisamment le fameux Cromwell, quand l'endroit d'où ce
          morceau est tiré, ne le <choice>
            <orig>montreroit</orig>
            <reg>montrerait</reg>
          </choice> pas plus clairement.</p>
        <p>Je suis persuadé, comme vous, poursuivit Timagène, que c'est cet
          ensemble de plusieurs qualités rarement unies l'une avec l'autre, qui
          forme la ressemblance du portrait. Si l'on <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> fait attention à cette vérité, on se <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> épargné la peine de chercher les modèles des <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>la Bruyere</orig>
            <reg>La Bruyère</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> on ne se <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> pas imaginé y <choice>
            <orig>reconnoître</orig>
            <reg>reconnaître</reg>
          </choice> telles ou telles personnes, parce qu'ils <choice>
            <orig>offroient</orig>
            <reg>offraient</reg>
          </choice> quelques traits détachés qui <choice>
            <orig>pouvoient</orig>
            <reg>pouvaient</reg>
          </choice> leur convenir. Pour se convaincre que cet assemblage est
          nécessaire, il suffit d'examiner le célèbre portrait de Catilina, fait
          par Salluste.<note resp="author">Catilina nobili genere natus, fuit
            magna [p220] vi animi et corporis, sed ingenio malo pravoque. Huic
            ab adolescentia bella intestina, coedes, rapinae, discordia civilis
            grata fuere&#160;; ibique juventutem suam exercuit. Corpus patiens
            inediae, algoris, vigiliae supra quam cuiquam credibile est. Animus
            audax, subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac
            dissimulator&#160;; alieni appetens, sui profusus, ardens in
            cupidicatibus&#160;; satis loquentiae, sapientiae parum. Vastus
            animus immoderata, incredibilia, nimis [p221] alta semper cupiebat.
              <hi rend="italic">Sall. de bell. Catil</hi>.</note><note
            resp="editor">Salluste, <hi rend="italic">Bellum Catilinae</hi> (<hi
              rend="italic">La conjuration de Catilina</hi>), section 5 (voir
            bibliographie).</note>
          <q rend="inline">Catilina <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> d'une naissance illustre, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> joignait à une grande force d'esprit <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice>
            <pb n="220" xml:id="A0220"/> de corps, un caractère méchant <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> pervers&#160;: les dissentions intestines, le meurtre, le
            pillage, les discordes civiles eurent des charmes pour lui, dès ses
            plus tendres années&#160;: il en fit les exerices de sa
            jeunesse&#160;: un tempérament plus robuste qu'on ne peut
            s'imaginer, le <choice>
              <orig>mettoit</orig>
              <reg>mettait</reg>
            </choice> à l'épreuve de la faim, du froid, des veilles <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des fatigues. Génie audacieux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> rusé, c'<choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> un vrai Prothée, capable de tout feindre <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de tout dissimuler. Avide du bien d'autrui, prodigue du
            sien, il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> ardent <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> emporté dans ses passions&#160;: il <choice>
              <orig>parloit</orig>
              <reg>parlait</reg>
            </choice> avec facilité, mais avec peu de discernement. Cet esprit
            vaste <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ambitieux ne voyait rien d'impossible <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de trop relevé pour lui, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ne se repaissait <pb n="221" xml:id="A0221"/> que de
            chimères <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de projets inouïs.</q> On peut trouver, sans doute,
          dans <choice>
            <orig>différens</orig>
            <reg>différents</reg>
          </choice> particuliers plusieurs parties de ce <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>&#160;; Alexandre <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> violent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne <choice>
            <orig>connoissoit</orig>
            <reg>connaissait</reg>
          </choice> point de bornes dans ses projets&#160;; César <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> ambitieux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> prodigue&#160;; <choice>
            <orig>Annibal</orig>
            <reg>Hannibal</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> robuste <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> rusé&#160;; Antoine <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> l'esclave de ses passions&#160;: mais il <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> bien difficile de rencontrer ailleurs l'éclat de l'origine,
          la force du corps au milieu des débauches, l'ambition la plus aveugle
          avec des <choice>
            <orig>talens</orig>
            <reg>talents</reg>
          </choice> médiocres, presque tous les vices sans aucune vertu, réunis
          dans un même homme.</p>
        <p>L'orateur <choice>
            <orig>Romain</orig>
            <reg>romain</reg>
          </choice>, reprit Euphorbe, en traitant le même sujet, entre dans un
          plus grand détail. Il explique, il développe, avec son abondance
          ordinaire, ce que Salluste <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> renfermé dans ce peu de mots, <q rend="italic">C'étoit
            un Prothée capable de tout feindre <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de tout dissimuler</q>&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il nous fait concevoir comment ce fameux scélérat <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> pu séduire ou tromper un si grand nombre <pb n="222"
            xml:id="A0222"/> de citoyens. <note resp="author">Habuit ille
            permulta maximarum, non expresse signa, sed adumbrata
            virtutum&#160;: utebatur hominibus improbis multis&#160;; et quidem
            optimis se viris deditum esse simulabat. Erant apud illum illecebræ
            libidinum multae&#160;; erant etiam industriae quidam stimuli, ac
            laboris. Flagrabant vitia libidinis apud illum&#160;; vigebant etiam
            studia rei militaris. Neque ego unquam fuisse tale monstrum in
            terris ullum puto tam ex contrariis diversisque inter se pugnantibus
            [p223] naturae studiis cupiditatibusque conflatum. Quis clarioribus
            viris quodam tempore jucundior&#160;? Quis turpioribus
            conjunctior&#160;? Quis civis meliorum partium aliquando&#160;? Quis
            tetrior hostis huic civitati&#160;? Quis in voluptatibus
            inquinatior&#160;? Quis in laboribus pacientior&#160;? Quis in
            rapacitate avarior&#160;? Quis in largitione effusior&#160;? Illa
            vero in illo homine mirabilia fuerunt, comprehendere multos
            amicitia, tuera obsequio, cum omnibus communicare quod habebat,
            servire temporibus suorum omnium pecunia, gratia, labore corporis,
            scelere [p224] etiam, si opus esset, et audacia&#160;: versare suam
            naturam, et regere ad tempus, atque huc et illuc torquere et
            flectere&#160;: cum tristibus severe, cum remissis jucunde, cum
            senibus graviter, cum juventute comiter, cum facinorosis audacter,
            cum libidinosis luxuriose vivere. <hi rend="italic">Orat pro
              Coelio</hi>.</note><note resp="editor">Cicéron, <hi rend="italic"
              >Pro M. Caelio oratio</hi>, sections 12 et 13 (voir
            bibliographie).</note>
          <q rend="inline">Catilina, dit Cicéron, eut tous les dehors des
            plus belles vertus&#160;; mais ce n'était qu'une écorce légère <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sans fond&#160;: engagé avec une foule de scélérats, il
            feignait des liaisons avec tous les honnêtes gens&#160;: le violent
            attrait qui le portait au désordre, lui laissait encore quelque
            inclination pour le travail <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'application&#160;: au milieu des débauches auxquelles il
            se livrait sans mesure, il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> du goût pour l'art militaire. Je crois que jamais
            l'univers ne vit un monstre réunir en lui seul des passions <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des penchants aussi différents <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> aussi incompatibles. Qui fut plus cher que lui, pendant un
            temps, à tout ce qu'il y <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> de grand dans la république&#160;? Qui fut jamais mieux
            avec tous ceux qui <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice>
            <pb n="223" xml:id="A0223"/> perdus d'honneur <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de réputation&#160;? Quel citoyen plus zélé, quelquefois,
            pour la patrie&#160;? Quel ennemi plus funeste pour Rome&#160;?
            Quels infâmes excès dans les plaisirs&#160;? Quelle patience dans le
            travail&#160;? Quelle avidité dans les rapines&#160;? Quelle
            profusion dans les largesses&#160;? C'est un espèce de prodige
            inconcevable, qu'un tel homme ait pu se faire beaucoup d'amis&#160;;
            les conserver par ses soins <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ses égards&#160;; partager avec eux ce qu'il
            possédait&#160;; le se prêter aux contretemps <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> aux besoins de tous ceux qui lui <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> attachés&#160;; employer pour eux ses biens, son crédit,
            son travail, l'audace même <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le crime, s'il le fallait&#160;; changer son caractère, le
            gouverner, le fléchir à son <pb n="224" xml:id="A0224"/> gré, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'accommoder à toutes les circonstances&#160;; être
            sérieux avec les gens tristes, plaisant avec les gens désœuvrés,
            grave avec les vieillards, amusant avec la jeunesse, hardi parmi les
            scélérats <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> débauché parmi les libertins.</q> Il faut avouer que
          c'est un objet bien satisfaisant, de voir deux grands maîtres
          travailler au même tableau, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'observer leur <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>particuliere</orig>
            <reg>particulière</reg>
          </choice>, la diversité de leur ordonnance, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les teintes différentes que chacun donne à son coloris.
          Catilina me semble plus hideux dans l'historien, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je le hais davantage dans l'orateur.</p>
        <p>C'est, sans doute, répliqua Timagène, que ce dernier s'étend <choice>
            <orig>particulierement</orig>
            <reg>particulièrement</reg>
          </choice> sur son hypocrisie <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sa dissimulation&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que ces vices ont quelque chose de plus odieux dans la
          société, que les autres. Je trouve néanmoins que le consulaire <choice>
            <orig>Romain</orig>
            <reg>romain</reg>
          </choice> ménage ici son ennemi. Il nous montre chez lui quelque <pb
            n="225" xml:id="A0225"/> chose de bon, du moins dans certaines
          occasions <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> en apparence. Dans Salluste, je ne vois rien de
          semblable.</p>
        <p>La véritable raison, repartit Euphorbe, est que l'un fait un <choice>
            <sic>plaidoyé</sic>
            <corr>plaidoyer</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre écrit une histoire. L'historien doit nous montrer
          les hommes tel qu'ils sont&#160;; l'orateur, tels qu'il est avantageux
          pour sa cause qu'ils <choice>
            <orig>paroissent</orig>
            <reg>paraissent</reg>
          </choice>. Il peut imiter ces peintres qui ont l'art de déguiser
          certaines difformités du corps, sous une ample draperie. Coelius, que <choice>
            <orig>défendoit</orig>
            <reg>défendait</reg>
          </choice> Cicéron, <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> accusé de liaisons étroites avec Catilina. L'avocat s'<choice>
            <orig>attachoit</orig>
            <reg>attachait</reg>
          </choice> à prouver que ce jeune Romain <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> eu cela de commun avec beaucoup d'autres gens de bien, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> été trompé pendant quelque temps, comme eux. Il <choice>
            <orig>falloit</orig>
            <reg>fallait</reg>
          </choice> donc établir que Catilina <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> trouvé, soit dans ses <choice>
            <orig>talens</orig>
            <reg>talents</reg>
          </choice> naturels, soit dans sa dissimulation, de quoi les
          séduire&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le montrer du côté le moins odieux. Au reste, ce portrait
          n'est pas moins ressemblant que le premier.</p>
        <p>Je ne <choice>
            <orig>sçais</orig>
            <reg>sais</reg>
          </choice>, poursuivit Timagène&#160;; vos orateurs me semblent
          toujours aller à côté de la vérité. Mais je ne veux point me faire de
          querelle avec eux&#160;: leur ressentiment est à craindre. Je vous
          demande seulement si cet artifice n'est point <pb n="226"
            xml:id="A0226"/> ce que vous appeliez le coloris du portrait ?</p>
        <p>Non, répondit Euphorbe. Je n'entends par là que le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'expression dont il doit être revêtu, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui font l'effet des couleurs dans la peinture.</p>
        <p>Je conçois ce que vous voulez dire, reprit Timagène&#160;; il faut
          que les pensées y soient belles, sans être trop recherchées&#160;; que
          les vices du personnage contrastent adroitement avec ses talents ou
          ses vertus&#160;; que l'expression soit claire <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> concise&#160;; qu'elle soit noble, surtout dans les grands
          sujets&#160;; telle que celle-ci, par exemple, dans le portrait du
          grand Condé.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">J'ai le cœur comme la naissance&#160;; </l>
            <l>Je porte dans les yeux un feu vif <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> brillant&#160;; </l>
            <l rend="indent">J'ai de la foi, de la constance&#160;: </l>
            <l>Je suis prompt, je suis fier, généreux <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> vaillant&#160;: </l>
            <l rend="indent">Rien n'est comparable à ma gloire&#160;: </l>
            <l>Le plus fameux héros qu'on vante dans l'histoire, </l>
            <l rend="indent">Ne me le saurait disputer. </l>
            <l rend="indent">Si je n'ai pas une couronne, </l>
            <l rend="indent">C'est la fortune qui la donne&#160;; </l>
            <l rend="indent">Il suffit de la mériter. <note resp="editor">Ce
                portrait est cité également dans l'un des modèles de l'<hi
                  rend="italic">Essai sur le récit</hi>, à savoir les dialogues
                qui forment <hi rend="italic">La Manière de bien penser dans les
                  ouvrages d’esprit</hi>, 1687, du père Bouhours. Le portrait
                s'y trouve au second entretien.</note></l></q></p>
        <p><pb n="227" xml:id="A0227"/> Il est difficile, poursuivit Euphorbe,
          de trouver un exemple mieux assorti à ce que nous disons. Le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> en est riche <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> naturel&#160;; l'expression claire <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> serrée&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quoiqu'il semble que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> se propose de flatter son héros, il laisse pourtant
          entrevoir le seul défaut, peut-être, qu'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> le grand Condé, la hauteur <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'emportement. Si je n'<choice>
            <orig>avois</orig>
            <reg>avais</reg>
          </choice> pas déjà cité le portrait de Cromwell par l'illustre évêque
          de Meaux, je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> qu'il figurât ici auprès du vôtre. Mais je trouverai de quoi
          me dédommager dans le <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> en prose de l'archevêque de Cambrai.<note resp="editor"
            >C'est-à-dire, dans les <hi rend="italic">Aventures de Télémaque
            </hi>de Fénelon.</note> Entre plusieurs autres endroits que je <choice>
            <orig>pourrois</orig>
            <reg>pourrais</reg>
          </choice> choisir, je ne vous rapporterai que celui de Télémaque
          presque vaincu par la passion de l'amour. Vous y découvrirez, <choice>
            <orig>à-coup-sûr,</orig>
            <reg>à coup sûr,</reg>
          </choice> toutes les qualités que vous venez de détailler vous-même.
            <q rend="inline">Télémaque <choice>
              <orig>demeuroit</orig>
              <reg>demeurait</reg>
            </choice> souvent étendu <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> immobile sur le rivage de la mer&#160;; souvent dans le
            fond de quelque bois sombre, versant des larmes <choice>
              <orig>ameres</orig>
              <reg>amères</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> poussant des cris semblables aux rugissemens d'un lion. Il <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> devenu maigre&#160;; ses yeux creux <choice>
              <orig>étoient</orig>
              <reg>étaient</reg>
            </choice> pleins d'un feu dévorant&#160;: à le voir pâle, abattu <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> défiguré, on aurait dit que ce n'était plus Télémaque. <pb
              n="228" xml:id="A0228"/> Sa beauté, son enjouement, sa noble
            fierté s'<choice>
              <orig>enfuyoient</orig>
              <reg>enfuyaient</reg>
            </choice> loin de lui&#160;: il <choice>
              <orig>périssoit</orig>
              <reg>périssait</reg>
            </choice>. Telle qu'une fleur qui, étant épanouie le matin, répand
            ses doux parfums dans la campagne, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se flétrit peu à peu vers le soir&#160;; ses vives
            couleurs s'effacent, elle languit, elle se déssèche, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sa belle tête se penche, ne pouvant plus se
            soutenir&#160;; ainsi le fils d'Ulysse <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> aux portes de la mort.</q><note resp="editor">Fénelon,
              <hi rend="italic">Les Aventures de Télémaque</hi>, 1699 (voir
            bibliographie), livre VI, p. 126-127.</note> Que de netteté, que de
          noblesse dans ces idées&#160;! Rapprochons de ce morceau, le <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice> de Jules-César tracé par Lucain. Il est disposé comme
          celui-là, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se termine aussi par une comparaison&#160;: nous <choice>
            <orig>appercevrons</orig>
            <reg>apercevrons</reg>
          </choice> la différence des deux pinceaux. Le voici.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><note resp="author">Phars. lib. 1, v. 146.</note>Acer et
              indomicus&#160;; quo spes, quoque ira vocasset, </l>
            <l>Ferre manum, et nunquam temerando parcere ferro. </l>
            <l>Successus urgere suos&#160;: instare favori </l>
            <l>Numinis, impellens quidquid sibi summa petenti </l>
            <l>Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina. </l>
            <l>Qualiter expressum ventis per nubila fulmen </l>
            <l><pb n="229" xml:id="A0229"/> AEtheris impulsi sonitu, mundique
              fragore </l>
            <l>Emicuit, rupitque diem, populosque paventes </l>
            <l>Terruit, obliqua perstringens lumina flamma&#160;: </l>
            <l>In sua templa furit&#160;; nullaque exire vetante </l>
            <l>Materia, magnamque cadens magnamque revertens </l>
            <l>Dat stragem late, sparsosque recolligit ignes.<note resp="editor"
                >Lucain, <hi rend="italic">De bello civili sive Pharsalia</hi>
                  (<hi rend="italic">La Pharsale</hi>), livre 1, v. 146-157
                (voir bibliographie).</note></l></q></p>
        <p><choice>
            <orig>Brebeuf</orig>
            <reg>Brébeuf</reg>
          </choice> a prétendu rendre ainsi ces vers.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Esprit bouillant, enflé d'ambition,</l>
            <l>Toujours dans les desseins, toujours dans l'action&#160;; </l>
            <l>Pour qui la gloire même aurait de faibles charmes,</l>
            <l>S'il ne la devait pas au pouvoir de ses armes&#160;; </l>
            <l>Qui fait de ses lauriers son ornement plus cher&#160;; </l>
            <l>Mais qui veut les cueillir, moins que les arracher ;</l>
            <l>Prêt à faire servir <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> le fer <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> la flamme </l>
            <l>Aux fortes passions qui règnent dans son âme&#160;; </l>
            <l>Qui laisse aveuglément tyranniser son cœur, </l>
            <l>Tantôt à son espoir, tantôt à sa fureur&#160;; </l>
            <l>Esprit impétueux, que l'audace commande, </l>
            <l>Plus le destin lui donne, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> plus il lui demande,</l>
            <l>Et la faveur des Dieux, trop prompte à le servir, </l>
            <l><pb n="230" xml:id="A0230"/> Irrite son orgueuil, au lieu de
              l'assouvir.</l>
            <l>Il n'est, pour s'agrandir, point de sang qu'il ne verse, </l>
            <l>De pouvoir qu'il n'abatte, ou de sein qu'il ne perce, </l>
            <l>Et pour lui la grandeur n'est pas d'assez haut prix, </l>
            <l>S'il ne s'y voit monté par un fameux débris&#160;; </l>
            <l>Telle, au choc furieux du vent <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> des orages, </l>
            <l>Déchirant sa prison <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> crevant les nuages, </l>
            <l>La foudre fait briller ses éclairs en tous lieux, </l>
            <l>Fait pâlir la nature, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> fait trembler les cieux.</l>
            <l>Ce torrent enflammé, cette ardeur pénétrante,</l>
            <l>Cet orage fumant, cette vague brûlante </l>
            <l>Perce, enfonce, dévore <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> traîne fièrement </l>
            <l>Le ravage <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> l'horreur avec l'embrasement, </l>
            <l>Consume les autels, aussi bien que la fange, </l>
            <l>Et tourne sa fureur sur les Dieux qu'elle venge&#160;; </l>
            <l>Des plus nobles forêts fait de tristes bûchers, </l>
            <l>Déserte la campagne, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> brise les rochers.<note resp="editor">Il s'agit de la
                traduction de Georges de Brébeuf, <hi rend="italic">La Pharsale
                  de Lucain, ou les Guerres civiles de César et de Pompée, en
                  vers françois</hi> (1654). Paris&#160;: Antoine de Sommaville,
                1657.</note></l></q></p>
        <p>Que vous semble-t-il maintenant de ces deux portraits ?</p>
        <p>On ne peut nier, répliqua Timagène, qu'il n'y ait dans le dernier de
          la grandeur <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice>&#160;: mais quelle dépense d'esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'expressions pour faire concevoir une seule passion de
          César&#160;! <pb n="231" xml:id="A0231"/> j'y <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> d'ailleurs plus de clarté, il faut que je travaille pour
          saisir la pensée de l'auteur, dans bien des endroits que le traducteur
          lui-même a omis, tels que ceux-ci&#160;; <hi rend="italic">successus
            urgere suos, expressum ventis per nubila fulmen, rupitque diem, in
            sua templa furit, sparsosque recolligit ignes</hi>. Mon amour
          propre, au lieu de s'en prendre à sa propre ignorance, en accuse le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>. Mais ce qui me frappe le plus, dans le portrait de
          Télémaque, c'est que ce coloris, ces images si agréables en
          elles-mêmes, sont employés à peindre un objet triste <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> lugubre.</p>
        <p>Et voilà précisément, interrompit Euphorbe, cette attitude naturelle <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> gracieuse, dont je vous <choice>
            <orig>parlois</orig>
            <reg>parlais</reg>
          </choice> il n'y a qu'un moment, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il faut donner à tout ce qu'on nous met sous les <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>. Un habile pinceau prête des <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> à l'objet le plus révoltant. Pour vous en faire convenir, je
          ne veux que vous rappeller le portrait de Boccoris mourant, tiré de ce
          même <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>Télémaque</orig>
            <reg><hi rend="italic">Télémaque</hi></reg>
          </choice>. <q rend="inline">Je me souviendrai toute ma vie d'avoir
            vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> éteints, ce visage pâle <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> défigurée, cette bouche entr'ouverte qui semblait vouloir
            encore achever des <pb n="232" xml:id="A0232"/> paroles commencées,
            cet air superbe <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> menaçant, que la mort même n'avait pu
            effacer.</q><note resp="editor">Fénelon, <hi rend="italic">Les
              Aventures de Télémaque</hi>, 1699 (voir bibliographie), livre II,
            p. 60-61.</note><note resp="internal">desit&#160;: note sur grâces / révoltant,
            Dubos.</note></p>
        <p>Toute hideuse que la mort est par elle-même, reprit Timagène, elle se
          montre ici sous un appareil plus noble <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus satisfaisant, que dans le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> Saint-Armand, lorsqu'il nous dit,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Là branle le squelette </l>
            <l>D'un pauvre amant qui se pendit.<note resp="editor">Marc-Antoine
                Girard de Saint-Amant, « La Solitude », 1617 (voir
                bibliographie). Le texte de la strophe entière est le
                suivant&#160;: « L'orfraye, avec ses cris funebres, / Mortels
                augures des destins, / Fait rire <choice>
                  <orig>&amp;</orig>
                  <reg>et</reg>
                </choice> dancer les lutins / Dans ces lieux remplis de
                tenebres. / Sous un chevron de bois maudit / Y branle le
                squelette horrible / D'un pauvre amant qui se pendit / Pour une
                bergère insensible, / Qui d'un seul regard de pitié / Ne daigna
                voir son amitié. »</note></l></q></p>
        <p>Mais à propos de portraits difformes, je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> bien savoir comment vous défendrez celui de Thersite<note
            resp="author">Il. l. 2. v. 216.</note>, qu'<choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice> nous représente bossu <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> boiteux, la poitrine enfoncée, la tête pointue <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> parsemée de quelques cheveux.<note resp="editor">Homère, <hi
              rend="italic">Iliade</hi>, livre 2, vers 216.</note></p>
        <p>Je ne prétends le défendre, repartit Euphorbe, non plus que celui des
          Harpies, dans Virgile, que par ces vers d'Horace <note resp="author"
            >Lorsqu'un poeme est plein de beautés, je lui fais grâce de quelques
            imperfections. <choice>
              <orig>De Art. Poët.</orig>
              <reg>Ars poetica,</reg>
            </choice> v. 351.</note><note resp="editor">Bérardier cite ce même
            passage horatien dans le premier entretien, page <ref
              target="/node/4#p26">26</ref>.</note>:</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
              </hi></l>
            <l><hi rend="italic">Offendar maculis</hi>.</l></q></p>
        <p><pb n="233" xml:id="A0233"/> Mais je ne ferai pas l'injustice au
          chantre d'<choice>
            <orig>Ænée</orig>
            <reg>Énée</reg>
          </choice> de mettre sur son compte cette peinture que lui prête
          Segrais, en parlant des <choice>
            <orig>serpens</orig>
            <reg>serpents</reg>
          </choice> qui dévorèrent Laocoon, <note resp="author"><choice>
              <orig>Aen. liv. 2</orig>
              <reg>Virgile, <hi rend="italic">Énéide</hi>, livre 2</reg>
            </choice>.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Et leurs langues sifflantes </l>
            <l>Lèchent les sales bords de leurs gueules béantes.</l>
          </q></p>
        <p>Il est toujours nécessaire d'écarter ou de déguiser tout ce qui peut
          avoir quelque chose de rebutant. Longin reproche avec raison à Hésiode
          d'avoir dit en peignant la tristesse,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Une puante humeur lui <choice>
                <orig>couloit</orig>
                <reg>coulait</reg>
              </choice> des narines.<note resp="editor"
            >Longin.</note></l></q></p>
        <p>Il <choice>
            <orig>vaudroit</orig>
            <reg>vaudrait</reg>
          </choice> mieux supprimer tous les portraits, que d'en présenter
          d'aussi <choice>
            <orig>dégoûtans</orig>
            <reg>dégoûtants</reg>
          </choice>. Un <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> est-il donc obligé de tout dire ?</p>
        <p>Au contraire, répliqua Timagène, loin d'épuiser sa <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice>, il doit laisser à son lecteur quelque chose à penser. Je me
          rappelle toujours, avec plaisir, l'artifice de ce peintre qui <choice>
            <orig>representoit</orig>
            <reg>representait</reg>
          </choice> sur la toile le sacrifice d'Iphigénie. Il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> épuisé son adresse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> son art à rendre la douleur <pb n="234" xml:id="A0234"/>
          d'Iphigénie <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de Clytemnestre. Ne sachant plus comment exprimer le
          désespoir d'Agamemnon, il s'avisa de lui mettre à la main un mouchoir,
          dont il se <choice>
            <orig>couvroit</orig>
            <reg>couvrait</reg>
          </choice> le visage. C'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> appeller à son secours la nature <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'imagination du spectateur. <choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> la vue de cette attitude, que ne se figure-t-on point dans
          un <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice> présent aux autels, où va couler le sang de sa fille ?<note
            resp="editor">Bérardier fait allusion au même principe dans le
            troisième entretien, aux pages <ref target="/node/26#p123"
              >123-124</ref>.</note></p>
        <p><choice>
            <orig>Homere</orig>
            <reg>Homère</reg>
          </choice>, que nous avons pris la liberté de censurer tout-à-l'heure,
          repartit Euphorbe, emploie à peu près le même moyen pour peindre le
          courage de son héros. Il nous donne d'abord une grande idée de la
          bravoure d'Ajax, de Diomède, d'Agamemnon, qu'il place les uns
          au-dessus des autres par degrés&#160;; puis il se contente de nous
          dire qu'Achille <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> plus brave encore que ces guerriers <note resp="author">Il.
            lib. 2. v. 769.</note><note resp="editor">Virgile, <hi rend="italic"
              >Iliade</hi>.</note>. Il ne faut souvent qu'un mot, un
            épithète,<note resp="editor">Bérardier choisit de traiter <hi
              rend="italic">épithète</hi> comme un nom masculin, ce qui est déjà
            désuet au XVIIIe siècle.</note> un coup de crayon pour faire un
          portrait, d'autant plus agréable au lecteur, qu'il croit avoir deviné
          l'objet qu'on lui présente, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il se sait gré de sa découverte, qu'on ne lui fait point
          acheter d'ailleurs par une longue digression.</p>
        <p><pb n="235" xml:id="A0235"/> Dans ce genre, interrompit Timagène, je
          n'ai rien vu de plus énergique que ces quatre mots de Velleius
          Paterculus, pour peindre Maroboduus, chef des Marcomans, à qui Tibère <choice>
            <orig>faisoit</orig>
            <reg>faisait</reg>
          </choice> la guerre sous l'empire d'Auguste, <hi rend="italic"
            >natione, non ratione barbarus</hi>&#160;; barbare par sa naissance,
          mais non par sa conduite. Que d'idées présente à l'esprit cette petite
          phrase !<note resp="editor">Velleius Paterculus, <hi rend="italic"
              >Historia romanae</hi> (<hi rend="italic">Histoire
            Romaine</hi>).</note><note resp="internal">Desit&#160;: identifier passage chez
            Velleius.</note></p>
        <p>J'aurai bien la hardiesse, reprit Euphorbe, de mettre à côté de
          Velleius Paterculus notre inimitable fabuliste, <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>. Il donne quelquefois une certaine étendue à ses tableaux,
          comme dans la fable du chat, de la belette et du petit lapin <note
            resp="author">Fable 139.</note>.<note resp="editor">La Fontaine, <hi
              rend="italic">Fables</hi> (voir bibliographie), livre 7, fable
            15.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>C'<choice>
                <orig>étoit</orig>
                <reg>était</reg>
              </choice> un chat vivant comme un dévot hermite, </l>
            <l rend="indent">Un chat faisant la chatemite, </l>
            <l>Un saint homme de chat, bien fourré, gros <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> gras, </l>
            <l rend="indent">Arbitre expert sur tous les cas.</l></q></p>
        <p>Mais souvent il peint en raccourci, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne fait, pour ainsi parler, que des <pb n="236"
            xml:id="A0236"/>miniatures, telles que celles-ci ;</p>
        <p><q rend="italic">Dame Belette au corps long <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> fluet. La cigogne au long bec.<note resp="editor">La
              Fontaine, Fables&#160;: « La belette entrée dans un grenier »
              (voir bibliographie), livre III, fable 17.</note></q></p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais
                où</hi>,</l>
            <l><hi rend="italic">Le Héron au long bec emmanché d'un long
                cou</hi>.<note resp="editor">La Fontaine, <hi rend="italic"
                  >Fables</hi> (voir bibliographie)&#160;: « Le Héron - La Fille
                », livre VII, fable 4.</note></l></q></p>
        <p>Ces héros ne sont point des <choice>
            <orig>conquérans</orig>
            <reg>conquérants</reg>
          </choice> ni des généraux d'armée&#160;; mais ils n'en sont pas moins
          bien représentés. Ce sont des tableaux de Teniers qui empruntent leurs
          plus beaux <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> de la nature.</p>
        <p><choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> propos de tableaux, dit alors Timagène, vous savez que je
          dois aller voir chez votre voisin ce beau morceau qu'il a fait placer
          au-dessus de l'autel de ta chapelle. Je me suis engagé d'y souper
          aujourd'hui. Je ne vous dis point adieu &#160;: demain, je me rendrai
          ici le <choice>
            <sic>plutôt</sic>
            <corr>plus tôt</corr>
          </choice> qu'il me sera possible.</p>
      </div>
    </body>
  </text>
</TEI>
"Quatrième entretien" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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QUATRIÈME ENTRETIEN. Suite des ornemens ornements du Récit récit

Le lendemain le soleil s'étant levé dans un nuage assez épais, sembloit semblait annoncer de la pluie. Timagène en profita, pour se rendre de bonne heure dans le cabinet de son ami. Voilà, lui dit-il en entrant, un temps favorable pour continuer nos conversations. Mais, avant d'entamer la matiere matière , dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune agréable qui fit hier au soir presque tous les frais de la conversation. Je ne l'ai point encore vu chez vous. Le connoissez - vous connaissez-vous depuis longtemps ?

