Onzième entretien. La fable ou l'apologue, et le récit naïf

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      <titleStmt>
        <title>"Onzième entretien. La fable ou l'apologue, et le récit naïf" de Essai sur le
          récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique.</title>
        <author>François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794)</author>
        <editor>Christof Schöch</editor>
      </titleStmt>
      <editionStmt>
        <edition>Version 0.7, 09/2014</edition>
      </editionStmt>
      <publicationStmt>
        <p>Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0
          (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse
          http://berardier.org en 2010.</p>
      </publicationStmt>
      <sourceDesc>
        <bibl>
          <author>Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794)</author>
          <title>Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter</title>
          <pubPlace>Paris</pubPlace>
          <publisher>Charles-Pierrre Berton</publisher>
          <date>1776</date>
          <extent>Format in-12, X-725 pages.</extent>
        </bibl>
      </sourceDesc>
    </fileDesc>
    <encodingDesc>
      <projectDesc>
        <p>Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le
          récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.
        </p>
      </projectDesc>
      <editorialDecl>
        <p>L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles,
          abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées,
          abréviations explicitées).</p>
      </editorialDecl>
    </encodingDesc>
    <revisionDesc>
      <change when="2009-11-12" who="Christof Schöch">Transfer zu TEI-Lite, inkl. "choice".
        Desiderata: Zitate nicht kontrolliert. Indizierung.</change>
      <change when="2009-11-15" who="Christof Schöch"> Introduit des blancs entre les paragraphes,
        pour une meilleure lisibilité. Desiderata: Verszitate, Verweise, Indizierung.</change>
      <change when="2009-11-28" who="Christof Schöch">Header information hinzugefügt.</change>
      <change when="2014-09-06" who="Christof Schöch">Minor adjustments for TAPAS
        publication.</change>
    </revisionDesc>
  </teiHeader>
  <text>
    <body>
      <div type="chapter" xml:id="essai11">
        <pb xml:id="p578"/>
        <head>ONZIÈME ENTRETIEN. <hi rend="italic">La fable ou l'apologue, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le récit naïf.</hi>
        </head>
        <p>Le matin du jour suivant, Timagène étant descendu dans le cabinet, trouva tout préparé,
          comme son ami le lui <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> promis. Après un déjeuner frugal, <choice>
            <orig>En</orig>
            <reg>en</reg>
          </choice> vérité, dit-il, c'est un avantage précieux de pouvoir nourrir le corps <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'esprit en même temps. Au reste, l'intempérance est bien <choice>
            <sic>puls</sic>
            <corr>plus</corr>
          </choice> rare dans les repas de la <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice>, que dans les premiers.<note resp="editor">Sur ce point, voir également le <ref
              target="http://www.berardier.org/essai/troisieme">troisième
          entretien</ref>.</note></p>
        <p>Toute rare qu'elle est, reprit Euphorbe, je la <choice>
            <orig>craindrois</orig>
            <reg>craindrais</reg>
          </choice> peut-être de votre part. Mais enfin, si <choice>
            <orig>c'est-là</orig>
            <reg>c'est là</reg>
          </choice> votre goût, il est aisé de satisfaire votre appétit en ce genre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> même à peu de frais. Par exemple est-il un objet plus <pb xml:id="p579"/>capable
          de contenter un esprit bien fait, que celui qui doit nous occuper aujourd'hui&#160;? La
          fable ou l'apologue réunit l'utile <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'agréable&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> cet accord, au jugement d'Horace, est le sceau de la perfection.<note
            resp="editor"> Voir l’article « Fable » que Marmontel a écrit pour l’<hi rend="italic"
              >Encyclopédie</hi>.</note><note>On peut rapprocher l’entretien de Bérardier de
            l’article « Fable » que Marmontel a écrit pour l’<hi rend="italic">Encyclopédie</hi>.
            Voir Marmontel, « Fable », dans&#160;: <hi rend="italic">Éléments de littérature</hi>,
            éd. Sophie Le Menahèze, Paris&#160;: Désjonquères, 2005, p. 546-557. D’autres réflexions
            sur la fable sont le discours préliminaire « De la fable » de Lemonnier
              (<bibl>Guillaume-Antoine Lemonnier, « De la fable », dans&#160;: <hi rend="italic"
                >Fables, contes et épîtres</hi>, 1773</bibl>) et le « Discours sur la fable » de La
            Motte (<bibl>La Motte, « Discours sur la fable », dans&#160;: <hi rend="italic">Fables
                nouvelles</hi>, 1719</bibl>). Pour une synthèse, voir&#160;: <bibl>Thomas Noel, <hi
                rend="italic">Theories of the Fable in the Eighteenth Century</hi>, New York&#160;:
              Columbia Univ. Press, 1975</bibl>.</note></p>
        <p>Oh&#160;! pour l'utilité, ajouta Timagène&#160;; la chose n'est pas douteuse. L'origine
          même de la fable en est une preuve. Car si je me rappelle bien ce que dit Phèdre<index
            indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index>,<note resp="author"><q rend="verse">
              <l>Servitus obnoxia, </l>
              <l>Quia, quæ volebat, non audiebat dicere, </l>
              <l>Affectus proprios in fabellas transtulit, </l>
              <l>Calumniamque fictis elusit jocis.</l></q>
            <bibl rend="italic">Ph. l. 3. Prol.</bibl></note><note>Phaedrus, <hi rend="italic"
              >Fabulae Æsopiae</hi>, livre III, Prologus (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>).</note> la vraie
          philosophie dans l'esclavage (<choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> elle s'y est trouvée plus souvent que sur le trône) inventa ce moyen pour
          exprimer, par une allégorie<index indexName="CC">
            <term>Allégorie</term>
          </index>, ce qu'elle n'<choice>
            <orig>osoit</orig>
            <reg>osait</reg>
          </choice> dire ouvertement, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> pour instruire les grands <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les souverains, sans s'exposer à leur mauvaise humeur. Ésope<index
            indexName="AA">
            <term>Ésope (Aísôpos)</term>
          </index> le <choice>
            <orig>pere</orig>
            <reg>père</reg>
          </choice> de la fable <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> esclave&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il osa montrer la vérité à ses maîtres, à l'heureux Crésus, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à la Grèce <choice>
            <orig>entiere</orig>
            <reg>entière</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Tous les hommes sont souverains en cela, poursuivit Euphorbe, parce qu'ils <pb
            xml:id="p580"/>ont tous leur amour-propre. Il faut les tromper pour les guérir. C'est le
          but que se propose l'apologue. L'utilité est donc son premier <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> son principal objet. Ses succès en ce genre ont été quelquefois <choice>
            <orig>très-brillans</orig>
            <reg>très brillants</reg>
          </choice>. Le <choice>
            <sic>prophête</sic>
            <corr>prophète</corr>
          </choice><note resp="editor">La graphie de l'original n'est pas attestée dans les
            dictionnaires usuels.</note> Nathan a recours à ce moyen ingénieux pour faire <choice>
            <orig>reconnoître</orig>
            <reg>reconnaître</reg>
          </choice> à David le double crime qu'il vient de commettre&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le repentir du saint Roi est si vif <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> si prompt, qu'il obtient sur le champ sa <choice>
            <orig>grace</orig>
            <reg>grâce</reg>
          </choice>&#160;: le peuple <choice>
            <orig>Romain</orig>
            <reg>romain</reg>
          </choice> soulevé contre les nobles, s'<choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> retiré sur le Mont sacré, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> toutes les propositions du sénat n'<choice>
            <orig>avoient</orig>
            <reg>avaient</reg>
          </choice> rien gagné sur lui&#160;: mais son emportement ne tint pas contre l'adresse de
          Menenius Agrippa. Un apologue qu'il imagine dans cette circonstance délicate triomphe de
          la fureur des séditieux, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>ramene</orig>
            <reg>ramène</reg>
          </choice> dans Rome. Et qui <choice>
            <orig>sçait</orig>
            <reg>sait</reg>
          </choice> si la fable n'a pas produit en secret les mêmes effets sur bien des
          particuliers, que l'amour-propre à empêché de publier cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de victoire ?</p>
        <p>Cette idée que vous me donnez de la fable, répliqua Timagène, s'accorde <choice>
            <orig>très-bien</orig>
            <reg>très bien</reg>
          </choice> avec l'origine que je lui <choice>
            <orig>prêtois</orig>
            <reg>prêtais</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>tout-à-l'heure</orig>
            <reg>tout à l'heure</reg>
          </choice>. Née pour enseigner les hommes, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> ceux qui sont <pb xml:id="p581"/>en place, elle ne doit songer qu'à instruire <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à corriger<index indexName="CC">
            <term>Plaire et instruire</term>
          </index>. De tout cela, on doit conclure, ce me semble, que sa partie la plus essentielle
          est la maxime de morale qu'elle veut insinuer. <choice>
            <orig>C'est-là</orig>
            <reg>C'est là</reg>
          </choice> le fondement qui la soutient&#160;: c'est elle qui constitue, pour ainsi dire,
          sa nature.</p>
        <p>Cela est si vrai, continua Euphorbe, qu'une fable dénuée de toute <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'<choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice><index indexName="CC">
            <term>Ornements</term>
          </index>, est essentiellement <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> suffisamment bonne, si elle a cette qualité, que les Rhéteurs appellent <hi
            rend="italic">la vérité</hi><index indexName="CC">
            <term>Vérité</term>
          </index>&#160;; c'est-à-dire, si le fait raconté prouve bien la maxime qu'on en veut
          extraire. Une pierre placée sous une <choice>
            <orig>gouttiere</orig>
            <reg>gouttière</reg>
          </choice>, au bout de quelques années, se trouva creusée <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> presque percée&#160;; ce qui prouve que la patience <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le temps viennent à bout de tout. Voilà le fond d'une <choice>
            <orig>très-bonne</orig>
            <reg>très bonne</reg>
          </choice> fable. Celles d'Ésope<index indexName="AA">
            <term>Ésope (Aísôpos)</term>
          </index>, où peut-être celles que Planude<index indexName="AA">
            <term>Planudes (Maximus Planudes)</term>
          </index> nous a données sous son nom,<note resp="editor">Maximus Planudes (1260-1330)
            était un grammairien, traducteur et théologien Byzantin. Il est l'auteur d'une
            biographie d'Ésope avec une traduction en prose de ses fables.</note> sont presque
          toutes dans ce genre. Phèdre<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index> en a fait usage <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les a drapées un peu plus richement&#160;: mais il a toujours eu l'attention de
          ne rien mettre dans son récit, qui ne tendît à établir la maxime qu'il <choice>
            <orig>prétendoit</orig>
            <reg>prétendait</reg>
          </choice> en tirer.<note resp="author">Phæd. Fab. l. 1. Fab. 1.</note>
          <note resp="editor">Phaedrus, <hi rend="italic">Fabulae Æsopiae</hi>, livre I, fable
            1&#160;: « Lupus et Agnus » / « Le Loup et l'agneau » (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>).</note>
          <q rend="inline">Sur les bords d'un même ruisseau, <pb xml:id="p582"/>dit-il, <choice>
              <orig>arriverent</orig>
              <reg>arrivèrent</reg>
            </choice> un loup <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> un agneau pressés par la soif. Le loup <choice>
              <orig>étoit</orig>
              <reg>était</reg>
            </choice> au dessus <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'agneau beaucoup plus bas. Le brigand alors poussé par son appétit
            carnassier, chercha un prétexte pour faire une querelle à l'agneau. Pourquoi, lui dit-il
            t as-tu troublé l'eau que je bois&#160;? L'animal timide lui répond en tremblant,
            comment puis-je faire ce dont vous vous plaignez, Monsieur le loup&#160;? L'eau qui me
            désaltère coule de vous à moi. Vaincu par la force de la vérité, le glouton ajouta, mais
            il y a six mois que tu as dit du mal de moi. Eh&#160;! je n'<choice>
              <orig>étois</orig>
              <reg>étais</reg>
            </choice> pas encore né, reprit l'agneau. C'est donc assurément ton <choice>
              <orig>pere</orig>
              <reg>père</reg>
            </choice>, dit le loup&#160;: <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en achevant ces mots il le saisit <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le met en pièces contre toute justice. Cette fable est faite pour ceux qui
            sous de faux prétextes oppriment les <choice>
              <orig>innocens</orig>
              <reg>innocents</reg>
            </choice>.</q> II n'y a rien là-dedans qui ne rende sensible cette vérité, que la raison
          est sans force contre les prétentions tyranniques d'un homme puissant qui veut dépouiller
          un particulier sans appui. Si le fabuliste remarque que le loup <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> placé au-dessus <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'agneau beaucoup au-dessous, c'est pour fournir à ce dernier une réponse sans
          réplique, <pb xml:id="p583"/>lorsqu'il démontre à son ennemi que quand il <choice>
            <orig>troubleroit</orig>
            <reg>troublerait</reg>
          </choice> l'eau, ce ne <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> point celle dont il s'<choice>
            <orig>abreuvoit</orig>
            <reg>abreuvait</reg>
          </choice>, puisque pour aller à lui, il <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> fallu qu'elle remontât contre son cours naturel.</p>
        <p>Malgré le respect que j'ai pour<choice>
            <orig> la Fontaine</orig>
            <reg> La Fontaine</reg>
          </choice><index indexName="AA">
            <term>La Fontaine, Jean de</term>
          </index>, ajouta Timagène, j'aime mieux la manière dont Phèdre<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index> exprime ici sa morale, que celle de notre <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>.<note resp="author">Fable X.</note><note resp="editor">La Fontaine, « Le Loup et
            l'agneau », <hi rend="italic">Fables</hi>, livre I, fable 10 dans notre édition de
            référence (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>). La
            phrase est l'incipit de la fable. Sur La Fontaine, voir <ref
              target="http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_de_La_Fontaine">l'article
            wikipédia</ref>.</note>
          <q rend="italic">La raison du plus fort</q>, dit-il, <q rend="italic">est toujours la
            meilleure</q>. Ce mot <hi rend="italic">meilleure</hi> ne veut pas dire assurément que
          la violence soit toujours le moyen le plus raisonnable. Sa maxime <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> fausse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> vicieuse. Il signifie donc seulement, que c'est le ressort le plus invincible.
          Mais il reste toujours quelque chose de louche <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'équivoque dans cette expression. D'ailleurs, que nous apprend-t-on, quand on
          nous dit que le plus fort l'emporte toujours sur le plus faible&#160;? <choice>
            <sic>Qui</sic>
            <corr>Qu'y</corr>
          </choice> a-t-il là que tout le monde ne <choice>
            <orig>sçache</orig>
            <reg>sache</reg>
          </choice>&#160;? J'<choice>
            <orig>ajoûterai</orig>
            <reg>ajouterai</reg>
          </choice> à cela, que cette sentence du fabuliste français<index indexName="AA">
            <term>La Fontaine, Jean de</term>
          </index> semble s'adresser aux malheureux opprimés, qu'elle laisse sans ressource&#160;;
          au lieu que celle du <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p584"/>latin<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index> parle aux oppresseurs, à qui elle fait un juste reproche.</p>
        <p>Il faut être exact avec vous, ce me semble, repartit Euphorbe en riant. Pour défendre
          notre compatriote<index indexName="AA">
            <term>La Fontaine, Jean de</term>
          </index>, on <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> dire peut-être, que cette expression qui vous déplaît, renferme une ironie dont
          le sel porte avec lui un reproche <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> une invective contre les tyrans. Lorsqu'un historien dit d'un souverain, que la
          meilleure raison qu'il fit valoir contre les manifestes de ses ennemis, fut une armée de
          cent mille hommes, on sent bien que l'écrivain <choice>
            <orig>desapprouve</orig>
            <reg>désapprouve</reg>
          </choice> une pareille conduite. Néanmoins, je vous avoue que je <choice>
            <orig>préfére</orig>
            <reg>préfère</reg>
          </choice> la tournure simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans art de l'affranchi d'Auguste<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index> à ce raffinement.</p>
        <p>Pour revenir à notre objet, reprit Timagène, cette vérité<index indexName="CC">
            <term>Vérité</term>
          </index> de la fable exige, ce me semble, que le récit n'omette rien de ce qui peut
          prouver la morale, mais aussi qu'il ne dise rien de plus. J'ai lu il y a <choice>
            <orig>quelque-temps</orig>
            <reg>quelque temps</reg>
          </choice> dans Richer<index indexName="AA">
            <term>Richer, Henri</term>
          </index>, deux fables où l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> avoir oublié ces deux <choice>
            <orig>régles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice>. Je veux vous en faire le juge. L'une a pour titre le bœuf malade. La
            voici.<note resp="author">L. 2, Fab. 15.</note>&#160;<note resp="editor">Timagène semble
            renvoyer à l'ouvrage suivant, dans lequel nous n'avons cependant pas pu identifier la
            fable en question&#160;: <bibl>Henri Richer, <hi rend="italic">Fables nouvelles, mises
                en vers</hi>, Paris&#160;: Étienne Ganeau, 1729</bibl> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>). Sur Henri Richer, voir
              <ref target="http://fr.wikipedia.org/wiki/Henri_Richer">l'article wikipédia</ref>
            (Desit:&#160;: Voir édition de 1748.)</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l><pb xml:id="p585"/>Un bœuf seigneur d'un pâturage, </l>
            <l>Était indisposé. Les bœufs du voisinage, </l>
            <l>Gens importuns, se firent un devoir </l>
            <l>D'accourir chez lui pour le voir. </l>
            <l>Chacun d'eux à son tour, d'une manière honnête,</l>
            <l>Vint gravement rompre la tête </l>
            <l>À ce pauvre animal</l>
            <l>D'un triste compliment propre à croître le mal. </l>
            <l>Après cette cérémonie, </l>
            <l>Vous eussiez vu ces bons amis </l>
            <l>Se régaler dans la prairie, </l>
            <l>Se rouler sur l'herbe fleurie, </l>
            <l>Qui croissoit autour du logis. </l>
            <l>L'herbage fut tondu demi-lieue à la ronde&#160;: </l>
            <l>Aussi bien leur ami partoit pour l'autre monde&#160;; </l>
            <l>Ainsi raisonnoient les gloutons. </l>
            <l>Mais loin de déscendre au Tenare, </l>
            <l>Du bœuf la force se répare&#160;: </l>
            <l>Son appétit revient&#160;: il cherche les gazons. </l>
            <l>Ce fut en vain&#160;: l'herbe était disparue. </l>
            <l>Grand merci de vos soins, dit-il&#160;: votre cohue </l>
            <l>Messieurs, de mal en pis, a changé mon destin&#160;; </l>
            <l>Et sous de compliments, je vais mourir de faim. <pb xml:id="p586"/></l>
            <l>De pareils importuns l'engeance est trop connue. </l>
            <l>Maint Patelin vous fait sa cour, </l>
            <l>Qui sous un front d'ami, cache un cœur de vautour.</l>
          </q></p>
        <p>En effet, dit Euphorbe, je ne trouve pas dans cette fable tout ce que renferme la morale.
          Afin que le rapport fût juste, il <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> fallu prêter aux amis prétendus du malade une intention décidée de lui nuire,
          soit par intérêt, soit par vengeance. C'est ce qui ne <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> pas dans le récit. D'ailleurs le bœuf est un mauvais personnage pour un tel
          rôle. C'est un animal un peu bête, mais du reste bonne personne, doux, pacifique <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> incapable de noirceur <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de perfidie. Voyons maintenant celle qui en dit plus qu'il ne faut.</p>
        <p>C'est celle des mâtins <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du loup, poursuivit Timagène.<note resp="author">L. 1, Fab.
            19.</note>&#160;<note resp="editor">Voir la note à la <ref target="#p584">page
            584</ref>.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Maître Aboyard <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> la Rancune, </l>
            <l rend="indent">Deux chiens gardiens d'un troupeau </l>
            <l rend="indent">Pour une Iris au long museau </l>
            <l rend="indent">Se battaient au clair de la lune.</l>
            <l><pb xml:id="p587"/>Un loup des plus cruels, issus de Lycaon, </l>
            <l rend="indent">Les <choice>
                <orig>apperçut</orig>
                <reg>aperçut</reg>
              </choice>
              <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> crut que la fortune </l>
            <l rend="indent">Favorisait son appétit glouton. </l>
            <l>Il saisit le moment&#160;; dévore maint mouton. </l>
            <l>Acharnés au combat, nos chiens le laissent faire&#160;: </l>
            <l>Aux tristes bêlemens des moutons ils sont sourds. </l>
            <l>Brusquet demi mâtin, touché de la misère </l>
            <l rend="indent">De ce troupeau, fut assez téméraire </l>
            <l>Pour attaquer le loup&#160;: inutile secours </l>
            <l>Qu'il donne aux pauvres gens. Étranglé sans remède, </l>
            <l>Il appelle en mourant la Rancune à son aide. </l>
            <l rend="indent">Le mâtin entendit sa voix. </l>
            <l>Ardent à le venger, il se réconcilie </l>
            <l>Avec maître Aboyard. Les deux chiens en furie </l>
            <l rend="indent">Se jettent sur l'hôte des bois, </l>
            <l>Et mettent en quartiers cette bête cruelle. </l>
            <l>Telle fut autrefois la fameuse querelle </l>
            <l rend="indent">D'Achille avec Agamemnon </l>
            <l rend="indent">Hector, le héros d'Ilion, </l>
            <l rend="indent">En profita. Sa force <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> son courage</l>
            <l rend="indent">Du sang des Grecs rougirent le rivage. </l>
            <l>Il porta dans leur camp l'horreur <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> le trépas </l>
            <l>La discorde des chefs est funeste aux soldats.</l>
          </q></p>
        <p><pb xml:id="p588"/>Les dix premiers vers de cette fable sont les seuls qui en établissent
          la morale. Tout le reste est un hors-d'œuvre qui lui est étranger. On voit que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> a voulu renfermer dans son apologue l'<choice>
            <orig>Iliade</orig>
            <reg><hi rend="italic">Iliade</hi></reg>
          </choice> entière, pour ainsi dire, en miniature. L'aventure de Brusquet est celle de
          Patrocle, dont Achille vengea la mort, sur le héros des Troyens. Mais le <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> épique <choice>
            <orig>exigeoit</orig>
            <reg>exigeait</reg>
          </choice> le récit de cet événement, sans lequel l'action <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> demeurée imparfaite&#160;; au lieu que celle de la fable est terminée dès quelle
          prouve suffisamment la maxime qu'on se propose de mettre sous les <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> du lecteur. Je suis persuadé que vous serez d'accord avec moi sur cela.</p>
        <p>Je le <choice>
            <orig>serois</orig>
            <reg>serais</reg>
          </choice> sur bien d'autres objets, répondit Euphorbe. L'idée que je me suis formée de
          cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'ouvrage<index indexName="CC">
            <term>Fable (genre)</term>
          </index>, est parfaitement conforme à la vôtre. Un fabuliste moderne<index indexName="AA">
            <term>Lemonnier, Guillaume-Antoine</term>
          </index><note resp="author">M. l'Abbé le Monnier, Disc. prél.</note>&#160;<note
            resp="editor">Guillaume-Antoine Lemonnier, <hi rend="italic">Fables, contes et
              épîtres</hi>, 1773 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
              >bibliographie</ref>). Cet ouvrage contient un discours préliminaire intitulé « De la
            fable » (p. iii-xx), dans lequel l'auteur affirme effectivement la difficulté de la
            définition de la fable&#160;: « Qu'est-ce que la fable&#160;? Qu'entend-on par le mot
            fable&#160;? Question simple en apparence, [...]. Encore n'y vois-je point de réponse
            claire et satisfaisante » (p. iii). Lemonnier poursuit en disant&#160;: « Je vais la
            chercher avec le lecteur. Nous la trouverons ensemble, ou nous verrons ensemble qu'on ne
            peut la trouver » (p. iii). Après avoir montré les limitations de deux définitions de la
            fable, l'une trop générale, l'autre trop restrictive, il conclut&#160;: « Il vaut mieux
            renoncer à toute définition de la fable, puisqu'on ne voit pas qu'on puisse en donner
            une définition appropriée à toutes les fables en général, et à chaque fable en
            particulier » (p. v-vi). -- La seconde définition de la fable que cite Lemonnier est
            celle que donne La Motte, dans son « Discours sur la fable », dans <hi rend="italic"
              >Fables nouvelles</hi>, 1719 (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
              >bibliographie</ref>), p. vii-lviii&#160;: « La fable est une instruction déguisée
            sous l'allégorie d'une action », p. xiii.</note> prétend qu'on ne peut pas en donner une
          bonne définition. C'est ce qui m'inquiète assez peu, pourvu qu'on lui donne les qualités <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> propres à le faire réussir. Entre ces qualités, la simplicité<index
            indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index>
          <pb xml:id="p589"/>est une des plus essentielles. Le but de la fable, qui se propose
          d'instruire, la nature des personnages qu'elle emploie, presque toujours pris entre les
          animaux ou les êtres inanimés, concourent également à la rendre nécessaire. Celles qui
          s'écartent de cette <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice>, ou sont défectueuses, ou sortent de la sphère ordinaire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne doivent plus être regardées comme des fables.</p>
        <p>Puisque vous parlez de la simplicité<index indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index>, interrompit Timagène, permettez-moi à ce sujet une digression d'un moment. Je
          veux vous faire part d'une petite nouvelle littéraire que m'a mandé de Paris ces jours-ci
          un de mes amis. Dans la réparation qu'on vient de faire aux <choice>
            <orig>bâtimens</orig>
            <reg>bâtiments</reg>
          </choice> qui joignent les Saints <choice>
            <orig>Innocens</orig>
            <reg>Innocents</reg>
          </choice>, on a été obligé de détruire le cadran solaire, qui <choice>
            <orig>regardoit</orig>
            <reg>regardait</reg>
          </choice> le <choice>
            <orig>cimetiere</orig>
            <reg>cimetière</reg>
          </choice> de cette paroisse. On vient de le rétablir. Vous connaissez la belle inscription
          qu'on y <choice>
            <orig>lisoit</orig>
            <reg>lisait</reg>
          </choice>&#160;: <q rend="italic">Idem monet hora, locusque</q>. On y a substitué ce
          pentamètre.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><hi rend="italic">Te monet hora fugax, te monet ipse locus.</hi>
            </l>
          </q></p>
        <p>Ce vers me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> sorti de la plumé d'un écolier, qui n'a point senti la précision <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la noble simplicité<index indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index> des quatre<note resp="editor">(Desit:&#160;: identifier l'événement, trouver une
            source là-dessus.)</note>
          <pb xml:id="p590"/>premiers mots. Il fait <choice>
            <orig>disparoître</orig>
            <reg>disparaître</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>entiérement</orig>
            <reg>entièrement</reg>
          </choice> le mot <hi rend="italic">idem</hi>, qui renferme lui seul cette pensée, que le
          temps dans sa fuite nous traîne vers la mort. On nous dit bien que l'heure <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le lieu nous avertissent&#160;; mais on ne dit pas de quoi, ni si ces deux
          censeurs ont le même objet ou non. Nous ne sommes pas assurément dédommagés de cette perte
          par les deux belles épithètes <hi rend="italic">fugax</hi>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <hi rend="italic">ipse</hi>. Si nos neveux lisent un jour dans le <choice>
            <orig>P.</orig>
            <reg>Père</reg>
          </choice> Bouhours<index indexName="AA">
            <term>Bouhours, Dominique (abbé)</term>
          </index><note resp="author">Entr. d'Ar. &amp; d'Eug.</note><note resp="editor">Dominique
            Bouhours, <hi rend="italic">Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène</hi> (1671). Quatrième
            édition, Paris&#160;: Sébastien Mabre Cramoisy, 1673.</note> l'éloge que cet homme de
          goût fait de l'ancienne inscription, ils la chercheront inutilement dans la nouvelle.</p>
        <p>Il faut, poursuivit Euphorbe, mettre l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> de ce vers, à côté de ceux qui <choice>
            <orig>vouloient</orig>
            <reg>voulaient</reg>
          </choice> il y a quelques années cacher sous un enduit de blanc les chefs-d'œuvres de
          sculpture, que les connaisseurs vont admirer sur la fontaine de la même paroisse. Voilà ce
          que produit la manie d'enluminer <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de décorer tout <choice>
            <orig>mal-à propos</orig>
            <reg>mal à propos</reg>
          </choice>. La simple nature a des charmes plus <choice>
            <orig>puissans</orig>
            <reg>puissants</reg>
          </choice> que tous les <choice>
            <orig>raffinemens</orig>
            <reg>raffinements</reg>
          </choice> de l'art.</p>
        <p>Tout cela est fort bon, reprit Timagène&#160;; <pb xml:id="p591"/> mais, si je m'en
          souviens bien, vous vous êtes engagé de me montrer que, parmi les fables il en est où
          domine l'enjouement <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le badinage. Comment cela s'accordera-t-il avec cette simplicité<index
            indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index>, qui leur est, dites-vous, essentielle&#160;? Ces sortes de fables<index
            indexName="CC">
            <term>Fable (genre)</term>
          </index> pourront-elles se passer d'<choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice><index indexName="CC">
            <term>Ornements</term>
          </index> ?</p>
        <p>Votre difficulté, répondit Euphorbe, me <choice>
            <orig>paroîtroit</orig>
            <reg>paraîtrait</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>très-embarrassante</orig>
            <reg>très embarrassante</reg>
          </choice>, si la simplicité<index indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index> de la fable<index indexName="CC">
            <term>Fable (genre)</term>
          </index>
          <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> telle, que l'art en fût entièrement exclu&#160;; si elle <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> incompatible avec toute <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'ornement<index indexName="CC">
            <term>Ornements</term>
          </index>. Mais elle ne bannit que ceux dont la pompe <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'éclat <choice>
            <orig>pourroient</orig>
            <reg>pourraient</reg>
          </choice> lui nuire. Vous avez remarqué, sans doute, de quelle façon se mettent nos
          villageoises les jours de fêtes. Toute leur parure consiste dans du linge d'une blancheur
          éclatante <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des étoffes communes, mais propres. Celles qui sont d'un certain âge, se
          contentent de ces <choice>
            <orig>ajustemens</orig>
            <reg>ajustements</reg>
          </choice>&#160;: la jeunesse y ajoute quelques rubans <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> quelques fleurs. Mais vous ne verrez point ici briller l'or, l'argent, les <choice>
            <orig>diamans</orig>
            <reg>diamants</reg>
          </choice>, les pierreries&#160;: les couleurs naturelles n'y sont point remplacées par un
          rouge artificiel. Voilà l'image de la fable<index indexName="CC">
            <term>Fable (genre)</term>
          </index>&#160;: elle est simple<index indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index>, même à sa toilette. Ésope<index indexName="AA">
            <term>Ésope (Aísôpos)</term>
          </index> nous montre la nature dans son <pb xml:id="p592"/>plus grand négligé.
            Phèdre<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index>, en ornant<index indexName="CC">
            <term>Ornements</term>
          </index> un peu l'apologue<index indexName="CC">
            <term>Fable(genre)</term>
          </index>, lui a conservé l'<choice>
            <orig>austere</orig>
            <reg>austère</reg>
          </choice> modestie de nos <choice>
            <orig>meres</orig>
            <reg>mères</reg>
          </choice> de famille. Sous la plume de <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice><index indexName="AA">
            <term>La Fontaine, Jean de</term>
          </index>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de nos bons fabulistes, elle jouit du <choice>
            <orig>privilege</orig>
            <reg>privilège</reg>
          </choice> de la jeunesse&#160;; elle emprunte quelques <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice><index indexName="CC">
            <term>Ornements</term>
          </index> qui se rencontrent sous sa main, pour relever ses <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> naturelles. La Motte<index indexName="AA">
            <term>La Motte, Antoine Houdar de</term>
          </index> a voulu lui prêter son esprit&#160;; il lui a donné les airs d'une petite
          maîtresse, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sous ce déguisement elle a mal réussi. En un mot, la simplicité<index
            indexName="CC">
            <term>Simplicité</term>
          </index>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'art concourent tous les deux à former une fable&#160;; mais ils y ont des
          devoirs tout contraires. Celui-ci doit se cacher, au point de n'être presque pas
          reconnu&#160;: celle-là doit se laisser voiler, sans <choice>
            <orig>disparoître</orig>
            <reg>disparaître</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Vous faites la guerre à <choice>
            <orig>la Motte</orig>
            <reg>La Motte</reg>
          </choice>, reprit Timagène&#160;: j'ai pourtant lu une de ses fables, qui me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> de la plus grande beauté. Je veux vous la rappeler. C'est celle des deux
            grillons.<note resp="editor">Antoine Houdar de La Motte, « Les Grillons », dans&#160;:
              <hi rend="italic">Fables nouvelles</hi>, 1719 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), livre II, fable 19, p.
            129-131. (Desit:&#160;: identifier fable, localiser dans édition.)</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Deux grillons, bourgeois d'une ville, </l>
            <l rend="indent">Avaient élu pour domicile </l>
            <l rend="indent">D'un magistrat le spacieux palais. </l>
            <l>Hôtes du même lieu, sans pourtant se connaître, </l>
            <l>L'un logeait en seigneur au cabinet du maître&#160;; </l>
            <l><pb xml:id="p593"/>L'autre dans l'anti-chambre habitait en laquais. </l>
            <l>Un jour Jasmin Grillon sort de sa cheminée&#160;; </l>
            <l>Trotte de chambre en chambre, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> faisant sa tournée, </l>
            <l>Arrive au cabinet&#160;; entend l'autre grillon&#160;; </l>
            <l>Bon jour, frère, dit-il. Bon jour, répondit l'autre. </l>
            <l rend="indent">Votre serviteur. Moi, le vôtre. </l>
            <l>Mettez-vous là, dit l'un. L'autre, point de façon&#160;; </l>
            <l>Traitez-moi comme ami&#160;; je suis de la maison. </l>
            <l>Je vis dans l'anti-chambre, ou de mainte partie </l>
            <l rend="indent">Monseigneur reçoit les placets. </l>
            <l rend="indent">Qu'il est sage <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> qu'il m'édifie&#160;! </l>
            <l>Désintéressement, équité, modestie, </l>
            <l>Il a tout&#160;: c'est plaisir que d'avoir des procès. </l>
            <l>Bon droit avec tel juge est bien sûr du succès. </l>
            <l>Tu te trompes, l'ami&#160;; ce n'est pas là mon maître, </l>
            <l>Dit messire Grillon&#160;: je le connais bien mieux. </l>
            <l>Toi, tu le prends là bas pour ce qu'il veut paraître, </l>
            <l>Ici je le vois tel que le sort l'a fait naître. </l>
            <l>Pour les riches, des mains&#160;; pour les belles, des yeux&#160;; </l>
            <l><pb xml:id="p594"/>Pour les puissants, égards <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> tours officieux&#160;; </l>
            <l rend="indent">Voilà tout le code du traître. </l>
            <l>N'en sois donc plus la dupe, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> laisse le commun </l>
            <l rend="indent">S'abuser à la mascarade&#160;; </l>
            <l rend="indent">Distinguons deux hommes en un&#160;; </l>
            <l rend="indent">L'homme secret, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> l'homme de parade.</l>
          </q></p>
        <p>Pouvez-vous disconvenir qu'il y ait dans cette fable une vérité, une nature, un certain <choice>
            <orig>je ne sçais quoi</orig>
            <reg>je ne sais quoi</reg>
          </choice> qui plaît à l'esprit, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui la met de niveau avec ce que nous avons de meilleur en ce genre ?<note
            resp="editor">Pour la notion du <hi rend="italic">je ne sais quoi</hi>, voir la note à
            la <ref target="#p061">page 61</ref>.</note></p>
        <p>Lorsque j'ai accusé <choice>
            <orig>la Motte</orig>
            <reg>La Motte</reg>
          </choice> de prodiguer la parure dans son <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, répartit Euphorbe, je n'ai pas prétendu qu'aucune de ses fables ne fût exempte
          de ce défaut. Il en est quelques-unes où le goût a <choice>
            <orig>sçu</orig>
            <reg>sû</reg>
          </choice> donner des <choice>
            <orig>rêgles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice> à une imagination trop brillante. Dans ce petit nombre, vous n'avez pas
          assurément choisi la moins bonne. Elle peut même me servir à acquitter ma promesse, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à vous prouver qu'il est des <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> qui sympathisent avec la simplicité. Je ne parle point de cette morale admirable
          dont le rapport est si naturel avec le sujet&#160;; je m'arrête uniquement à la <pb
            xml:id="p595"/> décoration accessoire. Ces mots <q rend="italic">bourgeois d'une
            ville</q>, cette réflexion que l'un habitait <q rend="italic">en seigneur</q> dans le
          cabinet, l'autre <q rend="italic">en laquais</q> dans l'antichambre, la dénomination de <q
            rend="italic">Jasmin</q> à ce dernier, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> celle de <q rend="italic">messire</q> au premier, sont sans contredit des
          hors-d'œuvres <choice>
            <orig>ajoutez</orig>
            <reg>ajoutés</reg>
          </choice> par l'art&#160;: du même genre sont encore ces vers</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Sort de sa cheminée&#160;; </l>
            <l>Trotte de chambre en chambre, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> faisant sa tournée, </l>
            <l>Arrive au cabinet ;</l>
          </q></p>
        <p>ainsi que la conversation des deux grillons. Néanmoins ces richesses pour ainsi dire <choice>
            <orig>étrangeres</orig>
            <reg>étrangères</reg>
          </choice>, ne font aucun tort à l'aimable simplicité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à la belle nature qui <choice>
            <orig>régne</orig>
            <reg>règne</reg>
          </choice> dans tous ces endroits. J'<choice>
            <orig>aurois</orig>
            <reg>aurais</reg>
          </choice> souhaité que messire Grillon ne s'en fût pas un peu écarté dans sa <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice> réponse. Tout seigneur qu'on le suppose, c'est lui donner beaucoup d'esprit que
          lui prêter une antithèse aussi ingénieuse que celle-ci.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Toi, tu le prends là-bas pour ce qu'il veut paraître, </l>
            <l>Ici, je le vois tel que le sort l'a fait naître,</l>
          </q></p>
        <p><pb xml:id="p596"/>Ces deux vers <choice>
            <orig>pourroient</orig>
            <reg>pourraient</reg>
          </choice> figurer sur la scène tragique. Au reste, ce léger défaut ne m'empêche pas de
          souscrire à tous les éloges que vous avez donnés à cette <choice>
            <orig>piece</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Je vois maintenant, ajouta Timagène, quels sont les <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> dont vous parlez. Ce sont ceux qui naissent du sujet, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que la nature semble nous offrir elle-même. Encore faut-il se donner de
            garde<note resp="editor">C'est-à-dire&#160;: se précautionner de, éviter de&#160;; voir
            le <bibl><hi rend="italic">Dictionnaire de L'Académie française</hi> (4e
              éd.,1762)</bibl>.</note> de les prodiguer. Je me rappele à cette occasion la fable du
          loup <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de l'agneau, que <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> a imitée de celle de Phèdre<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dont nous nous occupions il n'y a qu'un moment. Le fabuliste moderne a ajouté
          quelques <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> au récit simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans art de l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> latin&#160;; mais ils sont si naturels, qu'on les <choice>
            <orig>croiroit</orig>
            <reg>croirait</reg>
          </choice> volontiers absolument nécessaires.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Un agneau, <hi rend="italic">dit-il</hi>, se désalterait </l>
            <l rend="indent">Dans le courant d'une onde pure. </l>
            <l>Un loup survient à jeun qui cherchait aventure, </l>
            <l rend="indent">Et que la faim en ces lieux attirait. </l>
            <l>Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage&#160;? </l>
            <l rend="indent">Dit cet animal plein de rage. </l>
            <l>Tu seras châtié de ta témérité. </l>
            <l>Sire, répond l'agneau, que votre majesté </l>
            <l rend="indent"><pb xml:id="p597"/>Ne se mettre pas en colère&#160;; </l>
            <l rend="indent">Mais plutôt qu'elle considère, </l>
            <l rend="indent">Que je me vais désaltérant </l>
            <l rend="indent">Dans le courant, </l>
            <l rend="indent">Plus de vingt pas au-dessous d'elle&#160;; </l>
            <l>Et que par conséquent en aucune façon </l>
            <l rend="indent">Je ne puis troubler sa boisson. </l>
            <l>Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, </l>
            <l>Et je sais que de moi tu médis l'an passé. </l>
            <l>Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né&#160;; </l>
            <l>Reprit l'agneau&#160;; je tête encore ma mère. </l>
            <l rend="indent">Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. </l>
            <l rend="indent">Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens&#160;; </l>
            <l rend="indent">Car vous ne m'épargnez guère, </l>
            <l rend="indent">Vous, vos bergers <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> vos chiens. </l>
            <l rend="indent">On me l'a dit&#160;: il faut que je me venge. </l>
            <l rend="indent">Là-dessus au fond des forêts </l>
            <l rend="indent">Le loup l'emporte <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> puis le mange, </l>
            <l rend="indent">Sans autre forme de procès.</l>
          </q></p>
        <p>Il y a ici bien des traits qui ne sont point dans l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> latin, tels que la supplique douce <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> honnête par laquelle débute l'agneau, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ces quatre vers.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>C'est donc quelqu'un des tiens&#160;; </l>
            <l>Car vous ne m'épargnez guère </l>
            <l>Vous, vos bergers, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> vos chiens. </l>
            <l><pb xml:id="p598"/>On me l'a dit&#160;: il faut que je me venge.</l>
          </q></p>
        <p>Le seul mot, <q rend="italic">tu la troubles</q>, est un coup de pinceau
          inimitable&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> avec tout cela quelle nature&#160;! Quelle simplicité&#160;! Je ne crois pas
          qu'on puisse raconter mieux.</p>
        <p>On ne le peut peut-être pas, poursuivit Euphorbe&#160;; mais on peut le vouloir, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> on le veut en effet quelquefois. Pour vous en donner une preuve, je vais vous
          lire la même fable traitée par Boursault. Vous en ferez la comparaison avec celle que vous
          admirez&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> vous verrez combien on réussit mal parfois, pour vouloir trop bien réussir.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Un loup se trouvant à boire </l>
            <l rend="indent">Où buvait un jeune agneau, </l>
            <l rend="indent">Eut d'abord l'âme assez noire </l>
            <l rend="indent">Pour lui vouloir faire accroire </l>
            <l rend="indent">Qu'il avait troublé son eau. </l>
            <l rend="indent">Qui te rend si téméraire, </l>
            <l rend="indent">Lui dit ce traître en courroux&#160;? </l>
            <l>L'agneau, qui justement craint sa dent sanguinaire, </l>
            <l>Prenant, pour le toucher, un ton flatteur <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> doux&#160;; </l>
            <l>Eh&#160;! Comment, Monseigneur, cela se peut-il faire&#160;? </l>
            <l><pb xml:id="p599"/>Je me suis, par respect, mis au-dessous de vous. </l>
            <l>J'ai toujours sur le cœur une vieille querelle&#160;; </l>
            <l rend="indent">Répondit la bête cruelle, </l>
            <l>Où tu te déclaras mon mortel ennemi&#160;: </l>
            <l>Depuis six mois entiers j'en cherche la vengeance. </l>
            <l>Je n'ai, répond l'agneau, que deux mois <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> demi&#160;; </l>
            <l>Comment pouvais-je alors vous faire quelque offense&#160;? </l>
            <l>Ta mère qui me hait, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> qui ne sait pourquoi, </l>
            <l>Hier par deux matins me fit longtemps poursuivre. </l>
            <l rend="indent">Ma mère cessa de vivre, </l>
            <l rend="indent">Quand elle accoucha de moi. </l>
            <l rend="indent">C'est donc ton père. Mon père </l>
            <l>De boucher inhumain a senti la fureur. </l>
            <l rend="indent">C'est donc ta sœur ou ton frère&#160;? </l>
            <l rend="indent">Je n'ai ni frère ni sœur. </l>
            <l>Oh bien, qui que ce soit, il faut que je me venge&#160;: </l>
            <l>Je suis las d'écouter tout ce que tu me dis. </l>
            <l>Lors, sans plus de raison, il l'égorge <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> le mange. </l>
            <l>Que de grands font de même à l'égard des petits !<note resp="editor"><bibl>Edme
                  Boursault, <hi rend="italic">Les Fables d'Ésope</hi>, comédie, 1690, acte V, scène
                  3, p. 84-85</bibl> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
                  >bibliographie</ref>). Dans cet ouvrage hybride, la comédie s'allie à la
                fable.</note></l>
          </q></p>
        <p><pb xml:id="p600"/>J'en suis fâché pour l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> d'<hi rend="italic">Ésope à la cour</hi>, répliqua Timagène, mais je le trouve
          ici bien inférieur au modèle qu'il s'est proposé d'imiter. J'aime cent fois mieux la
          simple nature de l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> latin, que tous les détails de Boursault. Pour le parallèle avec <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>, il ne le soutient en aucune façon. Tout ce qu'il a de plus que lui, sont des
          inutilités, ou des réflexions puériles. Par exemple, <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> n'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> pas imaginé que le loup <q rend="italic">eût l'âme assez noire pour vouloir
            faire accroire à l'agneau, qu'il <choice>
              <orig>avoit</orig>
              <reg>avait</reg>
            </choice> troublé sa boisson</q>. C'est qu'en effet cette idée est ridicule. On <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> bien se passer de l'inutile réflexion, que l'agneau craint la dent du loup. Mais <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> pourquoi multiplier les attaques <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les répliques jusqu'à cinq fois&#160;? Cette longue conversation convient-elle
          bien à un loup affamé&#160;? Lorsque cet animal ajoute, <q rend="italic">je suis las
            d'écouter tout ce que tu me dis</q>&#160;; d'autres <choice>
            <orig>pourroient</orig>
            <reg>pourraient</reg>
          </choice> bien le dire avec lui.</p>
        <p><choice>
            <orig>C'est-là</orig>
            <reg>C'est là</reg>
          </choice> où aboutit, repartit Euphorbe, la démangeaison de vouloir tout dire <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de faire des phrases. Vous convenez, je crois maintenant, qu'un récit badin <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que la fable elle-même peut allier l'enjouement avec la simplicité&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p601"/>qu'en conséquence ils ne rejettent pas toute <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'ornement. Il faut seulement qu'on évite dans ceux qu'on y emploie l'appareil <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la prétention. Il y a même une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'adresse dans la <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> dont on place la maxime de morale, qui sert de fondement à la fable, soit
          qu'elle se trouve au commencement, soit qu'on la rejette à la fin du récit. Dans la
            fable<note resp="author"><choice>
              <orig>Fab.</orig>
              <reg>Fable</reg>
            </choice> 21.</note> des frelons <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des mouches à miel, <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> débute par ce vers,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>À l'œuvre on connaît l'artisan ;<note resp="editor">La Fontaine, <hi rend="italic"
                  >Fables</hi> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
                  >bibliographie</ref>), livre I, fable 21.</note></l>
          </q></p>
        <p><choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> celle<note resp="author"><choice>
              <orig>Fab.</orig>
              <reg>Fable</reg>
            </choice> 18.</note> du renard <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la cigogne, est terminée par ce distique,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Trompeurs, c'est pour vous que j'écris&#160;: </l>
            <l>Attendez-vous à la pareille.<note resp="editor">La Fontaine, <hi rend="italic"
                  >Fables</hi> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
                  >bibliographie</ref>), livre I, fable 18.</note></l>
          </q></p>
        <p>Le goût de l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> décide seul de l'endroit que doit occuper la morale, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de la <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> dont il convient de la présenter.</p>
        <p>Il est vrai, reprit Timagène, qu'il y a plusieurs façons adroites de mettre cette maxime
          sous les <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> du lecteur. J'aime beaucoup celle dont <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p602"/> fait quelquefois usage, lorsqu'il l'insère dans le discours d'un des
            interlocuteurs.<note resp="author"><choice>
              <orig>Fab.</orig>
              <reg>Fable</reg>
            </choice> 5.</note> Par exemple, dans la belle fable du loup <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du chien, la conversation finit par ces vers.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Attaché&#160;? Dit le loup. Vous ne courez donc pas. </l>
            <l>Où vous veniez&#160;? Pas toujours, mais qu'importe&#160;? </l>
            <l>Il importe si bien, que de tous vos repas </l>
            <l rend="indent">Je ne veux en aucune sorte, </l>
            <l>Et ne voudrais pas même à ce prix d'un trésor. </l>
            <l>Cela dit, maître loup s'enfuit, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> court encore.<note resp="editor">La Fontaine, <hi rend="italic">Fables</hi>
                (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), livre I,
                fable 5.</note></l>
          </q></p>
        <p>Nous venons de voir la même adresse employée par <choice>
            <orig>la Motte</orig>
            <reg>La Motte</reg>
          </choice><index indexName="AA">
            <term>La Motte, Houdar de</term>
          </index> dans la fable des deux grillons.</p>
        <p>Horace en a usé de même, poursuivit Euphorbe, dans celle du rat de ville <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du rat des champs.</p>
        <p>Il y a <choice>
            <orig>long-temps</orig>
            <reg>longtemps</reg>
          </choice> que je n'ai lu ce beau morceau, interrompit Timagène. Je le <choice>
            <orig>reverrois</orig>
            <reg>reverrais</reg>
          </choice> encore avec le plus grand <pb xml:id="p603"/>plaisir, si cela ne vous <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> point à charge.</p>
        <p>À charge&#160;? répondit Euphorbe. Non, non. J'y trouverai le même agrément que
          vous&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous y <choice>
            <orig>reconnoîtrons</orig>
            <reg>reconnaîtrons</reg>
          </choice> encore ces détails de nature <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de simplicité, qui sont les plus beaux charmes de l'apologue.<note resp="author"
              ><q rend="verse">
              <l rend="indent">Olim </l>
              <l>Rusticus urbanum murem mus paupere fertur </l>
              <l>Accepisse cavo, veterem vetus hospes amicum&#160;; </l>
              <l>Asper, et attentus quæsitis, ut tamen arctum </l>
              <l>Solveret hospitiis animum. Quid multa&#160;? neque ille </l>
              <l>Sepositi eiceris, nec longæ invidit avenæ&#160;; | </l>
              <l>Aridum et ore ferens acinum, semesaque lardi </l>
              <l>Frusta dedit, cupiens variâ fastidia cœnâ </l>
              <l>Vincere tangentis male singula dente superbo&#160;; </l>
              <l>Quum pater ipse domûs paleâ porrectus in hornâ, </l>
              <l>Esset ador loliumque, dapis meliora relinquens. </l>
              <l>Tandem urbanus ad hunc&#160;: quid te juvat, inquit, amice, </l>
              <l>Prærupti nemoris patientem vivere dorso&#160;? </l>
              <l>Vis tu homines urbemque feris præponere silvis&#160;? </l>
              <l>Carpe viam, mihi crede, comes&#160;; terrestria quando </l>
              <l>Mortales animas vivunt sortita, neque ulla est </l>
              <l>Aut magno, aut parvo leti fuga. Quo, bone, circa, </l>
              <l>Dum licet, in rebus jucundis vive beatus&#160;; </l>
              <l>Vive memor quam sis ævi brevis. Hæc ubi dicta </l>
              <l>Agrestem pepulêre, domo levis exilit&#160;; inde </l>
              <l>Ambo propositum peragunt iter, urbis aventes | </l>
              <l>Mœnia nocturni subrepere. Jamque tenebat </l>
              <l>Nox medium cœli spatium, quum ponit uterque </l>
              <l>In locuplete domo vestigia, rubro ubi cocco </l>
              <l>Tincta super lectos canderet vestis eburnos, </l>
              <l>Multaque de magnâ superessent fercula cœenâ, </l>
              <l>Quæ procul extructis inerant hesterna canistris. </l>
              <l>Ergo, ubi purpureâ porrectum in veste locavit </l>
              <l>Agrestem, veluti succinctus cursitat hospes, </l>
              <l>Continuat que dapes&#160;; necnon vernaliter ipsis </l>
              <l>Fungitur officiis, prælambens omne quod affert. </l>