Non, répondit Euphorbe, je l'ai peut-être vu cinq ou six fois chez moi. Il vient passer la belle saison dans la terre de ce gentilhomme voisin, près de qui il étoit était à table, & et qui me l'amena hier à souper. C'est un de ces hommes qui font métier d'esprit, qu'on appelle aimables, qu'on recherche dans les compagnies pour animer & et soutenir la conversation. Vous voyez qu'il s'en est assez bien acquité acquitté .

Assez mal, selon moi, reprit Timagène. Il parle beaucoup, il a tout vu, tout connu ; mais, malgré cela, tous les contes qu'il nous a faits n'ont pas eu le don de me plaire ; & et je vous déclare que je n'en crois pas un mot.

Je pense, répliqua Euphorbe, qu'il ne s'est pas flatté lui-même d'un meilleur succès, s'il a réfléchi sur le ton faux & et affecté dont ses récits étoient étaient accompagnés, & et sur cette profusion d'esprit, plus propre à fatiguer qu'à persuader. Je n'aime point un homme, qui, dans une conversation, veut avoir plus d'esprit que moi, & et m'oblige à en avoir beaucoup pour l'entendre. Ce n'est point là le langage de la vérité & et de la nature, de qui la narration doit emprunter son plus bel ornement.

Rien n'est beau que le vrai ; (dit Boileau) le vrai seul est aimable :001 Boileau, Ep. Épître IX.002 Cette épître, dédiée au marquis de Seigneley, date de 1675. Voir Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, 1985 (voir bibliographie), p. 202-206. Bérardier en cite les vers 43-44 et 85-89. Il doit regner règner partout, & et même dans la fable. ... [...] Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ; Mais la nature est vraie & et d'abord on la sent. C'est elle seule qu'on admire & et qu'on aime  : Un esprit né chagrin, plaît par son chagrin même. Chacun, pris dans son air, est agréable en soi.

Je ne comprends pas trop, interrompit Timagène, comment vous allez accorder tout ceci. Nous avons admis, il y a quelques jours, une espece espèce de récit qui ne vit que de fiction. Les poëtes poètes , par exemple, les fabulistes ont, en cela, autant de liberté que les peintres.

Pictoribus atque poetis Pictoribus atque poetis Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas .003 Horat. Art. Poët. Horace, Art poétique. 004 Bérardier cite les lignes 9-10 de l'Ars poetica d'Horace (voir bibliographie).

Ils inventent & et l'action & et ses circonstances, sans s'embarrasser beaucoup de cacher leur jeu. Comment donc voulez-vous leur imposer le joug de la vérité ? Fût Fut -il jamais rien de plus contraire au vrai, que la fiction ?

Le vrai dont je parle, répartit Euphorbe, peut se trouver, & et se trouve tous les jours uni à la fiction. Un moment de patience, & et vous allez en convenir. Distinguons deux especes espèces de vérités ; l'une, que je nommerai vérité de faits, & et l'autre, vérité de nature. La premiere première , est cette loi inviolable qui oblige l'historien à ne point altérer, ni en eux-mêmes, ni dans leurs circonstances essentielles, les événemens événements qu'il rapporte, & et dont il est garant. Ce n'est point de celle-là dont il s'agit ici  : elle n'appartient qu'à l'histoire, & et tout au plus, au récit de l'orateur. Sur cet objet, le peintre & et le poëte poète peuvent tout oser, lorsqu'ils ne se sont pas eux-mêmes enfermés dans des bornes étroites. La seconde, n'est autre que la conformité & et la ressemblance avec la belle nature, qui doit nos servir de modèle dans tous les ouvrages d'esprit.005 L'idée de la 'belle nature' comme objet de l'imitation des arts est défendue par beaucoup de penseurs du XVIIIe siècle, mais les définitions en varient fortement. Pour une introduction à la question, voir Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie), chapitre III « De la nature à la belle nature ». C'est cet air naturel, cette ingénuité, qui dans un récit historique montre le vrai, & et qui dans la fiction même, a des attraits plus aisés à sentir, qu'à exprimer. Nos livres saints offrent mille endroits qui portent ce caractere caractère ennemi de l'artifice & et du mensonge, & et qui renferment ces deux espèces especes de vérités, dont je viens de parler. Tel est, par exemple, ce court entretien de Gédéon006 Voir article « Gideon », dans  : ISBE Online. avec l'Ange du Seigneur.007 Liv. des Juges, ch. 6 Livre des Juges, chapitre 6 .008 Livre des Juges, 6:11. L'Ange du Seigneur, dit l'auteur sacré, apparut à Gédéon, & et lui dit  : Le plus vaillant des hommes, le Seigneur est avec vous : & et Gédéon lui dit ; Dites-moi, s'il vous plaît, Seigneur, si le Seigneur est avec nous, pourquoi sommes-nous livrés à tous ces maux ? où sont les merveilles qu'il a faites, & et que nous ont raconté nos peres pères , lorsqu'ils nous disoient disaient , le Seigneur nous a tirés de l'Égypte ? Aujourd'hui le Seigneur nous a abandonnés, & et nous a livrés dans les mains de Madian.009 Voir article « Midian; Midianites », dans : ISBE Online. Le Seigneur jetta jeta un regard sur lui, & et lui dit : Allez avec ce courage qui vous anime & et vous délivrerez Israël des mains de Madian : Sçachez sachez que c'est moi qui vous envoie. Comment, je vous prie, Seigneur, répliqua Gédéon, délivrerai-je Israël ? ma famille n'est rien dans la tribu de Manassé, & et je suis le dernier de la maison de mon pere père . L'Ange du Seigneur répondit : Je serai avec vous, & et vous battrez les Madianites comme s'ils n' étaient étoient qu'un seul homme. Cette simplicité, amie de la droiture, se fait encore remarquer dans l'apparition d'un Ange ange à la mere mère de Samson & et à Manué son père, dans l'histoire de Tobie, & et dans presque toute l'écriture sainte. N'est-ce pas la vérité & et la nature elle-même qui parle dans cet endroit du Nouveau Testament, où Marie-Magdeleine Marie-Madeleine , prenant Jésus ressuscité pour le propriétaire du jardin où cet Homme-Dieu avoit avait été enseveli, lui dit, dans le trouble où elle est : Seigneur, si c'est vous qui l'avez ôté du tombeau, dites-moi où vous l'avez mis, & et j'irai l'enlever ? Personne ne doit ignorer quel est l'objet qui l'occupe toute entiere entière & et dont elle veut parler, même sans qu'elle le nomme. Voilà la vérité que j'attribue au récit, & et qui en fait le plus bel ornement. Au reste, elle rejette l'artifice & et l'affectation ; mais elle n'est pas incompatible avec la fiction. Quelquefois simple & et sans art, comme vous venez de la voir, elle admet, dans d'autres circonstances, un stile style plus riche & et plus étudié : mais elle ne perd jamais de vue la nature. Enfin l'art n'a de mérite, qu'à proportion de la ressemblance qu'il a avec elle.

Si c'est là le vrai dont il est question, ajouta Timagène, je conviens qu'il peut se trouver dans un sujet de pure invention : mais il faut, assurément, une main de maître, pour atteindre cette ressemblance que vous exigez. Virgile, par exemple n'y réussit pas mal ordinairement. Je l' appellerois appellerais volontiers le peintre de la nature. Quoi de plus riche & et cependant de plus naturel, que ce beau portrait du rossignol ?

Qualis populea mœrens Philomela sub umbrâ Amissos queritur fœtus, quos durus arator Observans nido implumes detraxit : at illa Flet noctem, remoque sedens miserabile carmen Integrat, et mæstis late loca questibus implet.010 Telle gémit à l'ombre d'un peuplier Philomèle, inconsolable de la perte de ses petits. Un barbare laboureur les a découverts & et arrachés de leur nid, à peine revêtus d'un léger duvet. La mère mere désolée, passe les nuits dans l'amertume : tristement fixée sur une branche, elle répète ses lugubres accents, & et fait redire à tous les échos d'alentour ses plaintes douloureuse. Georg, l. Géorgiques, livre 4.011 Virgile, Les Géorgiques (36-29 av. JC.), livre 4. 012 Desit: citation, référence

Quel coloris plus vrai, que celui qu'il emprunte pour nous peindre le saisissement de la mere mère d'Euriale, à la nouvelle de la mort de son fils !

Excussi manibus radii, revolutaque pensa,

La navette lui échappe des mains, & et l'étoffe tombe en roulant à ses pieds. Cette idée me rappelle toujours celle de Boileau, dans la satyre satire du festin.

L'assiette volant S'en va frapper le mur, & et revient en roulant.013 Boileau, Satires (voir bibliographie), Satire III, vers 215-216.

Dans les sujets de pure invention, il n'appartient qu'aux écrivains d'un goût exquis, de saisir ces nuances délicates : mais dans les monumens monuments que l'histoire consacre à la postérité, je pense qu'elles sont le fruit de la probité & et de la franchise. Qui soupçonnera jamais d'imposture Philippe de Comines Philippe de Commynes , ou le Sire de Joinville ? Si le mensonge veut contrefaire la vérité, il faut qu'il nous prévienne de son dessein ; autrement sa ruse se trahit bientôt014 Exceptionnellement, le text original adopte ici la graphie moderne du mot. elle-même. Heureusement nous n'avons pas beaucoup à craindre aujourd'hui, qu'on nous surprenne par ce déguisement. L'esprit a pris par-tout partout la place du naturel. Tout le monde veut en avoir ; c'est un meuble aussi nécessaire pour tenir quelque rang dans la république des lettres, qu'une épée ou des manchettes de dentelles, pour être admis dans la société du beau monde. Je vous avoue cependant, que quand je rapproche nos écrivains des deux historiens que je viens de nommer, j'éprouve des effets biens différens différents . Les derniers m'inspirent un une espece espèce de respect : ils m'instruisent, & et les faits qu'ils me rapportent, se gravent profondément dans ma mémoire : les autres m'éblouissent & et me tourmentent : de tout ce qu'ils m'ont dit, il ne me reste que quelques pensées brillantes, ou quelques portraits éclatans éclatants 015 « Qui a de l'éclat » (Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787-88)., qui ont absorbé presque toute mon attention, & et je m'en prends à moi-même de n'avoir retenu rien de plus.

De l'humeur dont je vous vois, reprit Euphorbe, si vous aviez à rapporter les dernieres dernières paroles d'un guerrier expirant, qui veut envoyer son cœur à sa maîtresse après sa mort, par les mains d'un confident, vous ne lui feriez pas dire, avec tout l'esprit imaginable,

Dans mon corps expiré ta main prendra mon cœur. Tu frémis ? S'il t'es cher, est-ce un objet d'horreur ? Quitte un vain préjugé : que le cœur de ton maître, À la tombe ravi, te doive un nouvel être. Une amante, un ami l' occupoient occupaient tour-à-tour ; Je charge l'amitié de le rendre à l'amour. Ton cœur, où je vivrai, doit au mien ce service.016 Bérardier cite ici Pierre-Laurent de Belloy, dit Dormont de Belloy (1727-1775), comédien et auteur dramatique français, connu surtout pour sa tragédie Le Siège de Calais (1765). La citation provient de sa pièce Gabrielle de Vergy : tragédie, 1770 (voir bibliographie), acte II, scène 2, p. 48. Dans sa « Préface », de Belloy agite par ailleurs la question du rapport entre événements historiques et les règles de la bienséance et de la vraisemblance.

Et vous ne feriez pas répéter froidement mot pour mot, par cet ami, l'ordre qu'il a reçu, devant celle à qui se fait l'envoi ?

Ce Messager messager , interrompit Timagène, a dû repasser souvent, pendant sa route, ce qu'il devoit devait dire, pour ne pas oublier des expressions aussi recherchées. N'est-il pas vrai que Mitridate Mithridate & et Hyppolite Hippolyte meurent avec bien moins d'esprit que cela, dans Racine ? Le premier se contente de dire :

. . . C'est assez, cher Arbate ; Le sang & et la fureur m'emportent trop avant, Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.017 Racine, Mithridate, 1673, acte V, scène 4.

L'autre n'a pas l'adresse d'envoyer son cœur à Aricie ; il se borne à la recommander à son ami.

Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie, Prends soin, après ma mort, de la triste Aricie Cher ami : si mon pere père un jour désabusé, Plaint le malheur d'un fils faussement accusé, Pour appaiser apaiser mon sang & et mon ombre plaintive, Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive.018 Racine, Phèdre, 1677, acte V, scène 6. Théramène rapporte ces mots d' Hyppolite Hippolyte mourant.

Tout cela est fort bon, poursuivit Euphorbe ; mais il faut bien entremêler un peu de ces gentillesses, pour égayer ce tragique sombre, qui est à la mode & et dont on nous rassasie aujourd'hui. Ce n'est plus ce sentiment délicieux que fait naître la clémence d'Auguste, lorsqu'il pardonne à Cinna & et à ses complices, & et ne punit la conjuration qu'ils ont formée contre sa vie, que par les bienfaits dont il les accable ; ce n'est plus cette douce inquiétude qu'excite en nous le danger du vainqueur d'Albe, prêt à subir l'ignominie du supplice, pour un crime dont l'emportement & et un amour aveugle pour sa patrie sont la première source : ce ne sont plus ces larmes que nous arrache le triste sort d'Hyppolite, & et ce trépas affreux que le héros eût évité, si sa vertu eût pu se laisser fléchir aux sollicitations d'une femme passionée, ou redouter sa cruelle vengeance. Le festin même de Thieste, le parricide Idomenée sont peu capables d'émouvoir nos esprits forts & et sensibles, comme les appelle un écrivain : n' auroit aurait -il pas mieux fait de dire, durs & et insensibles ?019 L'écrivain n'a pas pu, pour l'instant, être identifié. II leur faut donc des objets plus vigoureux. Un spectacle ensanglanté par le meurtre de presque tous les personnages ; une scene scène tendue de noir ; une action qui se passe dans un caveau sépulchral, au milieu des tombeaux éclairés par la lumiere lumière obscure d'une lampe funèbre ; un furieux qui fait manger à son épouse le cœur de son amant : Voilà ce qui attire la curiosité d'une foule de spectateurs & et de lecteurs.020 C'est le décor et l'imaginaire du roman noir qui se trouve ici associé au mélodrame. Voir Maurice Lévy, Le Roman gothique anglais, 1995 et Alice M. Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe..., 1920/1984 (voir bibliographie).

Il semble, en effet, répliqua Timagène, qu'on veut nous rendre un peu Cannibales cannibales . Mais j'ai peine à croire que ce genre atroce ait un succès constant au milieu d'un peuple doux & et poli, qui a toujours fait ses délices de la belle nature. C'est un songe d'un moment, après lequel on reviendra à la méthode de nos peres pères , qui avoient avaient grand soin d'écarter, ou d'adoucir les circonstances capables de révolter le goût délicat de ceux pour qui ils écrivoient écrivaient .021 C'est-à-dire, qui tenaient au respect des bienséances. En effet, le choix des circonstances me paroît paraît le grand art, pour jetter jeter de l'ornement dans un récit. En rapprochant ce que nous disions avant-hier à l'occasion de la brieveté brièveté , de ce que vous venez d'exposer sur la vérité, j'en conclus que les circonstances doivent avoir deux qualités indispensables : d'abord elles doivent être vraisemblables ; ensuite elles doivent être utiles au sujet que l'on traite. Il faut donc un choix dans celles que l'on admet, soit qu'elles soient enfantées par l'imagination, soit qu'elles aient pour fondement des monuments dignes de foi.

Je suis bien aise, repartit Euphorbe en riant, de vous voir convenir enfin, que les historiens ont encore d'autres regles règles à suivre, que la simple vérité, s'ils veulent se faire lire avec agrément. Cependant, lorsque les circonstances sont essentielles au fait qu'on raconte, ou qu'elles sont connues, je ne doute point qu'on ne doive préférer celles qui sont véritables, quand elles choqueroient choqueraient la vraisemblance.022 Il faut sans doute entendre ici, 'même si elles choquent la vraisemblance'. -- C'est un des thèmes obligatoires de la pensée poétique et esthétique de l'époque ; voir, sur ce point, Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie), chap. « Du vraisemblable au vrai », p. 67-91. Étoit Était -il vraisemblable que la passion d'Antoine pour Cléopatre, lui fit oublier sa gloire, au point d'abandonner ses troupes à la journée d'Actium ? Étoit Était -il naturel que Néron, après avoir témoigné tant de répugnance pour signer la condamnation d'un criminel, devint ensuite le plus cruel des tirans tyrans  ? Ce sont néanmoins deux choses constantes dans l'histoire. Je pourrois pourrais en citer bien d'autres. Mais, excepté dans ces conjonctures, où l'historien doit même s'appuyer sur des preuves incontestables, un écrivain sage ne s'écartera jamais de la vraisemblance. Caton & et Néron se donnent tous deux la mort, pour éviter de tomber entre les mains de leurs ennemis. Les circonstances de ce double suicide, doivent être aussi différentes, que le sont les caracteres caractères de ces deux hommes fameux. La crainte, le trouble, les pleurs conviendroient conviendraient aussi peu, dans ce moment, à l'ennemi de César, que la résolution & et l'intrépidité au fils d'Agrippine. Pour juger sainement de cette vraisemblance, il faut se défaire des préjugés nationaux, de ceux des temps & et lieux où l'on vit. Parmi nous, on croit à peine qu'un guerrier puisse s'intéresser pour une princesse, si la passion ne s'en mêle ; & et l'on ne fait pas attention, que dans les mœurs anciennes, faire une déclaration d'amour à une personne distinguée par son rang & et sa vertu, c' étoit était lui faire une insulte. Il en est des usages anciens & et des nôtres comme de deux objets, dont l'un seroit serait à dix pas de nous, & et l'autre à un quart de lieue. Dans cette perspective, le dernier s'efface & et disparoit disparait presque à nos ieux yeux . Il faut se transporter au temps où vivoient vivaient ceux que l'on prétend juger, ou du moins se placer dans une distance convenable, pour décider avec connoissance connaissance de cause sur leur maniere manière d'agir. Revenons donc au précepte d'Horace.023 Art. Poët. Art poétique, v. 317.

Respicere exemplar morum vitaeque jubebo Dodum imitatorem, & et veras hinc ducere voces.

Étudions les caracteres caractères que la nature met sous nos ieux yeux , & et que ce même poëte poète a si bien peint en racourci raccourci ;024 Ibid. v. 158. & et nous y emprunterons ces traits ressemblans ressemblants qui frappent tous les hommes. Nous peindrons la légereté légèreté , l'impatience, la présomption de la jeunesse ; l'ambition, les soins, la politique de l'âge mûr ; l'avidité & et l'humeur chagrine du vieillard. Dans l'apologue, on ne donnera point à l'âne une finesse qui ne convient qu'au renard ; au cerf, l'intrépidité naturelle au lion ; au bœuf, l'étourderie qui caractérise le papillon. On ne représentera point un homme assez stupide, pour ajouter foi, sans examen, à tous les mensonges que lui fait un valet dont il doit se méfier, & et pour se laisser à la fin enfermer dans un sac, où ce même valet l'assomme de coups de bâton en déguisant sa voix.