              <l>Ille cubans gaudet mutatâ forte, bonisque | </l>
              <l>Rebus agit lætum convivam, quum subito ingens </l>
              <l>Valvarum strepitus lectis excussit utrumque. </l>
              <l>Currere per totum pavidi conclave, magisque </l>
              <l>Exanimes trepidare, simul domus alta Molossis </l>
              <l>Persornuit canibus. Tum rusticus&#160;; haud mih vitâ </l>
              <l>Est opus hac, ait; et valeas&#160;; me silva cavusque </l>
              <l>Tutus ab infidiis tenui solabitur ervo. </l>
            </q><hi rend="italic">Hor. l. 2. Sat. 6</hi></note><note resp="editor">Horace, <hi
              rend="italic">Satires</hi> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
              >bibliographie</ref>), livre II, satire 6.</note><q rend="inline">Un jour, dit-on, le
            rat de campagne reçut dans son trou le rat de ville. L'hospitalité avait établi entr'eux
            l'amitié la plus ancienne. Le campagnard fait à une vie dure, attentif à conserver son
            bien, savait néanmoins se relâcher de son économie, pour recevoir un ami. En un mot, il
            n'épargna ni les pois, ni l'avoine qu'il avait en réserve. Lui-même il apportait du
            raisin sec <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des morceaux de lard entamés. Il cherchait par la <pb xml:id="p604"/> variété
            à vaincre le dégoût de son hôte, qui ne touchait à tous ces mets, qu'avec un air de
            dédain, tandis que le maître du logis couché sur de la paille fraîche, ne se réservait
            qu'un peu de farine <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> quelques menus grains, laissant à son convive ce qu'il y avait de meilleur.
            Enfin le citadin prit la parole. Quel plaisir trouves-tu, mon ami, dit-il, à traîner une
            vie pénible sur ce roc escarpé, au milieu des bois&#160;? Les hommes <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les villes ne sont-ils pas préférables à ces forêts sauvages&#160;? Va,
            crois-moi, suis mes pas&#160;: c'est le meilleur parti, puisque le sort a soumis au
            trépas tout ce qui respire, et <pb xml:id="p605"/>que ni grand, ni petit ne peut se
            soustraire à la mort. Ainsi, mon cher, vivons heureux dans le plaisir, tandis que le
            destin nous le permet, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> n'oublions jamais combien la vie est courte. Cette éloquence persuada notre
            campagnard&#160;: il part de chez lui, comme un trait&#160;; les voilà tous deux en
            marche. Ils se proposent d'arriver à la ville <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de s'y glisser à la faveur des ténèbres. Déjà la nuit était au milieu de sa
            course, lorsqu'ils entrèrent dans une maison des plus opulentes. Partout la pourpre y
            brillait sur des lits précieux. Les reliefs d'un grand souper qu'on avait donné la
            veille étaient <pb xml:id="p606"/>à part, dans des corbeilles disposées par ordre.
            D'abord le bourgeois place son hôte sur un superbe tapis. Il va, il revient avec
            légèreté&#160;: il fait succéder les mets les uns aux autres&#160;: il s'acquitte même
            du devoir d'un bon maître d'hôtel, en faisant l'essai de tout ce qu'il apporte. Le rat
            des champs mollement étendu sur la pourpre, s'applaudit de sa nouvelle fortune&#160;: le
            plaisir qu'il goûtait lui donnait un air de gaieté, lorsque la porte s'ouvrit avec grand
            bruit, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> fit partir brusquement nos deux convives. Ils courent précipitamment <pb
              xml:id="p607"/>dans toute la salle. Mais ce fut bien une autre frayeur, quand toute la
            maison retentit des aboiements d'une meute nombreuse. Le campagnard dit alors à son
            camarade&#160;; adieu, mon cher&#160;; je me passerai bien d'une pareille vie. Ma forêt <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> mon trou ne m'offriront que des légumes&#160;; mais j'y serai à couvert de ces
            dangers. C'est assez pour me dédommager.</q> Vous voyez ici que la morale est mise dans
          la bouche du rat effrayé, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'elle fait partie du récit.</p>
        <p>La Fontaine a imité cette fable,<note resp="author">La Font. Fab. 9.</note><note
            resp="editor">La Fontaine, <hi rend="italic">Fables</hi> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), livre I, fable
            9.</note> reprit Timagène&#160;; mais il l'a beaucoup abrégée. Il nous transporte tout
          d'un coup au festin du rat de ville, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se <pb xml:id="p608"/>contente de faire inviter celui-ci par le rat de champs.
          Peut-être a-t-il appréhendé qu'elle ne devint trop longue. Pour moi, je ne trouve point ce
          défaut dans Horace, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je <choice>
            <orig>serois</orig>
            <reg>serais</reg>
          </choice> fâché de perdre les détails <choice>
            <orig>charmans</orig>
            <reg>charmants</reg>
          </choice> dont ce morceau est rempli. Néanmoins ne <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice>-on pas faire à l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> le même reproche que vous faisiez à <choice>
            <orig>la Motte</orig>
            <reg>La Motte</reg>
          </choice> il n'y a qu'un moment, au sujet de l'esprit qu'il a donné à un de ses
          grillons&#160;? N'y a-t-il pas trop de philosophie pour la tête d'un rat, dans ces
          réflexions qu'on lui fait faire sur l'inévitable nécessité de la mort&#160;? Cela est bien
          aussi magnifique que les remarques du grillon sur le déguisement des hommes. Vous me direz
          peut-être qu'Horace emploie ici le sublime ironique, pour rendre son récit plus
          plaisant&#160;: mais qui m'empêchera d'en dire autant pour excuser <choice>
            <orig>la Motte</orig>
            <reg>La Motte</reg>
          </choice> ?</p>
        <p>Ce qui vous en empêchera&#160;? repartit Euphorbe&#160;: c'est que dans le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>françois</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice> rien ne porte le <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'empreinte de ce sublime&#160;; au lieu que dans l'auteur latin, il se fait
          sentir à tout lecteur attentif. Lorsque le sublime ironique se trouve dans la bouche de
          quelque interlocuteur, le lecteur doit en être averti, ou par la nature de ce
            qui<note>(Desit:&#160;: référence pour sublime ironique.)</note><pb xml:id="p609"/>est
          dit, ou du moins par le passage brusque <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> rapide du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> simple, au <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> grand <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sublime. Jugeons maintenant des deux endroits sur cette <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice>. Les idées de messire grillon, en <choice>
            <sic>elles-même</sic>
            <corr>elles-mêmes</corr>
          </choice><note>(Desit: Vérifier grammaire.)</note> ne sont pas absolument au-dessus de sa
          portée. Elles ne renferment que la conduite de magistrat dans son cabinet, dont l'insecte <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> le témoin tous les jours. Son défaut consiste donc à revêtir ces idées d'<choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> trop recherchés, sans avoir l'air sublime&#160;; d'y joindre de l'esprit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des antithèses peu naturelles à celui qui parle. On ne peut pas même imaginer
          qu'il les ait empruntées de quelqu'autre. Dans le cabinet d'un magistrat hypocrite, on ne <choice>
            <orig>devoit</orig>
            <reg>devait</reg>
          </choice> pas s'occuper souvent à censurer l'hypocrite. Dans le discours du rat, je vois
          les grandes maximes d'une philosophie épicurienne bien supérieure aux <choice>
            <orig>connoissances</orig>
            <reg>connaissances</reg>
          </choice> de l'orateur, mais qu'il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> dû entendre répéter cent fois dans ces maisons riches où il <choice>
            <orig>habitoit</orig>
            <reg>habitait</reg>
          </choice>. Car vous savez que chez le grands on parle beaucoup de morale, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> on en pratique peu. D'ailleurs l'expression qui change tout à coup m'avertit,
          que le rat embouche la trompette. Il n'est personne qui ne s'aperçoive de la noblesse
          affectée de ces vers :</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="italic"><pb xml:id="p610"/>Terrestria quando </l>
            <l rend="italic">Mortales animas vivunt fortita, <choice>
                <orig>&amp;c</orig>
                <reg>etc</reg>
              </choice>.</l>
          </q></p>
        <p>placés auprès de celui-ci,</p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="italic">Carpe viam, mihi crede, comes.</l>
          </q></p>
        <p>Je ne puis donc pas ici prendre le change, ni penser que le rat parle de son propre fond,
          mais seulement qu'il fait l'application des belles phrases dont il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> les oreilles rebattues. On découvre même en cela un trait de satire fort
          délicat, contre les gens qui employent la morale à tous propos.</p>
        <p>Rien en effet, répliqua Timagène, n'est plus capable de la rendre odieuse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> insupportable. C'est par cette raison, sans doute, que nos bons fabulistes <choice>
            <orig>connoissant</orig>
            <reg>connaissant</reg>
          </choice> le <choice>
            <orig>foible</orig>
            <reg>faible</reg>
          </choice> de l'homme, se sont souvent appliqués à donner à leurs maximes un tour
          ingénieux, pour les faire mieux goûter. Dans un nouveau <choice>
            <orig>recueuil</orig>
            <reg>recueil</reg>
          </choice> de fables,<note resp="author">Fables de M. Imbert.</note><note resp="editor"
            >Barthélemy Imbert, <hi rend="italic">Fables nouvelles</hi>, 1773 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>).</note> dédié à Madame
          La Dauphine, j'en ai trouvé une qui a surtout ce mérite. Elle n'est pas longue&#160;: la
          voici.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l><pb xml:id="p611"/>Deux chevaux attelés ensemble dans Paris </l>
            <l rend="indent">Traînaient un char&#160;: Oh&#160;! voilà, ce me semble, </l>
            <l rend="indent">Deux bons amis, dit un âne surpris&#160;! </l>
            <l>Comme ils s'aiment tous deux&#160;! Ils vont toujours ensemble. </l>
            <l>Va, sache, dit l'un d'eux, qu'on peut en tout pays </l>
            <l>Être ensemble attachés, sans être plus unis&#160;; </l>
            <l>N'avoir rien de commun qu'une chaîne pareille. </l>
            <l rend="indent">L'époux de la jeune Cloris </l>
            <l rend="indent">Me dit hier même chose à l'oreille.</l>
          </q></p>
        <p>Ces deux derniers vers ont assurément un sel, qui assaisonne parfaitement bien la <choice>
            <orig>sécheresse</orig>
            <reg>sècheresse</reg>
          </choice> de la réprimande. J'ai lu même des fables qui laissent deviner au lecteur la
          vérité qu'elles veulent établir, lorsqu'elle est si claire, qu'il ne peut s'y méprendre.
          C'est flatter les hommes que leur donner à penser. Entre plusieurs autres, la fable de
          Richer intitulé les deux Potiers, est de cette espèce.<note resp="author">L. 4. Fab.
            22.</note><note resp="editor">Cette fable n'est pas contenue dans l'édition de 1729 des
              <hi rend="italic">Fables nouvelles, mises en vers</hi> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>) de Henri Richer.
            L'édition de 1748 n'a pas encore pu être consultée.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Certain potier blâmait l'ouvrage </l>
            <l><pb xml:id="p612"/>D'un potier son voisin&#160;; <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> disait que ses pots, </l>
            <l>Mal tournés, ne seraient achetés que des sots&#160;; </l>
            <l>Qu'il n'en était encore qu'à son apprentissage. </l>
            <l>Les uns étaient trop grands, les autres trop petits. </l>
            <l>Celui-ci repartit&#160;: Halte-là, mon confrère&#160;; </l>
            <l>Mes pots n'ont qu'un défaut&#160;; mais qui doit vous déplaire&#160;: </l>
            <l>C'est que de votre moule ils ne sont point sortis.</l>
          </q></p>
        <p>N'éprouve-t-on pas un plaisir secret, de <choice>
            <orig>reconnoître</orig>
            <reg>reconnaître</reg>
          </choice> dans cette fable ces Aristarques farouches, déterminés à ne rien approuver, si
          leur plume ne l'a enfanté ?<note resp="editor">Référence, sans doute, à Aristarque de
            Samothrace (220-143 av. JC.), réputé pour avoir été un éditeur rigoureux des textes
            homériques.</note> Cette petite découverte charme notre amour-propre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nous dispose en faveur de l'ouvrage. Tout cela est dans l'ordre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fort des principes même de la nature. Mais il me reste une difficulté sur cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de composition. La vraisemblance est nécessaire à toute sorte de récit. Nous en
          sommes tombés d'accord l'un <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre. Néanmoins cette qualité est <choice>
            <orig>entiérement</orig>
            <reg>entièrement</reg>
          </choice> négligée dans la plupart des fables. Au théâtre, pour jouir du spectacle, il
          faut se prêter à l'illusion, lorsqu'on voit un comédien public prendre le nom, les airs <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le <pb xml:id="p613"/>ton d'un Alexandre, d'un César, ou de quelqu'autre
          personnage semblable&#160;: mais enfin, c'est un homme qui remplace un homme. Ici la
          fiction est bien plus étrange. Ce ne sont pas seulement des animaux, ce sont des arbres,
          des pierres, tous les êtres inanimés, qui ont du sentiment, de la raison, de l'esprit, qui
          tiennent des conversations suivies, qui débitent la meilleure morale. Je ne conçois pas
          trop, je vous l'avoue, comment on peut admettre une invention si contraire au bon sens en
          apparence.</p>
        <p>Pour vous prouver qu'on le peut, répondit Euphorbe, il me <choice>
            <orig>suffiroit</orig>
            <reg>suffirait</reg>
          </choice> de vous dire qu'on l'admet <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'on l'a toujours admise dans cet état. La fable presque aussi ancienne que le
          monde a réussi dans tous les temps, parce qu'elle est à la portée de tous les âges <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de toutes les conditions. Un succès aussi constant est le garant de sa
          perfection. Néanmoins on peut apporter une raison plus analogue à votre difficulté. Dans
          la fable, on <choice>
            <sic>est</sic>
            <corr>n'est</corr>
          </choice> point révolté d'une fiction aussi hardie, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> tous les hommes semblent être convenus de fermer les <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice> sur le défaut de vraisemblance, parce qu'on y songe beaucoup moins aux acteurs
          qu'elle introduit, qu'à ceux qu'ils <pb xml:id="p614"/>représentent. Sur la scène, ce
          n'est pas la personne du comédien qui m'occupe, mais celle d'Auguste ou de Cinna dont il
          tient la place. De même, en lisant la fable du corbeau <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du renard,<note resp="author">La Font. Fab. 2.</note><note resp="editor">La
            Fontaine, <hi rend="italic">Fables</hi> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), livre I, fable
            2.</note> je ne vois dans le premier qu'un sot, dupe de sa vanité&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans l'autre, qu'un rusé flatteur, qui met à contribution la fatuité de celui à
          qui il fait la cour. La vraisemblance est mieux conservée dans le <choice>
            <orig>poëme</orig>
            <reg>poème</reg>
          </choice> dramatique, que dans l'apologue, j'en conviens&#160;: mais on sait qu'un récit
          se permet bien des choses, qui ne <choice>
            <orig>seroient</orig>
            <reg>seraient</reg>
          </choice> pas supportables dans une action exécutée sous nos <choice>
            <orig>ieux</orig>
            <reg>yeux</reg>
          </choice>.</p>
        <p>Ce que vous venez de dire, ajouta Timagène, me fait naître une idée, qui peut appuyer
          votre sentiment&#160;: car j'aime à vous fournir des armes contre moi-même. Je <choice>
            <orig>considere</orig>
            <reg>considère</reg>
          </choice> toute fable comme une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de comparaison où d'allégorie. Par exemple,<note resp="author">La Font. Fab.
            22.</note><note resp="editor">La Fontaine, <hi rend="italic">Fables</hi> (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), livre I, fable
            22.</note> celle du chêne <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du roseau peut se réduire ainsi toute <choice>
            <orig>entiere</orig>
            <reg>entière</reg>
          </choice>&#160;: Comme un chêne élevé est plutôt renversé par l'effort des vents, <pb
            xml:id="p615"/>qu'un roseau souple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> pliant&#160;; ainsi, le présomptueux est brisé par les revers de la fortune,
          tandis que l'homme adroit se garantit de ses coups, en leur cédant. Sous ce point de vue
          l'apologue n'est plus qu'une comparaison mise en action, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> racontée par l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>. Mais comme tout ce qui se trouve dans la nature, a droit d'établir une
          comparaison en règle, il n'y a plus lieu d'être surpris, que tout, jusqu'aux êtres
          inanimés, joue un rôle dans la fable.</p>
        <p>Vous avez mieux saisi ma pensée, que moi-même, reprit Euphorbe&#160;: <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ce que vous venez d'avancer est si vrai, qu'il n'y a point de fable qu'on ne
          puisse resserrer dans une comparaison, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> point de comparaison dont on ne puisse faire une fable. Prenons, pour le premier
          exemple, celle de M. l'Abbé Aubert, qui a pour titre, l'ânon petit-maître.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Pour la première fois on menait au moulin </l>
            <l rend="indent">Un jeune ânon qui bégayait encore. </l>
            <l>On avait peu chargé la petite pécore, </l>
            <l>De peur qu'il ne restât au milieu du chemin. </l>
            <l rend="indent">Ne croyez pas qu'il prit ainsi la chose&#160;; </l>
            <l>Oh&#160;! que nenni. Le drôle avait trop bonne dose </l>
            <l>De cet amour fervent que chacun a pour soi </l>
            <l><pb xml:id="p616"/>Et qui nous fait traiter le prochain de canaille. </l>
            <l>Il crut qu'on avait peur de lui gâter la taille&#160;; </l>
            <l rend="indent">Il le crut, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> de bonne foi. </l>
            <l>J'ai vu bien des ânons encore plus sots en France, </l>
            <l>Que leur faiblesse même a rendus glorieux. </l>
            <l rend="indent">Il n'est pas jusqu'à l'ignorance, </l>
            <l>Qui, les deux bras croisés, insultant la science, </l>
            <l>Prétend être ici-bas l'enfant gâté des Dieux.<note resp="editor">Jean-Louis Aubert,
                  <hi rend="italic">Fables et œuvres diverses</hi>, 1756 (voir <ref
                  target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), fable 9, p.
                15.</note></l>
          </q></p>
        <p>L'apologue que vous venez d'entendre peut aisément se réduire à cette comparaison&#160;:
          Les ménagements qu'on a pour les <choice>
            <orig>ignorans</orig>
            <reg>ignorants</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>foibles</orig>
            <reg>faibles</reg>
          </choice>, occasionnent souvent leur présomption, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ils ressemblent en cela à un animal stupide, qui s'<choice>
            <orig>imagineroit</orig>
            <reg>imaginerait</reg>
          </choice> qu'on le charge à demi, par égard ou par respect pour lui. Il n'est pas plus
          difficile de trouver une fable dans la <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice> comparaison qui se présentera à notre esprit. Vous connaissez ce beau vers de
          Virgile :<note resp="author">Æn. lib. 9.</note><note resp="editor">Virgile, <hi
              rend="italic">Énéide</hi> (voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
              >bibliographie</ref>), livre 9, vers 435-436.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="italic">Purpureus veluti cum flos succisus aratro langueseit moriens.</l>
          </q></p>
        <p>Ce seul vers est une esquisse qu'on <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> disposer à peu près de la sorte. <q rend="inline">Un <pb xml:id="p617"/>lys s'<choice>
              <orig>élevoit</orig>
              <reg>élevait</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>fiérement</orig>
              <reg>fièrement</reg>
            </choice> dans un parterre. L'éclat de sa blancheur <choice>
              <orig>faisoit</orig>
              <reg>faisait</reg>
            </choice> pâlir la pourpre de la rose. Il <choice>
              <orig>attiroit</orig>
              <reg>attirait</reg>
            </choice> sur lui tous les <choice>
              <orig>ieux</orig>
              <reg>yeux</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice>
            <choice>
              <orig>faisoit</orig>
              <reg>faisait</reg>
            </choice> les délices de la nature, qui lui <choice>
              <orig>prodiguoit</orig>
              <reg>prodiguait</reg>
            </choice> ses dons les plus precieux. Enivré de son mérite, déjà il <choice>
              <orig>regardoit</orig>
              <reg>regardait</reg>
            </choice> avec dédain les autres fleurs, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se <choice>
              <orig>croyoit</orig>
              <reg>croyait</reg>
            </choice> à l'abri de tous les dangers, lorsqu'un jardinier <choice>
              <orig>mal adroit</orig>
              <reg>maladroit</reg>
            </choice>, d'un coup de bêche coupa sa racine. <choice>
              <orig>Aussi-tôt</orig>
              <reg>Aussitôt</reg>
            </choice> il penche la tête&#160;; ses feuilles se flétrissent, il tombe, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> s'écrie en mourant&#160;; hélas&#160;! à quoi me sert aujourd'hui cette beauté
            ravissante, cette fraîcheur de jeunesse qui <choice>
              <orig>nourrissoient</orig>
              <reg>nourrissaient</reg>
            </choice> mon orgueuil&#160;? la plante la plus vile ne <choice>
              <orig>voudroit</orig>
              <reg>voudrait</reg>
            </choice> pas changer son sort avec le mien.</q> En répandant <choice>
            <sic>sur-tout</sic>
            <corr>sur tout</corr>
          </choice> cela quelques <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> simples <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> naturels, on en <choice>
            <orig>feroit</orig>
            <reg>ferait</reg>
          </choice> sans contredit une bonne <choice>
            <orig>piéce</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice>. Toute autre comparaison en <choice>
            <orig>fourniroit</orig>
            <reg>fournirait</reg>
          </choice> une pareille. C'est par cette raison, sans doute, qu'on a laissé aux fabulistes
          la liberté de tout oser dans ce genre. On ne fait attention qu'à la justesse des rapports, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'on n'est pas plus étonné d'entendre parler <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> raisonner les animaux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les pierres, qu'on l'est de voir le <pb xml:id="p618"/>juste comparé à un arbre
          planté sur le bord d'une onde pure.<note resp="author">Psal. 1.</note></p>
        <p>Quoi qu'il en soit, poursuivit Timagène, la fable n'est pas exempte de toute <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de vraisemblance. Il est des convenances de lieux, de situations, d'usages
          qu'elle doit observer, ce me semble. Par exemple, peut-on supposer qu'un animal, après
          avoir toujours vécu dans les forêts, soit instruit des affaires de la ville <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des intrigues des grands? Qu'un autre nourri <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> élevé dans l'Afrique où dans l'Amérique, <choice>
            <orig>connoisse</orig>
            <reg>connaisse</reg>
          </choice> les démêlés de l'Europe&#160;? La liberté qu'on laisse au fabuliste, ne va pas <choice>
            <orig>jusques-là</orig>
            <reg>jusque-là</reg>
          </choice>. On ne lui <choice>
            <orig>pardonneroit</orig>
            <reg>pardonnerait</reg>
          </choice> pas non plus de donner à un paysan les <choice>
            <orig>lumieres</orig>
            <reg>lumières</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la politique d'un homme de cour, ou à celui-ci la <choice>
            <orig>bonhommie</orig>
            <reg>bonhomie</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'ignorance d'un villageois. Cette réflexion s'est présentée à mon esprit à
          l'occasion d'une des plus jolies fables de Richer, où cette bienséance est parfaitement
          observée. Je veux vous la lire.<note resp="author">Liv. 4. Fab. 11.</note><note
            resp="editor">Richer, <hi rend="italic">Fables nouvelles</hi>, éd. de 1748 (voir <ref
              target="http://www.berardier.org/node123">bibliographie</ref>), livre IV, fable 11.
            (Desit:&#160;: identifier passage des ?Psaumes&#160;; vérifier fable.)</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Certaine femme de village, </l>
            <l>Altière, vigoureuse, et du plus haut corsage, </l>
            <l rend="indent"><pb xml:id="p619 "/>Menait par le nez son époux, </l>
            <l rend="indent">Homme imbécile et sans courage, </l>
            <l rend="indent">Qu'un jour elle assomma de coups, </l>
            <l rend="indent">Pour avoir, pendant son absence, </l>
            <l>Faute de soin, laissé prendre au vautour </l>
            <l rend="indent">Un poulet, dans la basse-cour, </l>
            <l>Dont, par son ordre, il avait l'intendance. </l>
            <l rend="indent">De peur de pareil accident, </l>
            <l>Le pauvre sot redoutant sa femelle, </l>
            <l rend="indent">S'avisa d'un expédient. </l>
            <l>Il vous enchaîne avec une ficelle </l>
            <l rend="indent">Tous les poulets&#160;; artifice nouveau, </l>
            <l rend="indent">Qui fut favorable à l'oiseau.</l>
            <l>Au lieu d'en happer un, il prit toute la bande, </l>
            <l>Qu'il enleva dans l'air en forme de guirlande. </l>
            <l rend="indent">Voilà Jocrisse au désespoir. </l>
            <l>Alizon est terrible, et reviendra le soir. </l>
            <l rend="indent">S'il a senti le poids de sa colère, </l>
            <l>Pour un poule perdu, <hi rend="italic">par elle maltraité</hi>, </l>
            <l rend="indent">C'est ici bien une autre affaire&#160;; </l>
            <l rend="indent">Le vautour a tout emporté. </l>
            <l>Quel parti prendre en cette extrémité, </l>
            <l rend="indent">Il crut n'y devoir point survivre. </l>
            <l>Il faut, dit-il, que la mort me délivre </l>
            <l rend="indent">De la vengeance d'Alizon. </l>
            <l rend="indent">Exécutons en diligence </l>
            <l rend="indent">Un tel projet. Elle m'a fait défense </l>
            <l>De toucher à ce vase&#160;: il renferme un poison </l>
            <l><pb xml:id="p620"/>Des plus subtils, dit-elle&#160;: en cette conjoncture </l>
            <l rend="indent">Servons-nous-en. Jocrisse avala tout. </l>
            <l>Il trouva le poison tout à fait de son goût&#160;: </l>
            <l rend="indent">C'était un pot de confiture. </l>
            <l>Il se crut cependant très fort empoisonné. </l>
            <l>Alizon de retour gronde, tempête, jure, </l>
            <l>Voyant ses poulets pris. Prêt d'être bâtonné, </l>
            <l rend="indent">Le villageois lui dit&#160;: ma mie, </l>
            <l rend="indent">Trêve de coups&#160;; calmez votre furie&#160;: </l>
            <l rend="indent">Je vais mourir, sans différer. </l>
            <l>Il ne vous reste plus qu'à me faire enterrer. </l>
            <l rend="indent">J'ai commis une faute extrême&#160;; </l>
            <l rend="indent">Et je m'en suis puni moi-même. </l>
            <l>J'ai pris, pour terminer plus vite mon destin,</l>
            <l>Tout le poison dont ce vase était plein. </l>
            <l>Cette simplicité fit rire la commère&#160;: </l>
            <l rend="indent">Elle perdit tout son courroux. </l>
            <l rend="indent">On a beau dire, on a beau faire&#160;; </l>
            <l>On ne peut prévenir les sotises des fous.</l>
          </q></p>
        <p>Cette fable à l'exception d'un hémistiche qui <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> ajouté pour faire la rime, charme par les <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> les plus naturelles&#160;: mais il faut avouer, que tout autre qu'un villageois <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> un villageois grossier, eût été peu propre à un pareil personnage.</p>
        <p>Tous les bons <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice>
          <choice>
            <sic>des</sic>
            <corr>de</corr>
          </choice> fables, anciens ou modernes, reprit Euphorbe, <pb xml:id="p621"/>ont été fidèles
          à cette <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice>. Ils ont même porté plus loin cette vraisemblance, que vous exigez avec raison.
          Ils l'ont étendue jusqu'aux <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> des acteurs qu'ils introduisent. Ce mot vous étonne peut-être&#160;: il faut
          l'expliquer. La fable, comme nous venons de le dire, est une allégorie. Les animaux y
          tiennent la place des hommes. En conséquence, on leur a assigné certains <choice>
            <orig>penchans</orig>
            <reg>penchants</reg>
          </choice>, certaines inclinations <choice>
            <orig>particulieres</orig>
            <reg>particulières</reg>
          </choice>, qu'on peut appeler <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice>. Le lion <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'aigle sont impérieux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> vindicatifs&#160;; le renard rusé <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> fourbe&#160;; le loup carnassier&#160;; le singe adroit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> malin&#160;; le bœuf lent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> réfléchi&#160;; le lièvre timide&#160;; le geai babillard&#160;; le paon vain à
          l'excès&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ainsi des autres. Vous voyez que ces <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> sont assez analogues à la façon d'agir qu'on remarque dans chaque <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice>. Tout <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> qui veut réussir dans la fable, doit donner à ses personnages ces mœurs
          générales, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ne s'en écarter jamais. Ce <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> une faute aussi <choice>
            <orig>grossiere</orig>
            <reg>grossière</reg>
          </choice> de nous peindre un tigre sensible <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> compatissant, ou une abeille paresseuse, que de nous représenter Catilina
          timide, où Turenne imprudent. L'illustre Fénélon semble avoir un peu négligé cette
          convenance, dans une <pb xml:id="p622"/>des fables qu'il a composées en prose, pour servir
          à l'éducation du duc de Bourgogne. Je vais vous en faire la lecture.<note resp="author"
            >Fab. XIII.</note><note resp="editor">Fénelon, <hi rend="italic">Fables et opuscules
              pédagogiques</hi>, 1718 (posth.), voir <ref target="http://www.berardier.org/node123"
              >bibliographie</ref>.</note>
          <q rend="inline">Un dragon gardait un trésor dans une profonde caverne&#160;: il veillait
            jour <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> nuit pour le conserver. Deux renards, grands fourbes <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> grands voleurs de leur métier, s'insinuèrent auprès de lui par leurs
            flatteries&#160;: ils devinrent ses confidents. Les gens les plus complaisants <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les plus empressés ne sont pas les plus sûrs. Ils le traitaient de grand
            personnage, admiraient toutes ses fantaisies, étaient toujours de son avis, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se moquaient entr'eux de leur dupe. Enfin il s'endormit un jour entr'eux. Ils
            l'étranglèrent <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> s'emparèrent du trésor. Il fallut le partager entr'eux&#160;: c'était une
            affaire bien difficile&#160;; car deux scélérats ne s'accordent que pour faire le mal.
            L'un d'eux se mit à moraliser. À quoi, disait-il, nous servira tout cet argent&#160;? Un
            peu de chasse nous vaudrait mieux&#160;: on ne mange point de métal&#160;: les pistoles
            sont de mauvaise digestion. Les hommes sont des fous <pb xml:id="p623"/>d'aimer tant ces
            fausses richesses. Ne soyons pas aussi insensés qu'eux. L'autre fit semblant d'être
            touché de ces réflexions, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> assura qu'il voulait vivre en philosophe, comme Bias, portant tout son bien
            sur lui.<note resp="editor">Fénelon fait ici allusion au philosophe, avocat et homme
              d'État grec Bias qui vécut au VIe siècle av. JC. En quittant sa patrie menacée par
              Cyrus, il est réputé de ne pas avoir cherché à emporter sa fortune avec lui et d'avoir
              dit&#160;: « Omnia mea mecum porto » (« Je porte tout avec moi »).</note> Chacun fit
            semblant de quitter le trésor&#160;: mais ils se dressèrent des embûches, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> s'entredéchirèrent. L'un deux en mourant dit à l'autre, qui était aussi blessé
            que lui&#160;: Que voulais-tu faire de cet argent&#160;? La même chose que tu voulais en
            faire, répondit l'autre. Un homme passant, apprit leur aventure, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les trouva bien fous. Vous ne l'êtes pas moins que nous, lui dit un des
            renards. Vous ne sauriez non plus que nous, vous nourrir d'argent, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vous vous tuez pour en avoir. Du moins notre race jusqu'ici a été assez sage
            pour ne mettre en usage aucune monnaie. Ce que vous avez introduit chez vous pour la
            commodité, fait votre malheur. Vous perdez les vrais biens, pour chercher les biens
            imaginaires.</q></p>
        <p>La morale de cette fable est assurément excellente, dit alors Timagène. Elle me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> seulement un peu longue, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> avoir quelque air d'un sermon. D'ailleurs il y a dans ce que vous venez de lire
          assez de <choice>
            <orig>matiere</orig>
            <reg>matière</reg>
          </choice> pour faire <pb xml:id="p624"/>deux fables, tout au moins, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> peut-être trois. Mais <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice>, comme vous l'avez remarqué, le défaut de vraisemblance <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> d'analogie au <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice> de ces animaux, est ici difficile à excuser. Qu'un dragon soit le gardien d'un
          trésor, il n'y a rien là-dedans qui ne soit autorisé par la fable du jardin des
            Hespérides,<note resp="editor">Dans la mythologie grecque, les Hespérides sont les
            nymphes du Couchant, filles d'Atlas et d'Hespéris (ou de Phorcys et Céto, selon les
            versions). Elles résident dans un verger fabuleux, le jardin des Hespérides.</note>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par celle de la Toison d'or.<note resp="editor">Dans la mythologie grecque, la
            toison d'or est celle du bélier ailé Chrysomallos. Phrixos immola le bélier à Zeus et
            donna la toison à Éétès. La toison fut alors confiée à la garde d'un dragon. Jason
            organisa l'expédition des Argonautes et parvint à s'emparer de la Toison d'or, grâce à
            l'aide de Médée, la fille d'Éétès.</note> Mais peut-on jamais s'imaginer que deux
          renards soient avides d'argent, au point d'étrangler par une insigne perfidie celui qui en <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> le dépositaire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ensuite de se déchirer l'un l'autre plutôt que de céder ce trésor&#160;? S'il
          eût été question de quelque proie délicieuse, cet acharnement eût été plus naturel. La
          demande que fait en mourant l'un des deux champions à son camarade, <q rend="italic">que
            voulais-tu faire de cet argent ?</q>
          <choice>
            <orig>Montre</orig>
            <reg>montre</reg>
          </choice> que l'auteur a senti la difficulté. Mais la réponse de l'autre, tout ingénieuse
          qu'elle est, ne satisfait point à l'objection. Ainsi vous voyez que je suis d'accord avec
          vous sur ce qui regarde ces <choice>
            <orig>caracteres</orig>
            <reg>caractères</reg>
          </choice> qu'on a jugé à propos d'attribuer aux animaux. Je vois que tous nos maîtres dans
          la fable les ont conservés avec soin. Mais en pourrez-vous bien dire autant des arbres,
          des plantes, des pierres, <pb xml:id="p625"/>des météores, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des autres êtres inanimés, ou de raison, qui ont place dans cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'ouvrage&#160;? Prêtera-t-on des inclinations à ce qui n'a pas même les signes
          du sentiment ?</p>
        <p>Eh&#160;! pourquoi non, répondit Euphorbe&#160;? C'est bien ici qu'on peut dire avec
            Despréaux<index indexName="AA">
            <term>Boileau, Nicolas (dit Boileau-Despréaux)</term>
          </index>, que la fable anime tout&#160;; qu'elle donne a tout du langage <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du sentiment.<note>(Desit.)</note> N'oublions point que l'apologue est une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de comparaison, un <choice>
            <orig>emblême</orig>
            <reg>emblème</reg>
          </choice>, qui, sous des figures empruntées, peint les qualités des hommes. Tous les êtres
          inanimés peuvent entrer dans une devise, pourquoi <choice>
            <orig>seroient</orig>
            <reg>seraient</reg>
          </choice>-ils exclus de la fable&#160;? L'âme de la devise est le langage de la figure,
          qui en fait le corps&#160;; comme dans celle qui nous peint le mérite personnel d'un
          souverain, sous l'emblême d'une grenade, avec ces mots à l'entour, <q rend="italic">mon
            prix ne vient pas de ma couronne.</q> N'est-ce <choice>
            <orig>pas-là</orig>
            <reg>pas là</reg>
          </choice> faire parler un simple fruit, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> conséquemment lui prêter des idées <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du sentiment&#160;? La fable a droit, sans doute, à ce <choice>
            <orig>privilége</orig>
            <reg>privilège</reg>
          </choice>&#160;; à condition toutefois d'observer les mêmes rapports que nous avons exigé
          dans les animaux. Je veux dire, que les affections qu'on leur donne doivent être appuyées
          sur certaines <pb xml:id="p626"/> qualités qui leurs sont propres <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui facilitent cette supposition. Ainsi la vanité convient bien au laurier,
          parce-qu'il couronne les héros <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>poëtes</orig>
            <reg>poètes</reg>
          </choice>&#160;; la modestie à la violette, parce qu'elle s'élève peu <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> se tient cachée au milieu des herbes les plus communes. Sur ce que le buisson
          accroche assez souvent les habits des <choice>
            <orig>passans</orig>
            <reg>passants</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> a imaginé<note resp="author">Fab. 233.</note> qu'il <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> fait une banqueroute <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'il <choice>
            <orig>arrêtoit</orig>
            <reg>arrêtait</reg>
          </choice> les gens, pour leur demander des nouvelles de ses marchandises perdues. Une
          fable de Richer prouvera ce que je viens d'avancer, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> répondra en <choice>
            <orig>même-temps</orig>
            <reg>même temps</reg>
          </choice> à votre difficulté. <choice>
            <orig>Ecoutez</orig>
            <reg>Écoutez</reg>
          </choice>-là. Elle a pour titre, <hi rend="italic">les deux pierres</hi>.<note
            resp="author">Liv. 1. Fab. 19.</note><note resp="editor">(Desit.)</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">On va vous mettre au rang des fous </l>
            <l rend="indent">De faire parler les cailloux. </l>
            <l rend="indent">Pareils acteurs joueront un plaisant rôle. </l>
            <l>À cette objection je réponds en deux mots&#160;: </l>
            <l>Tout parle dans la fable. Autrefois à deux pots </l>
            <l rend="indent">Ésope<index indexName="AA">
                <term>Ésope (Aísôpos)</term>
              </index> accorda la parole. </l>
            <l>Deux pierres, que bientôt on allait employer </l>
            <l rend="indent">À bâtir un palais superbe, </l>
            <l rend="indent"><pb xml:id="p627"/>Étant côte à côte sur l'herbe, </l>
            <l rend="indent">Jasaient pour se désennuyer&#160;: </l>
            <l>L'une des deux artistement taillée, </l>
            <l rend="indent">Destinée aux entablements&#160;: </l>
            <l rend="indent">L'autre n'était point travaillée&#160;; </l>
            <l>Elle devait servir aux fondements. </l>
            <l rend="indent">Il arriva que la première, </l>
            <l>De sa forme nouvelle étant un peu trop fière, </l>
            <l>Se railla de sa sœur, la traita de caillou, </l>
            <l rend="indent">Qui n'était bon qu'à jetter dans un trou. </l>
            <l rend="indent">Tu seras, dit-elle, ignorée&#160;; </l>
            <l>Tandis que des passants attirant les regards, </l>
            <l>Je verrai de chacun ma figure admirée. </l>
            <l>Le monde, pour me voir, viendra de toutes parts. </l>
            <l rend="indent">Tout beau, répond la pierre brute; </l>
            <l>C'est au mépris des sots que je puis être en butte. </l>
            <l rend="indent">Entre nous point d'inimitiés. </l>
            <l rend="indent">Quand on vous mettrait sur le faîte, </l>
            <l rend="indent">Ma sœur, apprenez que la tête </l>
            <l rend="indent">Ne doit point mépriser les pieds. </l>
          </q></p>
        <p>En voilà, sans doute, autant qu'il en faut pour vous satisfaire. L'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> s'appuie sur l'exemple d'Ésope<index indexName="AA">
            <term>Ésope (Aísôpos)</term>
          </index>, pour montrer l'empire du fabuliste sur les êtres inanimés. Il en fournit une
          meilleure <pb xml:id="p628"/>preuve encore par cette fable ingénieuse, où les pierres même
          nous donnent une excellente instruction.</p>
        <p>Bien que la conversation de deux pierres ait quelque chose d'assez plaisant, ajouta
          Timagène, on ne peut contester le mérite de cette <choice>
            <orig>piece</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice>. J'y trouve aussi cette convenance de <choice>
            <orig>caractere</orig>
            <reg>caractère</reg>
          </choice>, dont vous faites une loi. Car si la hauteur <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le dédain peuvent se rencontrer dans une pierre, c'est dans celle dont la forme
          gracieuse doit orner l'entablement. J'entendrai désormais avec un nouveau plaisir parler
          les végétaux, les minéraux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> tout ce qu'il vous plaira d'animer. Car je vois que ces messieurs ont reçu la
          baguette des fées.</p>
        <p>Votre bon ami <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>, reprit Euphorbe, en a fait usage comme les autres ;<note resp="author">Fab. 22,
            92, 84.</note> témoins la fable du chêne <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du roseau, celle de la montagne en travail, celle du pot de terre <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du pot de fer, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plusieurs autres.</p>
        <p>Il a bien fait pis, répliqua Timagène&#160;: il a <choice>
            <orig>personifié</orig>
            <reg>personnifié</reg>
          </choice> des êtres purement imaginaires, tels que la folie <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'amour, la mort, le vent <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la <choice>
            <orig>goute</orig>
            <reg>goutte</reg>
          </choice>. Mais je lui <pb xml:id="p629"/>pardonne tout en faveur du plaisir que j'éprouve
          en le lisant. Outre la sagesse <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la profondeur de sa morale, il y a dans son récit un <choice>
            <orig>je ne sçais quoi</orig>
            <reg>je ne sais quoi</reg>
          </choice>, qui me charme <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> que je ne retrouve dans aucun autre.<note resp="editor">Sur la notion du <hi
              rend="italic">je ne sais quoi</hi>, voir la note à la page 61.</note> On ne peut
          refuser cependant à plusieurs de ceux-ci des éloges mérités. Ils ont de la justesse dans
          l'application de la morale, de la <choice>
            <orig>légéreté</orig>
            <reg>légèreté</reg>
          </choice> dans le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, du naturel dans les idées&#160;: mais ils n'ont point un certain vernis
          délicat, une touche <choice>
            <orig>particuliere</orig>
            <reg>particulière</reg>
          </choice>, qui n'appartient qu'à ce modèle de la fable.</p>
        <p>Ce que vous goûtez si bien dans cet aimable <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>, repartit Euphorbe, ce qui vous y enchante, n'en doutez pas, c'est la naïveté de
          son <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>. Ce mérite dans un écrivain a toujours été fort rare, même dans le <choice>
            <orig>siécle</orig>
            <reg>siècle</reg>
          </choice> dernier. Il l'est, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> il le sera probablement encore davantage dans le nôtre, où tout, jusqu'à <hi
            rend="italic">bon jour</hi>, se dit avec esprit. Du temps des Sénèques <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des Lucains, il n'y <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> plus ni Térences, ni Plautes, ni Horaces.</p>
        <p>Je <choice>
            <orig>voudrois</orig>
            <reg>voudrais</reg>
          </choice> bien <choice>
            <orig>sçavoir</orig>
            <reg>savoir</reg>
          </choice>, dit alors Timagène, ce qu'on entend par ce <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> naïf&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> si on ne doit pas le confondre dans le récit avec la simplicité.</p>
        <p><pb xml:id="p630"/>À mon avis, répondit Euphorbe, la meilleure définition que l'on puisse
          donner du naïf, est de l'appeler le dernier période du naturel.<note resp="editor">Période
            (n.m.) pris au sens du plus haut point où une chose puisse arriver&#160;; voir le <hi
              rend="italic">Dictionnaire de L'Académie française</hi>, 4e éd. de 1762.</note> Il
          ajoute à celui-ci une nuance plus forte <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus marquée. Par exemple, c'est la nature elle-même qui parle dans cette
          phrase&#160;: <q rend="italic">Je n'ai rien à dire d'un tel, après sa mort, parce qu'il
            n'a rien fait qui mérite d'être rapporté.</q> Gombaud a revêtu cette pensée des <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> de la naïveté dans ce quatrain.</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Colas est mort de maladie&#160;: </l>
            <l>Tu veux que j'en pleure le sort. </l>
            <l>Que diable veux-tu que j'en die&#160;? </l>
            <l>Colas vivait&#160;; Colas est mort. </l>
          </q></p>
        <p>En effet, interrompit Timagène, il y a dans ces vers <choice>
            <orig>je ne sçais quoi</orig>
            <reg>je ne sais quoi</reg>
          </choice> de brusque, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> une <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de franchise qui se fait sentir tout d'un coup à l'esprit. Je crois qu'on peut
          ranger dans la même classe cette réflexion de <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>.<note resp="author">Fab. 36.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l rend="indent">Un lièvre en son gîte songeait&#160;: </l>
            <l><pb xml:id="p631"/>(Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?) </l>
          </q></p>
        <p>Je conçois dès lors que le naïf est précisément l'antipode de ce <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> maniéré, pompeux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> enigmatique, si fort à la mode aujourd'hui&#160;: mais en <choice>
            <orig>même-temps</orig>
            <reg>même temps</reg>
          </choice> je ne vois pas quel grand mérite peut avoir cette façon d'écrire. Car rien n'est
          plus aisé, ce semble, que de dire les choses bonnement <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans art. </p>
        <p>Tout aisé que cela est ou <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> être, poursuivit Euphorbe, <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> est encore le seul qui ait parfaitement réussi à traiter la fable dans ce genre. <choice>
            <orig>C'est-là</orig>
            <reg>C'est là</reg>
          </choice> ce qui lui a mérité le titre d'inimitable. Les autres ont eu des succès&#160;;
          mais en suivant des routes différentes. Ceux-là ont imité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> presque égalé l'élégante simplicité de Phèdre<index indexName="AA">
            <term>Phèdre (Phaidros)</term>
          </index>, tels que Faërne <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> Desbillons&#160;; ceux-ci se sont distingués par les <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> d'un <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> badin <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> léger&#160;: aucun n'a partagé avec notre fabuliste l'éloge de la naïveté. Dans
          les autres <choice>
            <orig>especes</orig>
            <reg>espèces</reg>
          </choice> de récits susceptibles de cette qualité, vous ne trouverez pas, je crois,
          beaucoup d'<choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> que vous puissiez mettre en parallèle avec la marquise de Sévigné. Une réflexion
          peut nous aider à comprendre cette rareté. Le grand <pb xml:id="p632"/><choice>
            <sic>écueuil</sic>
            <corr>écueil</corr>
          </choice> du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> naïf, c'est le burlesque, le bas <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le trivial. L'écrivain est à tout moment exposé à tomber dans l'un de ces
          défauts. C'est un voyageur qui marche dans un sentier étroit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> glissant au bord d'un précipice. Pour peu qu'il fasse un faux pas, il est
          entraîné dans le gouffre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par la pente du <choice>
            <orig>terrein</orig>
            <reg>terrain</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par son propre poids. Le danger lui <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> trop grand&#160;: il prend un autre chemin.</p>
        <p>Ne vous en déplaise, répliqua Timagène, vous n'avez pas fait mention de plusieurs <choice>
            <orig>Auteurs</orig>
            <reg>auteurs</reg>
          </choice> fameux par leur naïveté. Comptez-vous pour rien, Joinville, Brantôme, Philippe
          de <choice>
            <orig>Comines</orig>
            <reg>Commynes</reg>
          </choice><index indexName="AA">
            <term>Commynes, Philippe de</term>
          </index>&#160;? </p>
        <p>Je sais, repartit Euphorbe, tout le mérite de ces historiens dans cette partie. Si je les
          ai omis, c'est que le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> naïf n'est plus admis dans les sujets grands <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> nobles, à moins qu'il ne porte l'empreinte de la vétusté. C'est un malheur
          peut-être&#160;; car cet air d'ingénuité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de franchise, est ordinairement l'apanage <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le garant de la vérité. Mais enfin, un historien <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice> mauvaise grâce aujourd'hui d'écrire les <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> du règne de Louis XIV, du même ton que ces anciens auteurs ont raconté ceux des
          règnes de <choice>
            <orig>S.</orig>
            <reg>Saint</reg>
          </choice> Louis <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de Louis XI. La <pb xml:id="p633"/>liberté de l'expression dans ces <choice>
            <orig>siécles</orig>
            <reg>siècles</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>peignoit</orig>
            <reg>peignait</reg>
          </choice> la candeur des mœurs&#160;; maintenant nos mœurs sont plus libres <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> plus dissolues, mais notre <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> est devenu plus délicat, et, passez-moi ce-terme, plus ombrageux.</p>
        <p>En rapprochant tout ce que vous venez de dire sur le ton naïf, réprit Timagène, il me
          semble qu'on peut en distinguer deux sortes. L'un est renfermé dans une seule pensée,
          l'autre est répandu dans tout l'ouvrage, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> lui prête un coloris particulier. Je rangerai dans la <choice>
            <orig>premiere</orig>
            <reg>première</reg>
          </choice> classe votre quatrain der Gombaud. J'y joindrai la petite aventure que raconte
          Horace dans une de ses épîtres<choice>
            <orig/>
            <reg>&#160;: </reg>
          </choice><note resp="author"><q rend="verse">
              <l>Luculli miles collecta viatica multis </l>
              <l>Ærumnis, lassus dum noctu stertit, ad assem </l>
              <l>Ferdiderat: post hoc vehemens lupus, et sibi et hosti </l>
              <l>Iratus pariter&#160;; jejunis dentibus acer </l>
              <l>Præsidium regale loco dejecit, ut aiunt, </l>
              <l>Summe munito, et multarum divite rerum. </l>
              <l>Clarus ob id factum, donis ornatur honestis&#160;: </l>
              <l>Accipit et bis dena super sestertia nummûm. </l>
              <l>Forte sub hoc tempus castellum evertere Prætor </l>
              <l>Nescio quod cupiens, hortari cœpit eumdem </l>
              <l>Verbis, quæ timido quoque possent addere mentem. </l>
              <l>I, bone, quo virtus tua te vocat&#160;; i&#160;; pede fausto </l>
              <l>Grandia laturus meritorum præmia&#160;: Quid stas? </l>
              <l>Post hæc, ille catus, quantumvis rusticus&#160;: ibit, </l>
              <l>Ibit, eò quò vis, qui zonam perdidit, inquit. </l>
            </q>
            <hi rend="italic">Lib. 2. Eb. 2</hi>.</note>
          <q rend="inline">Un soldat de Lucullus, dit ce <choice>
              <orig>poëte</orig>
              <reg>poète</reg>
            </choice>, avait amassé avec bien des soins <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des peines un petit pécule. Une nuit qu'après des fatigues sans nombre, il
            ronflait à son aise on lui vola jusqu'au dernier sol. Depuis ce moment, furieux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> contre <pb xml:id="p634"/>lui-même, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> contre l'ennemi, il devint un lion. Animé par le besoin, il força, dit-on,
            l'épée à la main un poste bien fortifié, où Mithridate avait placé un détachement pourvu
            de toutes les choses nécessaires. Une action si éclatante lui mérita les présents
            militaires&#160;: on y ajouta vingt mille sexterces. À quelques jours de-là, le général
            voulant livrer l'assaut à je ne sais quel château, s'adressa à ce même soldat, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'exhorta à bien faire en des termes capables de donner du cœur au plus lâche.
            Vas, mon ami, lui dit-il, où t'appelle ta bravoure&#160;; vas, sous d'heureux auspices, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> comptes sur les récompenses les plus magnifiques. Eh <pb xml:id="p635"
            />bien&#160;! Qu'attends-tu&#160;? Mon général, reprit alors le rusé paysan, envoyez,
            envoyez pour attaquer ce retranchement quelqu'un qui ait perdu sa bourse.</q> Il est
          certain qu'il n'y a de naïveté que dans le derniers vers de ce morceau, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'elle forme ici, comme dans votre exemple, <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'épigramme. Ce n'est pas de celle-là dont nous devons nous occuper
          principalement, mais de celle qui règne dans tout un récit, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui en fait un des plus précieux <choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice>. Que cette <choice>
            <orig>derniere</orig>
            <reg>dernière</reg>
          </choice> se donne pour moderne, ou qu'elle <choice>
            <orig>paroisse</orig>
            <reg>paraisse</reg>
          </choice> sous les rides de l'antiquité, j'ai toujours peine à la distinguer de la
          simplicité du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>. Par exemple, le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> marotique, n'est-il pas le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> naïf ?</p>
        <p>L'un peut aider l'autre, répondit Timagène&#160;; mais l'un n'est pas l'autre. Le premier