Permettez-moi d'ajouter, interrompit Timagène, on n'imaginera pas non plus, qu'un général Romain romain , devenu aveugle, s'entretient longtemps avec un empereur qu'il a servi pendant bien des années, avec qui il a conversé cent fois, sans le reconnoître reconnaître du moins à la voix ; & et cela, pour se réserver le plaisir de lui faire dire de prétendues vérités plus singulieres singulières qu'intéressantes, plus audacieuses que libres. Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi. Mais s'il est nécessaire que les circonstances soient vraisemblables, il ne l'est pas moins, qu'elles soient utiles au sujet. Je ne puis me lasser d'admirer l'adresse avec laquelle Tite-Live raconte la maniere manière dont Annibal Hannibal traversa les Alpes. Il entre dans un détail qui paroîtroit paraîtrait & et qui seroit serait minutieux partout ailleurs : mais il ne dit rien qui ne contribue à rendre intéressante cette fameuse expédition. Il ne s'amuse point à nous peindre les curiosités du pays, les fruits qu'il porte, les animaux qui y naissent, la figure, les mœurs, les usages des habitants habitans . Tout ce qu'il décrit, ne tend qu'à nous montrer la constance inébranlable du général Carthaginois carthaginois au milieu des obstacles sans nombre qu'il rencontre.025 Quanquam fama prius (qua incerta in majus vero ferri solent) praecepta res erat ; tamen ex propinquo visa montium altitudo, nivesque prope coelo immixtae, tecta informia posita rupibus, pecora jumentaque torrida frigore, homines intonsi inculci, animali ainanimaque omnia rigentia gelu, caetera visu quam dictu foediora, terrorem renovarunt. Erigentibus in primos agmen clivos apparuerunt imminentes tumulos insidentes montani. ... Annibal consistere signa juber, Gaillisque ad visenda loca praemissis, postquam comperit transitu ea non esse, castra inter confragosa omnia praeruptaque, quam extentissima potest valle, locat. Tum per eosdem Gallos, haud sane multum lingua moribusque abhorrentes, cum se immiscuissent colloquiis montanorum, edoctus interdiu tantum obsideri faltum, nocte in sua quemque dilabi tecta ; ... die simulando aliud, quam quod parabatur, consumpto ; ... ubi primum degressos tumulis montanos, laxatasque sensit custodias, pluribus ignibus quam pro numero manemtium in speciem factis, impedimentisque cum equite relictis, & et maxima parte peditum, ipse cum expeditis, acerrimo quoque viro, raptim angustias evadit ; iisque ipsis tumulis, quos hostes tenuerant, consedit : prima deinde luce castra mota, & et agmen reliquum incedere coepit. Jam montani, signo dato, castellis ad stationem solitam conveniebant ; cum repente conspiciunt alios, arce occupata sua, super caput imminentes, alios via transire hostes. Utraque simul objecta res oculis, animis immobiles parumper cos defixit. Deinde ut trepidationem in angustiis, suoque ipsum tumultu misceri agmen videre, equis maxime consternatis, quidquid adjecissent ipsi terroris satis ad perniciem fore rati, perversis rupibus, juxta invia ac devia assueri discurrunt. ... Tum vero simul ab hostibus, simul ab inquitate locorum Pœni oppugnabantur ; plusque inter ipsos, (sibi quoque tendente ut periculo prius evaderet) quam cum hostibus certaminis erat. Equi maxime infestum agmen faciebant, qui & et clamoribus dissonis, quos nemora etiam repercussaeque valles augebant, territi trepidabant ; & et icti forte aut vulnerati, adeo consternabantur, ut stragem ingentem simul hominum ac sarcinarum omnis generis facerent, multosque turba, cum precipites deruptæque utrinque angustiæ essent, in immensum altitudinis dejecit ; quosdam & et armatos. Inde ruinæ maximæ modo jumenta cum oneribus devolvebantur. Quæ quamquam foeda visu erant, stetit parumper tamen Annibal, ac suos continuit, ne tumultum ac trepidationem augeret. Deinde postquam interrumpi agmen vidit, periculumque esse ne exutum impedimentis exercitum nequicquam incolumem traduxisset, decurrit ex fuperiore loco ; & et cum impetu ipso sudisset hostem, suis quoque tumultum auxit. Sed is tumultus momento temporis, postquam liberata itinera fuga montanorum erant, sedatur ; nec per otium modo, sed prope silentio mox omnes traducti. ... Nono die in jugum Alpium perventum est, per invia pleraque & et errores, quos aut ducentium fraus, aut ubi fides iis non esset, temere initae valles a conjectantibus iter, faciebant. ... Fessis taedio tot malorum, nivis etiam casus, occidente jam sidere Vergiliarum, ingentem terrorem adjecit. Per omnia nive oppleta cum, signis prima luce motis, segniter agmen Incederet, pigritiaque & et desperatio in omnium vultu emineret, progressus signa Annibal, in promontorio quodam, unde longe ac late prospectus erat, consistere jussis militibus, I a Iiam ostentat, subjectosque Alpinis montibus circumpadanos campos ; mœniaque eos tum transcendere, non Italiæ modo, sed etiam urbis Romans. Caetera plana, proclivia fore, uno, aut summum altero prælio arcem & et caput Italiæ in manu ac potestate habituros. Procedere inde agmen coepit. ... Ventum deinde ad multo angustiorem rupem, atque ita rectis faxis, ut ægre expeditus miles tentabundus, manibusque retinens virgulta ac stirpes circa eminentes, demittete se posset. Natura locas jam ante præceps, recenti terrae lapsu, in pedum mille admodum aimudincm abruptus erat. Ibi cum velut ad finem vlæ equites constitissent, miranti Annibali quae res moraretur agmen, nunciatur rupem inviam esse. Digressus deinde ipse ad locum visendum. Haud dubia res visa, quin per invia circa, nec trica antes, quamvis longo ambitu circumduceret agmen. Ea vero via insuperabilis fuit. Nam cum super veterem nivem intactam nova modicæ altitudinis esset, molli, nec prealtæ nivi facile pedes ingredientium insistebant. Ut vero tot hominum jumentorumque incesse dilapsa est, per nudam infra glaciem, fluentemque tabem liquescentis nivis ingrediebantur. Terra ibi luctatio erat : ut a lubrica glacie non recipiente vestigium, & et in prono citius pede se sallente, & et seu manibus in assurgendo, seu genu se adjuvissent, ipsis adminiculis prolapsi si iterum corruissent, nec stirpes circa radicesve ad quas pede aut manu quisquam eniti posset, erant ; ita in levi tantum glacie tabidaque nive volutabantur jumenta ; secabant interdum etiamtum insimam ingredientia nivem, & et prolapsa jactandis gravius in continendo ungulis, penitus perfringebant : ut pleraque velut pedica capta haererent in durata & et alte concreta glacie. Tandem nequicquam jumentis atque hominibus fatigatis, castra in jugo posita, aegerrime ad idipsum loco purgato : tantum nivis sodiendum atque egerendum fuit. Inde ad rupem muniendam per quam unam via esse poterat, [p.187] milites ducti, quum caedendum esset saxum, arboribus circa immanibus dejectis detruncatisque, struem ingentem lignorum faciunt ; eamque (cum & et vis venti apta faciendo igni coorta esset) succendunt, ardentiaque faxa infuso aceto putrefaciunt. Ita torridam incendio rupem ferro pandunt, molliuntque amfractibus modicis clivos, ut non jumenta solum, sed elephanti etiam deduci possent. Quatriduum [p.188] circa rupem consumptum, jumentis prope fame absumptis : nuda enim fere cacumina sunt, & et si quid est pabuli, obruunt nives. //Liv. l. 21, c. 32//.026 Le texte latin correspond à Tite-Live, //Ab urbe condita//, liber XXI, section 32 (voir bibliographie). La renommée, dit-il, qui, d'ordinaire, exagère les objets qu'on ne connaît pas à fond avoit avait déjà prévenu les Carthaginois des difficultés de ce passage. Mais lorsqu'ils furent à portée de découvrir la hauteur des montagnes, les neiges élevées presque jusqu'au ciel, quelques chaumines027 C'est-à-dire, quelques chaumières. grossières placées sur les rochers, des troupeaux déssechés par le froid, des hommes hideux & et dégoûtants, tous les êtres animés & et insensibles engourdis par un air toujours glacé, & et mille autres objets dont l'horreur se sent mieux qu'on ne peut la peindre, leur frayeur redoubla. À peine les premiers rangs eurent-ils fait quelques pas en montant sur les collines, qu'ils apperçurent au-desses de leurs têtes les montagnards campés sur les hauteurs. ... Annibal fait faire halte, & et détache un corps de Gaulois pour examiner les lieux : on lui rapporta que le chemin étoit était impraticable. Alors ayant choisi le vallon le plus spacieux, il y plaça son camp entre des précipices & et des rochers escarpés. Comme les Gaulois de son armée avaient à peu près le même langage & et les mêmes mœurs que les montagnards, il les engagea à lier conversation avec eux ; & et par ce moyen, il apprit qu'ils ne tenaient leur poste dans les bois que pendant le jour, & et que la nuit chacun se retirait chez soi. ... Il passa le jour suivant à feindre toute autre chose que ce qu'il méditait ; ... & et dès qu'il s'apperçut que les montagnards avaient abandonné la cime des collines, & et que les sentinelles s'étaient retirés, il fit allumer dans son camp un plus grand nombre de feux que ne l'exigeait la quantité des troupes qui dévaient y demeurer, pour tromper l'ennemi par cette apparence : il y laissa ses gros bagages, sa cavalerie & et la plus grande partie de son infanterie : il prend avec lui l'élite de ses troupes, franchit rapidement les défilés, & et va se placer sur ces mêmes hauteurs qu'avaient occupé les ennemis. À la pointe du jour, le reste de l'armée décampa & et se mit en marche. Déjà les montagnards, au premier signal, sortaient de leurs bourgades, & et se rendaient à leur poste ordinaire, lorsqu'ils s'apperçurent qu'une partie des Carthaginois avoit avait pris leur place & et dominait sur eux, & et que l'autre continuait sa route. À ces deux objets qui les frappèrent tout-à-la-fois, ils demeurèrent un moment interdits ; mais ayant observé que les défilés jettaient de la confusion dans l'armée ennemie, qu'elle s'embarrassait elle-même dans sa marche, & et que la frayeur des chevaux surtout y causait beaucoup de trouble, ils crurent que la moindre épouvante qu'ils pourraient ajouter, suffirait pour la mettre en déroute. Accoutumes à gravir dans ces gorges tortueuses & et impraticables, ils font rouler sur les ennemis d'énormes rochers, & et fondent sur eux de tous côtés. Alors les Carthaginois se trouvèrent obligés de résister tout-à-la-fois aux assauts qu'on leur livrait, & et à la difficulté du ·terrein·. Ils avaient même moins à se défendre contre l'ennemi, que contre leurs propres soldats ; chacun étant disposé à sacrifier son voisin pour échapper plutôt au danger. Les chevaux causaient le plus grand désordre. Effrayés par des cris lamentables, dont l'horreur étoit était encore multipliée par les échos des bois & et des vallées, ils s'agissaient violemment. S'il arrivait qu'ils fussent frappés ou blesses, ils s'emportaient avec une telle fureur, qu'ils renversaient les hommes & et jettaient leur charge à droite & et à gauche. Au milieu d'un pareil tumulte, dans des sentiers bordés des deux côtés de précipices escarpés, plusieurs tombèrent dans des gouffres profonds, & et quelques-uns avec leurs armes. C'était un spectacle affreux, de voir rouler dans ces abîmes les bêtes de sommes avec leurs fardeaux. La vue de ces objets étoit était bien triste pour Annibal. Cependant il ne quitta point son poste, & et contint quelque temps ses troupes, de peur d'augmenter le trouble & et la confusion. Mais ensuite, s'appercevant que la communication étoit était coupée entre les deux lignes de son armée, il vit qu'il étoit était en danger de perdre ses bagages, & et qu'alors, inutilement le reste de ses troupes échapperait à ces défilés. Il partit donc de ses hauteurs, vint tomber sur l'ennemi, le mit en fuite, & et en même temps augmenta le désordre des siens. Mais un moment après, les chemins étant devenus libres par la retraite des montagnards, tout se calma, & et ils sortirent de ces lieux paisiblement & et prèsque sans bruit. ... Le neuvième jour on arriva au sommet des Alpes, par des chemins la plupart inconnus jusqu'alors, et, après bien des marches inutiles, occasionnées, tantôt par la mauvaise foi des guides, tantôt par l'incertitude où l'on se trouvait lorsqu'on028 /* desit : vérifier "fessis" */ qu'on refusait de se fier à eux, & et qu'on étoit était obligé de s'engager aveuglément dans ces vallons, & et d'y suivre de simples conjectures. ... Les soldats étoient étaient dégoûtés & et excédés de tant de fatigues. On étoit était déjà au mois de Novembre : la neige qui tomba alors, fut un nouveau sujet d'effroi pour eux. On décampa au point du jour : l'armée s'avançait lentement à travers des sentiers couverts de neige ; & et comme le désespoir & et le découragement paraissaient sur tous les visages, Annibal s'avance aux premiers rangs, fait faire alte halte sur une élévation, d'où l'on découvrait un horison horizon immense ; montre à ses soldats l'Italie, les campagnes arrosées par le Pô & et qui s'étendent au pied des Alpes ; & et il ajoute, que c'étaient moins les remparts de l'Italie qu'ils franchissaient alors, que ceux de Rome même ; que ce qui restait à faire n'était qu'un jeu ; qu'une ou deux batailles leur mettrait entre les mains la capitale de l'Italie. Après cette exhortation, on se remit en marche. ... On arriva bientôt à un sentier beaucoup plus étroit, & et où les rochers étoient étaient tellement collés à pic, qu'un soldat, sans armes, n'y seroit serait descendu qu'avec bien de la peine, avec de grandes précautions, & et en saisissant avec la main les broussailles & et les racines qui sortaient du rocher. Ce lieu étoit était escarpé par lui-même : mais un éboulement de terre tout récent, en avoit avait fait un précipice de mille pieds de profondeur. La cavalerie s'arrêta à ce pas, comme au terme de sa route. Annibal surpris, demande ce qui retarde sa marche : on lui dit, que le sentier dans le roc n'est plus praticable. Sur cela, il va lui-même examiner les lieux. Il crut aussitôt qu'il n'y avoit avait pas à balancer de faire prendre un long circuit à son armée, par des chemins qui n'avaient été ni battus ni frayés jusqu'alors. Mais cette route lui fut aussi bientôt fermée. Sur la neige ancienne & et qui n'avait jamais été entamée, il en étoit était tombé quelques pouces de nouvelle. D'abord le pied s'arrêtait facilement sur ce duvet encore mol & et peu profond ; mais lorsqu'il eut été mis en fusion sous les pas de tant d'hommes & et d'animaux, il fallut marcher sur la glace humectée par le limon de cette neige fondue. Ce fut alors qu'ils éprouvèrent les peines les plus grandes. La glace unie n'offrait au fantassin029 C'est-à-dire, au soldat de l'infanterie. qu'un sol glissant, où ses pieds se dérobant sous lui le renversaient à chaque instant ; et, dans cette situation, s'il faisait effort des mains & et des genoux pour se relever, ces nouveaux soutiens le trahissaient encore : il retombait, sans rencontrer autour de lui ni branches ni racines qui pussent lui donner un point d'appui. Les bêtes de charge n'étaient pas plus assurées sur cet enduit solide & et couvert d'une neige détrempée : quelquefois il cédait sous leurs pas ; & et ces animaux, pour se relever ou se soutenir, frappaient si pesamment la terre, qu'ils pénétraient jusqu'aux dernières couchés de ces neiges éternelles : plusieurs alors ne pouvoient pouvaient plus dégager leurs pieds & et se trouvaient arrêtés, comme par des entraves, dans ces glaces épaisses & et durcies depuis longtemps. Enfin, & et après bien des fatigues inutiles, on campa sur le sommet de la montagne. On eut même bien de la peine à nettoyer un espace de terrain suffisant pour cela ; tant il fallut creuser & et transporter de neige. Annibal ramena ensuite ses soldats, pour percer le rocher à travers duquel seul il pouvoit pouvait s'ouvrir un chemin. Comme il fallait tailler dans le roc vif, on abattit & et on mit en éclats de grands arbres qui se trouvèrent aux environs, on en forme un énorme bûcher, on y mit le feu, & et il ne tarda pas à s'enflammer, à l'aide d'un vent violent qui s'était élevé ; & et lorsque la pierre fut bien embrasée, on acheva de la dissoudre avec du vinaigre. La roche étant ainsi calcinée, on l'ouvre avec le fer, on adoucit les pentes par de légers détours, & et l'on conduit des sentiers assez faciles pour donner passage, non- non seu-seulement seulement aux bêtes de somme, mais aux éléphans éléphants . Quatre jours furent employés à ce travail. Les chevaux étoient étaient prêts à périr de faim sur ces montagnes dépouillées & et arides, & et où le peu de fourage fourrage qui pouvoit pouvait se rencontrer, étoit était couvert par la neige...030 Tite-Live, Ab urbe condita, liber XXI, section 32. (voir bibliographie). Voilà, sans doute, un récit bien circonstancié, dont je vous ai même épargné une partie, pour ne pas abuser de votre complaisance. S'il s' agissoit agissait ici de décrire un simple voyage, fut fût -ce celui d'un souverain, l' Auteur auteur en auroit aurait dit beaucoup trop : mais il est question d'une entreprise qui mit Rome dans le plus grand danger. Tout ce qui tend à montrer la fermeté & et la résolution du héros de Carthage, est utile au but qu'on se propose, & et doit trouver ici sa place. En lisant les campagnes d'un Turenne, d'un Montecuculli,031 Raimondo Graf Montecuccoli (1609-1680) était un général, diplomate et politicien autrichien. On peut consulter Helmut Neuhaus, "Montecuccoli, Raimund Fürst von", dans : Neue Deutsche Biographie, 1997 (voir bibliographie) et www.deutsche-biographie.de. je m'arrête avec plaisir à un buisson, à une ravine. Ce sont de petits objets : mais ils cachent de grandes choses.

Nous trouvons dans le judicieux Tacite, reprit Euphorbe, un fait qui revient à ce que vous venez de dire.032 Annal. L. 11. c. 31033 .Tacite, Annales, livre XI, section 31 (voir bibliographie). Messaline, femme de Claude, avoit avait porté l'effronterie jusqu'à épouser publiquement un certain Silius. Pendant un voyage que l'empereur fit à Ostie, & et où il apprit ce désordre, elle célébra dans sa maison de Rome une fête des Bacchanales. Entre les extravagances auxquelles se livra cette infâme compagnie, & et que l'historien nous décrit, un certain Vectius Valens s'avisa de monter sur un grand arbre ; & et comme on lui demanda ce qu'il découvroit découvrait de si haut, Un orage affreux, répondit-il, qui se forme du côté d'Ostie. Cette circonstance, assurément, n' étoit était pas digne du sujet, si elle n'eût contribué à annoncer d'avance la catastrophe sanglante de cette espece espèce de comédie.

Cette utilité des circonstances suffit seule, pour ennoblir & et rendre précieuses celles qui, par elles-mêmes, semblent avoir quelque chose de bas. Il n'en faudroit faudrait point d'autre preuve que le détail que fait Cicéron du départ de Milon, dans sa narration du plaidoyé plaidoyer 034 La graphie originale n'est pas attestée dans les dictionnaires de référence ; elle apparaît dans le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot, qui date de 1606. qu'il fit pour ce sénateur. Milon, dit-il, après avoir assisté au sénat, tout le temps qu' avoit avait duré l'assemblée, revient chez lui, change de chaussure & et d'habit, attend un moment que sa femme ait fait tous les préparatifs qui sont alors d'usage, & et il part ensuite. Quoi de plus vil, que ces peintures de ménage & et de toilette, si l'on s'arrête au premier coup-d' œuil œil  ? Mais toute cette bassesse disparoît disparaît auprès du grand avantage que retire l'orateur de cet exposé simple & et naïf.

Dites-moi, je vous prie, répliqua Timagène, de quelle utilité peut être à un homme accusé d'un meurtre, le changement de sa chaussure, & et la toilette de sa femme ? Je n'ai jamais bien saisi l'adresse de Cicéron dans cet endroit.

Cette utilité consiste, répondit Euphorbe, à établir une des preuves les plus favorables à l'accusé, parce qu'elle est tirée de la nature. Dans la cause présente, l'orateur ne pouvoit pouvait nier que Claudius eût été mis à mort, & et qu'il l'eût été par Milon, ou du moins par ses gens. Le fait étoit était certain : Rome toute entiere entière en étoit était convaincue. Que devoit devait donc faire l'avocat dans cette conjoncture, pour défendre l'innocence de sa partie ? Prouver que Milon n' avoit avait formé aucun projet criminel, qu'il n' étoit était point un assassin, mais un brave homme, qui avoit avait sû défendre ses jours dans une attaque imprévue, & et faire tomber un scélérat dans le piege piège qu'il lui avoit avait tendu à lui-même. Pour remplir cet objet, Cicéron fait usage de ce principe universellement reconnu, que la tranquillité n'habite point dans un cœur qui médite un grand crime. Il s'attache à montrer, que la paix la plus profonde régnoit régnait dans l' ame âme de Milon, au moment de son départ de Rome, c'est-à-dire, quelques heures avant la mort de Clodius Claudius  ; & et pouvoit pouvait -il mieux le prouver, que par le choix de ces circonstances si minces en elles-mêmes, & et qu'il rapporte avec tant d'ingénuité ! Un esprit occupé, ou plutôt troublé par la disposition d'un grand forfait, a-t-il assez de sang-froid pour examiner quel habillement il doit prendre, pour se prêter aux ajustemens ajustements & et aux longueurs d'une femme ? De pareilles minuties sont à peine supportables, quand on se propose une simple promenade.

Admirez mon peu d'attention, poursuivit Timagèe. En lisant Cicéron, j' avois avais toujours éprouvé l'effet de cette espece espèce de preuve. Milon me paroissoit paraissait le plus tranquille, & et dès-lors dès lors le plus innocent des hommes ; & et je n' avois avais jamais réfléchi sur l'adresse de l'orateur. C'est apparemment par la même raison que Philippes de Commines Philippe de Commynes pour nous prouver la terreur qui régnoit régnait dans les deux armées de Louis XI & et du Comte de Charolois Comte de Charolais , à la journée de Montlhery Montlhéry , s'arrête sur deux circonstances qui, par elles-mêmes, ont peu de dignité, & et qu'il accompagne même d'une reflexion plaisante.035 Chroni. de Louis XI Chronique de Louis XI , chap. VI, Ed. de 1576.036 La Chronique de Louis XI, de 1461 à 1483, première édition de 1524, attribuée à Phillippe de Commynes (1447-1511), est aujourd'hui connu sous le titre de Mémoires. La citation vient du vol. 1, livre I, chapitre IV : « La bataille de Montlhéry », p. 27-36 dans notre édition de référence (voir bibliographie). Le passage entier est le suivant : « De la part du Roy fouyt le conte du Mayne & plusieurs aultres, & bien huit cens hommes d'armes. Aulcuns ont voulu dire que ledict conte avoit intelligence avecques les Bourguignons ; mais à la vérité, je croy qu'il n'en fut oncques riens. Jamais plus grand fuyte ne fut des deux costez, & par especial demourerent les deux princes aux champ. Du cousté du Roy, fuigt ung homme d'estat jusques a Lusignen, sans repaistre, & du costé du conte, ung aultre homme de bien jusques au Quesnoy le Conte. Ces deux n'avoient garde de se mordre ! » (p. 30).Du côté du Roi, dit-il, fuit un homme d'état, qui s'enfuit jusqu'à Lusignan, sans repaître ; & et du côte du comte, un autre homme de bien, jusqu'au Quesnai-le-Comte. Ces deux n' avoient avaient garde de se mordre l'un l'autre. Cette aveugle frayeur de deux seigneurs de marque, nous fait conjecturer quelle étoit était celle des officiers subalternes & et du soldat.

Puisque vous parlez des sentimens sentiments intérieurs de l' ame âme , reprit Euphorbe, un bon narrateur ne se contente pas toujours de les abandonner à nos conjectures ; souvent il les peint lui-même : & et ces peintures peuvent être mises au même rang que celles des circonstances, puisqu'elles ont les mêmes qualités, & et qu'elles n'embellissent pas moins le récit. Tite-Live est inimitable dans ces sortes de tableaux, qu'il a répandus en plusieurs endroits de son histoire. Partout ils animent & et échauffent son style. Ce n'est pas assez pour lui de nous exposer les actions, les faits & et les choses sensibles qui frappent les ieux yeux  : il nous ouvre, pour ainsi dire, l'esprit & et le cœur de ses personnages, & et nous y montre le jeu des passions, qui sont les vrais ressorts des exploits éclatans éclatants , comme des grands crimes. Choississons-en quelques exemples dans le grand nombre de ceux qu'il nous présente. Voici les couleurs dont il peint les Horaces & et les Curiaces prêts d'en venir aux mains.037 Terni juvenes magnorum exercituum animos gerentes concurrunt. Nec his nec illis periculum suum ; publicum imperium servitiumque obversatur animo, futuraque ea deinde patriæ fortuna, quam ipsi fecissent. Liv., lib. I, n. 25.038 Tite-Live, Ab urbe condita, liber I, section 25 (voir bibliographie). Ces jeunes héros, renfermant dans leurs cœurs tout le courage de deux grandes armées, s'avancent l'épée à la main, sans penser à leur propre danger : les uns & et les autres ne s'occupent que de l'esclavage ou de l'empire réservé à leur patrie. Ils se représentent qu'elle n'aura désormais d'autre sort, que celui qu'ils vont lui assurer par leur victoire ou leur défaite. Avec quel art & et quelle vérité ce même auteur décrit-il les réflexions que firent les Romains, après avoir nommé le jeune Scipion pour succéder, en Espagne, à son pere & et son oncle039 Post rem actam, ut jam resederat impetus animorum ardorque, silentium subito ortum & et tacita cogi tatio, quidnam egissent novi, quod favor plus valuisset quam ratio, AEtatis maxime pœnitebat. Quidam fortunam etiam domus horrebant, nomenque ex duabus funestis familiis, in eas provincias, ubi inter sepulchra patris patruique res gerendae essent, proficiscentis. Lib 26, n.18.040 Tite-Live, Ab urbe condita, liber XXVI, section 18 (voir bibliographie). ? Tout étant terminé, lorsque les premiers transports furent calmés, à cette ardeur succéda un profond silence. Chacun réfléchit sur ce qu'il venoit de faire. On se reprochoit d'avoir plus écouté la faveur que la raison, dans cette nouveauté. La jeunesse surtout de leur général les allarmoit alarmait  : son nom même, qu'il empruntoit de deux familles malheureuses, sembloit avoir quelque chose de sinistre, & et ne lui annoncer que des revers dans un pays où il alloit commander au milieu des tombeaux de son père & et de son oncle. C'est avec la même force qu'il dépeint le désespoir des Romains, enfermés dans les défilés de Caudium ;041 Lib. 9, n. 2, 3 & et 4.042 Tite-Live, Ab urbe condita, liber IX, sections 2 à 4 (voir bibliographie). leur consternation & et leurs alarmes à l'arrivée des Gaulois prêts de s'emparer de Rome.043 Lib. 5, n. 39.044 Tite-Live, Ab urbe condita, liber V, section 39 (voir bibliographie). Partout, en le lisant, on voit non seulement combattre & et agir, mais penser.

Croyez-vous, interrompit Timagène, que vos Auteurs auteurs latins l'emportent sur les nôtres dans cette partie ?045 La comparaison des mérites respectifs des auteur classiques et modernes renvoie à la célèbre 'Querelle des Anciens et des Modernes'. Pour moi, je ne crains point de mettre en parallèle046 Contrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici moderne. avec tout ce que vous venez de citer, le bel endroit de Corneille sur la mort de Pompée ;

Aucun gémissement à son cœur échappé Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé. Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle Ce qu'eut de beau sa vie, & et ce qu'on dira d'elle, Et tient la trahison que le roi leur prescrit Trop au-dessous de lui, pour y prêter l'esprit, Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre Et son dernier soupir est un soupir illustre, Qui de cette grande âme achevant les destins, Étale tout Pompée aux yeux des assassins.047 Pierre Corneille, La Mort de Pompée, 1643 (voir bibliographie), acte II, scène 2.

C'est bien penser, assurément, que de faire penser ainsi un héros ; & et je ne puis m'empêcher d'appliquer à l' Auteur auteur lui-même son derniers vers, & et de dire, que ce magnifique morceau étale tout Corneille aux ieux yeux de ses lecteurs.

Pour vous prouver, continua Euphorbe, que je reconnois reconnais tout le mérite des modernes, j'ajouterai à l'exemple que vous apportez, celui de M. Fléchier, dans l'oraison funèbre048 Contrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici moderne. du vicomte de Turenne. Turenné meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se rallentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur & et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile ; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, & et non pas aux blessures qu'ils ont reçues ; les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort.049 Esprit Fléchier, Oraison funébre de [...] Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, 1676 (voir bibliographie). ... Rien n'est plus curieux, pour un lecteur, que de découvrir ainsi tous les sentiments qui partagent un grand peuple. Nous apprendre ce qu'ont fait les hommes, c'est nous instruire à demi ; il faut les faire connoître connaître eux-mêmes.

Si les historiens, répliqua Timagène, sont tenus de nous faire connoître connaître ceux dont ils parlent, ils ont pour cela, ce me semble, un moyen bien facile : ce sont les caracteres caractères & et les portraits. Ils y rencontrent le double avantage de plaire & et d'instruire.050 Renvoi au précepte d'origine horacienne de 'prodesse & et delectare' ; voir Horace, Ars poetica, vers 333 : « Aut prodesse volunt aut delectare poetae ». Mais à propos de cette question, je voudrois voudrais bien connoître connaître la différence exacte de ce qu'on appelle portraits, caracteres caractères & et descriptions.

On peut avoir à peindre, répartit Euphorbe, une action, un lieu, un être raisonnable ou supposé tel. Le détail d'un fait particulier, par exemple, d'une bataille, d'une tempête, d'un voyage, l'énumération de ce qui compose un pays ou un canton, s'appelle description.051 Cette définition de la description représente, par rapport à la mise en place progressive, au XVIIIe siècle, d'une opposition structurelle entre description et narration, une prise de position traditionnaliste. Le portrait & et le caractere caractère ne conviennent qu'aux êtres raisonnables, ou du moins animés ; & et dans cette derniere dernière espece espèce , le portrait expose les qualités extérieures & et intérieures ; au lieu que le caractere caractère , pris à la rigueur, doit se borner à celle de l' ame âme  : mais souvent on le confond avec le portrait, comme vous le pouvez voir dans la Bruyere La Bruyère . Un rhéteur vous feroit ferait d'autres divisons, qui ne sont admises que dans les écoles.

Quelque nom qu'on leur donne, reprit Timagène, avouez que les uns & et les autres font un bel effet dans le récit, & et y jettent beaucoup d'ornement. D'ailleurs, ces morceaux saillans saillants ont l'avantage de faire une impression plus vive sur l'esprit, & et par-là par là se gravent plus aisément dans la mémoire. Je n'oublierai jamais la description du combat de Télémaque avec Hyppias. À peine Télémaque eut tiré son épée, qu'Hyppias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta sur le jeune fils d'Ulysse pour la lui arracher. L'épée se rompt dans leurs mains : ils se saisissent & et se serrent l'un l'autre ; les voilà, comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer : le feu brille dans leurs yeux ; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises pieds contre pieds, mains contre mains ; ces deux corps entrelacés paraissent n'en faire qu'un : mais Hippias, d'un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse étoit était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait ses genoux chanceler. Hippias le voyant ébranlé, redouble ses efforts. C'en étoit était fait du fils d'Ulysse, il allait porter la peine de sa témérité & et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui, & et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur.052 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre XIII, p. 277-278. N'êtes-vous point enchanté, comme moi, de la vivacité de cette peinture ? Les voilà, comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer. On suit tous leurs mouvemens mouvements . Ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent, ils se relevent. ... Voilà ce que le pinceau ne peut exprimer sur la toile. C'est moins une lecture, qu'un spectacle intéressant.053 Ici affleure la problématique du paragone, de la comparaison des arts : la limitation de la peinture à l'instant, la capacité du récit de représenter le mouvement dans le temps, le caractère visuel et théâtral d'un tel passage de texte.

J'admire encore plus que tout cela, ajouta Euphorbe, la sagesse & et le naturel qui regnent règnent dans l'ordonnance de ce tableau. Point d'idée gigantesque, point de confusion, point d'expressions outrées ou inutiles. Au reste, n'avez-vous pas un petit intérêt particulier, qui vous rend plus cher encore ce morceau vraiment beau par lui-même ? Messieurs les militaires ont cela de commun avec les jeunes gens ; ils se passionnent pour tout ce qui a quelque rapport avec la guerre & et les combats.

Tout comme il vous plaira, répliqua Timagène ; mais vous ne pouvez disconvenir que cet intérêt ne soit bien légitime, quand l'écrivain a le talent de le faire naître. II y a une espece espèce d'adresse dans le récit qui le transforme, pour ainsi dire, en drame, & et qui lui donne toute la vivacité d'une action, lorsqu'on sait ne présenter au lecteur que ce qui pourroit pourrait être aperçu par un spectateur, & et lui laisser deviner tout le reste. Il me semble que c'est-là c'est là le plus grand art de Tite-Live dans le fameux combat des Horaces & et des Curiaces.054 Consederant utrimque pro castris duo exercitus, periculi magis præsentis quam curae expertes. Quippe imperium agebatur, in tam pancorum virtute atque fortuna positum. Itaque ergo erecti suspensique in minime gratum spectaculum animo intenduntur. Datur signum. ... Ut primo statim concursu increpuere arma, micantesque fulsere gladii, horror ingens spectantes perstringit : et neutro inclinata spe, torpebat vox spiritusque. Conseriis [p202] deinde manibus cum jam non motus tantum corporum agitatioque anceps telorum armorumque, sed vulnera quoque et sanguis spectaculo essent, duo Romani super alium alius, vulneratis tribus Albanis, exspirantes corrueruerunt. Ad quorum casum cura conclamasset gaudio Albanus exercitus, Romanas legiones jam spes tota, nondum tamen cura deseruerat, exanimes vice unius, quem tres Curiatii circumsteterant. Forte is integer fuit, ut universis solus nequaquam par, sic adversus singulos [p203] ferox. Ergo ut segregaret pugnam eorum, capessit fugam, ita ratus secuturos, ut quemque vulnere affectum corpus sineret. Jam aliqnantum spatii ex eo loco, ubi pugnatum est, aufugerat, cum respiciens videt magnis intervallis sequentes : unum haud procul ab sese abesse : in eum magno impetu redit. Et dum Albanus exercitus inclamat Curiatiis, ut opem ferant fratri, jam Horatius coeso hoste victor [p204] secundam pugnam petebat. {Tunc} clamore, qualis ex insperato faventium solet, Romani adjuvant militem suum, et ille defungi praelio festinat. Dec. 1. Lib. I n. 25.055 Tite-Livre, Ab Urbe condita (voir bibliographie), liber I, section 25. Les deux armées, dit-il, s'étaient placées devant leurs retranchements, pour être témoins d'un combat, où, sans partager le danger, elles avaient grande part aux craintes & et aux alarmes. Il ne s'agissait de rien moins que de l'empire, & et leur sort dépendait de la bravoure & et du bonheur d'un petit nombre de combattants. Ainsi, dans l'agitation & et l'incertitude, tous portent leur attention vers un spectacle qui n'avait pour eux rien d'agréable. On donne le signal. ... au premier choc, le bruit des armes, l'éclat effrayant des épées jettent une secrète horreur dans l'âme des spectateurs. Tandis qu'un égal avantage tient l'espoir en suspens, l'inquiétude & et le silence règne des deux côtés. Bientôt le combat s'anime : alors ce ne sont plus seulement les diverses attitudes des combattants, le mouvement irrégulier des traits & et des armes qui frappent les yeux : on apperçoit des blessures ; on voit couler du sang. Aussitôt deux des champions Romains tombent morts sous les coups des Albains, qui demeurent blessés tous ses trois. À cette vue, l'armée d'Albe pousse de grands cris de joie. Les légions Romaines, en perdant toute espérance, étoient étaient encore dans les plus cruelles alarmes sur le sort du dernier des Horaces environné de ses trois ennemis. Heureusement il étoit était sans blessure, & et comme il ne pouvoit pouvait tenir seul contr'eux tous, aussi était-il supérieur en forces à chacun d'eux en particulier. Ainsi, pour diviser leurs efforts, il prend la fuite, prévoyant bien que leurs blessures ne leur permettraient pas de le suivre d'un pas égal. A peine était-il à quelque distance du lieu où s'était livré le combat, qu'il se retourne & et voit derrière lui ses ennemis séparés les uns des autres par un assez grand intervalle. Il vient rapidement tomber sur le premier, qui n'était pas fort éloigné ; & et pendant que les Albains crient aux autres Curiaces de secourir leur frère, Horace l'a déjà renversé à ses pieds, & et vole à une seconde victoire. Les Romains alors animent leur champion par ces clameurs que produit ordinairement un succès inespéré dans des hommes qui y prennent le plus grand intérêt. Le héros de Rome se hâte de termiminer terminer ce nouveau combat. N'y a-t-il pas là-dedans une espece espèce de magie qui nous transporte successivement dans l'une & et dans l'autre armée, & et qui met sous nos ieux yeux tout ce que pouvoit pouvait découvrir un soldat Romain ou Albain ? On ne s'arrête point à nous peindre les regards menaçans menaçants de ces guerriers, les coups qu'ils se portent ; on ne nous dit point de quelle maniere manière les trois Albains furent blessés, par quelle adresse ou par quel bonheur, bien-tôt bientôt après ils firent mordre la poussiere poussière à deux Horaces. Tout cela ne peut être aperçu que par les combattans combattants eux-mêmes. Mais nous entendons le bruit des armes, nous voyons briller ses épées, nous suivons des ieux yeux les mouvemens mouvements confus de ces héros, leurs blessures, leur sang qui rougit la terre ; objets plus propres encore à exciter l'inquiétude que les premiers. Bien-tôt Bientôt la scène change ; deux Romains succombent, & et un seul se trouve exposé aux assauts de trois adversaires. Quelle est l' ame âme assez insensible pour n'être point émue par des objets aussi frappans frappants ?

Je ne m'aviserai plus, reprit Euphorbe, de plaisanter Messieurs les militaires : je vois qu'ils savent se défendre autrement que l'épée à la main. Au surplus, je voulois voulais vous dire, que si les descriptions de combats font un bel effet dans le récit, il en est d'autres plus riantes, qui n'y répandent pas moins d'ornement. J'en prends à témoin ce joli morceau que l'on trouve dans la Lettre où Mad. Madame de Sévigné décrit le passage du Rhin. Le chevalier de Nantouillet étoit était tombé de cheval ; il va au fond de l'eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouvé la queue d'un cheval, il s'y attache ; ce chevai le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, & et revient gaillard.056 Voir Madame de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné et de Maintenon, avec une préface et des notes par M. de Lévizac, [...], troisième édition revue et corrigée, Paris : Gabriel Dufour, 1805, p. 115. Quel tableau plus agréable, que cette description de la Bétique ?057 La Bétique est une province romaine (Hispania Baetica) dans le sud de l'actuelle Espagne. Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, & et sous un ciel pur qui est toujours serein. Le pays a pris son nom du fleuve qui se jette dans l'océan assez près des colonnes d'Hercule, & et de cet endroit où la mere mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tarsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or : les hivers y sont tièdes ; les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais ; l'ardeur du soleil y est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour : ainsi, toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps & et de l'automne, qui semblent se donner la main.058 Desit: source, Madame de Sévigné. Toutes ces peintures, sans être essentielles à l'objet principal, l'enrichissent beaucoup. Ainsi, la superbe architecture qui remplit le fond d'un tableau, est indépendante de l'action qu'il représente ; mais elle forme un ensemble qui attire les regards des connoisseurs connaisseurs .

De votre comparaison, interrompit Timagène, il s'ensuit que la description doit être propre au sujet que l'on traite. Je ne peindrai pas Adam & et Eve Ève dans un riche palais, ni les Peres Pères du désert dans de magnifiques jardins. Que de lieux communs où l'on décrit une campagne, un torrent, une tempête, & et qui peuvent convenir à toutes sortes de sujets ? Ce sont des especes espèces de pieces pièces de rapport qu'on déplace à son gré & et qu'on enchâsse où l'on veut. On pourroit pourrait en faire un répertoire disposé par lettres alphabétiques en forme de dictionnaire, pour la commodité des plagiaires.059 Ce passage est cité par Jean-Michel Adam. La condamnation des descriptions topiques est elle-même topique dans le discours sur la description ; elle est nuancée dans les pages qui suivent, d'une manière caractéristique de la structure dialogique de l'Essai sur le récit. Je voudrois voudrais , pour moi, qu'il n'y eût point de description qui ne fût attachée à la place qu'elle occupe par quelques traits particuliers & et nécessaires, comme celles que vous venez de rapporter.

Votre régle règle est un peu sévere sévère , répartit Euphorbe. L'exactitude de la prose ne souffre point, il est vrai, ces peintures générales & et communes. La sévérité de l'histoire ne permet pas non plus qu'on y répande les fleurs avec prodigalité, comme fait l'historien latin d'Alexandre-le-Grand, dans la description du Fleuve fleuve Marsyas,060 Quint. Curc. l. 3.061 Quinte-Curce, Historiarum Alexandri Magni Libri, liber 3 (voir bibliographie). dans l'aventure d'Abdalomine, 062 Ibid. l. 4. dans les regrets de Sisygambis à la mort d'Alexandre, & et dans quelques autres endroits. Mais la poësie poésie étant plus susceptible d' ornemens ornements , elle est plus indulgente. Elle admet ces détails où l'imagination se joue & et distrait un moment son lecteur, pourvu qu'ils ne soient point copiés & et qu'ils aient des bornes convenables. Dans l'un & et dans l'autre genre, faire une description trop longue est un écart, mais surtout, lorsqu'elle n'a que peu ou point de rapport à la matiere matière dont l'écrivain doit être occupé.

Vous voulez que ces descriptions ne soient pas copiées, répliqua Timagène ; cela, en vérité, ne me paroît paraît pas commun. Je vais vous en rassembler sur un même sujet quelques-unes tirées des meilleurs auteurs anciens & et modernes, où vous remarquerez précisément les mêmes idées, & et quelque différence seulement dans l'expression. Je trouve la premiere première dans Ovide. 063 La tempête devient affreuse : les vents déchaînés de tous côtés se font la guerre, & et soulèvent les mers indignées. Le pilote lui-même effrayé, avoue qu'il ne sait plus dans qu'elle situation il est, ni ce qu'il doit décider [p209] ou commander : tant le danger est pressent, & et l'emporte sur tout son art. Les cris des hommes se mêlent aux sifflements des cordages, aux fracas des vagues qui se brisent, au bruit affreux du tonnerre. Les flots amoncelés semblent s'élancer vers l'olympe, & et porter leurs cimes humides jusqu'aux nues. En même temps des torrents de pluie tombent de la voûte céleste ; on croirait que tout le ciel descend dans la mer, & et que l'océan irrité veut prendre la place de l'empirée. Les voiles sont trempées d'eau : les flots se confondent avec les nuages : les ténèbres épaisses de la nuit sont redoublées par celles de la tempête : les éclairs & et le tonnerre les dissipent pourtant de temps en [p210] temps, & et donnent une lumière effrayante ; les eaux sont embrâsées par la foudre. L'art est sans ressource ; le désespoir s'empare de tous les cœurs, & et chacun des flots qui s'élancent, semble apporter avec soi la mort.063 Métam Métamorphoses . Lib. 12.Il s'agit en fait du livre XI des Métamorphoses d'Ovide (voir bibliographie), lignes 490-538.

Aspera crescit hyems, omnique à parte feroces Bella gerunt venti, fretaque indignantia miscent. Ipse pavet, nec se, quis sit status, ipse fatetur Scire ratis rector, nec quid jubeatve, velitve : Tanta mali moles, tantoque potentior arte est Quippe sonant clamore viri ; stridore rudentes, Undarum incursu gravis unda, tonitribus aether, Flactibus erigitut, cœlumque aequare videtur Pontus, et inductas aspergine tangere nubes ... Ecce cadunt largi resolutis nubibus imbres, Inque fretum credas totum descendere cœlum, Inque plagas cœli tumefactum ascendere pontum. Vela madent nimbis, et cum cœlestibus undis AEquoreæ miscentur aquae : caret ignibus aether ; Caecaque nox premitur tenebris hyemisque suisque. Discutiunt tamen has, praebentque micantia lumen Fulmina, fulmineis ardescunt ignibus undae. Deficit ars, animique cadunt ; totidemque videntur. Quot veniunt fluctus, ruere atque irrumpere mortes.

Voyons maintenant ce que dit Virgile sur le même objet :065 L'Eutus, le Notus, l'Africus fécond en orages s'étendent sur la mer, la bouleversent jusque dans ses abîmes, & et poussent sur le rivage des vagues énormes. De tous côtés les [p211] cris des hommes se mêlent au sifflement des cordages. A l'instant, les nuages dérobent le ciel & et le jour aux yeux des Troyens : une nuit affreuse couvre les flots. Le tonnerre gronde ; l'air est embrasé de mille éclairs, & et tout offre à ces infortunés une mort présente. Les uns sont suspendus au sommet d'une vague ; les autres voyent un gouffre s'ouvrir sous leurs pieds & et découvrent la terre à travers les flots. L'onde bouillonne au fond de ses sables. AEn., lib. I. v. 84.066 Virgile, Énéide, liber I, vers 84-91 et 106-107 (voir bibliographie).

Incubuere mari, totumque à sedibus imis Una Eurus Notusqne ruunt creberque procellis Africus, et vastos volvunt ad littora fluctus. Insequitur clamorque virum, stridorque rudentum : Eripiunt subito nubes cœlumque diemque Teucrorum ex oculis ; ponto nox incubat atra. Intonuere poli, et crebris micat ignibus aether, Praesentemque viris intentant omnia mortem. ... Hi summo in fluctu pendent, his unde dehiscens Terram inter fluctus aperit : furit aestus arenis.

Rapprochons de ces deux poëtes poètes , Homere Homère , traduit par Boileau.

Comme l'on voit les flots soulevez par l'orage, Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à leur rage ; Le vent avec fureur dans les voiles frémit, La mer blanchit d'écume, & et l'air au loin gémit. Le matelot troublé, que son art abandonne, Croit voir dans chaque flot la mort qui l'environne. 067 Homère, Iliade, traduction de Boileau (voir bibliographie).

Voici comme s'exprime l'auteur de la Henriade Henriade .

L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit ; L'air siffle, le ciel gronde, & et l'onde au loin gémit : Les vents sont déchaînés sur les vagues émues ; La foudre étincelante éclate dans les nues ; Et le feu des éclairs, & et l'abîme des flots Montrent partout la mort aux pâles matelots.068 Voltaire, La Henriade (voir bibliographie), chant premier.

Enfin ce tableau tracé par Oreste dans la tragédie d' Electre Électre , peut figurer à côté de ceux-là.

La mer en un moment se mutine & et s'élance L'air mugit, le jour fuit, une épaisse vapeur Couvre d'un voile affreux les vagues en fureur. La foudre éclairant seule une nuit si profonde, À sillons redoublés ouvre le ciel & et l'onde, Et comme un tourbillon, embrassant nos vaisseaux, Semble en sources de feu bouillonner sur les eaux. Les vagues quelquefois nous portent sur leurs cimes, Nous font rouler après sous de vastes abîmes, Où les éclairs pressés pénétrant avec nous, Dans des gouffres de feu semblent nous plonger tous. 069 La pagination originale, qui indique ici '231', est érronnée. Le pilote effrayé que la flamme environne, Aux rochers qu'il fuyait lui-même s'abandonne.070 Crébillon, Électre, 1708 (voir bibliographie), acte II, scène 1.

Il ne s'agit point d'examiner ici si la majesté énergique de Virgile l'emporte sur l'ingénieuse fécondité d'Ovide ; qui des Français ou des Latins, ont la touche plus mâle ou le coloris plus frappant ; je veux seulement vous faire observer que l'on rencontre ici partout les mêmes idées, & et qu'il n'y a de variété que dans l'expression. Chez les Latins, comme chez les Français, tout se réduit à nous représenter les vents déchaînés, les vagues soulevées jusqu'aux cieux, les cris & et le desespoir des matelots, le bruit du tonnerre, le feu des éclairs, enfin le pilote sans ressource, qui s'abandonne à la merci des flots.

Avant de yous répondre, reprit Euphorbe, souffrez que je vous fasse une petite remarque. Sans cet étalage de poësie poésie , l' Auteur auteur des Pseaumes Psaumes en a dit en quatre mots, autant que tous les Auteurs auteurs que vous avez cités071 Dixit, et stetit spiritus procellæ, et exaltati sunt fluctus ejus. Ascendunt usque ad caelos, et descendunt usque ai abissos. ... Turbati sunt, et moti sunt sicut ebrius, et omnis sapientia eorum devorata est. Ps. 106..072 Psaumes. Dieu parle : les vents & et la tempête se déchaînent ; les flots se soulèvent, ils montent jusqu'aux cieux, & et descendent jusqu'aux abîmes. Le trouble & et l'agitation des matelots, les rendent semblables à un homme ivre. Toute leur habileté s'est évanouie. Ne croiroit croirait -on pas que ces versets ont servi de modele modèle à vos descriptions ? Je reviens maintenant à votre difficulté. Lorsqu'on fait un portrait d'après nature, on est renfermé dans un cercle de circonstances qu'on ne peut franchir, sans tomber dans le défaut qu'Horace reproche à certains poëtes poètes , de mettre les dauphins dans les forêts & et les sangliers dans les eaux, pour répandre du merveilleux & et de la variété dans leurs compositions :

073 Art. Poet. v. 29. Qui variare cupit rem prodigialiter unam, Delphinum sylvis appingit, fluctibus aprum.074 Horace, Ars poetica, vers 29-30.

Il n'est donc pas étonnant que plusieurs grands Auteurs auteurs se rencontrent dans les tableaux qu'enfante leur imagination. Plus ils ont de goût, plus ils doivent se rapprocher, parce qu'ils copient le même modele modèle , c'est-à-dire, la nature, qui est une. Puiser dans cette source féconde, ce ne fut jamais être plagiaire. On ne l'est que quand on s'attribue, comme un bien propre, les expressions, les pensées, ou le plan d'un auteur. Par exemple, je ne puis voir, sans peine, un bon historien de nos jours, transcrire mot pour mot, avec quelques légers changemens changements , jusqu'à huit pages du Césarion Césarion de l'abbé de Saint-Réal, au sujet du rétablissement de Ptolomée Auletes.075 Hist. Anç. l. 21, art. 2, § 1.076 Bérardier fait allusion, ici, à César de Saint-Réal, et son ouvrage intitulé Césarion, ou Entretiens divers, 1684 (voir bibliographie).. Nous n'avons pas encore pu identifier l'Histoire ancienne en question.077 (Desit: inclure référence sur "nature" ; vérifier référence de l'Hist Anc.). Mais peut-on trouver mauvais que, dans la description d'un combat, on nous mette sous les ieux yeux des morts, des mourans mourants , le bruit des armes, la fuite des uns, la poursuite des autres ? ce sont les parties essentielles de l'objet qu'on traite. Tout ce que je voudrois voudrais conclure du petit inconvénient, que vous venez de remarquer, c'est qu'il faut employer rarement ces especes espèces de lieux communs, sur-tout surtout dans la prose. On n'a point cet écueil078 Contrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici moderne. à craindre dans les portraits & et les caracteres caractères . Ils ont tous des traits qui leur sont propres, & et que le peintre doit saisir. Il seroit serait inexcusable, si son tableau convenoit convenait également à plusieurs personnes différentes.

Il y a pourtant, interrompit Timagène, des portraits qu'on appelle généraux ; tels que sont ceux de l'avare, du prodigue, de l'ambitieux & et plusieurs autres. N'en est-il pas de ces morceaux, comme des descriptions ? Si toutes les batailles se ressemblent, tous les avares ont quelque chose de commun.

Cela est vrai, jusqu'à un certain point, continua Euphorbe ; mais quelque généraux que soient ces caracteres caractères , ils empruntent des lieux, des temps, des usages, des inclinations différentes, certaines nuances particulieres particulières qui les distinguent. L'avare de nos jours a quelques teintes que n' avoit avait pas celui des Grecs & et des Romains : comme le Petit-Maître petit-maître Anglois anglais n'est pas celui de Paris.

J' ajouterois ajouterais à ce que vous dites, répliqua Timagène, que ces caracteres caractères généraux me paroissent paraissent composés comme la Vénus de ce fameux sculpteur Grec, qui réunit dans ce seul chef-d'œuvre les plus beaux traits qu'il aperçut dans toutes les femmes de la ville.079 Desit : commentaire et source sur la Vénus ; beau idéal par assemblage ; Becq. D'où il s'ensuit qu'ils sont moins des peintures particulieres particulières , qu'un assemblage de différens différents portraits : & et cela est si vrai, que leur mérite est plus grand, à proportion qu'ils ressemblent à un plus grand nombre de personnes dans le même genre.

Votre raison, poursuivit Euphorbe, est encore meilleure que la mienne, pour prouver, qu'il ne faut pas leur appliquer à la rigueur ce que je disois disais tout-à-l'heure des traits qui leur sont propres ; qu'ils ont quelque ressemblance avec les descriptions ; & et que ma réflexion ne peut regarder que les portraits proprement dits, c'est-à-dire, ceux qui sont particuliers. Arrêtons-nous donc à ceux-ci, & et contentons-nous d'y chercher ce que la peinture se prescrit à elle-même, dans ceux qu'elle nous offre, une ressemblance exacte, un riche coloris, une attitude naturelle & et gracieuse. Si, pour peindre tel ou tel général d'armée, je me contentois contentais de dire, qu'il étoit était d'une naissance illustre, qu'il avoit avait étudié l'art de la guerre & et toutes les parties qui en dépendent, qu'il connaissoit connaissait toutes les ressources des ennemis & et les siennes, que, dans l'action, il commandoit commandait en grand capitaine & et se battoit battait en soldat, j'en donnerois donnerais une idée magnifique, mais qui peut convenir à plusieurs de ceux dont nous trouvons les noms dans l'histoire. Ce n' est-là est là qu'un modèle dégrossi & et qui n'est point caractérisé, ou, tout-au-plus tout au plus , un de ces portraits généraux dont nous venons de parler.

Pensez-vous donc, dit alors Timagène, qu'il en soit d'un portrait, comme d'une énigme, & et qu'on doive en deviner l'objet, sans qu'il soit nommé ?

Non, répondit Euphorbe ; mais je crois qu'il doit avoir certains traits particuliers à la personne qu'il représente. Voyez, par exemple, celui-ci, tracé de la main de M. Bossuet080 Or. Fun. Oraison funèbre de la reine d'Angleterre.081 Jacques-Bénigne Bossuet est l'auteur de l'Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, Reine de la Grand'Bretagne, prononcée le 16 novembre 1669, en l'église des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot (voir bibliographie).. Un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre & et de tout cacher, également actif & et infatigable dans la paix & et dans la guerre, qui ne laissoit laissait rien à la fortune de ce qu'il pouvoit pouvait lui ôter par conseil & et par prévoyance : d'ailleurs si vigilant & et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué aucune des occasions qu'elle lui a présentées : enfin un de ces esprits remuants & et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. La profondeur d'esprit & et l'hypocrisie, l'audace & et la dissimulation dans un homme ambitieux & et sans naissance, mais capable de troubler l'univers, tout cela fait un ensemble, qui feroit ferait connoître connaître suffisamment le fameux Cromwell, quand l'endroit d'où ce morceau est tiré, ne le montreroit montrerait pas plus clairement.

Je suis persuadé, comme vous, poursuivit Timagène, que c'est cet ensemble de plusieurs qualités rarement unies l'une avec l'autre, qui forme la ressemblance du portrait. Si l'on avoit avait fait attention à cette vérité, on se seroit serait épargné la peine de chercher les modèles des caracteres caractères de la Bruyere La Bruyère , & et on ne se seroit serait pas imaginé y reconnoître reconnaître telles ou telles personnes, parce qu'ils offroient offraient quelques traits détachés qui pouvoient pouvaient leur convenir. Pour se convaincre que cet assemblage est nécessaire, il suffit d'examiner le célèbre portrait de Catilina, fait par Salluste.082 Catilina nobili genere natus, fuit magna [p220] vi animi et corporis, sed ingenio malo pravoque. Huic ab adolescentia bella intestina, coedes, rapinae, discordia civilis grata fuere ; ibique juventutem suam exercuit. Corpus patiens inediae, algoris, vigiliae supra quam cuiquam credibile est. Animus audax, subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac dissimulator ; alieni appetens, sui profusus, ardens in cupidicatibus ; satis loquentiae, sapientiae parum. Vastus animus immoderata, incredibilia, nimis [p221] alta semper cupiebat. Sall. de bell. Catil.083 Salluste, Bellum Catilinae (La conjuration de Catilina), section 5 (voir bibliographie). Catilina étoit était d'une naissance illustre, & et joignait à une grande force d'esprit & et de corps, un caractère méchant & et pervers : les dissentions intestines, le meurtre, le pillage, les discordes civiles eurent des charmes pour lui, dès ses plus tendres années : il en fit les exerices de sa jeunesse : un tempérament plus robuste qu'on ne peut s'imaginer, le mettoit mettait à l'épreuve de la faim, du froid, des veilles & et des fatigues. Génie audacieux & et rusé, c' étoit était un vrai Prothée, capable de tout feindre & et de tout dissimuler. Avide du bien d'autrui, prodigue du sien, il étoit était ardent & et emporté dans ses passions : il parloit parlait avec facilité, mais avec peu de discernement. Cet esprit vaste & et ambitieux ne voyait rien d'impossible & et de trop relevé pour lui, & et ne se repaissait que de chimères & et de projets inouïs. On peut trouver, sans doute, dans différens différents particuliers plusieurs parties de ce caractere caractère  ; Alexandre étoit était violent & et ne connoissoit connaissait point de bornes dans ses projets ; César étoit était ambitieux & et prodigue ; Annibal Hannibal étoit était robuste & et rusé ; Antoine étoit était l'esclave de ses passions : mais il seroit serait bien difficile de rencontrer ailleurs l'éclat de l'origine, la force du corps au milieu des débauches, l'ambition la plus aveugle avec des talens talents médiocres, presque tous les vices sans aucune vertu, réunis dans un même homme.

L'orateur Romain romain , reprit Euphorbe, en traitant le même sujet, entre dans un plus grand détail. Il explique, il développe, avec son abondance ordinaire, ce que Salluste avoit avait renfermé dans ce peu de mots, C'étoit un Prothée capable de tout feindre & et de tout dissimuler ; & et il nous fait concevoir comment ce fameux scélérat avoit avait pu séduire ou tromper un si grand nombre de citoyens. 084 Habuit ille permulta maximarum, non expresse signa, sed adumbrata virtutum : utebatur hominibus improbis multis ; et quidem optimis se viris deditum esse simulabat. Erant apud illum illecebræ libidinum multae ; erant etiam industriae quidam stimuli, ac laboris. Flagrabant vitia libidinis apud illum ; vigebant etiam studia rei militaris. Neque ego unquam fuisse tale monstrum in terris ullum puto tam ex contrariis diversisque inter se pugnantibus [p223] naturae studiis cupiditatibusque conflatum. Quis clarioribus viris quodam tempore jucundior ? Quis turpioribus conjunctior ? Quis civis meliorum partium aliquando ? Quis tetrior hostis huic civitati ? Quis in voluptatibus inquinatior ? Quis in laboribus pacientior ? Quis in rapacitate avarior ? Quis in largitione effusior ? Illa vero in illo homine mirabilia fuerunt, comprehendere multos amicitia, tuera obsequio, cum omnibus communicare quod habebat, servire temporibus suorum omnium pecunia, gratia, labore corporis, scelere [p224] etiam, si opus esset, et audacia : versare suam naturam, et regere ad tempus, atque huc et illuc torquere et flectere : cum tristibus severe, cum remissis jucunde, cum senibus graviter, cum juventute comiter, cum facinorosis audacter, cum libidinosis luxuriose vivere. Orat pro Coelio.085 Cicéron, Pro M. Caelio oratio, sections 12 et 13 (voir bibliographie). Catilina, dit Cicéron, eut tous les dehors des plus belles vertus ; mais ce n'était qu'une écorce légère & et sans fond : engagé avec une foule de scélérats, il feignait des liaisons avec tous les honnêtes gens : le violent attrait qui le portait au désordre, lui laissait encore quelque inclination pour le travail & et l'application : au milieu des débauches auxquelles il se livrait sans mesure, il avoit avait du goût pour l'art militaire. Je crois que jamais l'univers ne vit un monstre réunir en lui seul des passions & et des penchants aussi différents & et aussi incompatibles. Qui fut plus cher que lui, pendant un temps, à tout ce qu'il y avoit avait de grand dans la république ? Qui fut jamais mieux avec tous ceux qui étoient étaient perdus d'honneur & et de réputation ? Quel citoyen plus zélé, quelquefois, pour la patrie ? Quel ennemi plus funeste pour Rome ? Quels infâmes excès dans les plaisirs ? Quelle patience dans le travail ? Quelle avidité dans les rapines ? Quelle profusion dans les largesses ? C'est un espèce de prodige inconcevable, qu'un tel homme ait pu se faire beaucoup d'amis ; les conserver par ses soins & et ses égards ; partager avec eux ce qu'il possédait ; le se prêter aux contretemps & et aux besoins de tous ceux qui lui étoient étaient attachés ; employer pour eux ses biens, son crédit, son travail, l'audace même & et le crime, s'il le fallait ; changer son caractère, le gouverner, le fléchir à son gré, & et l'accommoder à toutes les circonstances ; être sérieux avec les gens tristes, plaisant avec les gens désœuvrés, grave avec les vieillards, amusant avec la jeunesse, hardi parmi les scélérats & et débauché parmi les libertins. Il faut avouer que c'est un objet bien satisfaisant, de voir deux grands maîtres travailler au même tableau, & et d'observer leur maniere manière particuliere particulière , la diversité de leur ordonnance, & et les teintes différentes que chacun donne à son coloris. Catilina me semble plus hideux dans l'historien, & et je le hais davantage dans l'orateur.