          consiste à s'exprimer aujourd'hui en <choice>
            <orig>poësie</orig>
            <reg>poésie</reg>
          </choice> comme on s'<choice>
            <orig>exprimoit</orig>
            <reg>exprimait</reg>
          </choice> du <pb xml:id="p636"/>temps de Marot sous le règne de François I. Ce langage
          simple, naturel <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> concis est capable d'ajouter beaucoup d'agrément à la naïveté, comme dans ces
          vers de Marot lui-même, adressés au Roi, au sujet d'un valet qui l'<choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> volé ;</p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Finalement, de ma chambre il s'en va </l>
            <l>Droit à l'étable, où deux chevaux trouva&#160;; </l>
            <l>Laisse le pire, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> sur le meilleur monte&#160;; </l>
            <l>Pique <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> s'enfuit. Pour abréger le conte, </l>
            <l>Soyez certain qu'au sortir dudit lieu, </l>
            <l>N'oublia rien,<note resp="author"><hi rend="italic"><choice>
                    <orig>Si-non</orig>
                    <reg>Sinon</reg>
                  </choice></hi></note> sors de me dire adieu.</l>
            <l>Ainsi s'en va,<note resp="author">[<hi rend="italic">C'est-à-dire, qui cherche la
                  corde.</hi>]</note> chatouilleux de la gorge, </l>
            <l>Ledit valet, monté comme un Saint George&#160;; </l>
            <l>Et vous laissa monsieur dormir son saoul, </l>
            <l>Qui au réveil n'eut su trouver un sol. </l>
            <l>Ce monsieur là, Sire, c'était moi-même...<note resp="editor">Clément Marot, « On dit
                bien vray, la maulvaise Fortune... » (épître écrit en 1531)&#160;; voir notre
                édition de référence (<ref target="http://www.berardier.org/node123"
                  >bibliographie</ref>), épître XXV, p. 171-176&#160;; la même épître est cité <ref
                  target="#p247">page 247</ref>.</note></l>
          </q></p>
        <p>Mais ce même langage <choice>
            <sic>peut-être</sic>
            <corr>peut être</corr>
          </choice> employé dans des sujets, où il n'y a rien de naïf. Vous en avez la preuve dans
          plusieurs epîtres du grand Rousseau.</p>
        <p>Et bien, soit, insista Timagène&#160;: passons condamnation pour le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> de Marot.</p>
        <p><pb xml:id="p637"/>Mais voici une petite aventure racontée par Cicéron&#160;: nous
          verrons si vous la placerez parmi les récits naïfs.<note resp="author"><q rend="inline"
              >Caius Canius, eques Romanus, homo nec infacetus, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> satis litteratus, cum se Syracusas otiandi causa, non negotiandi, ut ipse
              dicere solebat, contulisset, dictirabat se hortulos aliquos velle emere, quo invitare
              amicos, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> ubi se oblectare sine interpellatoribs posset. Quod cum percrebuisset,
              Pythius ei quidam, qui argentariam faceret Syracusis, dixit venales quidem se hortos
              non habere, sed licere uti Canio, si vellet, ut suis&#160;; <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> simuli ad cœnam hominem in hortos invitavit >in posterum diem. Cum ille
              promisisset, tum Pythius, ut argentarius, qui esset apud omnes ordines gratiosus,
              piscatores ad se vocavit <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> ab his petivit, ut ante suos hortulos postera die piscarentur&#160;:
              dixitque quid eos facere vellet. Ad cœnam tempore venit Canius&#160;: opipare paratum
              erat convivium&#160;: Cymbarum ante oculos multitudo&#160;: pro se quisque quod
              ceperat asserebat&#160;: ante pedes Pythii pisces abiciebantur. Tum Canius, quæso,
              inquit, quid est, Pythi, tantumne piscium, tantumne cymbarum&#160;? <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> ilie, quid mirum&#160;? inquit. Hoc loco est, Syraculis quidquid est
              piscium&#160;: hic >aquatio. Hac villa isti carere non possunt. Incensus Canius
              cupiditate, contendit à Pythio, ut venderet. Gravate ille primo. Quid multa&#160;?
              Impetrat. Emit homo cupidus <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> locuples, tanti quanti Pythius voluit, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> emit instructos&#160;: nomina facit&#160;: negotium conficit. Invitat Canius
              postera die familiares suos. Venit ipse mature. Scalmum nullum videt. Quærit ex
              proximo vicino, num feriæ quædam piscatorum essent, quod eos nullos videret. Nullæ,
              quod >sciam, inquit ille&#160;; sed hic piscari nulli solent. Itaque heri mirabar,
              quid accidisset. Stomachari Canius.</q>
            <hi rend="italic">Cicer.de offi. lib. 3. 12. 58 et 59</hi>.</note>
          <q rend="inline">Caius Canius, chevalier Romain, homme qui ne manquait pas d'esprit <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui avait des belles-lettres, s'etait rendu à Syracuse, non pour traiter
            d'affaires, mais pour les oublier, comme il s'exprimait lui-même. Il publia qu'il avait
            dessein d'acheter quelques jardins, où il put inviter ses amis <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se divertir avec eux, sans craindre les importuns. Ce bruit s'étant répandu,
            un certain Pythius, banquier de Syracuse, vint dire à Canius que ses jardins n'étaient
            point à vendre&#160;; mais qu'il pouvait en faire usage, comme de son propre bien, s'il
            le jugeait à <pb xml:id="p638"/>propos&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en même-temps, il invite mon homme à souper dans ces mêmes jardins, pour le
            lendemain. Le chevalier promit de s'y trouver. Alors Pythius, à qui sa profession
            donnait du crédit dans tous les états, manda les pêcheurs des environs, les pria de
            venir pêcher devant ses jardins le jour suivant, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les instruisit de tout ce qu'ils avaient à faire. Canius se rend à l'heure
            marquée. La table était servie magnifiquement. Une foule de barques se présente à ses
            yeux&#160;: les pêcheurs apportaient à l'envi ce qu'ils avaient pris, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> jettaient aux pieds de Pythius des poissons sans nombre. Qu'est-ce donc, s'il
            vous plaît, mon <pb xml:id="p639"/>cher, dit alors Canius, que cette multitude de
            barques, cette quantité de poissons&#160;? N'en soyez point surpris, reprit Pythius.
            C'est ici qu'on pêche tous les poissons de Syracuse&#160;: c'est ici leur rendez-vous.
            Ces gens-là ne peuvent se passer de cette maison de campagne. Canius aussitôt conçoit le
            desir le plus vif d'en faire l'acquisition&#160;: il presse Pythius de la lui vendre.
            Celui-ci fait d'abord le difficile&#160;: enfin, il se laisse gagner. Notre chevalier,
            riche <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ardent dans ses désirs, acheta ce fond tout ce que Pythius voulut, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> il l'acheta tout meublé. On passe le contrat&#160;: l'affaire est conclue. Le
            lendemain Canius invite ses amis dans sa nouvelle maison&#160;: il s'y rend lui-même de
            bonne heure&#160;: il n'<choice>
              <orig>apperçoit</orig>
              <reg>aperçoit</reg>
            </choice> pas le plus petit batelet. Il demande <pb xml:id="p640"/>à un voisin, s'il y
            avait ce jour-là quelque fête pour les pêcheurs, puis qu'il n'en voyait aucun. Non pas
            que je sache, dit l'autre&#160;: mais personne ne vient jamais pêcher en cet endroit.
            Aussi j'étais tout surpris hier, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> je ne savais ce qui pouvait être arrivé. Canius en fut pour une inutile
            colère.</q> Peut-on imaginer quelque chose de plus charmant que cette historiette ?</p>
        <p>Rien assurément n'est mieux raconté, repartit Euphorbe. Tout ce qui contribue à former un
          excellent récit se trouve dans ce morceau&#160;; vivacité du <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>, <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> du naturel, simplicité même, <choice>
            <orig>jusques</orig>
            <reg>jusque</reg>
          </choice> dans la conduite de Canius, qui se laisse tromper. Mais je ne vois point encore
          la tout-à-fait du naïf, si ce n'est peut-être dans la réponse du voisin, interrogé par
          Canius. Je n'y vois point cet air de candeur <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de <choice>
            <orig>bonhommie</orig>
            <reg>bonhomie</reg>
          </choice>, qui rejette jusqu'à l'apparence de l'art <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de l'étude, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui ne se rencontre d'ordinaire que dans les <choice>
            <orig>enfans</orig>
            <reg>enfants</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les gens de la campagne&#160;; encore dans ces <pb xml:id="p641"/>derniers,
          est-il trop souvent défiguré par <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice> écorce de <choice>
            <orig>grossiéreté</orig>
            <reg>grossièreté</reg>
          </choice>. Quelques exemples éclairciront mieux cet objet, que tout ce que je <choice>
            <orig>pourrois</orig>
            <reg>pourrais</reg>
          </choice> dire. La fable du savetier <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du financier dans <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice> est un des plus beaux modèles en ce genre.<note resp="author">Fab.
          143.</note></p>
        <p><q rend="verse">
            <l>Un savetier chantait du matin jusqu'au soir&#160;: </l>
            <l rend="indent">C'était merveille de le voir, </l>
            <l>Merveille de l'ouir&#160;: il faisait des passages, </l>
            <l rend="indent">Plus content qu'aucun des sept sages. </l>
            <l>Son voisin au contraire étant tout cousu d'or, </l>
            <l rend="indent">Chantait peu, dormait moins encore. </l>
            <l rend="indent">C'était un homme de finance. </l>
            <l>Si sur le point du jour parfois il sommeillait, </l>
            <l>Le savetier alors en chantant l'éveillait, </l>
            <l rend="indent">Et le financier se plaignait, </l>
            <l rend="indent">Que les soins de la providence </l>
            <l>N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, </l>
            <l rend="indent">Comme le manger <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> le boire. </l>
            <l rend="indent">En son hôtel il fait venir </l>
            <l>Le chanteur, <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> lui dit&#160;: Or ça, sire Grégoire, </l>
            <l rend="indent">Que gagnez-vous par an&#160;? Ma foi, Monsieur&#160;: </l>
            <l rend="indent"><pb xml:id="p642"/>Dit avec un ton de rieur </l>
            <l>Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière </l>
            <l>De compter de la sorte&#160;; <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> je n'entasse guère </l>
            <l>Un jour sur l'autre&#160;: il suffit qu'à la fin </l>
            <l rend="indent">J'attrappe le bout de l'année&#160;: </l>
            <l rend="indent">Chaque jour amène son pain. </l>
            <l>Eh-bien&#160;! que gagnez-vous, dites-moi, par journée&#160;? </l>
            <l>Tantôt plus, tantôt moins&#160;: le mal est que toujours, </l>
            <l>(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,) </l>
            <l>Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours </l>
            <l>Qu'il faut chommer&#160;: on nous ruine en fêtes. </l>
            <l>L'uné fait tort à l'autre&#160;; <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> Monsieur le Curé </l>
            <l>De quelque nouveau saint charge toujours son prône. </l>
            <l>Le financier riant de sa naïveté </l>
            <l>Lui dit&#160;; je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône. </l>
            <l>Prenez ces cent écus&#160;: gardez les avec soin, </l>
            <l rend="indent">Pour vous en servir au besoin. </l>
            <l>Le savetier crut voir tout l'argent que la terre </l>
            <l rend="indent">Avait, depuis plus de cent ans, </l>
            <l rend="indent">Produit pour l'usage des gens. </l>
            <l>Il retourne chez lui&#160;; dans sa cave il enserre </l>
            <l rend="indent"><pb xml:id="p643"/>L'argent <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> sa joie à la fois. </l>
            <l rend="indent">Plus de chant&#160;: il perdit la voix, </l>
            <l>Sitôt qu'il posséda ce qui cause nos peines. </l>
            <l rend="indent">Le sommeil quitta son logis&#160;: </l>
            <l rend="indent">Il eut pour hôte les soucis, </l>
            <l rend="indent">Les soupçons, les alarmes vaines&#160;: </l>
            <l>Tout le jour il avait l'œuil au guet&#160;; <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> la nuit </l>
            <l rend="indent">Si quelque chat faisait du bruit, </l>
            <l>Le chat prenait l'argent. À la fin le pauvre homme </l>
            <l>S'encourut chez celui qu'il ne réveillait plus&#160;: </l>
            <l>Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons <choice>
                <orig>&amp;</orig>
                <reg>et</reg>
              </choice> mon somme&#160;; </l>
            <l rend="indent">Et reprenez vos cent écus.</l>
          </q></p>
        <p>Voilà ce que j'appelle du naïf. Il semble qu'il ne soit pas possible de dire les choses
          autrement que les dit ici l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice>&#160;; que ces vers ont coulé de sa plume sans étude <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> presque sans attention&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> peut-être lui ont-ils coûté bien des travaux <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des peines. Je ne <choice>
            <orig>sçais</orig>
            <reg>sais</reg>
          </choice> si vous remarquez qu'il y a peu de fables plus chargées d'<choice>
            <orig>ornemens</orig>
            <reg>ornements</reg>
          </choice> que celle-là dans <choice>
            <orig>la Fontaine</orig>
            <reg>La Fontaine</reg>
          </choice>&#160;: mais ils se présentent sous un air si aisé, si familier, <choice>
            <sic>quelle</sic>
            <corr>qu'elle</corr>
          </choice> eut été moins simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> moins naïve, si elle eût été moins ornée. Outre le ton facile qui <choice>
            <orig>régne</orig>
            <reg>règne</reg>
          </choice> dans toute cette <choice>
            <orig>piece</orig>
            <reg>pièce</reg>
          </choice>, elle est <pb xml:id="p644"/>remplie de traits qui caractérisent encore plus <choice>
            <orig>particuliérement</orig>
            <reg>particulièrement</reg>
          </choice> cette belle nature. Tels sont ceux-ci&#160;; <q rend="italic">il faisait des
            passages, plus content qu'aucun des Sept Sages. Le financier se plaignait, que les soins
            de la providence n'eussent pas fait vendre le dormir. Le savetier crut voir tout
            l'argent que la terre avait produit depuis plus de cent ans. Si quelque chat faisait du
            bruit, le chat prenait l'argent</q>. Et cent autres que vous avez remarqué mieux que
          moi. Le savetier parle le langage du peuple&#160;; ses propos sont ceux des gens de son
          étage&#160;: mais ils n'ont rien de bas <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de trivial.</p>
        <p>Je trouve en effet, poursuivit Timagène, que votre artisan s'exprime d'une <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> bien pure <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> bien correcte pour un homme de la lie du peuple. Ne <choice>
            <orig>valoit</orig>
            <reg>valait</reg>
          </choice>-il pas mieux lui prêter les façons de parler de la populace, comme j'ai vu
          souvent mettre dans la bouche des paysans le patois du village&#160;? Cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'<choice>
            <orig>idiôme</orig>
            <reg>idiome</reg>
          </choice> ne <choice>
            <orig>peindroit</orig>
            <reg>peindrait</reg>
          </choice>-il pas mieux la nature ?</p>
        <p>Il la <choice>
            <orig>peindroit</orig>
            <reg>peindrait</reg>
          </choice> peut-être mieux dans sa difformité, reprit Euphorbe, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> c'est ce qu'il faut éviter. Si je <choice>
            <orig>voulois</orig>
            <reg>voulais</reg>
          </choice> donner un modèle de l'<choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> humaine, je <pb xml:id="p645"/>ne <choice>
            <orig>ferois</orig>
            <reg>ferais</reg>
          </choice> pas le portrait d'un homme contrefait. Remarquez que ces personnages de paysans
          dont vous parlez, n'ont jamais bien réussi sur la scène&#160;: ils ne réussiront pas mieux
          ailleurs. Un homme d'esprit trouve des charmes dans la façon de penser <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de parler des hommes du commun&#160;; il en goûte la liberté <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> la franchise&#160;: il se rebute, si cette liberté dégénère en <choice>
            <orig>grossiéreté</orig>
            <reg>grossièreté</reg>
          </choice>. Il n'imagine pas qu'il y ait du mérite à parler mal sa langue&#160;: cette
          affectation l'indigne, au lieu de l'amuser.</p>
        <p>Si j'ai bonne mémoire, interrompit Timagène, notre ami Horace a raconté une aventure <choice>
            <orig>à-peu-près</orig>
            <reg>à peu près</reg>
          </choice> pareille à celle de votre savetier. J'ai envie de les rapprocher ici&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> j'<choice>
            <orig>espere</orig>
            <reg>espère</reg>
          </choice> que pour cette fois vous ne refuserez pas d'admettre la mienne à côté de la
          vôtre, dans le genre naïf. Elle me <choice>
            <orig>paroît</orig>
            <reg>paraît</reg>
          </choice> en avoir tous les caractères.<note resp="author"><q rend="verse">
              <l>Strenuus et fortis causisque Philippus agendis</l>
              <l>Clarus, ab officiis octavam circiter horam </l>
              <l>[p.646] Dum redit, atque foro nimium distare Carinas, </l>
              <l>Jam grandis natu queritur, conspexit, ut aiunt,</l>
              <l>Adrasum quemdam vacua tonsoris in umbra, </l>
              <l>Cultello proprios purgantem leniter ungues, </l>
              <l>Demetri ( puer hic non læve jussa Philippi </l>
              <l>Accipiebat) abi, quære et refer unde domo, quis, </l>
              <l>Cujus fortunæ, quo fit patre, quove patrono. </l>
              <l>It, redit, et narrat, Vulteium nomine Mænam, </l>
              <l>[p.647] Præconem, tenui censu , sine crimine notum,</l>
              <l>Et properare loco, et cessare, et quærere, et uti,</l>
              <l>Gaudentem parvisque sodalibus, et lare certo, </l>
              <l>Et ludis, et, post decisa negotia Campo. </l>
              <l>Scitari libet ex ipso quæcumque refers&#160;; die </l>
              <l>Ad cœnam veniat. Non sane credere Mæna&#160;: </l>
              <l>Mirari secum tacitus. Quid multa&#160;? Benigne</l>
              <l>Repondet. Negat ille mihi&#160;? Negat improbus, et te</l>
              <l>Negligit, aut horret. Vulteium mane Philippus </l>
              <l>[p.648] Vilia vendentem tunicato scruta popello</l>
              <l>Occupat, et salvere jubet prior&#160;: ille Philippo </l>
              <l>Excusare laborem, et mercenaria vincia,</l>
              <l>Quod non mane domum venisset&#160;; denique</l><l>quod non </l>
              <l>Providisset eum. Sic ignovisse putato</l>
              <l>Me tibi, si cœnas hodie mecum. Ut libet.</l>
              <l>Ergo</l><l>Post nonam venies&#160;: nunc i, rem strenuus auge.</l>
              <l>Ut ventum ad cœnam est, dicenda, tacenda locutus</l>
              <l>Tandem dormitum dimittitur. Hic ubi sæpe </l>
              <l>[p.649] Occultum visus decurrere piscis ad hamum,</l>
              <l>Mane cliens, et jam certus conviva, jubetur</l>
              <l>Rura suburbana indictis comes ire Latinis.</l>
              <l>Impositus mannis, arvum cœlumque Sabinum</l>
              <l>Non cessat laudare. Videt, ridetque Philippus ;</l>
              <l>Et sibi dum requiem, dum risus undique quærit,</l>
              <l>Dum septem donat sestertia, mutua septem </l>
              <l>Promittit, persuadet uti mercetur agellum.</l>
              <l>Mercatur. Ne te longis ambagibus, ultra </l>
              <l>[p.650] Quam satis est, morer ,ex nitido sit rusticus, atque</l>
              <l>Sulcos et vineta crepat mera&#160;; præparat ulmos ;</l>
              <l>Immoritur studiis, et amore senescit habendi.</l>
              <l>Verum ubi oves furto, morbo periere capellæ</l>
              <l>Spem mentita seges, bos est enectus arando ;</l>
              <l>Offensus damnis, media de nocte caballum </l>
              <l>Arripit, iratusque Philippi tendit ad ædes. </l>
              <l>Quem simul aspexit scabrum intonsumque Philippus ;</l>
              <l>Durus, ait, Vultei nimis attentusque videtis </l>
              <l>Esse mihi. Pol, me miserum, patrone, vocares.</l>
              <l>Si velles, inquit, verum mihi ponere nomen.</l>
              <l>Quod te per Genium, dextramque Deosque Pénates.</l>
              <l>Obsecro et obtestor, vitæ me redde priori.</l>
            </q>
            <hi rend="italic">Hor. lib. 1. Ep. 7</hi></note>
          <q rend="inline">Philippe, homme de mérite <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> avocat fameux, revenait du barreau vers la huitième heure, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> son grand âge lui faisait déjà trouver <pb xml:id="p646"/>bien long le chemin
            qu'il lui fallait faire jusqu'aux Carènes. En passant, il <choice>
              <orig>apperçut</orig>
              <reg>aperçut</reg>
            </choice>, dit-on, dans la boutique d'un barbier un particulier seul, qui se faisait
            tranquillement les ongles, après avoir été rasé. Démétrius, dit-il, (c'était le nom de
            son domestique) vas de ma part demander à cet homme-là, qui il est, de quelle famille,
            quel est son bien, son père, quels sont ses protecteurs&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tu m'en rendras compte. Le valet entendu à faire une commission, part, revient <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui rapporte que ce quidam se nomme Vultéius Mænas, crieur public, <pb
              xml:id="p647"/>d'une fortune bien mince, mais sans reproches&#160;; qu'il savait
            travailler à propos <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> s'amuser, gagner de l'argent <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le dépenser&#160;; que ses plaisirs étaient de recevoir chez lui quelques amis
            de sa sorte, de se trouver aux yeux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> au champ de Mars, après ses affaires terminées. Je voudrais savoir de lui-même
            tout cela, reprit Philippe. Vas lui dire qu'il vienne souper chez moi. Mænas croit qu'on
            se moque de lui&#160;: étonné, il reste quelque-temps dans le silence&#160;: enfin il
            s'excuse le plus poliment qu'il peut. Comment&#160;? il me refuse&#160;? — Oui,
            Monsieur, et <pb xml:id="p648"/> avec obstination. Je ne sais si c'est indifférence ou
            timidité de sa part. Le lendemain matin, Philippe rencontre Vultéius occupé à vendre au
            petit peuple quelques misérables marchandises. Il l'aborde le premier <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui donne le bon jour. Notre homme aussitôt s'excuse sur son travail, sur la
            servitude de son commerce, de n'avoir pas été ce jour-là le saluer, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de ne l'avoir pas apperçu plutôt. — Je vous pardonne tout, à condition que
            vous viendrez aujourd'hui souper avec moi. — Comme il vous plaira. Ainsi, je vous
            attends après la <pb xml:id="p649"/>neuvième heure. Allez, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> faites bien vos affaires. Il se rend à l'heure marquée&#160;: à table, il
            parle à tort à travers de tout ce qui lui vient à l'esprit. Enfin on l'envoie prendre du
            repos. Philippe s'apperçut bientôt que le poisson mordait à l'hameçon. Déjà on était
            assidu à lui faire sa cour le matin, on ne manquait pas un souper. Il saisit donc le
            moment, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> il le pria de l'accompagner à sa maison de campagne aux fêtes prochaines.
            Monté sur un bidet, le bon-homme loue à perte de vue la terre, le ciel, le climat de la
            Sabinie. Philippe l'observe, rit de <pb xml:id="p650"/>tout son cœur, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> se promet du plaisir <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> du délassement dans cette aventure. Il lui fait présent d'une somme
            d'argent&#160;: il s'engage à lui en prêter autant&#160;: il lui persuade d'acheter un
            petit fond&#160;: l'acquisition se fait. En un mot, notre bourgeois devient
            campgnard&#160;; il ne parle plus que vignes <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> labours&#160;; il dispose ses plantations&#160;; ses projets ne lui laissent
            aucun repos, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'envie d'acquérir le fait sécher sur pied. Mais bientôt la maladie, les
            voleurs lui enlevèrent ses troupeaux&#160;; une mauvaise récolte trompa ses
            espérances&#160;; ses bœufs périrent de fatigue. Tant de pertes le dégoûtèrent bien <pb
              xml:id="p651"/>vîte. Une belle nuit il monte brusquement à cheval, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> arrive tout en colère chez Philippe. Celui-ci l'appercevant mal peigné <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> en désordre, en vérité, mon cher Vultéius, lui dit-il, vous êtes trop dur à
            vous-même, trop économe. Oh&#160;! par ma foi, mon cher protecteur, reprit-il, si vous
            voulez me qualifier comme il faut, appellez-moi le plus malheureux des hommes. Au nom
            des Dieux <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de ce que vous avez de plus sacré, rendez-moi mon premier état.</q> Vous serez
          content, je crois, de l'ingénuité <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> du ton naturel qui <choice>
            <orig>regnent</orig>
            <reg>règnent</reg>
          </choice> dans tout ce récit.</p>
        <p>Il <choice>
            <orig>faudroit</orig>
            <reg>faudrait</reg>
          </choice> être un peu de mauvaise humeur, repartit Euphorbe, pour n'en être pas satisfait.
          Vous conviendrez que dans ce morceau, on est frappé d'une certaine marche naturelle <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans art qui <pb xml:id="p652"/>ne se fait point sentir dans le premier exemple
          que vous avez apporté, quoique parfait dans son genre. La nature est ici, pour ainsi dire,
          dans son déshabillé&#160;; surtout dans certains endroits, tels que ceux-ci&#160;: <q
            rend="italic">Puer hic non lœve jussa Philippi accipiebat.... Negat ille mihi&#160;?
            Negat improbus, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> te negligit aut horret.... Impositus mannis, arvum cœlumque Sabinum non cessat
            laudare. Videt, ridetque Philippus... Sulcos <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vineta crepat mera...</q>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> bien d'autres pareils. Cependant je vous avoue que je trouve dans le fabuliste <choice>
            <orig>françois</orig>
            <reg>français</reg>
          </choice> un air encore plus aisé, plus éloigné de l'étude <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de l'apprêt que dans le <choice>
            <orig>poëte</orig>
            <reg>poète</reg>
          </choice> latin. Peut-être la différence du langage en est-elle la cause. Horace <choice>
            <orig>connaissoit</orig>
            <reg>connaissait</reg>
          </choice> bien mieux que nous les délicatesses de sa langue&#160;; <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> je soupçonne que la plupart de ses <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice> nous échappent, surtout dans le simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> le naïf.</p>
        <p>Je suis véritablement mortifié, ajouta Timagène, de ce que vous avez dit, il n'y a qu'un
          moment, que le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> dont nous parlons est aujourd'hui <choice>
            <orig>entierement</orig>
            <reg>entièrement</reg>
          </choice> banni de l'histoire, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qu'on ne l'y trouve supportable, que sous les livrées de l'antiquité. J'imagine
          pourtant qu'il <choice>
            <orig>pourroit</orig>
            <reg>pourrait</reg>
          </choice> faire un <choice>
            <orig>très-bon</orig>
            <reg>très bon</reg>
          </choice> effet, même dans <pb xml:id="p653"/>les sujets graves <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sérieux. Pourquoi n'y <choice>
            <orig>auroit</orig>
            <reg>aurait</reg>
          </choice>-il pas le même succès aujourd'hui, que dans les écrivains du <choice>
            <orig>treizieme</orig>