C'est, sans doute, répliqua Timagène, que ce dernier s'étend particulierement particulièrement sur son hypocrisie & et sa dissimulation ; & et que ces vices ont quelque chose de plus odieux dans la société, que les autres. Je trouve néanmoins que le consulaire Romain romain ménage ici son ennemi. Il nous montre chez lui quelque chose de bon, du moins dans certaines occasions & et en apparence. Dans Salluste, je ne vois rien de semblable.

La véritable raison, repartit Euphorbe, est que l'un fait un plaidoyé plaidoyer & et l'autre écrit une histoire. L'historien doit nous montrer les hommes tel qu'ils sont ; l'orateur, tels qu'il est avantageux pour sa cause qu'ils paroissent paraissent . Il peut imiter ces peintres qui ont l'art de déguiser certaines difformités du corps, sous une ample draperie. Coelius, que défendoit défendait Cicéron, étoit était accusé de liaisons étroites avec Catilina. L'avocat s' attachoit attachait à prouver que ce jeune Romain avoit avait eu cela de commun avec beaucoup d'autres gens de bien, & et qu'il avoit avait été trompé pendant quelque temps, comme eux. Il falloit fallait donc établir que Catilina avoit avait trouvé, soit dans ses talens talents naturels, soit dans sa dissimulation, de quoi les séduire ; & et le montrer du côté le moins odieux. Au reste, ce portrait n'est pas moins ressemblant que le premier.

Je ne sçais sais , poursuivit Timagène ; vos orateurs me semblent toujours aller à côté de la vérité. Mais je ne veux point me faire de querelle avec eux : leur ressentiment est à craindre. Je vous demande seulement si cet artifice n'est point ce que vous appeliez le coloris du portrait ?

Non, répondit Euphorbe. Je n'entends par là que le stile style & et l'expression dont il doit être revêtu, & et qui font l'effet des couleurs dans la peinture.

Je conçois ce que vous voulez dire, reprit Timagène ; il faut que les pensées y soient belles, sans être trop recherchées ; que les vices du personnage contrastent adroitement avec ses talents ou ses vertus ; que l'expression soit claire & et concise ; qu'elle soit noble, surtout dans les grands sujets ; telle que celle-ci, par exemple, dans le portrait du grand Condé.

J'ai le cœur comme la naissance ; Je porte dans les yeux un feu vif & et brillant ; J'ai de la foi, de la constance : Je suis prompt, je suis fier, généreux & et vaillant : Rien n'est comparable à ma gloire : Le plus fameux héros qu'on vante dans l'histoire, Ne me le saurait disputer. Si je n'ai pas une couronne, C'est la fortune qui la donne ; Il suffit de la mériter. 086 Ce portrait est cité également dans l'un des modèles de l'Essai sur le récit, à savoir les dialogues qui forment La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, 1687, du père Bouhours. Le portrait s'y trouve au second entretien.

Il est difficile, poursuivit Euphorbe, de trouver un exemple mieux assorti à ce que nous disons. Le stile style en est riche & et naturel ; l'expression claire & et serrée ; & et quoiqu'il semble que l' Auteur auteur se propose de flatter son héros, il laisse pourtant entrevoir le seul défaut, peut-être, qu' avoit avait le grand Condé, la hauteur & et l'emportement. Si je n' avois avais pas déjà cité le portrait de Cromwell par l'illustre évêque de Meaux, je voudrois voudrais qu'il figurât ici auprès du vôtre. Mais je trouverai de quoi me dédommager dans le poëme poème en prose de l'archevêque de Cambrai.087 C'est-à-dire, dans les Aventures de Télémaque de Fénelon. Entre plusieurs autres endroits que je pourrois pourrais choisir, je ne vous rapporterai que celui de Télémaque presque vaincu par la passion de l'amour. Vous y découvrirez, à-coup-sûr, à coup sûr, toutes les qualités que vous venez de détailler vous-même. Télémaque demeuroit demeurait souvent étendu & et immobile sur le rivage de la mer ; souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes ameres amères & et poussant des cris semblables aux rugissemens d'un lion. Il étoit était devenu maigre ; ses yeux creux étoient étaient pleins d'un feu dévorant : à le voir pâle, abattu & et défiguré, on aurait dit que ce n'était plus Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s' enfuyoient enfuyaient loin de lui : il périssoit périssait . Telle qu'une fleur qui, étant épanouie le matin, répand ses doux parfums dans la campagne, & et se flétrit peu à peu vers le soir ; ses vives couleurs s'effacent, elle languit, elle se déssèche, & et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soutenir ; ainsi le fils d'Ulysse étoit était aux portes de la mort.088 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre VI, p. 126-127. Que de netteté, que de noblesse dans ces idées ! Rapprochons de ce morceau, le caractere caractère de Jules-César tracé par Lucain. Il est disposé comme celui-là, & et se termine aussi par une comparaison : nous appercevrons apercevrons la différence des deux pinceaux. Le voici.

089 Phars. lib. 1, v. 146.Acer et indomicus ; quo spes, quoque ira vocasset, Ferre manum, et nunquam temerando parcere ferro. Successus urgere suos : instare favori Numinis, impellens quidquid sibi summa petenti Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina. Qualiter expressum ventis per nubila fulmen AEtheris impulsi sonitu, mundique fragore Emicuit, rupitque diem, populosque paventes Terruit, obliqua perstringens lumina flamma : In sua templa furit ; nullaque exire vetante Materia, magnamque cadens magnamque revertens Dat stragem late, sparsosque recolligit ignes.090 Lucain, De bello civili sive Pharsalia (La Pharsale), livre 1, v. 146-157 (voir bibliographie).

Brebeuf Brébeuf a prétendu rendre ainsi ces vers.

Esprit bouillant, enflé d'ambition, Toujours dans les desseins, toujours dans l'action ; Pour qui la gloire même aurait de faibles charmes, S'il ne la devait pas au pouvoir de ses armes ; Qui fait de ses lauriers son ornement plus cher ; Mais qui veut les cueillir, moins que les arracher ; Prêt à faire servir & et le fer & et la flamme Aux fortes passions qui règnent dans son âme ; Qui laisse aveuglément tyranniser son cœur, Tantôt à son espoir, tantôt à sa fureur ; Esprit impétueux, que l'audace commande, Plus le destin lui donne, & et plus il lui demande, Et la faveur des Dieux, trop prompte à le servir, Irrite son orgueuil, au lieu de l'assouvir. Il n'est, pour s'agrandir, point de sang qu'il ne verse, De pouvoir qu'il n'abatte, ou de sein qu'il ne perce, Et pour lui la grandeur n'est pas d'assez haut prix, S'il ne s'y voit monté par un fameux débris ; Telle, au choc furieux du vent & et des orages, Déchirant sa prison & et crevant les nuages, La foudre fait briller ses éclairs en tous lieux, Fait pâlir la nature, & et fait trembler les cieux. Ce torrent enflammé, cette ardeur pénétrante, Cet orage fumant, cette vague brûlante Perce, enfonce, dévore & et traîne fièrement Le ravage & et l'horreur avec l'embrasement, Consume les autels, aussi bien que la fange, Et tourne sa fureur sur les Dieux qu'elle venge ; Des plus nobles forêts fait de tristes bûchers, Déserte la campagne, & et brise les rochers.091 Il s'agit de la traduction de Georges de Brébeuf, La Pharsale de Lucain, ou les Guerres civiles de César et de Pompée, en vers françois (1654). Paris : Antoine de Sommaville, 1657.

Que vous semble-t-il maintenant de ces deux portraits ?

On ne peut nier, répliqua Timagène, qu'il n'y ait dans le dernier de la grandeur & et de la poësie poésie  : mais quelle dépense d'esprit & et d'expressions pour faire concevoir une seule passion de César ! j'y voudrois voudrais d'ailleurs plus de clarté, il faut que je travaille pour saisir la pensée de l'auteur, dans bien des endroits que le traducteur lui-même a omis, tels que ceux-ci ; successus urgere suos, expressum ventis per nubila fulmen, rupitque diem, in sua templa furit, sparsosque recolligit ignes. Mon amour propre, au lieu de s'en prendre à sa propre ignorance, en accuse le poëte poète . Mais ce qui me frappe le plus, dans le portrait de Télémaque, c'est que ce coloris, ces images si agréables en elles-mêmes, sont employés à peindre un objet triste & et lugubre.

Et voilà précisément, interrompit Euphorbe, cette attitude naturelle & et gracieuse, dont je vous parlois parlais il n'y a qu'un moment, & et qu'il faut donner à tout ce qu'on nous met sous les ieux yeux . Un habile pinceau prête des graces grâces à l'objet le plus révoltant. Pour vous en faire convenir, je ne veux que vous rappeller le portrait de Boccoris mourant, tiré de ce même poëme poème de Télémaque Télémaque . Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés & et éteints, ce visage pâle & et défigurée, cette bouche entr'ouverte qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe & et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer.092 Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre II, p. 60-61.093 desit : note sur grâces / révoltant, Dubos.

Toute hideuse que la mort est par elle-même, reprit Timagène, elle se montre ici sous un appareil plus noble & et plus satisfaisant, que dans le poëte poète Saint-Armand, lorsqu'il nous dit,

Là branle le squelette D'un pauvre amant qui se pendit.094 Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, « La Solitude », 1617 (voir bibliographie). Le texte de la strophe entière est le suivant : « L'orfraye, avec ses cris funebres, / Mortels augures des destins, / Fait rire & et dancer les lutins / Dans ces lieux remplis de tenebres. / Sous un chevron de bois maudit / Y branle le squelette horrible / D'un pauvre amant qui se pendit / Pour une bergère insensible, / Qui d'un seul regard de pitié / Ne daigna voir son amitié. »

Mais à propos de portraits difformes, je voudrois voudrais bien savoir comment vous défendrez celui de Thersite095 Il. l. 2. v. 216., qu' Homere Homère nous représente bossu & et boiteux, la poitrine enfoncée, la tête pointue & et parsemée de quelques cheveux.096 Homère, Iliade, livre 2, vers 216.

Je ne prétends le défendre, repartit Euphorbe, non plus que celui des Harpies, dans Virgile, que par ces vers d'Horace 097 Lorsqu'un poeme est plein de beautés, je lui fais grâce de quelques imperfections. De Art. Poët. Ars poetica, v. 351.098 Bérardier cite ce même passage horatien dans le premier entretien, page 26.:

Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis Offendar maculis.

Mais je ne ferai pas l'injustice au chantre d' Ænée Énée de mettre sur son compte cette peinture que lui prête Segrais, en parlant des serpens serpents qui dévorèrent Laocoon, 099 Aen. liv. 2 Virgile, Énéide, livre 2 .

Et leurs langues sifflantes Lèchent les sales bords de leurs gueules béantes.

Il est toujours nécessaire d'écarter ou de déguiser tout ce qui peut avoir quelque chose de rebutant. Longin reproche avec raison à Hésiode d'avoir dit en peignant la tristesse,

Une puante humeur lui couloit coulait des narines.100 Longin.

Il vaudroit vaudrait mieux supprimer tous les portraits, que d'en présenter d'aussi dégoûtans dégoûtants . Un Auteur auteur est-il donc obligé de tout dire ?

Au contraire, répliqua Timagène, loin d'épuiser sa matiere matière , il doit laisser à son lecteur quelque chose à penser. Je me rappelle toujours, avec plaisir, l'artifice de ce peintre qui representoit representait sur la toile le sacrifice d'Iphigénie. Il avoit avait épuisé son adresse & et son art à rendre la douleur d'Iphigénie & et de Clytemnestre. Ne sachant plus comment exprimer le désespoir d'Agamemnon, il s'avisa de lui mettre à la main un mouchoir, dont il se couvroit couvrait le visage. C' étoit était appeller à son secours la nature & et l'imagination du spectateur. A À la vue de cette attitude, que ne se figure-t-on point dans un pere père présent aux autels, où va couler le sang de sa fille ?101 Bérardier fait allusion au même principe dans le troisième entretien, aux pages 123-124.

Homere Homère , que nous avons pris la liberté de censurer tout-à-l'heure, repartit Euphorbe, emploie à peu près le même moyen pour peindre le courage de son héros. Il nous donne d'abord une grande idée de la bravoure d'Ajax, de Diomède, d'Agamemnon, qu'il place les uns au-dessus des autres par degrés ; puis il se contente de nous dire qu'Achille étoit était plus brave encore que ces guerriers 102 Il. lib. 2. v. 769.103 Virgile, Iliade.. Il ne faut souvent qu'un mot, un épithète,104 Bérardier choisit de traiter épithète comme un nom masculin, ce qui est déjà désuet au XVIIIe siècle. un coup de crayon pour faire un portrait, d'autant plus agréable au lecteur, qu'il croit avoir deviné l'objet qu'on lui présente, & et qu'il se sait gré de sa découverte, qu'on ne lui fait point acheter d'ailleurs par une longue digression.

Dans ce genre, interrompit Timagène, je n'ai rien vu de plus énergique que ces quatre mots de Velleius Paterculus, pour peindre Maroboduus, chef des Marcomans, à qui Tibère faisoit faisait la guerre sous l'empire d'Auguste, natione, non ratione barbarus ; barbare par sa naissance, mais non par sa conduite. Que d'idées présente à l'esprit cette petite phrase !105 Velleius Paterculus, Historia romanae (Histoire Romaine).106 Desit : identifier passage chez Velleius.

J'aurai bien la hardiesse, reprit Euphorbe, de mettre à côté de Velleius Paterculus notre inimitable fabuliste, la Fontaine La Fontaine . Il donne quelquefois une certaine étendue à ses tableaux, comme dans la fable du chat, de la belette et du petit lapin 107 Fable 139..108 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre 7, fable 15.

C' étoit était un chat vivant comme un dévot hermite, Un chat faisant la chatemite, Un saint homme de chat, bien fourré, gros & et gras, Arbitre expert sur tous les cas.

Mais souvent il peint en raccourci, & et ne fait, pour ainsi parler, que des miniatures, telles que celles-ci ;

Dame Belette au corps long & et fluet. La cigogne au long bec.109 La Fontaine, Fables : « La belette entrée dans un grenier » (voir bibliographie), livre III, fable 17.

Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où, Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.110 La Fontaine, Fables (voir bibliographie) : « Le Héron - La Fille », livre VII, fable 4.

Ces héros ne sont point des conquérans conquérants ni des généraux d'armée ; mais ils n'en sont pas moins bien représentés. Ce sont des tableaux de Teniers qui empruntent leurs plus beaux ornemens ornements de la nature.

A À propos de tableaux, dit alors Timagène, vous savez que je dois aller voir chez votre voisin ce beau morceau qu'il a fait placer au-dessus de l'autel de ta chapelle. Je me suis engagé d'y souper aujourd'hui. Je ne vous dis point adieu  : demain, je me rendrai ici le plutôt plus tôt qu'il me sera possible.

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"Quatrième entretien" de : Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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QUATRIÈME ENTRETIEN. Suite des ornemens ornements du Récit récit

Le lendemain le soleil s'étant levé dans un nuage assez épais, sembloit semblait annoncer de la pluie. Timagène en profita, pour se rendre de bonne heure dans le cabinet de son ami. Voilà, lui dit-il en entrant, un temps favorable pour continuer nos conversations. Mais, avant d'entamer la matiere matière , dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune agréable qui fit hier au soir presque tous les frais de la conversation. Je ne l'ai point encore vu chez vous. Le connoissez - vous connaissez-vous depuis longtemps ?

Non, répondit Euphorbe, je l'ai peut-être vu cinq ou six fois chez moi. Il vient passer la belle saison dans la terre de ce gentilhomme voisin, près de qui il étoit était à table, & et qui me l'amena hier à souper. C'est un de ces hommes qui font métier d'esprit, qu'on appelle aimables, qu'on recherche dans les compagnies pour animer & et soutenir la conversation. Vous voyez qu'il s'en est assez bien acquité acquitté .

Assez mal, selon moi, reprit Timagène. Il parle beaucoup, il a tout vu, tout connu ; mais, malgré cela, tous les contes qu'il nous a faits n'ont pas eu le don de me plaire ; & et je vous déclare que je n'en crois pas un mot.

Je pense, répliqua Euphorbe, qu'il ne s'est pas flatté lui-même d'un meilleur succès, s'il a réfléchi sur le ton faux & et affecté dont ses récits étoient étaient accompagnés, & et sur cette profusion d'esprit, plus propre à fatiguer qu'à persuader. Je n'aime point un homme, qui, dans une conversation, veut avoir plus d'esprit que moi, & et m'oblige à en avoir beaucoup pour l'entendre. Ce n'est point là le langage de la vérité & et de la nature, de qui la narration doit emprunter son plus bel ornement.

Rien n'est beau que le vrai ; (dit Boileau) le vrai seul est aimable :Boileau, Ep. Épître IX. Cette épître, dédiée au marquis de Seigneley, date de 1675. Voir Boileau, Satires, Épîtres, Art poétique, 1985 (voir bibliographie), p. 202-206. Bérardier en cite les vers 43-44 et 85-89. Il doit regner règner partout, & et même dans la fable. ... [...] Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant ; Mais la nature est vraie & et d'abord on la sent. C'est elle seule qu'on admire & et qu'on aime  : Un esprit né chagrin, plaît par son chagrin même. Chacun, pris dans son air, est agréable en soi.

Je ne comprends pas trop, interrompit Timagène, comment vous allez accorder tout ceci. Nous avons admis, il y a quelques jours, une espece espèce de récit qui ne vit que de fiction. Les poëtes poètes , par exemple, les fabulistes ont, en cela, autant de liberté que les peintres.

Pictoribus atque poetis Pictoribus atque poetis Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas Quidlibet audendi semper fuit æqua potestas . Horat. Art. Poët. Horace, Art poétique. Bérardier cite les lignes 9-10 de l'Ars poetica d'Horace (voir bibliographie).

Ils inventent & et l'action & et ses circonstances, sans s'embarrasser beaucoup de cacher leur jeu. Comment donc voulez-vous leur imposer le joug de la vérité ? Fût Fut -il jamais rien de plus contraire au vrai, que la fiction ?

Le vrai dont je parle, répartit Euphorbe, peut se trouver, & et se trouve tous les jours uni à la fiction. Un moment de patience, & et vous allez en convenir. Distinguons deux especes espèces de vérités ; l'une, que je nommerai vérité de faits, & et l'autre, vérité de nature. La premiere première , est cette loi inviolable qui oblige l'historien à ne point altérer, ni en eux-mêmes, ni dans leurs circonstances essentielles, les événemens événements qu'il rapporte, & et dont il est garant. Ce n'est point de celle-là dont il s'agit ici  : elle n'appartient qu'à l'histoire, & et tout au plus, au récit de l'orateur. Sur cet objet, le peintre & et le poëte poète peuvent tout oser, lorsqu'ils ne se sont pas eux-mêmes enfermés dans des bornes étroites. La seconde, n'est autre que la conformité & et la ressemblance avec la belle nature, qui doit nos servir de modèle dans tous les ouvrages d'esprit.L'idée de la 'belle nature' comme objet de l'imitation des arts est défendue par beaucoup de penseurs du XVIIIe siècle, mais les définitions en varient fortement. Pour une introduction à la question, voir Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie), chapitre III « De la nature à la belle nature ». C'est cet air naturel, cette ingénuité, qui dans un récit historique montre le vrai, & et qui dans la fiction même, a des attraits plus aisés à sentir, qu'à exprimer. Nos livres saints offrent mille endroits qui portent ce caractere caractère ennemi de l'artifice & et du mensonge, & et qui renferment ces deux espèces especes de vérités, dont je viens de parler. Tel est, par exemple, ce court entretien de GédéonVoir article « Gideon », dans  : ISBE Online. avec l'Ange du Seigneur. Liv. des Juges, ch. 6 Livre des Juges, chapitre 6 . Livre des Juges, 6:11. L'Ange du Seigneur, dit l'auteur sacré, apparut à Gédéon, & et lui dit  : Le plus vaillant des hommes, le Seigneur est avec vous : & et Gédéon lui dit ; Dites-moi, s'il vous plaît, Seigneur, si le Seigneur est avec nous, pourquoi sommes-nous livrés à tous ces maux ? où sont les merveilles qu'il a faites, & et que nous ont raconté nos peres pères , lorsqu'ils nous disoient disaient , le Seigneur nous a tirés de l'Égypte ? Aujourd'hui le Seigneur nous a abandonnés, & et nous a livrés dans les mains de Madian.Voir article « Midian; Midianites », dans : ISBE Online. Le Seigneur jetta jeta un regard sur lui, & et lui dit : Allez avec ce courage qui vous anime & et vous délivrerez Israël des mains de Madian : Sçachez sachez que c'est moi qui vous envoie. Comment, je vous prie, Seigneur, répliqua Gédéon, délivrerai-je Israël ? ma famille n'est rien dans la tribu de Manassé, & et je suis le dernier de la maison de mon pere père . L'Ange du Seigneur répondit : Je serai avec vous, & et vous battrez les Madianites comme s'ils n' étaient étoient qu'un seul homme. Cette simplicité, amie de la droiture, se fait encore remarquer dans l'apparition d'un Ange ange à la mere mère de Samson & et à Manué son père, dans l'histoire de Tobie, & et dans presque toute l'écriture sainte. N'est-ce pas la vérité & et la nature elle-même qui parle dans cet endroit du Nouveau Testament, où Marie-Magdeleine Marie-Madeleine , prenant Jésus ressuscité pour le propriétaire du jardin où cet Homme-Dieu avoit avait été enseveli, lui dit, dans le trouble où elle est : Seigneur, si c'est vous qui l'avez ôté du tombeau, dites-moi où vous l'avez mis, & et j'irai l'enlever ? Personne ne doit ignorer quel est l'objet qui l'occupe toute entiere entière & et dont elle veut parler, même sans qu'elle le nomme. Voilà la vérité que j'attribue au récit, & et qui en fait le plus bel ornement. Au reste, elle rejette l'artifice & et l'affectation ; mais elle n'est pas incompatible avec la fiction. Quelquefois simple & et sans art, comme vous venez de la voir, elle admet, dans d'autres circonstances, un stile style plus riche & et plus étudié : mais elle ne perd jamais de vue la nature. Enfin l'art n'a de mérite, qu'à proportion de la ressemblance qu'il a avec elle.

Si c'est là le vrai dont il est question, ajouta Timagène, je conviens qu'il peut se trouver dans un sujet de pure invention : mais il faut, assurément, une main de maître, pour atteindre cette ressemblance que vous exigez. Virgile, par exemple n'y réussit pas mal ordinairement. Je l' appellerois appellerais volontiers le peintre de la nature. Quoi de plus riche & et cependant de plus naturel, que ce beau portrait du rossignol ?

Qualis populea mœrens Philomela sub umbrâ Amissos queritur fœtus, quos durus arator Observans nido implumes detraxit : at illa Flet noctem, remoque sedens miserabile carmen Integrat, et mæstis late loca questibus implet.Telle gémit à l'ombre d'un peuplier Philomèle, inconsolable de la perte de ses petits. Un barbare laboureur les a découverts & et arrachés de leur nid, à peine revêtus d'un léger duvet. La mère mere désolée, passe les nuits dans l'amertume : tristement fixée sur une branche, elle répète ses lugubres accents, & et fait redire à tous les échos d'alentour ses plaintes douloureuse. Georg, l. Géorgiques, livre 4. Virgile, Les Géorgiques (36-29 av. JC.), livre 4. Desit: citation, référence

Quel coloris plus vrai, que celui qu'il emprunte pour nous peindre le saisissement de la mere mère d'Euriale, à la nouvelle de la mort de son fils !

Excussi manibus radii, revolutaque pensa,

La navette lui échappe des mains, & et l'étoffe tombe en roulant à ses pieds. Cette idée me rappelle toujours celle de Boileau, dans la satyre satire du festin.

L'assiette volant S'en va frapper le mur, & et revient en roulant.Boileau, Satires (voir bibliographie), Satire III, vers 215-216.

Dans les sujets de pure invention, il n'appartient qu'aux écrivains d'un goût exquis, de saisir ces nuances délicates : mais dans les monumens monuments que l'histoire consacre à la postérité, je pense qu'elles sont le fruit de la probité & et de la franchise. Qui soupçonnera jamais d'imposture Philippe de Comines Philippe de Commynes , ou le Sire de Joinville ? Si le mensonge veut contrefaire la vérité, il faut qu'il nous prévienne de son dessein ; autrement sa ruse se trahit bientôtExceptionnellement, le text original adopte ici la graphie moderne du mot. elle-même. Heureusement nous n'avons pas beaucoup à craindre aujourd'hui, qu'on nous surprenne par ce déguisement. L'esprit a pris par-tout partout la place du naturel. Tout le monde veut en avoir ; c'est un meuble aussi nécessaire pour tenir quelque rang dans la république des lettres, qu'une épée ou des manchettes de dentelles, pour être admis dans la société du beau monde. Je vous avoue cependant, que quand je rapproche nos écrivains des deux historiens que je viens de nommer, j'éprouve des effets biens différens différents . Les derniers m'inspirent un une espece espèce de respect : ils m'instruisent, & et les faits qu'ils me rapportent, se gravent profondément dans ma mémoire : les autres m'éblouissent & et me tourmentent : de tout ce qu'ils m'ont dit, il ne me reste que quelques pensées brillantes, ou quelques portraits éclatans éclatants « Qui a de l'éclat » (Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787-88)., qui ont absorbé presque toute mon attention, & et je m'en prends à moi-même de n'avoir retenu rien de plus.

De l'humeur dont je vous vois, reprit Euphorbe, si vous aviez à rapporter les dernieres dernières paroles d'un guerrier expirant, qui veut envoyer son cœur à sa maîtresse après sa mort, par les mains d'un confident, vous ne lui feriez pas dire, avec tout l'esprit imaginable,

Dans mon corps expiré ta main prendra mon cœur. Tu frémis ? S'il t'es cher, est-ce un objet d'horreur ? Quitte un vain préjugé : que le cœur de ton maître, À la tombe ravi, te doive un nouvel être. Une amante, un ami l' occupoient occupaient tour-à-tour ; Je charge l'amitié de le rendre à l'amour. Ton cœur, où je vivrai, doit au mien ce service.Bérardier cite ici Pierre-Laurent de Belloy, dit Dormont de Belloy (1727-1775), comédien et auteur dramatique français, connu surtout pour sa tragédie Le Siège de Calais (1765). La citation provient de sa pièce Gabrielle de Vergy : tragédie, 1770 (voir bibliographie), acte II, scène 2, p. 48. Dans sa « Préface », de Belloy agite par ailleurs la question du rapport entre événements historiques et les règles de la bienséance et de la vraisemblance.

Et vous ne feriez pas répéter froidement mot pour mot, par cet ami, l'ordre qu'il a reçu, devant celle à qui se fait l'envoi ?

Ce Messager messager , interrompit Timagène, a dû repasser souvent, pendant sa route, ce qu'il devoit devait dire, pour ne pas oublier des expressions aussi recherchées. N'est-il pas vrai que Mitridate Mithridate & et Hyppolite Hippolyte meurent avec bien moins d'esprit que cela, dans Racine ? Le premier se contente de dire :

. . . C'est assez, cher Arbate ; Le sang & et la fureur m'emportent trop avant, Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.Racine, Mithridate, 1673, acte V, scène 4.

L'autre n'a pas l'adresse d'envoyer son cœur à Aricie ; il se borne à la recommander à son ami.

Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie, Prends soin, après ma mort, de la triste Aricie Cher ami : si mon pere père un jour désabusé, Plaint le malheur d'un fils faussement accusé, Pour appaiser apaiser mon sang & et mon ombre plaintive, Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive.Racine, Phèdre, 1677, acte V, scène 6. Théramène rapporte ces mots d' Hyppolite Hippolyte mourant.