            <reg>treizième</reg>
          </choice> ou <choice>
            <orig>quatorzieme</orig>
            <reg>quatorzième</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>siécle</orig>
            <reg>siècle</reg>
          </choice> ?</p>
        <p>Parce que l'usage, le <choice>
            <orig>tiran</orig>
            <reg>tyran</reg>
          </choice> des ouvrages d'esprit, répliqua Euphorbe, a établi que l'histoire, occupée
          ordinairement des intérêts des princes <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> des affaires du gouvernement, <choice>
            <orig>prendroit</orig>
            <reg>prendrait</reg>
          </choice> un <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> dont l'élévation pût répondre à la grandeur de ces objets. On n'use d'indulgence
          sur ce point qu'envers les anciens historiens. J'en suis fâché autant que vous. Car cette
          simplicité inspire <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice>
          <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de respect pour les <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> raconte&#160;; elle écarte tout soupçon d'artifice&#160;: on lit sans défiance,
          ce qui est écrit sans art. L'ingénuité qui accompagne les récits évangéliques en est la
          preuve&#160;: elle annonce à tout esprit droit <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans préjugés, qu'ils sont les organes de la vérité même. Rien, par exemple,
          n'égale la naïveté avec laquelle est racontée la guérison de l'aveugle-né. Vous ne me
          saurez pas mauvais gré de vous la rappeler.<note resp="author">Evang. de S. Jean, chap.
            9.</note>
          <q rend="inline">Jésus</q>, dit l'Evangéliste, <q rend="inline">vit <pb xml:id="p654"/>en
            passant un homme aveugle depuis sa naissance.... Il fit un peu de boue avec sa salive,
            l'appliqua sur les yeux de cet aveugle, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui dit&#160;; allez, lavez-vous dans la fontaine de Siloë. Il y alla, s'y
            lava, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> revint voyant clair. Les voisins <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ceux qui l'avaient vu mendier auparavant, demandaient&#160;; N'est-ce pas là
            celui qui était assis, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> priait les passants de lui faire l'aumône&#160;? Les uns disaient&#160;; oui,
            c'est lui. D'autres répondaient&#160;; point du tout&#160;; c'est quelqu'un qui lui
            ressemble. Mais le mendiant répetait&#160;; c'est moi-même. On lui disait, comment donc
            vos yeux se sont-ils ouverts&#160;? Cet homme qu'on appelle Jésus, répondait-il, à fait
            un peu de boue, l'a appliquée sur mes yeux, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> m'a dit, allez-vous laver à la fontaine de Siloë&#160;: j'y fuis allé&#160;;
            je me suis lavé, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> je vois. On lui demanda&#160;; où est-il&#160;? Je n'en sais rien,
            reprit-il.</q></p>
        <p>On ne peut assurément, interrompit Timagène, raconter d'une <choice>
            <orig>maniere</orig>
            <reg>manière</reg>
          </choice> plus simple, plus éloignée de tout artifice. Si la nature <choice>
            <orig>vouloit</orig>
            <reg>voulait</reg>
          </choice> parler, elle ne s'<choice>
            <orig>exprimeroit</orig>
            <reg>exprimerait</reg>
          </choice> pas autrement. Cependant que cette simplicité a de charmes&#160;! La vérité est
          belle par elle-même&#160;; elle se montre <pb xml:id="p655"/>toute nue. Comme le mensonge
          est hideux, il a soin de se déguiser. C'est un squelette revêtu d'une robe de drap
          d'or.</p>
        <p>Cette <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'allégorie, reprit Euphorbe, <choice>
            <orig>conviendroit</orig>
            <reg>conviendrait</reg>
          </choice> assez bien aux écrits de nos prétendus philosophes. Mais continuons. Vous verrez
          la même ingénuité se soutenir partout. « <q rend="inline">On amena aux Pharisiens cet
            aveugle. Le jour où Jésus lui avait ouvert les yeux avec du limon, était un jour de
            Sabbath. Les Pharisiens demandèrent donc aussi à cet homme, comment il avait recouvré la
            vue. Il m'a mis de la boue sur les yeux, leur dit-il, j'ai été me laver <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> je vois. Quelques-uns des Pharisiens dirent alors&#160;; cet homme n'est pas
            envoyé de Dieu, puisqu'il n'observe pas le Sabbath&#160;: d'autres ajoutaient&#160;;
            mais comment un pécheur peut-il faire de pareils prodiges&#160;? Ils étaient ainsi
            divisés entr'eux. Ils s'adressèrent de nouveau à l'aveugle, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui dirent, que penses-tu toi-même de celui qui t'a ouvert les yeux&#160;? Que
            c'est un prophète, reprit-il. Les juifs ne voulurent point croire que cet homme eût été
            aveugle, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il eût recouvré la vue, jusqu'à ce qu'ils eussent mandé son <pb
              xml:id="p656"/>père <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> sa mère. Ils les interrogèrent donc, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> leur demandèrent, est-ce là votre fils, que vous dites être né aveugle&#160;?
            Comment voit-il maintenant? Le père <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la mère leur répondirent&#160;; nous savons que c'est-là notre fils <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il est né aveugle&#160;: de vous dire comment il voit maintenant, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui lui a ouvert les yeux, c'est ce que nous ignorons. Il est en âge,
            interrogez-le lui-même&#160;; qu'il rende compte de ce qui le regarde. Ces bonnes gens
            parlèrent de la sorte, parce qu'ils craignaient les juifs. Ceux-ci, en effet, étaient
            déjà couvenus de chasser de la Synagogue quiconque avouerait que Jésus était le Christ.
            C'est ce qui fit dire à ses parents&#160;; il est en âge&#160;; interrogez-le lui-même.
            Ils rappellèrent donc le mendiant qui avait été aveugle, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> lui dirent&#160;; rends gloire à Dieu&#160;: nous savons que cet homme est un
            pécheur. Si c'est un pécheur, dit-il, je n'en sais rien&#160;: tout ce que je sais,
            c'est que j'étais aveugle, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que je vois aujourd'hui. Que t'a-t-il fait, reprirent-ils? Comment t'a-t-il
            ouvert les yeux&#160;? Il leur répondit&#160;; je vous l'ai déjà dit&#160;; vous l'avez
            entendu&#160;; pourquoi voulez-vous l'entendre encore&#160;? <pb xml:id="p657"
            />Avez-vous envie de devenir aussi ses disciples&#160;? Ils le chargèrent alors de
            malédictions. Sois son disciple toi-même, dirent-ils&#160;: pour nous, nous sommes
            disciples de Moyse. Nous savons que Dieu a parlé à Moyse&#160;; mais celui-ci, nous ne
            savons d'où il vient. L'aveugle repartit&#160;: c'est une chose bien singulière que vous
            ne sachiez d'où il vient, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il m'ait ouvert les yeux. On n'ignore pas que Dieu n'écoute point les
            pécheurs, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'il n'exauce que ceux qui l'honorent <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui font sa volonté. On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait rendu la vue
            à un aveugle-né. Si cet homme ne venait de Dieu, il ne pourrait rien faire de semblable.
            Tu n'es que péché depuis ta naissance, repliquèrent les juifs, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tu t'avises de nous enseigner&#160;? <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ils le chassèrent aussitôt. Jésus fut instruit de ce traitement&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'ayant rencontré, il lui dit, croyez-vous dans le fils de Dieu&#160;? Faites-
            le moi connaître, Seigneur, répondit l'aveugle, afin que je croie en lui&#160;? Vous
            l'avez vu, reprit Jésus, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> c'est lui-même qui vous parle. Je crois, Seigneur, s'écria-t-il alors&#160;; <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> tombant à ses genoux, il l'adora.</q> Le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice>
          <pb xml:id="p658"/>naïf a plus que tout autre l'avantage de peindre avec la plus grande
          vérité les inclinations <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les <choice>
            <orig>sentimens</orig>
            <reg>sentiments</reg>
          </choice> des hommes, par le détail de leur conduite <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de leurs discours. Est-on déterminé à ne point croire quelque chose qui déplaît,
          on se tourmente pour chercher des prétextes&#160;; on chicane l'évidence elle-même&#160;;
          on demande cent fois la même chose, afin de trouver dans les réponses des raisons de
          douter <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de se faire illusion à soi-même. N'est-ce pas là ce que nous voyons dans les
          procédés des juifs&#160;? Ils interrogent à plusieurs reprises le même homme, sur le même
          objet, jusqu'à l'importuner, parce qu'ils <choice>
            <orig>voudroient</orig>
            <reg>voudraient</reg>
          </choice> l'amener à penser <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> à parler comme eux. Quelle candeur au contraire, quelle franchise dans les
          discours de celui-ci&#160;! C'est qu'il n'a d'autre intérêt que celui de la vérité. <q
            rend="italic">Je ne sais</q>, dit-il, <q rend="italic">si c'est un pécheur&#160;; tout
            ce que je sais, c'est que j'étais aveugle <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> que je vois aujourd'hui.</q> Voilà certainement ce qu'on peut appeler des
          portraits d'après nature, ou plutôt la nature elle-même, dans toute sa verité.</p>
        <p>Les livres <choice>
            <sic>saints</sic>
            <corr>saints,</corr>
          </choice> poursuivit Timagène, ne se proposent pas de nous donner des <choice>
            <orig>régles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice> pour bien raconter. Néanmoins <pb xml:id="p659"/>il s'y rencontre des modèles <choice>
            <orig>excellens</orig>
            <reg>excellents</reg>
          </choice> en ce genre. Au reste, il me semble, tout bien considéré, que le récit naïf doit
          se renfermer dans les petits sujets, dans la fable, dans la conversation <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les lettres.</p>
        <p>Vous avez raison, repartit Euphorbe, de réunir ces deux derniers objets&#160;; car une
          lettre n'est qu'une conversation écrite. Même liberté dans l'une <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans l'autre&#160;; l'une <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'autre doit être simple <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> ennemie de toute affectation. Trop d'esprit, trop d'imagination dans ces deux
          genres sont insupportables. <choice>
            <orig>De-là</orig>
            <reg>De là</reg>
          </choice> naissent les mauvaises plaisanteries <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les équivoques.</p>
        <p>Pline le jeune, qui écrit si bien une lettre, répliqua Timagène, laisse pourtant échapper
          quelquefois des jeux de mots, témoin celui-ci en parlant des courses du Cirque :<note
            resp="author">Lib. 9. Ep. 6.</note>
          <q rend="italic">Capio aliquam voluptatem, quod hac voluptate non capiar.</q> Je trouve un
          certain plaisir à n'en point trouver dans ces <choice>
            <orig>divertissemens</orig>
            <reg>divertissements</reg>
          </choice>. Voilà de quoi vous mettre en colère, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> vous ne manquerez pas de censurer l'auteur.</p>
        <p><pb xml:id="p660"/>Je ne suis pas si sévère que vous pensez, reprit Euphorbe. Le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> des lettres de Pline est badin <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> léger. Cette plaisanterie <choice>
            <orig>seroit</orig>
            <reg>serait</reg>
          </choice> trop recherchée dans le naïf&#160;; mais ici elle a des <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice>. J'y vois un homme d'esprit qui sent tout ce que vaut le jeu de mots qu'il
          hasarde, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> qui ne se donne cette liberté, qu'à cause de l'<choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> d'ouvrage qu'il écrit. D'ailleurs cette plaisanterie renferme un grand
          sens&#160;: elle ne roule point sur une équivoque&#160;; elle ne dénature point la
          signification des termes.</p>
        <p>Quoi qu'il en soit, continua Timagène, le <choice>
            <orig>stile</orig>
            <reg>style</reg>
          </choice> naïf me plaira toujours plus que tout autre, dans la conversation comme dans les
          lettres. Cette façon de s'exprimer met la compagnie à son aise&#160;: elle est à la portée
          de tout le monde. On est humilié par les propos d'un homme qui prétend toujours à
          l'esprit. Je l'<choice>
            <orig>admirerois</orig>
            <reg>admirerais</reg>
          </choice> davantage, s'il <choice>
            <orig>blessoit</orig>
            <reg>blessait</reg>
          </choice> moins mon amour-propre.</p>
        <p>Il est <choice>
            <sic>un</sic>
            <corr>une</corr>
          </choice> autre <choice>
            <orig>espece</orig>
            <reg>espèce</reg>
          </choice> de gens, ajouta Euphorbe, plus redoutables encore dans la conversation, que les
          faiseurs d'esprit. Ce sont ces importants qui <choice>
            <orig>croyent</orig>
            <reg>croient</reg>
          </choice> toujours mieux savoir <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> mieux dire les choses que les autres. La Bruyère a parfaitement bien peint un de
          ces <pb xml:id="p661"/>personnages.<note resp="author">Caract. t. I. chap. 5.</note>
          <q rend="inline">S'il conte une nouvelle, dit-il,..... elle devient un roman entre ses
            mains&#160;; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites
            façons de parler, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> les fait toujours parler longtemps&#160;: il tombe ensuite en des parenthèses,
            qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l'histoire <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à lui qui vous parle <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> à vous qui le supportez.</q> Que de personnes en effet ne s'<choice>
            <orig>apperçoivent</orig>
            <reg>aperçoivent</reg>
          </choice> pas qu'elles <choice>
            <orig>ennuyent</orig>
            <reg>ennuient</reg>
          </choice> ceux qui les écoutent, dans le temps qu'elles s'imaginent les amuser&#160;! L'un
          traite comme un objet de conséquence un fait particulier, auquel je ne prends pas le
          moindre intérêt. Dans cette idée, il s'appesantit sur cent détails <choice>
            <sic>minucieux</sic>
            <corr>minutieux</corr>
          </choice>, sur cent intrigues de ménage. Il fait l'histoire de tous ceux qui ont eu
          quelque part à l'événement qu'il me fait attendre. Mon air distrait n'obtient autre chose
          de lui, que de <choice>
            <orig>fréquens</orig>
            <reg>fréquents</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>avertissemens</orig>
            <reg>avertissements</reg>
          </choice> de l'écouter, qui allongent encore son récit. L'autre, pour mieux éclaircir ce
          qu'il veut raconter, remonte bien au-delà de la source des <pb xml:id="p662"/>choses,
          détaille des circonstances que je <choice>
            <orig>connois</orig>
            <reg>connais</reg>
          </choice> aussi bien que lui, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> par des descriptions inutiles s'écarte tellement de son but, qu'il a peine à se
          retrouver lui-même dans le labyrinthe qu'il s'est formé.</p>
        <p>À ces traits, reprit Timagène, je <choice>
            <orig>reconnois</orig>
            <reg>reconnais</reg>
          </choice> bien des gens que j'ai fréquentés, des gens même connus dans la société par des <choice>
            <orig>talens</orig>
            <reg>talents</reg>
          </choice> rares. <q rend="inline">Disons donc, avec Costar, que comme les meilleurs pays
            ne sont pas toujours les plus beaux pour le plaisir de la promenade, aussi les esprits
            les plus fertiles en grandes pensées, ne sont pas toujours les plus agréables pour le
            divertissement de la conversation.</q> Je mettrai au même rang ceux qui dans un
          entretien familier, étudient scrupuleusement leur expression <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> leur prononciation. Ils sont moins choqués d'une pensée fausse, que d'un tour de
          phrase, qui s'écarte tant soit peu des <choice>
            <orig>régles</orig>
            <reg>règles</reg>
          </choice> de la grammaire. Cette attention fatiguante est aussi à charge aux autres, qu'à
          eux-mêmes. Cela s'appelle, selon <choice>
            <orig>la Bruyere</orig>
            <reg>La Bruyère</reg>
          </choice>, <q rend="italic">parler proprement <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ennuyeusement</q>. Il en est qui vous tiennent en suspens, un temps infini,
          avant d'en venir au fait dont il est question. Ils prétendent peut-être <pb xml:id="p663"
          />animer la curiosité&#160;: mais ils ne s'<choice>
            <orig>apperçoivent</orig>
            <reg>aperçoivent</reg>
          </choice> pas qu'ils font naître l'impatience, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> bientôt après le dégoût. C'est un art de faire désirer à ceux qui nous écoutent
          ce que nous allons leur dire&#160;; mais il faut se donner de garde de porter trop loin
          leur attente, <choice>
            <orig>sur-tout</orig>
            <reg>surtout</reg>
          </choice> pour un objet qui n'en mérite pas la peine. Je <choice>
            <orig>connois</orig>
            <reg>connais</reg>
          </choice> des enthousiastes en ce genre, qui ne <choice>
            <orig>raconteroient</orig>
            <reg>raconteraient</reg>
          </choice> pas le fait le plus ordinaire, sans y mettre quelqu'un de ces préambules, <hi
            rend="italic">je vais bien vous faire rire&#160;; voici quelque chose de bien plus
            singulier&#160;; vous n'imagineriez jamais ce que je vais vous dire</hi>.</p>
        <p>Ennuyer dans un discours académique, poursuivit Euphorbe, cela peut bien se passer&#160;;
          mais dans une conversation, c'est d'un amusement faire un supplice. J'imagine que la
          marquise de Sévigné <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> charmante dans la société. Un <choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> se peint d'ordinaire dans ses écrits. Il y a <choice>
            <orig>long-temps</orig>
            <reg>longtemps</reg>
          </choice> que Sénèqùe l'a dit.<note resp="author">Talis est hominibus oratio, qualis vita.
              <hi rend="italic">Ep</hi>. 114.<lb/>Oratio vultus animi est. <hi rend="italic"
            >Ep</hi>. 115.</note> À juger de cette femme aimable par cette <choice>
            <orig>régle</orig>
            <reg>règle</reg>
          </choice>, quelle candeur dans ses mœurs&#160;! Quelle douceur, quelle <pb xml:id="p664"
          />aménité dans le commerce de la vie&#160;! Partout dans ses lettres le cœur se montre
          plus que l'esprit, quoiqu'elle en ait infiniment. Raconte-t-elle un fait&#160;? On suit de l'<choice>
            <orig>œuil</orig>
            <reg>œil</reg>
          </choice> toutes les circonstances&#160;: elles naissent l'une de l'autre&#160;: un
          enfant, ce semble, <choice>
            <orig>raconteroit</orig>
            <reg>raconterait</reg>
          </choice> comme elle, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'académicien le plus versé dans la littérature <choice>
            <orig>désespére</orig>
            <reg>désespère</reg>
          </choice> de l'égaler. Sa touche <choice>
            <orig>légere</orig>
            <reg>légère</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> naturelle donne des <choice>
            <orig>graces</orig>
            <reg>grâces</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> de l'intérêt aux <choice>
            <orig>événemens</orig>
            <reg>événements</reg>
          </choice> les plus simples <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> les plus étrangers. <choice>
            <orig>Ecoutons</orig>
            <reg>Écoutons</reg>
          </choice><choice>
            <sic> la</sic>
            <corr>-la</corr>
          </choice> rapporter à Madame de Grignan, sa fille, un incendie dont elle <choice>
            <orig>avoit</orig>
            <reg>avait</reg>
          </choice> été le témoin. <q rend="inline">Avant-hier, à trois heures après minuit,
            j'entendis crier au voleur, au feu, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> ces cris si près de moi <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici&#160;; je crus même
            entendre qu'on parlait de ma petite-fille&#160;: je ne doutai point qu'elle ne fût
            brûlée. Je me levai, dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêcha
            quasi de me soutenir&#160;; je cours dans son appartement, qui est le vôtre&#160;; je
            trouvai tout dans une grande tranquillité&#160;; mais je vis la maison de Guitaut toute
            en feu&#160;: les flammes passaient pardessus la maison de M. de Vauvineux&#160;; on
            voyait dans nos cours <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui <pb xml:id="p665"/>faisait
            horreur&#160;: c'étaient des cris, c'était une confusion, c'étaient des bruits
            épouvantables de poutres <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte&#160;; j'envoyai mes gens au
            secours&#160;; M. de Guitaut m'envoya une cassette de ce qu'il avait de plus
            précieux&#160;; je l'a mis dans mon cabinet, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> puis je voulus aller dans la rue <hi rend="italic">bayer</hi> comme les
            autres&#160;; j'y trouvai Monsieur <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> Madame de Guitaut, quasi nuds, Mad. de Vauvineux, l'ambassadeur de Venise,
            tous ses gens, la petite Vauvineux qu'on portait toute endormie chez
            l'ambassadeur&#160;; plusieurs meubles <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> vaisselle d'argent qu'on sauvait chez lui&#160;: Mad. de Vauvineux faisait
            démeubler&#160;: pour moi, j'étais comme dans une isle, mais j'avais grande pitié de mes
            pauvres voisins. Madame Gueston <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> son frère donnaient de bons conseils&#160;: nous étions tous dans la
            consternation. Le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> l'on n'espérait la fin de cet embrasement, qu'avec la fin de la maison de ce
            pauvre Guitaut. Il faisait pitié&#160;; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au
            troisième étage&#160;; sa femme s'attachait à lui <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> le retenait avec violence&#160;; <pb xml:id="p666"/>il était entre la douleur
            de ne pas secourir sa mère, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> la crainte de blesserer sa femme, grosse de cinq mois&#160;; enfin il me pria
            de tenir sa femme&#160;; je le fis&#160;; il trouva que sa mère avait passé au travers
            de la flamme <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qu'elle s'était sauvée&#160;; il voulut aller retirer quelques papiers, il ne
            put approcher du lieu où ils étaient&#160;: enfin il revint à nous dans cette rue, où
            j'avais fait asseoir sa femme. Des Capucins pleins de charité <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'adresse travaillèrent si bien, qu'ils coupèrent le feu&#160;: on jetta de
            l'eau sur le reste de l'embrâsement, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> enfin le combat finit, faute de combattans.</q><note resp="editor"
            >(Desit.)</note> Tout affreux qu'est l'objet dépeint dans cette lettre, on éprouve, en
          la lisant, <choice>
            <orig>je ne sçais quel</orig>
            <reg>je ne sais quel</reg>
          </choice> plaisir qu'on doit tout entier à cette aimable naïveté dont nous parlons. Quelle
          clarté, quelle netteté dans les détails&#160;? La personne à qui elle est adressée <choice>
            <orig>connaissoit</orig>
            <reg>connaissait</reg>
          </choice> les lieux&#160;; ainsi il <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> inutile de les décrire&#160;: mais le récit est si clair, que nous <choice>
            <orig>appercevons</orig>
            <reg>apercevons</reg>
          </choice> presque la situation <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> l'ordre des maisons sans les avoir jamais vues. C'est un grand art de faire
          ainsi deviner ce qu'on ne dit pas. Quelques expressions qu'on ne peur hasarder que dans la
          conversation, achèvent de donner <pb xml:id="p667"/>un air <choice>
            <orig>tout-à-fait</orig>
            <reg>tout à fait</reg>
          </choice> naturel à cette narration. Telle est celle de <hi rend="italic">bayer</hi>
          empruntée du patois picard, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> placée ici fort à propos.</p>
        <p>Je crois, ajouta Timagène, qu'on peut appliquer à la marquise de Sévigné ce que l'<choice>
            <orig>Auteur</orig>
            <reg>auteur</reg>
          </choice> des <choice>
            <orig>mœurs de ce siécle</orig>
            <reg><hi rend="italic">Mœurs de ce siècle</hi></reg>
          </choice><index indexName="AA">
            <term>La Bruyère, Jean de</term>
          </index> a dit des femmes en général par rapport au <choice>
            <orig>style</orig>
            <reg>stile</reg>
          </choice> épistolaire.<note resp="author">Mœurs de ce siécle, chap. 1.</note>
          <q rend="inline">Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire&#160;: elles
            trouvent sous leur plume des tours <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> d'une pénible recherche&#160;: elles sont heureuses dans le choix des termes
            qu'elle placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la
            nouveauté, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent. Il
            n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> de rendre délicatement une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement
            de discours inimitable, qui se suit naturellement, <choice>
              <orig>&amp;</orig>
              <reg>et</reg>
            </choice> qui n'est lié que par le sens. Si les femmes <pb xml:id="p668"/>étaient
            toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entr'elles
            seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit.</q> En
          réfléchissant sur ce talent propre à <choice>
            <orig>Mad.</orig>
            <reg>Madame</reg>
          </choice> de Sévigné, je pense qu'elle en <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> redevable à l'usage où elle <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> d'écrire sans étude, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice>
          <choice>
            <orig>dès-lors</orig>
            <reg>dès lors</reg>
          </choice> sans gêne <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> sans contrainte. Assise à son bureau elle s'<choice>
            <orig>imaginoit</orig>
            <reg>imaginait</reg>
          </choice> voir la personne à qui sa lettre <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> adressée, l'entretenir, lui répondre, <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> dans cette idée elle <choice>
            <orig>jettoit</orig>
            <reg>jetait</reg>
          </choice> sur le papier toute l'aisance <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> tout l'enjouement qui lui <choice>
            <orig>étoit</orig>
            <reg>était</reg>
          </choice> naturel dans la conversation. Que de gens font mal, parce qu'ils s'étudient trop
          à bien faire !</p>
        <p><choice>
            <orig>A</orig>
            <reg>À</reg>
          </choice> peine Timagène <choice>
            <orig>finissoit</orig>
            <reg>finissait</reg>
          </choice> ces mots, que le jardinier d'Euphorbe entra <choice>
            <orig>&amp;</orig>
            <reg>et</reg>
          </choice> lui dit&#160;; Monsieur, quelqu'un demande à vous parler. Quel est ce quelqu'un,
          reprit Euphorbe. C'est un de ces Messieurs, répondit le bonhomme en s'en allant, qui ont
          plus de pain qu'ils n'en peuvent manger, tandis que j'en ai à peine ce qu'il m'en faut.
          Voilà assurément du naïf, s'il en fut jamais, dit alors Timagène en riant. Mais allons
          voir ce mangeur de pain. Nous continuerons dans un autre moment.</p>
      </div>
    </body>
  </text>
</TEI>
"Onzième entretien. La fable ou l'apologue, et le récit naïf" de Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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ONZIÈME ENTRETIEN. La fable ou l'apologue, & et le récit naïf.