Tout cela est fort bon, poursuivit Euphorbe ; mais il faut bien entremêler un peu de ces gentillesses, pour égayer ce tragique sombre, qui est à la mode & et dont on nous rassasie aujourd'hui. Ce n'est plus ce sentiment délicieux que fait naître la clémence d'Auguste, lorsqu'il pardonne à Cinna & et à ses complices, & et ne punit la conjuration qu'ils ont formée contre sa vie, que par les bienfaits dont il les accable ; ce n'est plus cette douce inquiétude qu'excite en nous le danger du vainqueur d'Albe, prêt à subir l'ignominie du supplice, pour un crime dont l'emportement & et un amour aveugle pour sa patrie sont la première source : ce ne sont plus ces larmes que nous arrache le triste sort d'Hyppolite, & et ce trépas affreux que le héros eût évité, si sa vertu eût pu se laisser fléchir aux sollicitations d'une femme passionée, ou redouter sa cruelle vengeance. Le festin même de Thieste, le parricide Idomenée sont peu capables d'émouvoir nos esprits forts & et sensibles, comme les appelle un écrivain : n' auroit aurait -il pas mieux fait de dire, durs & et insensibles ?L'écrivain n'a pas pu, pour l'instant, être identifié. II leur faut donc des objets plus vigoureux. Un spectacle ensanglanté par le meurtre de presque tous les personnages ; une scene scène tendue de noir ; une action qui se passe dans un caveau sépulchral, au milieu des tombeaux éclairés par la lumiere lumière obscure d'une lampe funèbre ; un furieux qui fait manger à son épouse le cœur de son amant : Voilà ce qui attire la curiosité d'une foule de spectateurs & et de lecteurs.C'est le décor et l'imaginaire du roman noir qui se trouve ici associé au mélodrame. Voir Maurice Lévy, Le Roman gothique anglais, 1995 et Alice M. Killen, Le Roman terrifiant ou roman noir de Walpole à Anne Radcliffe..., 1920/1984 (voir bibliographie).

Il semble, en effet, répliqua Timagène, qu'on veut nous rendre un peu Cannibales cannibales . Mais j'ai peine à croire que ce genre atroce ait un succès constant au milieu d'un peuple doux & et poli, qui a toujours fait ses délices de la belle nature. C'est un songe d'un moment, après lequel on reviendra à la méthode de nos peres pères , qui avoient avaient grand soin d'écarter, ou d'adoucir les circonstances capables de révolter le goût délicat de ceux pour qui ils écrivoient écrivaient .C'est-à-dire, qui tenaient au respect des bienséances. En effet, le choix des circonstances me paroît paraît le grand art, pour jetter jeter de l'ornement dans un récit. En rapprochant ce que nous disions avant-hier à l'occasion de la brieveté brièveté , de ce que vous venez d'exposer sur la vérité, j'en conclus que les circonstances doivent avoir deux qualités indispensables : d'abord elles doivent être vraisemblables ; ensuite elles doivent être utiles au sujet que l'on traite. Il faut donc un choix dans celles que l'on admet, soit qu'elles soient enfantées par l'imagination, soit qu'elles aient pour fondement des monuments dignes de foi.

Je suis bien aise, repartit Euphorbe en riant, de vous voir convenir enfin, que les historiens ont encore d'autres regles règles à suivre, que la simple vérité, s'ils veulent se faire lire avec agrément. Cependant, lorsque les circonstances sont essentielles au fait qu'on raconte, ou qu'elles sont connues, je ne doute point qu'on ne doive préférer celles qui sont véritables, quand elles choqueroient choqueraient la vraisemblance.Il faut sans doute entendre ici, 'même si elles choquent la vraisemblance'. -- C'est un des thèmes obligatoires de la pensée poétique et esthétique de l'époque ; voir, sur ce point, Nathalie Kremer, Préliminaires à la théorie esthétique du XVIIIe siècle, 2008 (voir bibliographie), chap. « Du vraisemblable au vrai », p. 67-91. Étoit Était -il vraisemblable que la passion d'Antoine pour Cléopatre, lui fit oublier sa gloire, au point d'abandonner ses troupes à la journée d'Actium ? Étoit Était -il naturel que Néron, après avoir témoigné tant de répugnance pour signer la condamnation d'un criminel, devint ensuite le plus cruel des tirans tyrans  ? Ce sont néanmoins deux choses constantes dans l'histoire. Je pourrois pourrais en citer bien d'autres. Mais, excepté dans ces conjonctures, où l'historien doit même s'appuyer sur des preuves incontestables, un écrivain sage ne s'écartera jamais de la vraisemblance. Caton & et Néron se donnent tous deux la mort, pour éviter de tomber entre les mains de leurs ennemis. Les circonstances de ce double suicide, doivent être aussi différentes, que le sont les caracteres caractères de ces deux hommes fameux. La crainte, le trouble, les pleurs conviendroient conviendraient aussi peu, dans ce moment, à l'ennemi de César, que la résolution & et l'intrépidité au fils d'Agrippine. Pour juger sainement de cette vraisemblance, il faut se défaire des préjugés nationaux, de ceux des temps & et lieux où l'on vit. Parmi nous, on croit à peine qu'un guerrier puisse s'intéresser pour une princesse, si la passion ne s'en mêle ; & et l'on ne fait pas attention, que dans les mœurs anciennes, faire une déclaration d'amour à une personne distinguée par son rang & et sa vertu, c' étoit était lui faire une insulte. Il en est des usages anciens & et des nôtres comme de deux objets, dont l'un seroit serait à dix pas de nous, & et l'autre à un quart de lieue. Dans cette perspective, le dernier s'efface & et disparoit disparait presque à nos ieux yeux . Il faut se transporter au temps où vivoient vivaient ceux que l'on prétend juger, ou du moins se placer dans une distance convenable, pour décider avec connoissance connaissance de cause sur leur maniere manière d'agir. Revenons donc au précepte d'Horace. Art. Poët. Art poétique, v. 317.

Respicere exemplar morum vitaeque jubebo Dodum imitatorem, & et veras hinc ducere voces.

Étudions les caracteres caractères que la nature met sous nos ieux yeux , & et que ce même poëte poète a si bien peint en racourci raccourci ;Ibid. v. 158. & et nous y emprunterons ces traits ressemblans ressemblants qui frappent tous les hommes. Nous peindrons la légereté légèreté , l'impatience, la présomption de la jeunesse ; l'ambition, les soins, la politique de l'âge mûr ; l'avidité & et l'humeur chagrine du vieillard. Dans l'apologue, on ne donnera point à l'âne une finesse qui ne convient qu'au renard ; au cerf, l'intrépidité naturelle au lion ; au bœuf, l'étourderie qui caractérise le papillon. On ne représentera point un homme assez stupide, pour ajouter foi, sans examen, à tous les mensonges que lui fait un valet dont il doit se méfier, & et pour se laisser à la fin enfermer dans un sac, où ce même valet l'assomme de coups de bâton en déguisant sa voix.

Permettez-moi d'ajouter, interrompit Timagène, on n'imaginera pas non plus, qu'un général Romain romain , devenu aveugle, s'entretient longtemps avec un empereur qu'il a servi pendant bien des années, avec qui il a conversé cent fois, sans le reconnoître reconnaître du moins à la voix ; & et cela, pour se réserver le plaisir de lui faire dire de prétendues vérités plus singulieres singulières qu'intéressantes, plus audacieuses que libres. Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi. Mais s'il est nécessaire que les circonstances soient vraisemblables, il ne l'est pas moins, qu'elles soient utiles au sujet. Je ne puis me lasser d'admirer l'adresse avec laquelle Tite-Live raconte la maniere manière dont Annibal Hannibal traversa les Alpes. Il entre dans un détail qui paroîtroit paraîtrait & et qui seroit serait minutieux partout ailleurs : mais il ne dit rien qui ne contribue à rendre intéressante cette fameuse expédition. Il ne s'amuse point à nous peindre les curiosités du pays, les fruits qu'il porte, les animaux qui y naissent, la figure, les mœurs, les usages des habitants habitans . Tout ce qu'il décrit, ne tend qu'à nous montrer la constance inébranlable du général Carthaginois carthaginois au milieu des obstacles sans nombre qu'il rencontre.Quanquam fama prius (qua incerta in majus vero ferri solent) praecepta res erat ; tamen ex propinquo visa montium altitudo, nivesque prope coelo immixtae, tecta informia posita rupibus, pecora jumentaque torrida frigore, homines intonsi inculci, animali ainanimaque omnia rigentia gelu, caetera visu quam dictu foediora, terrorem renovarunt. Erigentibus in primos agmen clivos apparuerunt imminentes tumulos insidentes montani. ... Annibal consistere signa juber, Gaillisque ad visenda loca praemissis, postquam comperit transitu ea non esse, castra inter confragosa omnia praeruptaque, quam extentissima potest valle, locat. Tum per eosdem Gallos, haud sane multum lingua moribusque abhorrentes, cum se immiscuissent colloquiis montanorum, edoctus interdiu tantum obsideri faltum, nocte in sua quemque dilabi tecta ; ... die simulando aliud, quam quod parabatur, consumpto ; ... ubi primum degressos tumulis montanos, laxatasque sensit custodias, pluribus ignibus quam pro numero manemtium in speciem factis, impedimentisque cum equite relictis, & et maxima parte peditum, ipse cum expeditis, acerrimo quoque viro, raptim angustias evadit ; iisque ipsis tumulis, quos hostes tenuerant, consedit : prima deinde luce castra mota, & et agmen reliquum incedere coepit. Jam montani, signo dato, castellis ad stationem solitam conveniebant ; cum repente conspiciunt alios, arce occupata sua, super caput imminentes, alios via transire hostes. Utraque simul objecta res oculis, animis immobiles parumper cos defixit. Deinde ut trepidationem in angustiis, suoque ipsum tumultu misceri agmen videre, equis maxime consternatis, quidquid adjecissent ipsi terroris satis ad perniciem fore rati, perversis rupibus, juxta invia ac devia assueri discurrunt. ... Tum vero simul ab hostibus, simul ab inquitate locorum Pœni oppugnabantur ; plusque inter ipsos, (sibi quoque tendente ut periculo prius evaderet) quam cum hostibus certaminis erat. Equi maxime infestum agmen faciebant, qui & et clamoribus dissonis, quos nemora etiam repercussaeque valles augebant, territi trepidabant ; & et icti forte aut vulnerati, adeo consternabantur, ut stragem ingentem simul hominum ac sarcinarum omnis generis facerent, multosque turba, cum precipites deruptæque utrinque angustiæ essent, in immensum altitudinis dejecit ; quosdam & et armatos. Inde ruinæ maximæ modo jumenta cum oneribus devolvebantur. Quæ quamquam foeda visu erant, stetit parumper tamen Annibal, ac suos continuit, ne tumultum ac trepidationem augeret. Deinde postquam interrumpi agmen vidit, periculumque esse ne exutum impedimentis exercitum nequicquam incolumem traduxisset, decurrit ex fuperiore loco ; & et cum impetu ipso sudisset hostem, suis quoque tumultum auxit. Sed is tumultus momento temporis, postquam liberata itinera fuga montanorum erant, sedatur ; nec per otium modo, sed prope silentio mox omnes traducti. ... Nono die in jugum Alpium perventum est, per invia pleraque & et errores, quos aut ducentium fraus, aut ubi fides iis non esset, temere initae valles a conjectantibus iter, faciebant. ... Fessis taedio tot malorum, nivis etiam casus, occidente jam sidere Vergiliarum, ingentem terrorem adjecit. Per omnia nive oppleta cum, signis prima luce motis, segniter agmen Incederet, pigritiaque & et desperatio in omnium vultu emineret, progressus signa Annibal, in promontorio quodam, unde longe ac late prospectus erat, consistere jussis militibus, I a Iiam ostentat, subjectosque Alpinis montibus circumpadanos campos ; mœniaque eos tum transcendere, non Italiæ modo, sed etiam urbis Romans. Caetera plana, proclivia fore, uno, aut summum altero prælio arcem & et caput Italiæ in manu ac potestate habituros. Procedere inde agmen coepit. ... Ventum deinde ad multo angustiorem rupem, atque ita rectis faxis, ut ægre expeditus miles tentabundus, manibusque retinens virgulta ac stirpes circa eminentes, demittete se posset. Natura locas jam ante præceps, recenti terrae lapsu, in pedum mille admodum aimudincm abruptus erat. Ibi cum velut ad finem vlæ equites constitissent, miranti Annibali quae res moraretur agmen, nunciatur rupem inviam esse. Digressus deinde ipse ad locum visendum. Haud dubia res visa, quin per invia circa, nec trica antes, quamvis longo ambitu circumduceret agmen. Ea vero via insuperabilis fuit. Nam cum super veterem nivem intactam nova modicæ altitudinis esset, molli, nec prealtæ nivi facile pedes ingredientium insistebant. Ut vero tot hominum jumentorumque incesse dilapsa est, per nudam infra glaciem, fluentemque tabem liquescentis nivis ingrediebantur. Terra ibi luctatio erat : ut a lubrica glacie non recipiente vestigium, & et in prono citius pede se sallente, & et seu manibus in assurgendo, seu genu se adjuvissent, ipsis adminiculis prolapsi si iterum corruissent, nec stirpes circa radicesve ad quas pede aut manu quisquam eniti posset, erant ; ita in levi tantum glacie tabidaque nive volutabantur jumenta ; secabant interdum etiamtum insimam ingredientia nivem, & et prolapsa jactandis gravius in continendo ungulis, penitus perfringebant : ut pleraque velut pedica capta haererent in durata & et alte concreta glacie. Tandem nequicquam jumentis atque hominibus fatigatis, castra in jugo posita, aegerrime ad idipsum loco purgato : tantum nivis sodiendum atque egerendum fuit. Inde ad rupem muniendam per quam unam via esse poterat, [p.187] milites ducti, quum caedendum esset saxum, arboribus circa immanibus dejectis detruncatisque, struem ingentem lignorum faciunt ; eamque (cum & et vis venti apta faciendo igni coorta esset) succendunt, ardentiaque faxa infuso aceto putrefaciunt. Ita torridam incendio rupem ferro pandunt, molliuntque amfractibus modicis clivos, ut non jumenta solum, sed elephanti etiam deduci possent. Quatriduum [p.188] circa rupem consumptum, jumentis prope fame absumptis : nuda enim fere cacumina sunt, & et si quid est pabuli, obruunt nives. //Liv. l. 21, c. 32//. Le texte latin correspond à Tite-Live, //Ab urbe condita//, liber XXI, section 32 (voir bibliographie). La renommée, dit-il, qui, d'ordinaire, exagère les objets qu'on ne connaît pas à fond avoit avait déjà prévenu les Carthaginois des difficultés de ce passage. Mais lorsqu'ils furent à portée de découvrir la hauteur des montagnes, les neiges élevées presque jusqu'au ciel, quelques chauminesC'est-à-dire, quelques chaumières. grossières placées sur les rochers, des troupeaux déssechés par le froid, des hommes hideux & et dégoûtants, tous les êtres animés & et insensibles engourdis par un air toujours glacé, & et mille autres objets dont l'horreur se sent mieux qu'on ne peut la peindre, leur frayeur redoubla. À peine les premiers rangs eurent-ils fait quelques pas en montant sur les collines, qu'ils apperçurent au-desses de leurs têtes les montagnards campés sur les hauteurs. ... Annibal fait faire halte, & et détache un corps de Gaulois pour examiner les lieux : on lui rapporta que le chemin étoit était impraticable. Alors ayant choisi le vallon le plus spacieux, il y plaça son camp entre des précipices & et des rochers escarpés. Comme les Gaulois de son armée avaient à peu près le même langage & et les mêmes mœurs que les montagnards, il les engagea à lier conversation avec eux ; & et par ce moyen, il apprit qu'ils ne tenaient leur poste dans les bois que pendant le jour, & et que la nuit chacun se retirait chez soi. ... Il passa le jour suivant à feindre toute autre chose que ce qu'il méditait ; ... & et dès qu'il s'apperçut que les montagnards avaient abandonné la cime des collines, & et que les sentinelles s'étaient retirés, il fit allumer dans son camp un plus grand nombre de feux que ne l'exigeait la quantité des troupes qui dévaient y demeurer, pour tromper l'ennemi par cette apparence : il y laissa ses gros bagages, sa cavalerie & et la plus grande partie de son infanterie : il prend avec lui l'élite de ses troupes, franchit rapidement les défilés, & et va se placer sur ces mêmes hauteurs qu'avaient occupé les ennemis. À la pointe du jour, le reste de l'armée décampa & et se mit en marche. Déjà les montagnards, au premier signal, sortaient de leurs bourgades, & et se rendaient à leur poste ordinaire, lorsqu'ils s'apperçurent qu'une partie des Carthaginois avoit avait pris leur place & et dominait sur eux, & et que l'autre continuait sa route. À ces deux objets qui les frappèrent tout-à-la-fois, ils demeurèrent un moment interdits ; mais ayant observé que les défilés jettaient de la confusion dans l'armée ennemie, qu'elle s'embarrassait elle-même dans sa marche, & et que la frayeur des chevaux surtout y causait beaucoup de trouble, ils crurent que la moindre épouvante qu'ils pourraient ajouter, suffirait pour la mettre en déroute. Accoutumes à gravir dans ces gorges tortueuses & et impraticables, ils font rouler sur les ennemis d'énormes rochers, & et fondent sur eux de tous côtés. Alors les Carthaginois se trouvèrent obligés de résister tout-à-la-fois aux assauts qu'on leur livrait, & et à la difficulté du ·terrein·. Ils avaient même moins à se défendre contre l'ennemi, que contre leurs propres soldats ; chacun étant disposé à sacrifier son voisin pour échapper plutôt au danger. Les chevaux causaient le plus grand désordre. Effrayés par des cris lamentables, dont l'horreur étoit était encore multipliée par les échos des bois & et des vallées, ils s'agissaient violemment. S'il arrivait qu'ils fussent frappés ou blesses, ils s'emportaient avec une telle fureur, qu'ils renversaient les hommes & et jettaient leur charge à droite & et à gauche. Au milieu d'un pareil tumulte, dans des sentiers bordés des deux côtés de précipices escarpés, plusieurs tombèrent dans des gouffres profonds, & et quelques-uns avec leurs armes. C'était un spectacle affreux, de voir rouler dans ces abîmes les bêtes de sommes avec leurs fardeaux. La vue de ces objets étoit était bien triste pour Annibal. Cependant il ne quitta point son poste, & et contint quelque temps ses troupes, de peur d'augmenter le trouble & et la confusion. Mais ensuite, s'appercevant que la communication étoit était coupée entre les deux lignes de son armée, il vit qu'il étoit était en danger de perdre ses bagages, & et qu'alors, inutilement le reste de ses troupes échapperait à ces défilés. Il partit donc de ses hauteurs, vint tomber sur l'ennemi, le mit en fuite, & et en même temps augmenta le désordre des siens. Mais un moment après, les chemins étant devenus libres par la retraite des montagnards, tout se calma, & et ils sortirent de ces lieux paisiblement & et prèsque sans bruit. ... Le neuvième jour on arriva au sommet des Alpes, par des chemins la plupart inconnus jusqu'alors, et, après bien des marches inutiles, occasionnées, tantôt par la mauvaise foi des guides, tantôt par l'incertitude où l'on se trouvait lorsqu'on/* desit : vérifier "fessis" */ qu'on refusait de se fier à eux, & et qu'on étoit était obligé de s'engager aveuglément dans ces vallons, & et d'y suivre de simples conjectures. ... Les soldats étoient étaient dégoûtés & et excédés de tant de fatigues. On étoit était déjà au mois de Novembre : la neige qui tomba alors, fut un nouveau sujet d'effroi pour eux. On décampa au point du jour : l'armée s'avançait lentement à travers des sentiers couverts de neige ; & et comme le désespoir & et le découragement paraissaient sur tous les visages, Annibal s'avance aux premiers rangs, fait faire alte halte sur une élévation, d'où l'on découvrait un horison horizon immense ; montre à ses soldats l'Italie, les campagnes arrosées par le Pô & et qui s'étendent au pied des Alpes ; & et il ajoute, que c'étaient moins les remparts de l'Italie qu'ils franchissaient alors, que ceux de Rome même ; que ce qui restait à faire n'était qu'un jeu ; qu'une ou deux batailles leur mettrait entre les mains la capitale de l'Italie. Après cette exhortation, on se remit en marche. ... On arriva bientôt à un sentier beaucoup plus étroit, & et où les rochers étoient étaient tellement collés à pic, qu'un soldat, sans armes, n'y seroit serait descendu qu'avec bien de la peine, avec de grandes précautions, & et en saisissant avec la main les broussailles & et les racines qui sortaient du rocher. Ce lieu étoit était escarpé par lui-même : mais un éboulement de terre tout récent, en avoit avait fait un précipice de mille pieds de profondeur. La cavalerie s'arrêta à ce pas, comme au terme de sa route. Annibal surpris, demande ce qui retarde sa marche : on lui dit, que le sentier dans le roc n'est plus praticable. Sur cela, il va lui-même examiner les lieux. Il crut aussitôt qu'il n'y avoit avait pas à balancer de faire prendre un long circuit à son armée, par des chemins qui n'avaient été ni battus ni frayés jusqu'alors. Mais cette route lui fut aussi bientôt fermée. Sur la neige ancienne & et qui n'avait jamais été entamée, il en étoit était tombé quelques pouces de nouvelle. D'abord le pied s'arrêtait facilement sur ce duvet encore mol & et peu profond ; mais lorsqu'il eut été mis en fusion sous les pas de tant d'hommes & et d'animaux, il fallut marcher sur la glace humectée par le limon de cette neige fondue. Ce fut alors qu'ils éprouvèrent les peines les plus grandes. La glace unie n'offrait au fantassinC'est-à-dire, au soldat de l'infanterie. qu'un sol glissant, où ses pieds se dérobant sous lui le renversaient à chaque instant ; et, dans cette situation, s'il faisait effort des mains & et des genoux pour se relever, ces nouveaux soutiens le trahissaient encore : il retombait, sans rencontrer autour de lui ni branches ni racines qui pussent lui donner un point d'appui. Les bêtes de charge n'étaient pas plus assurées sur cet enduit solide & et couvert d'une neige détrempée : quelquefois il cédait sous leurs pas ; & et ces animaux, pour se relever ou se soutenir, frappaient si pesamment la terre, qu'ils pénétraient jusqu'aux dernières couchés de ces neiges éternelles : plusieurs alors ne pouvoient pouvaient plus dégager leurs pieds & et se trouvaient arrêtés, comme par des entraves, dans ces glaces épaisses & et durcies depuis longtemps. Enfin, & et après bien des fatigues inutiles, on campa sur le sommet de la montagne. On eut même bien de la peine à nettoyer un espace de terrain suffisant pour cela ; tant il fallut creuser & et transporter de neige. Annibal ramena ensuite ses soldats, pour percer le rocher à travers duquel seul il pouvoit pouvait s'ouvrir un chemin. Comme il fallait tailler dans le roc vif, on abattit & et on mit en éclats de grands arbres qui se trouvèrent aux environs, on en forme un énorme bûcher, on y mit le feu, & et il ne tarda pas à s'enflammer, à l'aide d'un vent violent qui s'était élevé ; & et lorsque la pierre fut bien embrasée, on acheva de la dissoudre avec du vinaigre. La roche étant ainsi calcinée, on l'ouvre avec le fer, on adoucit les pentes par de légers détours, & et l'on conduit des sentiers assez faciles pour donner passage, non- non seu-seulement seulement aux bêtes de somme, mais aux éléphans éléphants . Quatre jours furent employés à ce travail. Les chevaux étoient étaient prêts à périr de faim sur ces montagnes dépouillées & et arides, & et où le peu de fourage fourrage qui pouvoit pouvait se rencontrer, étoit était couvert par la neige... Tite-Live, Ab urbe condita, liber XXI, section 32. (voir bibliographie). Voilà, sans doute, un récit bien circonstancié, dont je vous ai même épargné une partie, pour ne pas abuser de votre complaisance. S'il s' agissoit agissait ici de décrire un simple voyage, fut fût -ce celui d'un souverain, l' Auteur auteur en auroit aurait dit beaucoup trop : mais il est question d'une entreprise qui mit Rome dans le plus grand danger. Tout ce qui tend à montrer la fermeté & et la résolution du héros de Carthage, est utile au but qu'on se propose, & et doit trouver ici sa place. En lisant les campagnes d'un Turenne, d'un Montecuculli,Raimondo Graf Montecuccoli (1609-1680) était un général, diplomate et politicien autrichien. On peut consulter Helmut Neuhaus, "Montecuccoli, Raimund Fürst von", dans : Neue Deutsche Biographie, 1997 (voir bibliographie) et www.deutsche-biographie.de. je m'arrête avec plaisir à un buisson, à une ravine. Ce sont de petits objets : mais ils cachent de grandes choses.

Nous trouvons dans le judicieux Tacite, reprit Euphorbe, un fait qui revient à ce que vous venez de dire.Annal. L. 11. c. 31 .Tacite, Annales, livre XI, section 31 (voir bibliographie). Messaline, femme de Claude, avoit avait porté l'effronterie jusqu'à épouser publiquement un certain Silius. Pendant un voyage que l'empereur fit à Ostie, & et où il apprit ce désordre, elle célébra dans sa maison de Rome une fête des Bacchanales. Entre les extravagances auxquelles se livra cette infâme compagnie, & et que l'historien nous décrit, un certain Vectius Valens s'avisa de monter sur un grand arbre ; & et comme on lui demanda ce qu'il découvroit découvrait de si haut, Un orage affreux, répondit-il, qui se forme du côté d'Ostie. Cette circonstance, assurément, n' étoit était pas digne du sujet, si elle n'eût contribué à annoncer d'avance la catastrophe sanglante de cette espece espèce de comédie.

Cette utilité des circonstances suffit seule, pour ennoblir & et rendre précieuses celles qui, par elles-mêmes, semblent avoir quelque chose de bas. Il n'en faudroit faudrait point d'autre preuve que le détail que fait Cicéron du départ de Milon, dans sa narration du plaidoyé plaidoyer La graphie originale n'est pas attestée dans les dictionnaires de référence ; elle apparaît dans le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot, qui date de 1606. qu'il fit pour ce sénateur. Milon, dit-il, après avoir assisté au sénat, tout le temps qu' avoit avait duré l'assemblée, revient chez lui, change de chaussure & et d'habit, attend un moment que sa femme ait fait tous les préparatifs qui sont alors d'usage, & et il part ensuite. Quoi de plus vil, que ces peintures de ménage & et de toilette, si l'on s'arrête au premier coup-d' œuil œil  ? Mais toute cette bassesse disparoît disparaît auprès du grand avantage que retire l'orateur de cet exposé simple & et naïf.

Dites-moi, je vous prie, répliqua Timagène, de quelle utilité peut être à un homme accusé d'un meurtre, le changement de sa chaussure, & et la toilette de sa femme ? Je n'ai jamais bien saisi l'adresse de Cicéron dans cet endroit.

Cette utilité consiste, répondit Euphorbe, à établir une des preuves les plus favorables à l'accusé, parce qu'elle est tirée de la nature. Dans la cause présente, l'orateur ne pouvoit pouvait nier que Claudius eût été mis à mort, & et qu'il l'eût été par Milon, ou du moins par ses gens. Le fait étoit était certain : Rome toute entiere entière en étoit était convaincue. Que devoit devait donc faire l'avocat dans cette conjoncture, pour défendre l'innocence de sa partie ? Prouver que Milon n' avoit avait formé aucun projet criminel, qu'il n' étoit était point un assassin, mais un brave homme, qui avoit avait sû défendre ses jours dans une attaque imprévue, & et faire tomber un scélérat dans le piege piège qu'il lui avoit avait tendu à lui-même. Pour remplir cet objet, Cicéron fait usage de ce principe universellement reconnu, que la tranquillité n'habite point dans un cœur qui médite un grand crime. Il s'attache à montrer, que la paix la plus profonde régnoit régnait dans l' ame âme de Milon, au moment de son départ de Rome, c'est-à-dire, quelques heures avant la mort de Clodius Claudius  ; & et pouvoit pouvait -il mieux le prouver, que par le choix de ces circonstances si minces en elles-mêmes, & et qu'il rapporte avec tant d'ingénuité ! Un esprit occupé, ou plutôt troublé par la disposition d'un grand forfait, a-t-il assez de sang-froid pour examiner quel habillement il doit prendre, pour se prêter aux ajustemens ajustements & et aux longueurs d'une femme ? De pareilles minuties sont à peine supportables, quand on se propose une simple promenade.