Le matin du jour suivant, Timagène étant descendu dans le cabinet, trouva tout préparé, comme son ami le lui avoit avait promis. Après un déjeuner frugal, En en vérité, dit-il, c'est un avantage précieux de pouvoir nourrir le corps & et l'esprit en même temps. Au reste, l'intempérance est bien puls plus rare dans les repas de la derniere dernière espece espèce , que dans les premiers.01 Sur ce point, voir également le troisième entretien.

Toute rare qu'elle est, reprit Euphorbe, je la craindrois craindrais peut-être de votre part. Mais enfin, si c'est-là c'est là votre goût, il est aisé de satisfaire votre appétit en ce genre, & et même à peu de frais. Par exemple est-il un objet plus capable de contenter un esprit bien fait, que celui qui doit nous occuper aujourd'hui ? La fable ou l'apologue réunit l'utile & et l'agréable ; & et cet accord, au jugement d'Horace, est le sceau de la perfection.02 Voir l’article « Fable » que Marmontel a écrit pour l’Encyclopédie.03 On peut rapprocher l’entretien de Bérardier de l’article « Fable » que Marmontel a écrit pour l’Encyclopédie. Voir Marmontel, « Fable », dans : Éléments de littérature, éd. Sophie Le Menahèze, Paris : Désjonquères, 2005, p. 546-557. D’autres réflexions sur la fable sont le discours préliminaire « De la fable » de Lemonnier (Guillaume-Antoine Lemonnier, « De la fable », dans : Fables, contes et épîtres, 1773) et le « Discours sur la fable » de La Motte (La Motte, « Discours sur la fable », dans : Fables nouvelles, 1719). Pour une synthèse, voir : Thomas Noel, Theories of the Fable in the Eighteenth Century, New York : Columbia Univ. Press, 1975.