Admirez mon peu d'attention, poursuivit Timagèe. En lisant Cicéron, j' avois avais toujours éprouvé l'effet de cette espece espèce de preuve. Milon me paroissoit paraissait le plus tranquille, & et dès-lors dès lors le plus innocent des hommes ; & et je n' avois avais jamais réfléchi sur l'adresse de l'orateur. C'est apparemment par la même raison que Philippes de Commines Philippe de Commynes pour nous prouver la terreur qui régnoit régnait dans les deux armées de Louis XI & et du Comte de Charolois Comte de Charolais , à la journée de Montlhery Montlhéry , s'arrête sur deux circonstances qui, par elles-mêmes, ont peu de dignité, & et qu'il accompagne même d'une reflexion plaisante. Chroni. de Louis XI Chronique de Louis XI , chap. VI, Ed. de 1576. La Chronique de Louis XI, de 1461 à 1483, première édition de 1524, attribuée à Phillippe de Commynes (1447-1511), est aujourd'hui connu sous le titre de Mémoires. La citation vient du vol. 1, livre I, chapitre IV : « La bataille de Montlhéry », p. 27-36 dans notre édition de référence (voir bibliographie). Le passage entier est le suivant : « De la part du Roy fouyt le conte du Mayne & plusieurs aultres, & bien huit cens hommes d'armes. Aulcuns ont voulu dire que ledict conte avoit intelligence avecques les Bourguignons ; mais à la vérité, je croy qu'il n'en fut oncques riens. Jamais plus grand fuyte ne fut des deux costez, & par especial demourerent les deux princes aux champ. Du cousté du Roy, fuigt ung homme d'estat jusques a Lusignen, sans repaistre, & du costé du conte, ung aultre homme de bien jusques au Quesnoy le Conte. Ces deux n'avoient garde de se mordre ! » (p. 30).Du côté du Roi, dit-il, fuit un homme d'état, qui s'enfuit jusqu'à Lusignan, sans repaître ; & et du côte du comte, un autre homme de bien, jusqu'au Quesnai-le-Comte. Ces deux n' avoient avaient garde de se mordre l'un l'autre. Cette aveugle frayeur de deux seigneurs de marque, nous fait conjecturer quelle étoit était celle des officiers subalternes & et du soldat.

Puisque vous parlez des sentimens sentiments intérieurs de l' ame âme , reprit Euphorbe, un bon narrateur ne se contente pas toujours de les abandonner à nos conjectures ; souvent il les peint lui-même : & et ces peintures peuvent être mises au même rang que celles des circonstances, puisqu'elles ont les mêmes qualités, & et qu'elles n'embellissent pas moins le récit. Tite-Live est inimitable dans ces sortes de tableaux, qu'il a répandus en plusieurs endroits de son histoire. Partout ils animent & et échauffent son style. Ce n'est pas assez pour lui de nous exposer les actions, les faits & et les choses sensibles qui frappent les ieux yeux  : il nous ouvre, pour ainsi dire, l'esprit & et le cœur de ses personnages, & et nous y montre le jeu des passions, qui sont les vrais ressorts des exploits éclatans éclatants , comme des grands crimes. Choississons-en quelques exemples dans le grand nombre de ceux qu'il nous présente. Voici les couleurs dont il peint les Horaces & et les Curiaces prêts d'en venir aux mains.Terni juvenes magnorum exercituum animos gerentes concurrunt. Nec his nec illis periculum suum ; publicum imperium servitiumque obversatur animo, futuraque ea deinde patriæ fortuna, quam ipsi fecissent. Liv., lib. I, n. 25. Tite-Live, Ab urbe condita, liber I, section 25 (voir bibliographie). Ces jeunes héros, renfermant dans leurs cœurs tout le courage de deux grandes armées, s'avancent l'épée à la main, sans penser à leur propre danger : les uns & et les autres ne s'occupent que de l'esclavage ou de l'empire réservé à leur patrie. Ils se représentent qu'elle n'aura désormais d'autre sort, que celui qu'ils vont lui assurer par leur victoire ou leur défaite. Avec quel art & et quelle vérité ce même auteur décrit-il les réflexions que firent les Romains, après avoir nommé le jeune Scipion pour succéder, en Espagne, à son pere & et son onclePost rem actam, ut jam resederat impetus animorum ardorque, silentium subito ortum & et tacita cogi tatio, quidnam egissent novi, quod favor plus valuisset quam ratio, AEtatis maxime pœnitebat. Quidam fortunam etiam domus horrebant, nomenque ex duabus funestis familiis, in eas provincias, ubi inter sepulchra patris patruique res gerendae essent, proficiscentis. Lib 26, n.18. Tite-Live, Ab urbe condita, liber XXVI, section 18 (voir bibliographie). ? Tout étant terminé, lorsque les premiers transports furent calmés, à cette ardeur succéda un profond silence. Chacun réfléchit sur ce qu'il venoit de faire. On se reprochoit d'avoir plus écouté la faveur que la raison, dans cette nouveauté. La jeunesse surtout de leur général les allarmoit alarmait  : son nom même, qu'il empruntoit de deux familles malheureuses, sembloit avoir quelque chose de sinistre, & et ne lui annoncer que des revers dans un pays où il alloit commander au milieu des tombeaux de son père & et de son oncle. C'est avec la même force qu'il dépeint le désespoir des Romains, enfermés dans les défilés de Caudium ;Lib. 9, n. 2, 3 & et 4. Tite-Live, Ab urbe condita, liber IX, sections 2 à 4 (voir bibliographie). leur consternation & et leurs alarmes à l'arrivée des Gaulois prêts de s'emparer de Rome.Lib. 5, n. 39. Tite-Live, Ab urbe condita, liber V, section 39 (voir bibliographie). Partout, en le lisant, on voit non seulement combattre & et agir, mais penser.

Croyez-vous, interrompit Timagène, que vos Auteurs auteurs latins l'emportent sur les nôtres dans cette partie ?La comparaison des mérites respectifs des auteur classiques et modernes renvoie à la célèbre 'Querelle des Anciens et des Modernes'. Pour moi, je ne crains point de mettre en parallèleContrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici moderne. avec tout ce que vous venez de citer, le bel endroit de Corneille sur la mort de Pompée ;

Aucun gémissement à son cœur échappé Ne le montre, en mourant, digne d'être frappé. Immobile à leurs coups, en lui-même il rappelle Ce qu'eut de beau sa vie, & et ce qu'on dira d'elle, Et tient la trahison que le roi leur prescrit Trop au-dessous de lui, pour y prêter l'esprit, Sa vertu dans leur crime augmente ainsi son lustre Et son dernier soupir est un soupir illustre, Qui de cette grande âme achevant les destins, Étale tout Pompée aux yeux des assassins.Pierre Corneille, La Mort de Pompée, 1643 (voir bibliographie), acte II, scène 2.

C'est bien penser, assurément, que de faire penser ainsi un héros ; & et je ne puis m'empêcher d'appliquer à l' Auteur auteur lui-même son derniers vers, & et de dire, que ce magnifique morceau étale tout Corneille aux ieux yeux de ses lecteurs.

Pour vous prouver, continua Euphorbe, que je reconnois reconnais tout le mérite des modernes, j'ajouterai à l'exemple que vous apportez, celui de M. Fléchier, dans l'oraison funèbreContrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici moderne. du vicomte de Turenne. Turenné meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se rallentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur & et ranimé par la vengeance ; tout le camp demeure immobile ; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, & et non pas aux blessures qu'ils ont reçues ; les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. Esprit Fléchier, Oraison funébre de [...] Henri de La Tour d'Auvergne, vicomte de Turenne, 1676 (voir bibliographie). ... Rien n'est plus curieux, pour un lecteur, que de découvrir ainsi tous les sentiments qui partagent un grand peuple. Nous apprendre ce qu'ont fait les hommes, c'est nous instruire à demi ; il faut les faire connoître connaître eux-mêmes.

Si les historiens, répliqua Timagène, sont tenus de nous faire connoître connaître ceux dont ils parlent, ils ont pour cela, ce me semble, un moyen bien facile : ce sont les caracteres caractères & et les portraits. Ils y rencontrent le double avantage de plaire & et d'instruire.Renvoi au précepte d'origine horacienne de 'prodesse & et delectare' ; voir Horace, Ars poetica, vers 333 : « Aut prodesse volunt aut delectare poetae ». Mais à propos de cette question, je voudrois voudrais bien connoître connaître la différence exacte de ce qu'on appelle portraits, caracteres caractères & et descriptions.

On peut avoir à peindre, répartit Euphorbe, une action, un lieu, un être raisonnable ou supposé tel. Le détail d'un fait particulier, par exemple, d'une bataille, d'une tempête, d'un voyage, l'énumération de ce qui compose un pays ou un canton, s'appelle description.Cette définition de la description représente, par rapport à la mise en place progressive, au XVIIIe siècle, d'une opposition structurelle entre description et narration, une prise de position traditionnaliste. Le portrait & et le caractere caractère ne conviennent qu'aux êtres raisonnables, ou du moins animés ; & et dans cette derniere dernière espece espèce , le portrait expose les qualités extérieures & et intérieures ; au lieu que le caractere caractère , pris à la rigueur, doit se borner à celle de l' ame âme  : mais souvent on le confond avec le portrait, comme vous le pouvez voir dans la Bruyere La Bruyère . Un rhéteur vous feroit ferait d'autres divisons, qui ne sont admises que dans les écoles.

Quelque nom qu'on leur donne, reprit Timagène, avouez que les uns & et les autres font un bel effet dans le récit, & et y jettent beaucoup d'ornement. D'ailleurs, ces morceaux saillans saillants ont l'avantage de faire une impression plus vive sur l'esprit, & et par-là par là se gravent plus aisément dans la mémoire. Je n'oublierai jamais la description du combat de Télémaque avec Hyppias. À peine Télémaque eut tiré son épée, qu'Hyppias, qui voulait profiter de l'avantage de sa force, se jeta sur le jeune fils d'Ulysse pour la lui arracher. L'épée se rompt dans leurs mains : ils se saisissent & et se serrent l'un l'autre ; les voilà, comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer : le feu brille dans leurs yeux ; ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent, ils se relèvent, ils s'élancent, ils sont altérés de sang. Les voilà aux prises pieds contre pieds, mains contre mains ; ces deux corps entrelacés paraissent n'en faire qu'un : mais Hippias, d'un âge plus avancé, semblait devoir accabler Télémaque, dont la tendre jeunesse étoit était moins nerveuse. Déjà Télémaque, hors d'haleine, sentait ses genoux chanceler. Hippias le voyant ébranlé, redouble ses efforts. C'en étoit était fait du fils d'Ulysse, il allait porter la peine de sa témérité & et de son emportement, si Minerve, qui veillait de loin sur lui, & et qui ne le laissait dans cette extrémité de péril que pour l'instruire, n'eût déterminé la victoire en sa faveur. Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre XIII, p. 277-278. N'êtes-vous point enchanté, comme moi, de la vivacité de cette peinture ? Les voilà, comme deux bêtes cruelles qui cherchent à se déchirer. On suit tous leurs mouvemens mouvements . Ils se raccourcissent, ils s'allongent, ils se baissent, ils se relevent. ... Voilà ce que le pinceau ne peut exprimer sur la toile. C'est moins une lecture, qu'un spectacle intéressant.Ici affleure la problématique du paragone, de la comparaison des arts : la limitation de la peinture à l'instant, la capacité du récit de représenter le mouvement dans le temps, le caractère visuel et théâtral d'un tel passage de texte.

J'admire encore plus que tout cela, ajouta Euphorbe, la sagesse & et le naturel qui regnent règnent dans l'ordonnance de ce tableau. Point d'idée gigantesque, point de confusion, point d'expressions outrées ou inutiles. Au reste, n'avez-vous pas un petit intérêt particulier, qui vous rend plus cher encore ce morceau vraiment beau par lui-même ? Messieurs les militaires ont cela de commun avec les jeunes gens ; ils se passionnent pour tout ce qui a quelque rapport avec la guerre & et les combats.

Tout comme il vous plaira, répliqua Timagène ; mais vous ne pouvez disconvenir que cet intérêt ne soit bien légitime, quand l'écrivain a le talent de le faire naître. II y a une espece espèce d'adresse dans le récit qui le transforme, pour ainsi dire, en drame, & et qui lui donne toute la vivacité d'une action, lorsqu'on sait ne présenter au lecteur que ce qui pourroit pourrait être aperçu par un spectateur, & et lui laisser deviner tout le reste. Il me semble que c'est-là c'est là le plus grand art de Tite-Live dans le fameux combat des Horaces & et des Curiaces.Consederant utrimque pro castris duo exercitus, periculi magis præsentis quam curae expertes. Quippe imperium agebatur, in tam pancorum virtute atque fortuna positum. Itaque ergo erecti suspensique in minime gratum spectaculum animo intenduntur. Datur signum. ... Ut primo statim concursu increpuere arma, micantesque fulsere gladii, horror ingens spectantes perstringit : et neutro inclinata spe, torpebat vox spiritusque. Conseriis [p202] deinde manibus cum jam non motus tantum corporum agitatioque anceps telorum armorumque, sed vulnera quoque et sanguis spectaculo essent, duo Romani super alium alius, vulneratis tribus Albanis, exspirantes corrueruerunt. Ad quorum casum cura conclamasset gaudio Albanus exercitus, Romanas legiones jam spes tota, nondum tamen cura deseruerat, exanimes vice unius, quem tres Curiatii circumsteterant. Forte is integer fuit, ut universis solus nequaquam par, sic adversus singulos [p203] ferox. Ergo ut segregaret pugnam eorum, capessit fugam, ita ratus secuturos, ut quemque vulnere affectum corpus sineret. Jam aliqnantum spatii ex eo loco, ubi pugnatum est, aufugerat, cum respiciens videt magnis intervallis sequentes : unum haud procul ab sese abesse : in eum magno impetu redit. Et dum Albanus exercitus inclamat Curiatiis, ut opem ferant fratri, jam Horatius coeso hoste victor [p204] secundam pugnam petebat. {Tunc} clamore, qualis ex insperato faventium solet, Romani adjuvant militem suum, et ille defungi praelio festinat. Dec. 1. Lib. I n. 25. Tite-Livre, Ab Urbe condita (voir bibliographie), liber I, section 25. Les deux armées, dit-il, s'étaient placées devant leurs retranchements, pour être témoins d'un combat, où, sans partager le danger, elles avaient grande part aux craintes & et aux alarmes. Il ne s'agissait de rien moins que de l'empire, & et leur sort dépendait de la bravoure & et du bonheur d'un petit nombre de combattants. Ainsi, dans l'agitation & et l'incertitude, tous portent leur attention vers un spectacle qui n'avait pour eux rien d'agréable. On donne le signal. ... au premier choc, le bruit des armes, l'éclat effrayant des épées jettent une secrète horreur dans l'âme des spectateurs. Tandis qu'un égal avantage tient l'espoir en suspens, l'inquiétude & et le silence règne des deux côtés. Bientôt le combat s'anime : alors ce ne sont plus seulement les diverses attitudes des combattants, le mouvement irrégulier des traits & et des armes qui frappent les yeux : on apperçoit des blessures ; on voit couler du sang. Aussitôt deux des champions Romains tombent morts sous les coups des Albains, qui demeurent blessés tous ses trois. À cette vue, l'armée d'Albe pousse de grands cris de joie. Les légions Romaines, en perdant toute espérance, étoient étaient encore dans les plus cruelles alarmes sur le sort du dernier des Horaces environné de ses trois ennemis. Heureusement il étoit était sans blessure, & et comme il ne pouvoit pouvait tenir seul contr'eux tous, aussi était-il supérieur en forces à chacun d'eux en particulier. Ainsi, pour diviser leurs efforts, il prend la fuite, prévoyant bien que leurs blessures ne leur permettraient pas de le suivre d'un pas égal. A peine était-il à quelque distance du lieu où s'était livré le combat, qu'il se retourne & et voit derrière lui ses ennemis séparés les uns des autres par un assez grand intervalle. Il vient rapidement tomber sur le premier, qui n'était pas fort éloigné ; & et pendant que les Albains crient aux autres Curiaces de secourir leur frère, Horace l'a déjà renversé à ses pieds, & et vole à une seconde victoire. Les Romains alors animent leur champion par ces clameurs que produit ordinairement un succès inespéré dans des hommes qui y prennent le plus grand intérêt. Le héros de Rome se hâte de termiminer terminer ce nouveau combat. N'y a-t-il pas là-dedans une espece espèce de magie qui nous transporte successivement dans l'une & et dans l'autre armée, & et qui met sous nos ieux yeux tout ce que pouvoit pouvait découvrir un soldat Romain ou Albain ? On ne s'arrête point à nous peindre les regards menaçans menaçants de ces guerriers, les coups qu'ils se portent ; on ne nous dit point de quelle maniere manière les trois Albains furent blessés, par quelle adresse ou par quel bonheur, bien-tôt bientôt après ils firent mordre la poussiere poussière à deux Horaces. Tout cela ne peut être aperçu que par les combattans combattants eux-mêmes. Mais nous entendons le bruit des armes, nous voyons briller ses épées, nous suivons des ieux yeux les mouvemens mouvements confus de ces héros, leurs blessures, leur sang qui rougit la terre ; objets plus propres encore à exciter l'inquiétude que les premiers. Bien-tôt Bientôt la scène change ; deux Romains succombent, & et un seul se trouve exposé aux assauts de trois adversaires. Quelle est l' ame âme assez insensible pour n'être point émue par des objets aussi frappans frappants ?

Je ne m'aviserai plus, reprit Euphorbe, de plaisanter Messieurs les militaires : je vois qu'ils savent se défendre autrement que l'épée à la main. Au surplus, je voulois voulais vous dire, que si les descriptions de combats font un bel effet dans le récit, il en est d'autres plus riantes, qui n'y répandent pas moins d'ornement. J'en prends à témoin ce joli morceau que l'on trouve dans la Lettre où Mad. Madame de Sévigné décrit le passage du Rhin. Le chevalier de Nantouillet étoit était tombé de cheval ; il va au fond de l'eau, il revient, il retourne, il revient encore ; enfin il trouvé la queue d'un cheval, il s'y attache ; ce chevai le mène à bord, il monte sur le cheval, se trouve à la mêlée, reçoit deux coups dans son chapeau, & et revient gaillard. Voir Madame de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné et de Maintenon, avec une préface et des notes par M. de Lévizac, [...], troisième édition revue et corrigée, Paris : Gabriel Dufour, 1805, p. 115. Quel tableau plus agréable, que cette description de la Bétique ?La Bétique est une province romaine (Hispania Baetica) dans le sud de l'actuelle Espagne. Le fleuve Bétis coule dans un pays fertile, & et sous un ciel pur qui est toujours serein. Le pays a pris son nom du fleuve qui se jette dans l'océan assez près des colonnes d'Hercule, & et de cet endroit où la mere mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de Tarsis d'avec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de l'âge d'or : les hivers y sont tièdes ; les rigoureux aquilons n'y soufflent jamais ; l'ardeur du soleil y est toujours tempérée par des zéphirs rafraîchissants, qui viennent adoucir l'air vers le milieu du jour : ainsi, toute l'année n'est qu'un heureux hymen du printemps & et de l'automne, qui semblent se donner la main. Desit: source, Madame de Sévigné. Toutes ces peintures, sans être essentielles à l'objet principal, l'enrichissent beaucoup. Ainsi, la superbe architecture qui remplit le fond d'un tableau, est indépendante de l'action qu'il représente ; mais elle forme un ensemble qui attire les regards des connoisseurs connaisseurs .

De votre comparaison, interrompit Timagène, il s'ensuit que la description doit être propre au sujet que l'on traite. Je ne peindrai pas Adam & et Eve Ève dans un riche palais, ni les Peres Pères du désert dans de magnifiques jardins. Que de lieux communs où l'on décrit une campagne, un torrent, une tempête, & et qui peuvent convenir à toutes sortes de sujets ? Ce sont des especes espèces de pieces pièces de rapport qu'on déplace à son gré & et qu'on enchâsse où l'on veut. On pourroit pourrait en faire un répertoire disposé par lettres alphabétiques en forme de dictionnaire, pour la commodité des plagiaires.Ce passage est cité par Jean-Michel Adam. La condamnation des descriptions topiques est elle-même topique dans le discours sur la description ; elle est nuancée dans les pages qui suivent, d'une manière caractéristique de la structure dialogique de l'Essai sur le récit. Je voudrois voudrais , pour moi, qu'il n'y eût point de description qui ne fût attachée à la place qu'elle occupe par quelques traits particuliers & et nécessaires, comme celles que vous venez de rapporter.

Votre régle règle est un peu sévere sévère , répartit Euphorbe. L'exactitude de la prose ne souffre point, il est vrai, ces peintures générales & et communes. La sévérité de l'histoire ne permet pas non plus qu'on y répande les fleurs avec prodigalité, comme fait l'historien latin d'Alexandre-le-Grand, dans la description du Fleuve fleuve Marsyas,Quint. Curc. l. 3. Quinte-Curce, Historiarum Alexandri Magni Libri, liber 3 (voir bibliographie). dans l'aventure d'Abdalomine, Ibid. l. 4. dans les regrets de Sisygambis à la mort d'Alexandre, & et dans quelques autres endroits. Mais la poësie poésie étant plus susceptible d' ornemens ornements , elle est plus indulgente. Elle admet ces détails où l'imagination se joue & et distrait un moment son lecteur, pourvu qu'ils ne soient point copiés & et qu'ils aient des bornes convenables. Dans l'un & et dans l'autre genre, faire une description trop longue est un écart, mais surtout, lorsqu'elle n'a que peu ou point de rapport à la matiere matière dont l'écrivain doit être occupé.

Vous voulez que ces descriptions ne soient pas copiées, répliqua Timagène ; cela, en vérité, ne me paroît paraît pas commun. Je vais vous en rassembler sur un même sujet quelques-unes tirées des meilleurs auteurs anciens & et modernes, où vous remarquerez précisément les mêmes idées, & et quelque différence seulement dans l'expression. Je trouve la premiere première dans Ovide. La tempête devient affreuse : les vents déchaînés de tous côtés se font la guerre, & et soulèvent les mers indignées. Le pilote lui-même effrayé, avoue qu'il ne sait plus dans qu'elle situation il est, ni ce qu'il doit décider [p209] ou commander : tant le danger est pressent, & et l'emporte sur tout son art. Les cris des hommes se mêlent aux sifflements des cordages, aux fracas des vagues qui se brisent, au bruit affreux du tonnerre. Les flots amoncelés semblent s'élancer vers l'olympe, & et porter leurs cimes humides jusqu'aux nues. En même temps des torrents de pluie tombent de la voûte céleste ; on croirait que tout le ciel descend dans la mer, & et que l'océan irrité veut prendre la place de l'empirée. Les voiles sont trempées d'eau : les flots se confondent avec les nuages : les ténèbres épaisses de la nuit sont redoublées par celles de la tempête : les éclairs & et le tonnerre les dissipent pourtant de temps en [p210] temps, & et donnent une lumière effrayante ; les eaux sont embrâsées par la foudre. L'art est sans ressource ; le désespoir s'empare de tous les cœurs, & et chacun des flots qui s'élancent, semble apporter avec soi la mort. Métam Métamorphoses . Lib. 12.Il s'agit en fait du livre XI des Métamorphoses d'Ovide (voir bibliographie), lignes 490-538.

Aspera crescit hyems, omnique à parte feroces Bella gerunt venti, fretaque indignantia miscent. Ipse pavet, nec se, quis sit status, ipse fatetur Scire ratis rector, nec quid jubeatve, velitve : Tanta mali moles, tantoque potentior arte est Quippe sonant clamore viri ; stridore rudentes, Undarum incursu gravis unda, tonitribus aether, Flactibus erigitut, cœlumque aequare videtur Pontus, et inductas aspergine tangere nubes ... Ecce cadunt largi resolutis nubibus imbres, Inque fretum credas totum descendere cœlum, Inque plagas cœli tumefactum ascendere pontum. Vela madent nimbis, et cum cœlestibus undis AEquoreæ miscentur aquae : caret ignibus aether ; Caecaque nox premitur tenebris hyemisque suisque. Discutiunt tamen has, praebentque micantia lumen Fulmina, fulmineis ardescunt ignibus undae. Deficit ars, animique cadunt ; totidemque videntur. Quot veniunt fluctus, ruere atque irrumpere mortes.

Voyons maintenant ce que dit Virgile sur le même objet :L'Eutus, le Notus, l'Africus fécond en orages s'étendent sur la mer, la bouleversent jusque dans ses abîmes, & et poussent sur le rivage des vagues énormes. De tous côtés les [p211] cris des hommes se mêlent au sifflement des cordages. A l'instant, les nuages dérobent le ciel & et le jour aux yeux des Troyens : une nuit affreuse couvre les flots. Le tonnerre gronde ; l'air est embrasé de mille éclairs, & et tout offre à ces infortunés une mort présente. Les uns sont suspendus au sommet d'une vague ; les autres voyent un gouffre s'ouvrir sous leurs pieds & et découvrent la terre à travers les flots. L'onde bouillonne au fond de ses sables. AEn., lib. I. v. 84. Virgile, Énéide, liber I, vers 84-91 et 106-107 (voir bibliographie).

Incubuere mari, totumque à sedibus imis Una Eurus Notusqne ruunt creberque procellis Africus, et vastos volvunt ad littora fluctus. Insequitur clamorque virum, stridorque rudentum : Eripiunt subito nubes cœlumque diemque Teucrorum ex oculis ; ponto nox incubat atra. Intonuere poli, et crebris micat ignibus aether, Praesentemque viris intentant omnia mortem. ... Hi summo in fluctu pendent, his unde dehiscens Terram inter fluctus aperit : furit aestus arenis.

Rapprochons de ces deux poëtes poètes , Homere Homère , traduit par Boileau.

Comme l'on voit les flots soulevez par l'orage, Fondre sur un vaisseau qui s'oppose à leur rage ; Le vent avec fureur dans les voiles frémit, La mer blanchit d'écume, & et l'air au loin gémit. Le matelot troublé, que son art abandonne, Croit voir dans chaque flot la mort qui l'environne. Homère, Iliade, traduction de Boileau (voir bibliographie).

Voici comme s'exprime l'auteur de la Henriade Henriade .

L'astre brillant du jour à l'instant s'obscurcit ; L'air siffle, le ciel gronde, & et l'onde au loin gémit : Les vents sont déchaînés sur les vagues émues ; La foudre étincelante éclate dans les nues ; Et le feu des éclairs, & et l'abîme des flots Montrent partout la mort aux pâles matelots.Voltaire, La Henriade (voir bibliographie), chant premier.

Enfin ce tableau tracé par Oreste dans la tragédie d' Electre Électre , peut figurer à côté de ceux-là.

La mer en un moment se mutine & et s'élance L'air mugit, le jour fuit, une épaisse vapeur Couvre d'un voile affreux les vagues en fureur. La foudre éclairant seule une nuit si profonde, À sillons redoublés ouvre le ciel & et l'onde, Et comme un tourbillon, embrassant nos vaisseaux, Semble en sources de feu bouillonner sur les eaux. Les vagues quelquefois nous portent sur leurs cimes, Nous font rouler après sous de vastes abîmes, Où les éclairs pressés pénétrant avec nous, Dans des gouffres de feu semblent nous plonger tous. La pagination originale, qui indique ici '231', est érronnée. Le pilote effrayé que la flamme environne, Aux rochers qu'il fuyait lui-même s'abandonne.Crébillon, Électre, 1708 (voir bibliographie), acte II, scène 1.

Il ne s'agit point d'examiner ici si la majesté énergique de Virgile l'emporte sur l'ingénieuse fécondité d'Ovide ; qui des Français ou des Latins, ont la touche plus mâle ou le coloris plus frappant ; je veux seulement vous faire observer que l'on rencontre ici partout les mêmes idées, & et qu'il n'y a de variété que dans l'expression. Chez les Latins, comme chez les Français, tout se réduit à nous représenter les vents déchaînés, les vagues soulevées jusqu'aux cieux, les cris & et le desespoir des matelots, le bruit du tonnerre, le feu des éclairs, enfin le pilote sans ressource, qui s'abandonne à la merci des flots.

Avant de yous répondre, reprit Euphorbe, souffrez que je vous fasse une petite remarque. Sans cet étalage de poësie poésie , l' Auteur auteur des Pseaumes Psaumes en a dit en quatre mots, autant que tous les Auteurs auteurs que vous avez citésDixit, et stetit spiritus procellæ, et exaltati sunt fluctus ejus. Ascendunt usque ad caelos, et descendunt usque ai abissos. ... Turbati sunt, et moti sunt sicut ebrius, et omnis sapientia eorum devorata est. Ps. 106..Psaumes. Dieu parle : les vents & et la tempête se déchaînent ; les flots se soulèvent, ils montent jusqu'aux cieux, & et descendent jusqu'aux abîmes. Le trouble & et l'agitation des matelots, les rendent semblables à un homme ivre. Toute leur habileté s'est évanouie. Ne croiroit croirait -on pas que ces versets ont servi de modele modèle à vos descriptions ? Je reviens maintenant à votre difficulté. Lorsqu'on fait un portrait d'après nature, on est renfermé dans un cercle de circonstances qu'on ne peut franchir, sans tomber dans le défaut qu'Horace reproche à certains poëtes poètes , de mettre les dauphins dans les forêts & et les sangliers dans les eaux, pour répandre du merveilleux & et de la variété dans leurs compositions :

Art. Poet. v. 29. Qui variare cupit rem prodigialiter unam, Delphinum sylvis appingit, fluctibus aprum. Horace, Ars poetica, vers 29-30.

Il n'est donc pas étonnant que plusieurs grands Auteurs auteurs se rencontrent dans les tableaux qu'enfante leur imagination. Plus ils ont de goût, plus ils doivent se rapprocher, parce qu'ils copient le même modele modèle , c'est-à-dire, la nature, qui est une. Puiser dans cette source féconde, ce ne fut jamais être plagiaire. On ne l'est que quand on s'attribue, comme un bien propre, les expressions, les pensées, ou le plan d'un auteur. Par exemple, je ne puis voir, sans peine, un bon historien de nos jours, transcrire mot pour mot, avec quelques légers changemens changements , jusqu'à huit pages du Césarion Césarion de l'abbé de Saint-Réal, au sujet du rétablissement de Ptolomée Auletes.Hist. Anç. l. 21, art. 2, § 1. Bérardier fait allusion, ici, à César de Saint-Réal, et son ouvrage intitulé Césarion, ou Entretiens divers, 1684 (voir bibliographie).. Nous n'avons pas encore pu identifier l'Histoire ancienne en question. (Desit: inclure référence sur "nature" ; vérifier référence de l'Hist Anc.). Mais peut-on trouver mauvais que, dans la description d'un combat, on nous mette sous les ieux yeux des morts, des mourans mourants , le bruit des armes, la fuite des uns, la poursuite des autres ? ce sont les parties essentielles de l'objet qu'on traite. Tout ce que je voudrois voudrais conclure du petit inconvénient, que vous venez de remarquer, c'est qu'il faut employer rarement ces especes espèces de lieux communs, sur-tout surtout dans la prose. On n'a point cet écueilContrairement au reste du texte, la graphie du terme est ici moderne. à craindre dans les portraits & et les caracteres caractères . Ils ont tous des traits qui leur sont propres, & et que le peintre doit saisir. Il seroit serait inexcusable, si son tableau convenoit convenait également à plusieurs personnes différentes.

Il y a pourtant, interrompit Timagène, des portraits qu'on appelle généraux ; tels que sont ceux de l'avare, du prodigue, de l'ambitieux & et plusieurs autres. N'en est-il pas de ces morceaux, comme des descriptions ? Si toutes les batailles se ressemblent, tous les avares ont quelque chose de commun.

Cela est vrai, jusqu'à un certain point, continua Euphorbe ; mais quelque généraux que soient ces caracteres caractères , ils empruntent des lieux, des temps, des usages, des inclinations différentes, certaines nuances particulieres particulières qui les distinguent. L'avare de nos jours a quelques teintes que n' avoit avait pas celui des Grecs & et des Romains : comme le Petit-Maître petit-maître Anglois anglais n'est pas celui de Paris.

J' ajouterois ajouterais à ce que vous dites, répliqua Timagène, que ces caracteres caractères généraux me paroissent paraissent composés comme la Vénus de ce fameux sculpteur Grec, qui réunit dans ce seul chef-d'œuvre les plus beaux traits qu'il aperçut dans toutes les femmes de la ville.Desit : commentaire et source sur la Vénus ; beau idéal par assemblage ; Becq. D'où il s'ensuit qu'ils sont moins des peintures particulieres particulières , qu'un assemblage de différens différents portraits : & et cela est si vrai, que leur mérite est plus grand, à proportion qu'ils ressemblent à un plus grand nombre de personnes dans le même genre.

Votre raison, poursuivit Euphorbe, est encore meilleure que la mienne, pour prouver, qu'il ne faut pas leur appliquer à la rigueur ce que je disois disais tout-à-l'heure des traits qui leur sont propres ; qu'ils ont quelque ressemblance avec les descriptions ; & et que ma réflexion ne peut regarder que les portraits proprement dits, c'est-à-dire, ceux qui sont particuliers. Arrêtons-nous donc à ceux-ci, & et contentons-nous d'y chercher ce que la peinture se prescrit à elle-même, dans ceux qu'elle nous offre, une ressemblance exacte, un riche coloris, une attitude naturelle & et gracieuse. Si, pour peindre tel ou tel général d'armée, je me contentois contentais de dire, qu'il étoit était d'une naissance illustre, qu'il avoit avait étudié l'art de la guerre & et toutes les parties qui en dépendent, qu'il connaissoit connaissait toutes les ressources des ennemis & et les siennes, que, dans l'action, il commandoit commandait en grand capitaine & et se battoit battait en soldat, j'en donnerois donnerais une idée magnifique, mais qui peut convenir à plusieurs de ceux dont nous trouvons les noms dans l'histoire. Ce n' est-là est là qu'un modèle dégrossi & et qui n'est point caractérisé, ou, tout-au-plus tout au plus , un de ces portraits généraux dont nous venons de parler.

Pensez-vous donc, dit alors Timagène, qu'il en soit d'un portrait, comme d'une énigme, & et qu'on doive en deviner l'objet, sans qu'il soit nommé ?

Non, répondit Euphorbe ; mais je crois qu'il doit avoir certains traits particuliers à la personne qu'il représente. Voyez, par exemple, celui-ci, tracé de la main de M. Bossuet Or. Fun. Oraison funèbre de la reine d'Angleterre. Jacques-Bénigne Bossuet est l'auteur de l'Oraison funèbre de Henriette-Marie de France, Reine de la Grand'Bretagne, prononcée le 16 novembre 1669, en l'église des religieuses de Sainte-Marie de Chaillot (voir bibliographie).. Un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable, hypocrite raffiné autant qu'habile politique, capable de tout entreprendre & et de tout cacher, également actif & et infatigable dans la paix & et dans la guerre, qui ne laissoit laissait rien à la fortune de ce qu'il pouvoit pouvait lui ôter par conseil & et par prévoyance : d'ailleurs si vigilant & et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué aucune des occasions qu'elle lui a présentées : enfin un de ces esprits remuants & et audacieux qui semblent être nés pour changer le monde. La profondeur d'esprit & et l'hypocrisie, l'audace & et la dissimulation dans un homme ambitieux & et sans naissance, mais capable de troubler l'univers, tout cela fait un ensemble, qui feroit ferait connoître connaître suffisamment le fameux Cromwell, quand l'endroit d'où ce morceau est tiré, ne le montreroit montrerait pas plus clairement.

Je suis persuadé, comme vous, poursuivit Timagène, que c'est cet ensemble de plusieurs qualités rarement unies l'une avec l'autre, qui forme la ressemblance du portrait. Si l'on avoit avait fait attention à cette vérité, on se seroit serait épargné la peine de chercher les modèles des caracteres caractères de la Bruyere La Bruyère , & et on ne se seroit serait pas imaginé y reconnoître reconnaître telles ou telles personnes, parce qu'ils offroient offraient quelques traits détachés qui pouvoient pouvaient leur convenir. Pour se convaincre que cet assemblage est nécessaire, il suffit d'examiner le célèbre portrait de Catilina, fait par Salluste.Catilina nobili genere natus, fuit magna [p220] vi animi et corporis, sed ingenio malo pravoque. Huic ab adolescentia bella intestina, coedes, rapinae, discordia civilis grata fuere ; ibique juventutem suam exercuit. Corpus patiens inediae, algoris, vigiliae supra quam cuiquam credibile est. Animus audax, subdolus, varius, cujuslibet rei simulator ac dissimulator ; alieni appetens, sui profusus, ardens in cupidicatibus ; satis loquentiae, sapientiae parum. Vastus animus immoderata, incredibilia, nimis [p221] alta semper cupiebat. Sall. de bell. Catil. Salluste, Bellum Catilinae (La conjuration de Catilina), section 5 (voir bibliographie). Catilina étoit était d'une naissance illustre, & et joignait à une grande force d'esprit & et de corps, un caractère méchant & et pervers : les dissentions intestines, le meurtre, le pillage, les discordes civiles eurent des charmes pour lui, dès ses plus tendres années : il en fit les exerices de sa jeunesse : un tempérament plus robuste qu'on ne peut s'imaginer, le mettoit mettait à l'épreuve de la faim, du froid, des veilles & et des fatigues. Génie audacieux & et rusé, c' étoit était un vrai Prothée, capable de tout feindre & et de tout dissimuler. Avide du bien d'autrui, prodigue du sien, il étoit était ardent & et emporté dans ses passions : il parloit parlait avec facilité, mais avec peu de discernement. Cet esprit vaste & et ambitieux ne voyait rien d'impossible & et de trop relevé pour lui, & et ne se repaissait que de chimères & et de projets inouïs. On peut trouver, sans doute, dans différens différents particuliers plusieurs parties de ce caractere caractère  ; Alexandre étoit était violent & et ne connoissoit connaissait point de bornes dans ses projets ; César étoit était ambitieux & et prodigue ; Annibal Hannibal étoit était robuste & et rusé ; Antoine étoit était l'esclave de ses passions : mais il seroit serait bien difficile de rencontrer ailleurs l'éclat de l'origine, la force du corps au milieu des débauches, l'ambition la plus aveugle avec des talens talents médiocres, presque tous les vices sans aucune vertu, réunis dans un même homme.

L'orateur Romain romain , reprit Euphorbe, en traitant le même sujet, entre dans un plus grand détail. Il explique, il développe, avec son abondance ordinaire, ce que Salluste avoit avait renfermé dans ce peu de mots, C'étoit un Prothée capable de tout feindre & et de tout dissimuler ; & et il nous fait concevoir comment ce fameux scélérat avoit avait pu séduire ou tromper un si grand nombre de citoyens. Habuit ille permulta maximarum, non expresse signa, sed adumbrata virtutum : utebatur hominibus improbis multis ; et quidem optimis se viris deditum esse simulabat. Erant apud illum illecebræ libidinum multae ; erant etiam industriae quidam stimuli, ac laboris. Flagrabant vitia libidinis apud illum ; vigebant etiam studia rei militaris. Neque ego unquam fuisse tale monstrum in terris ullum puto tam ex contrariis diversisque inter se pugnantibus [p223] naturae studiis cupiditatibusque conflatum. Quis clarioribus viris quodam tempore jucundior ? Quis turpioribus conjunctior ? Quis civis meliorum partium aliquando ? Quis tetrior hostis huic civitati ? Quis in voluptatibus inquinatior ? Quis in laboribus pacientior ? Quis in rapacitate avarior ? Quis in largitione effusior ? Illa vero in illo homine mirabilia fuerunt, comprehendere multos amicitia, tuera obsequio, cum omnibus communicare quod habebat, servire temporibus suorum omnium pecunia, gratia, labore corporis, scelere [p224] etiam, si opus esset, et audacia : versare suam naturam, et regere ad tempus, atque huc et illuc torquere et flectere : cum tristibus severe, cum remissis jucunde, cum senibus graviter, cum juventute comiter, cum facinorosis audacter, cum libidinosis luxuriose vivere. Orat pro Coelio. Cicéron, Pro M. Caelio oratio, sections 12 et 13 (voir bibliographie). Catilina, dit Cicéron, eut tous les dehors des plus belles vertus ; mais ce n'était qu'une écorce légère & et sans fond : engagé avec une foule de scélérats, il feignait des liaisons avec tous les honnêtes gens : le violent attrait qui le portait au désordre, lui laissait encore quelque inclination pour le travail & et l'application : au milieu des débauches auxquelles il se livrait sans mesure, il avoit avait du goût pour l'art militaire. Je crois que jamais l'univers ne vit un monstre réunir en lui seul des passions & et des penchants aussi différents & et aussi incompatibles. Qui fut plus cher que lui, pendant un temps, à tout ce qu'il y avoit avait de grand dans la république ? Qui fut jamais mieux avec tous ceux qui étoient étaient perdus d'honneur & et de réputation ? Quel citoyen plus zélé, quelquefois, pour la patrie ? Quel ennemi plus funeste pour Rome ? Quels infâmes excès dans les plaisirs ? Quelle patience dans le travail ? Quelle avidité dans les rapines ? Quelle profusion dans les largesses ? C'est un espèce de prodige inconcevable, qu'un tel homme ait pu se faire beaucoup d'amis ; les conserver par ses soins & et ses égards ; partager avec eux ce qu'il possédait ; le se prêter aux contretemps & et aux besoins de tous ceux qui lui étoient étaient attachés ; employer pour eux ses biens, son crédit, son travail, l'audace même & et le crime, s'il le fallait ; changer son caractère, le gouverner, le fléchir à son gré, & et l'accommoder à toutes les circonstances ; être sérieux avec les gens tristes, plaisant avec les gens désœuvrés, grave avec les vieillards, amusant avec la jeunesse, hardi parmi les scélérats & et débauché parmi les libertins. Il faut avouer que c'est un objet bien satisfaisant, de voir deux grands maîtres travailler au même tableau, & et d'observer leur maniere manière particuliere particulière , la diversité de leur ordonnance, & et les teintes différentes que chacun donne à son coloris. Catilina me semble plus hideux dans l'historien, & et je le hais davantage dans l'orateur.

C'est, sans doute, répliqua Timagène, que ce dernier s'étend particulierement particulièrement sur son hypocrisie & et sa dissimulation ; & et que ces vices ont quelque chose de plus odieux dans la société, que les autres. Je trouve néanmoins que le consulaire Romain romain ménage ici son ennemi. Il nous montre chez lui quelque chose de bon, du moins dans certaines occasions & et en apparence. Dans Salluste, je ne vois rien de semblable.

La véritable raison, repartit Euphorbe, est que l'un fait un plaidoyé plaidoyer & et l'autre écrit une histoire. L'historien doit nous montrer les hommes tel qu'ils sont ; l'orateur, tels qu'il est avantageux pour sa cause qu'ils paroissent paraissent . Il peut imiter ces peintres qui ont l'art de déguiser certaines difformités du corps, sous une ample draperie. Coelius, que défendoit défendait Cicéron, étoit était accusé de liaisons étroites avec Catilina. L'avocat s' attachoit attachait à prouver que ce jeune Romain avoit avait eu cela de commun avec beaucoup d'autres gens de bien, & et qu'il avoit avait été trompé pendant quelque temps, comme eux. Il falloit fallait donc établir que Catilina avoit avait trouvé, soit dans ses talens talents naturels, soit dans sa dissimulation, de quoi les séduire ; & et le montrer du côté le moins odieux. Au reste, ce portrait n'est pas moins ressemblant que le premier.

Je ne sçais sais , poursuivit Timagène ; vos orateurs me semblent toujours aller à côté de la vérité. Mais je ne veux point me faire de querelle avec eux : leur ressentiment est à craindre. Je vous demande seulement si cet artifice n'est point ce que vous appeliez le coloris du portrait ?

Non, répondit Euphorbe. Je n'entends par là que le stile style & et l'expression dont il doit être revêtu, & et qui font l'effet des couleurs dans la peinture.

Je conçois ce que vous voulez dire, reprit Timagène ; il faut que les pensées y soient belles, sans être trop recherchées ; que les vices du personnage contrastent adroitement avec ses talents ou ses vertus ; que l'expression soit claire & et concise ; qu'elle soit noble, surtout dans les grands sujets ; telle que celle-ci, par exemple, dans le portrait du grand Condé.

J'ai le cœur comme la naissance ; Je porte dans les yeux un feu vif & et brillant ; J'ai de la foi, de la constance : Je suis prompt, je suis fier, généreux & et vaillant : Rien n'est comparable à ma gloire : Le plus fameux héros qu'on vante dans l'histoire, Ne me le saurait disputer. Si je n'ai pas une couronne, C'est la fortune qui la donne ; Il suffit de la mériter. Ce portrait est cité également dans l'un des modèles de l'Essai sur le récit, à savoir les dialogues qui forment La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, 1687, du père Bouhours. Le portrait s'y trouve au second entretien.

Il est difficile, poursuivit Euphorbe, de trouver un exemple mieux assorti à ce que nous disons. Le stile style en est riche & et naturel ; l'expression claire & et serrée ; & et quoiqu'il semble que l' Auteur auteur se propose de flatter son héros, il laisse pourtant entrevoir le seul défaut, peut-être, qu' avoit avait le grand Condé, la hauteur & et l'emportement. Si je n' avois avais pas déjà cité le portrait de Cromwell par l'illustre évêque de Meaux, je voudrois voudrais qu'il figurât ici auprès du vôtre. Mais je trouverai de quoi me dédommager dans le poëme poème en prose de l'archevêque de Cambrai.C'est-à-dire, dans les Aventures de Télémaque de Fénelon. Entre plusieurs autres endroits que je pourrois pourrais choisir, je ne vous rapporterai que celui de Télémaque presque vaincu par la passion de l'amour. Vous y découvrirez, à-coup-sûr, à coup sûr, toutes les qualités que vous venez de détailler vous-même. Télémaque demeuroit demeurait souvent étendu & et immobile sur le rivage de la mer ; souvent dans le fond de quelque bois sombre, versant des larmes ameres amères & et poussant des cris semblables aux rugissemens d'un lion. Il étoit était devenu maigre ; ses yeux creux étoient étaient pleins d'un feu dévorant : à le voir pâle, abattu & et défiguré, on aurait dit que ce n'était plus Télémaque. Sa beauté, son enjouement, sa noble fierté s' enfuyoient enfuyaient loin de lui : il périssoit périssait . Telle qu'une fleur qui, étant épanouie le matin, répand ses doux parfums dans la campagne, & et se flétrit peu à peu vers le soir ; ses vives couleurs s'effacent, elle languit, elle se déssèche, & et sa belle tête se penche, ne pouvant plus se soutenir ; ainsi le fils d'Ulysse étoit était aux portes de la mort. Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre VI, p. 126-127. Que de netteté, que de noblesse dans ces idées ! Rapprochons de ce morceau, le caractere caractère de Jules-César tracé par Lucain. Il est disposé comme celui-là, & et se termine aussi par une comparaison : nous appercevrons apercevrons la différence des deux pinceaux. Le voici.

Phars. lib. 1, v. 146.Acer et indomicus ; quo spes, quoque ira vocasset, Ferre manum, et nunquam temerando parcere ferro. Successus urgere suos : instare favori Numinis, impellens quidquid sibi summa petenti Obstaret, gaudensque viam fecisse ruina. Qualiter expressum ventis per nubila fulmen AEtheris impulsi sonitu, mundique fragore Emicuit, rupitque diem, populosque paventes Terruit, obliqua perstringens lumina flamma : In sua templa furit ; nullaque exire vetante Materia, magnamque cadens magnamque revertens Dat stragem late, sparsosque recolligit ignes.Lucain, De bello civili sive Pharsalia (La Pharsale), livre 1, v. 146-157 (voir bibliographie).

Brebeuf Brébeuf a prétendu rendre ainsi ces vers.

Esprit bouillant, enflé d'ambition, Toujours dans les desseins, toujours dans l'action ; Pour qui la gloire même aurait de faibles charmes, S'il ne la devait pas au pouvoir de ses armes ; Qui fait de ses lauriers son ornement plus cher ; Mais qui veut les cueillir, moins que les arracher ; Prêt à faire servir & et le fer & et la flamme Aux fortes passions qui règnent dans son âme ; Qui laisse aveuglément tyranniser son cœur, Tantôt à son espoir, tantôt à sa fureur ; Esprit impétueux, que l'audace commande, Plus le destin lui donne, & et plus il lui demande, Et la faveur des Dieux, trop prompte à le servir, Irrite son orgueuil, au lieu de l'assouvir. Il n'est, pour s'agrandir, point de sang qu'il ne verse, De pouvoir qu'il n'abatte, ou de sein qu'il ne perce, Et pour lui la grandeur n'est pas d'assez haut prix, S'il ne s'y voit monté par un fameux débris ; Telle, au choc furieux du vent & et des orages, Déchirant sa prison & et crevant les nuages, La foudre fait briller ses éclairs en tous lieux, Fait pâlir la nature, & et fait trembler les cieux. Ce torrent enflammé, cette ardeur pénétrante, Cet orage fumant, cette vague brûlante Perce, enfonce, dévore & et traîne fièrement Le ravage & et l'horreur avec l'embrasement, Consume les autels, aussi bien que la fange, Et tourne sa fureur sur les Dieux qu'elle venge ; Des plus nobles forêts fait de tristes bûchers, Déserte la campagne, & et brise les rochers.Il s'agit de la traduction de Georges de Brébeuf, La Pharsale de Lucain, ou les Guerres civiles de César et de Pompée, en vers françois (1654). Paris : Antoine de Sommaville, 1657.

Que vous semble-t-il maintenant de ces deux portraits ?

On ne peut nier, répliqua Timagène, qu'il n'y ait dans le dernier de la grandeur & et de la poësie poésie  : mais quelle dépense d'esprit & et d'expressions pour faire concevoir une seule passion de César ! j'y voudrois voudrais d'ailleurs plus de clarté, il faut que je travaille pour saisir la pensée de l'auteur, dans bien des endroits que le traducteur lui-même a omis, tels que ceux-ci ; successus urgere suos, expressum ventis per nubila fulmen, rupitque diem, in sua templa furit, sparsosque recolligit ignes. Mon amour propre, au lieu de s'en prendre à sa propre ignorance, en accuse le poëte poète . Mais ce qui me frappe le plus, dans le portrait de Télémaque, c'est que ce coloris, ces images si agréables en elles-mêmes, sont employés à peindre un objet triste & et lugubre.

Et voilà précisément, interrompit Euphorbe, cette attitude naturelle & et gracieuse, dont je vous parlois parlais il n'y a qu'un moment, & et qu'il faut donner à tout ce qu'on nous met sous les ieux yeux . Un habile pinceau prête des graces grâces à l'objet le plus révoltant. Pour vous en faire convenir, je ne veux que vous rappeller le portrait de Boccoris mourant, tiré de ce même poëme poème de Télémaque Télémaque . Je me souviendrai toute ma vie d'avoir vu cette tête qui nageait dans le sang, ces yeux fermés & et éteints, ce visage pâle & et défigurée, cette bouche entr'ouverte qui semblait vouloir encore achever des paroles commencées, cet air superbe & et menaçant, que la mort même n'avait pu effacer. Fénelon, Les Aventures de Télémaque, 1699 (voir bibliographie), livre II, p. 60-61. desit : note sur grâces / révoltant, Dubos.

Toute hideuse que la mort est par elle-même, reprit Timagène, elle se montre ici sous un appareil plus noble & et plus satisfaisant, que dans le poëte poète Saint-Armand, lorsqu'il nous dit,

Là branle le squelette D'un pauvre amant qui se pendit.Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, « La Solitude », 1617 (voir bibliographie). Le texte de la strophe entière est le suivant : « L'orfraye, avec ses cris funebres, / Mortels augures des destins, / Fait rire & et dancer les lutins / Dans ces lieux remplis de tenebres. / Sous un chevron de bois maudit / Y branle le squelette horrible / D'un pauvre amant qui se pendit / Pour une bergère insensible, / Qui d'un seul regard de pitié / Ne daigna voir son amitié. »

Mais à propos de portraits difformes, je voudrois voudrais bien savoir comment vous défendrez celui de ThersiteIl. l. 2. v. 216., qu' Homere Homère nous représente bossu & et boiteux, la poitrine enfoncée, la tête pointue & et parsemée de quelques cheveux.Homère, Iliade, livre 2, vers 216.

Je ne prétends le défendre, repartit Euphorbe, non plus que celui des Harpies, dans Virgile, que par ces vers d'Horace Lorsqu'un poeme est plein de beautés, je lui fais grâce de quelques imperfections. De Art. Poët. Ars poetica, v. 351. Bérardier cite ce même passage horatien dans le premier entretien, page 26.:

Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis Offendar maculis.

Mais je ne ferai pas l'injustice au chantre d' Ænée Énée de mettre sur son compte cette peinture que lui prête Segrais, en parlant des serpens serpents qui dévorèrent Laocoon, Aen. liv. 2 Virgile, Énéide, livre 2 .

Et leurs langues sifflantes Lèchent les sales bords de leurs gueules béantes.

Il est toujours nécessaire d'écarter ou de déguiser tout ce qui peut avoir quelque chose de rebutant. Longin reproche avec raison à Hésiode d'avoir dit en peignant la tristesse,

Une puante humeur lui couloit coulait des narines.Longin.

Il vaudroit vaudrait mieux supprimer tous les portraits, que d'en présenter d'aussi dégoûtans dégoûtants . Un Auteur auteur est-il donc obligé de tout dire ?

Au contraire, répliqua Timagène, loin d'épuiser sa matiere matière , il doit laisser à son lecteur quelque chose à penser. Je me rappelle toujours, avec plaisir, l'artifice de ce peintre qui representoit representait sur la toile le sacrifice d'Iphigénie. Il avoit avait épuisé son adresse & et son art à rendre la douleur d'Iphigénie & et de Clytemnestre. Ne sachant plus comment exprimer le désespoir d'Agamemnon, il s'avisa de lui mettre à la main un mouchoir, dont il se couvroit couvrait le visage. C' étoit était appeller à son secours la nature & et l'imagination du spectateur. A À la vue de cette attitude, que ne se figure-t-on point dans un pere père présent aux autels, où va couler le sang de sa fille ?Bérardier fait allusion au même principe dans le troisième entretien, aux pages 123-124.

Homere Homère , que nous avons pris la liberté de censurer tout-à-l'heure, repartit Euphorbe, emploie à peu près le même moyen pour peindre le courage de son héros. Il nous donne d'abord une grande idée de la bravoure d'Ajax, de Diomède, d'Agamemnon, qu'il place les uns au-dessus des autres par degrés ; puis il se contente de nous dire qu'Achille étoit était plus brave encore que ces guerriers Il. lib. 2. v. 769. Virgile, Iliade.. Il ne faut souvent qu'un mot, un épithète,Bérardier choisit de traiter épithète comme un nom masculin, ce qui est déjà désuet au XVIIIe siècle. un coup de crayon pour faire un portrait, d'autant plus agréable au lecteur, qu'il croit avoir deviné l'objet qu'on lui présente, & et qu'il se sait gré de sa découverte, qu'on ne lui fait point acheter d'ailleurs par une longue digression.

Dans ce genre, interrompit Timagène, je n'ai rien vu de plus énergique que ces quatre mots de Velleius Paterculus, pour peindre Maroboduus, chef des Marcomans, à qui Tibère faisoit faisait la guerre sous l'empire d'Auguste, natione, non ratione barbarus ; barbare par sa naissance, mais non par sa conduite. Que d'idées présente à l'esprit cette petite phrase !Velleius Paterculus, Historia romanae (Histoire Romaine). Desit : identifier passage chez Velleius.

J'aurai bien la hardiesse, reprit Euphorbe, de mettre à côté de Velleius Paterculus notre inimitable fabuliste, la Fontaine La Fontaine . Il donne quelquefois une certaine étendue à ses tableaux, comme dans la fable du chat, de la belette et du petit lapin Fable 139..La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre 7, fable 15.

C' étoit était un chat vivant comme un dévot hermite, Un chat faisant la chatemite, Un saint homme de chat, bien fourré, gros & et gras, Arbitre expert sur tous les cas.

Mais souvent il peint en raccourci, & et ne fait, pour ainsi parler, que des miniatures, telles que celles-ci ;

Dame Belette au corps long & et fluet. La cigogne au long bec.La Fontaine, Fables : « La belette entrée dans un grenier » (voir bibliographie), livre III, fable 17.

Un jour sur ses longs pieds allait je ne sais où, Le Héron au long bec emmanché d'un long cou.La Fontaine, Fables (voir bibliographie) : « Le Héron - La Fille », livre VII, fable 4.

Ces héros ne sont point des conquérans conquérants ni des généraux d'armée ; mais ils n'en sont pas moins bien représentés. Ce sont des tableaux de Teniers qui empruntent leurs plus beaux ornemens ornements de la nature.

A À propos de tableaux, dit alors Timagène, vous savez que je dois aller voir chez votre voisin ce beau morceau qu'il a fait placer au-dessus de l'autel de ta chapelle. Je me suis engagé d'y souper aujourd'hui. Je ne vous dis point adieu  : demain, je me rendrai ici le plutôt plus tôt qu'il me sera possible.