Oh ! pour l'utilité, ajouta Timagène ; la chose n'est pas douteuse. L'origine même de la fable en est une preuve. Car si je me rappelle bien ce que dit Phèdre Phèdre (Phaidros) ,04 Servitus obnoxia, Quia, quæ volebat, non audiebat dicere, Affectus proprios in fabellas transtulit, Calumniamque fictis elusit jocis. Ph. l. 3. Prol. 05 Phaedrus, Fabulae Æsopiae, livre III, Prologus (voir bibliographie). la vraie philosophie dans l'esclavage ( & et elle s'y est trouvée plus souvent que sur le trône) inventa ce moyen pour exprimer, par une allégorie Allégorie , ce qu'elle n' osoit osait dire ouvertement, & et pour instruire les grands & et les souverains, sans s'exposer à leur mauvaise humeur. Ésope Ésope (Aísôpos) le pere père de la fable étoit était esclave ; & et il osa montrer la vérité à ses maîtres, à l'heureux Crésus, & et à la Grèce entiere entière .

Tous les hommes sont souverains en cela, poursuivit Euphorbe, parce qu'ils ont tous leur amour-propre. Il faut les tromper pour les guérir. C'est le but que se propose l'apologue. L'utilité est donc son premier & et son principal objet. Ses succès en ce genre ont été quelquefois très-brillans très brillants . Le prophête prophète 06 La graphie de l'original n'est pas attestée dans les dictionnaires usuels. Nathan a recours à ce moyen ingénieux pour faire reconnoître reconnaître à David le double crime qu'il vient de commettre ; & et le repentir du saint Roi est si vif & et si prompt, qu'il obtient sur le champ sa grace grâce  : le peuple Romain romain soulevé contre les nobles, s' étoit était retiré sur le Mont sacré, & et toutes les propositions du sénat n' avoient avaient rien gagné sur lui : mais son emportement ne tint pas contre l'adresse de Menenius Agrippa. Un apologue qu'il imagine dans cette circonstance délicate triomphe de la fureur des séditieux, & et les ramene ramène dans Rome. Et qui sçait sait si la fable n'a pas produit en secret les mêmes effets sur bien des particuliers, que l'amour-propre à empêché de publier cette espece espèce de victoire ?

Cette idée que vous me donnez de la fable, répliqua Timagène, s'accorde très-bien très bien avec l'origine que je lui prêtois prêtais tout-à-l'heure tout à l'heure . Née pour enseigner les hommes, & et sur-tout surtout ceux qui sont en place, elle ne doit songer qu'à instruire & et à corriger Plaire et instruire . De tout cela, on doit conclure, ce me semble, que sa partie la plus essentielle est la maxime de morale qu'elle veut insinuer. C'est-là C'est là le fondement qui la soutient : c'est elle qui constitue, pour ainsi dire, sa nature.

Cela est si vrai, continua Euphorbe, qu'une fable dénuée de toute espece espèce d' ornemens ornements Ornements , est essentiellement & et suffisamment bonne, si elle a cette qualité, que les Rhéteurs appellent la vérité Vérité  ; c'est-à-dire, si le fait raconté prouve bien la maxime qu'on en veut extraire. Une pierre placée sous une gouttiere gouttière , au bout de quelques années, se trouva creusée & et presque percée ; ce qui prouve que la patience & et le temps viennent à bout de tout. Voilà le fond d'une très-bonne très bonne fable. Celles d'Ésope Ésope (Aísôpos) , où peut-être celles que Planude Planudes (Maximus Planudes) nous a données sous son nom,07 Maximus Planudes (1260-1330) était un grammairien, traducteur et théologien Byzantin. Il est l'auteur d'une biographie d'Ésope avec une traduction en prose de ses fables. sont presque toutes dans ce genre. Phèdre Phèdre (Phaidros) en a fait usage & et les a drapées un peu plus richement : mais il a toujours eu l'attention de ne rien mettre dans son récit, qui ne tendît à établir la maxime qu'il prétendoit prétendait en tirer.08 Phæd. Fab. l. 1. Fab. 1. 09 Phaedrus, Fabulae Æsopiae, livre I, fable 1 : « Lupus et Agnus » / « Le Loup et l'agneau » (voir bibliographie). Sur les bords d'un même ruisseau, dit-il, arriverent arrivèrent un loup & et un agneau pressés par la soif. Le loup étoit était au dessus & et l'agneau beaucoup plus bas. Le brigand alors poussé par son appétit carnassier, chercha un prétexte pour faire une querelle à l'agneau. Pourquoi, lui dit-il t as-tu troublé l'eau que je bois ? L'animal timide lui répond en tremblant, comment puis-je faire ce dont vous vous plaignez, Monsieur le loup ? L'eau qui me désaltère coule de vous à moi. Vaincu par la force de la vérité, le glouton ajouta, mais il y a six mois que tu as dit du mal de moi. Eh ! je n' étois étais pas encore né, reprit l'agneau. C'est donc assurément ton pere père , dit le loup : & et en achevant ces mots il le saisit & et le met en pièces contre toute justice. Cette fable est faite pour ceux qui sous de faux prétextes oppriment les innocens innocents . II n'y a rien là-dedans qui ne rende sensible cette vérité, que la raison est sans force contre les prétentions tyranniques d'un homme puissant qui veut dépouiller un particulier sans appui. Si le fabuliste remarque que le loup étoit était placé au-dessus & et l'agneau beaucoup au-dessous, c'est pour fournir à ce dernier une réponse sans réplique, lorsqu'il démontre à son ennemi que quand il troubleroit troublerait l'eau, ce ne seroit serait point celle dont il s' abreuvoit abreuvait , puisque pour aller à lui, il auroit aurait fallu qu'elle remontât contre son cours naturel.

Malgré le respect que j'ai pour la Fontaine La Fontaine La Fontaine, Jean de , ajouta Timagène, j'aime mieux la manière dont Phèdre Phèdre (Phaidros) exprime ici sa morale, que celle de notre Auteur auteur .10 Fable X.11 La Fontaine, « Le Loup et l'agneau », Fables, livre I, fable 10 dans notre édition de référence (voir bibliographie). La phrase est l'incipit de la fable. Sur La Fontaine, voir l'article wikipédia. La raison du plus fort, dit-il, est toujours la meilleure. Ce mot meilleure ne veut pas dire assurément que la violence soit toujours le moyen le plus raisonnable. Sa maxime seroit serait fausse & et vicieuse. Il signifie donc seulement, que c'est le ressort le plus invincible. Mais il reste toujours quelque chose de louche & et d'équivoque dans cette expression. D'ailleurs, que nous apprend-t-on, quand on nous dit que le plus fort l'emporte toujours sur le plus faible ? Qui Qu'y a-t-il là que tout le monde ne sçache sache  ? J' ajoûterai ajouterai à cela, que cette sentence du fabuliste français La Fontaine, Jean de semble s'adresser aux malheureux opprimés, qu'elle laisse sans ressource ; au lieu que celle du poëte poète latin Phèdre (Phaidros) parle aux oppresseurs, à qui elle fait un juste reproche.

Il faut être exact avec vous, ce me semble, repartit Euphorbe en riant. Pour défendre notre compatriote La Fontaine, Jean de , on pourroit pourrait dire peut-être, que cette expression qui vous déplaît, renferme une ironie dont le sel porte avec lui un reproche & et une invective contre les tyrans. Lorsqu'un historien dit d'un souverain, que la meilleure raison qu'il fit valoir contre les manifestes de ses ennemis, fut une armée de cent mille hommes, on sent bien que l'écrivain desapprouve désapprouve une pareille conduite. Néanmoins, je vous avoue que je préfére préfère la tournure simple & et sans art de l'affranchi d'Auguste Phèdre (Phaidros) à ce raffinement.

Pour revenir à notre objet, reprit Timagène, cette vérité Vérité de la fable exige, ce me semble, que le récit n'omette rien de ce qui peut prouver la morale, mais aussi qu'il ne dise rien de plus. J'ai lu il y a quelque-temps quelque temps dans Richer Richer, Henri , deux fables où l' Auteur auteur me paroît paraît avoir oublié ces deux régles règles . Je veux vous en faire le juge. L'une a pour titre le bœuf malade. La voici.12 L. 2, Fab. 15. 13 Timagène semble renvoyer à l'ouvrage suivant, dans lequel nous n'avons cependant pas pu identifier la fable en question : Henri Richer, Fables nouvelles, mises en vers, Paris : Étienne Ganeau, 1729 (voir bibliographie). Sur Henri Richer, voir l'article wikipédia (Desit: : Voir édition de 1748.)

Un bœuf seigneur d'un pâturage, Était indisposé. Les bœufs du voisinage, Gens importuns, se firent un devoir D'accourir chez lui pour le voir. Chacun d'eux à son tour, d'une manière honnête, Vint gravement rompre la tête À ce pauvre animal D'un triste compliment propre à croître le mal. Après cette cérémonie, Vous eussiez vu ces bons amis Se régaler dans la prairie, Se rouler sur l'herbe fleurie, Qui croissoit autour du logis. L'herbage fut tondu demi-lieue à la ronde : Aussi bien leur ami partoit pour l'autre monde ; Ainsi raisonnoient les gloutons. Mais loin de déscendre au Tenare, Du bœuf la force se répare : Son appétit revient : il cherche les gazons. Ce fut en vain : l'herbe était disparue. Grand merci de vos soins, dit-il : votre cohue Messieurs, de mal en pis, a changé mon destin ; Et sous de compliments, je vais mourir de faim. De pareils importuns l'engeance est trop connue. Maint Patelin vous fait sa cour, Qui sous un front d'ami, cache un cœur de vautour.

En effet, dit Euphorbe, je ne trouve pas dans cette fable tout ce que renferme la morale. Afin que le rapport fût juste, il auroit aurait fallu prêter aux amis prétendus du malade une intention décidée de lui nuire, soit par intérêt, soit par vengeance. C'est ce qui ne paroît paraît pas dans le récit. D'ailleurs le bœuf est un mauvais personnage pour un tel rôle. C'est un animal un peu bête, mais du reste bonne personne, doux, pacifique & et incapable de noirceur & et de perfidie. Voyons maintenant celle qui en dit plus qu'il ne faut.

C'est celle des mâtins & et du loup, poursuivit Timagène.14 L. 1, Fab. 19. 15 Voir la note à la page 584.

Maître Aboyard & et la Rancune, Deux chiens gardiens d'un troupeau Pour une Iris au long museau Se battaient au clair de la lune. Un loup des plus cruels, issus de Lycaon, Les apperçut aperçut & et crut que la fortune Favorisait son appétit glouton. Il saisit le moment ; dévore maint mouton. Acharnés au combat, nos chiens le laissent faire : Aux tristes bêlemens des moutons ils sont sourds. Brusquet demi mâtin, touché de la misère De ce troupeau, fut assez téméraire Pour attaquer le loup : inutile secours Qu'il donne aux pauvres gens. Étranglé sans remède, Il appelle en mourant la Rancune à son aide. Le mâtin entendit sa voix. Ardent à le venger, il se réconcilie Avec maître Aboyard. Les deux chiens en furie Se jettent sur l'hôte des bois, Et mettent en quartiers cette bête cruelle. Telle fut autrefois la fameuse querelle D'Achille avec Agamemnon Hector, le héros d'Ilion, En profita. Sa force & et son courage Du sang des Grecs rougirent le rivage. Il porta dans leur camp l'horreur & et le trépas La discorde des chefs est funeste aux soldats.

Les dix premiers vers de cette fable sont les seuls qui en établissent la morale. Tout le reste est un hors-d'œuvre qui lui est étranger. On voit que l' Auteur auteur a voulu renfermer dans son apologue l' Iliade Iliade entière, pour ainsi dire, en miniature. L'aventure de Brusquet est celle de Patrocle, dont Achille vengea la mort, sur le héros des Troyens. Mais le poëme poème épique exigeoit exigeait le récit de cet événement, sans lequel l'action seroit serait demeurée imparfaite ; au lieu que celle de la fable est terminée dès quelle prouve suffisamment la maxime qu'on se propose de mettre sous les ieux yeux du lecteur. Je suis persuadé que vous serez d'accord avec moi sur cela.

Je le serois serais sur bien d'autres objets, répondit Euphorbe. L'idée que je me suis formée de cette espece espèce d'ouvrage Fable (genre) , est parfaitement conforme à la vôtre. Un fabuliste moderne Lemonnier, Guillaume-Antoine 16 M. l'Abbé le Monnier, Disc. prél. 17 Guillaume-Antoine Lemonnier, Fables, contes et épîtres, 1773 (voir bibliographie). Cet ouvrage contient un discours préliminaire intitulé « De la fable » (p. iii-xx), dans lequel l'auteur affirme effectivement la difficulté de la définition de la fable : « Qu'est-ce que la fable ? Qu'entend-on par le mot fable ? Question simple en apparence, [...]. Encore n'y vois-je point de réponse claire et satisfaisante » (p. iii). Lemonnier poursuit en disant : « Je vais la chercher avec le lecteur. Nous la trouverons ensemble, ou nous verrons ensemble qu'on ne peut la trouver » (p. iii). Après avoir montré les limitations de deux définitions de la fable, l'une trop générale, l'autre trop restrictive, il conclut : « Il vaut mieux renoncer à toute définition de la fable, puisqu'on ne voit pas qu'on puisse en donner une définition appropriée à toutes les fables en général, et à chaque fable en particulier » (p. v-vi). -- La seconde définition de la fable que cite Lemonnier est celle que donne La Motte, dans son « Discours sur la fable », dans Fables nouvelles, 1719 (voir bibliographie), p. vii-lviii : « La fable est une instruction déguisée sous l'allégorie d'une action », p. xiii. prétend qu'on ne peut pas en donner une bonne définition. C'est ce qui m'inquiète assez peu, pourvu qu'on lui donne les qualités & et les ornemens ornements propres à le faire réussir. Entre ces qualités, la simplicité Simplicité est une des plus essentielles. Le but de la fable, qui se propose d'instruire, la nature des personnages qu'elle emploie, presque toujours pris entre les animaux ou les êtres inanimés, concourent également à la rendre nécessaire. Celles qui s'écartent de cette régle règle , ou sont défectueuses, ou sortent de la sphère ordinaire, & et ne doivent plus être regardées comme des fables.

Puisque vous parlez de la simplicité Simplicité , interrompit Timagène, permettez-moi à ce sujet une digression d'un moment. Je veux vous faire part d'une petite nouvelle littéraire que m'a mandé de Paris ces jours-ci un de mes amis. Dans la réparation qu'on vient de faire aux bâtimens bâtiments qui joignent les Saints Innocens Innocents , on a été obligé de détruire le cadran solaire, qui regardoit regardait le cimetiere cimetière de cette paroisse. On vient de le rétablir. Vous connaissez la belle inscription qu'on y lisoit lisait  : Idem monet hora, locusque. On y a substitué ce pentamètre.

Te monet hora fugax, te monet ipse locus.

Ce vers me paroît paraît sorti de la plumé d'un écolier, qui n'a point senti la précision & et la noble simplicité Simplicité des quatre18 (Desit: : identifier l'événement, trouver une source là-dessus.) premiers mots. Il fait disparoître disparaître entiérement entièrement le mot idem, qui renferme lui seul cette pensée, que le temps dans sa fuite nous traîne vers la mort. On nous dit bien que l'heure & et le lieu nous avertissent ; mais on ne dit pas de quoi, ni si ces deux censeurs ont le même objet ou non. Nous ne sommes pas assurément dédommagés de cette perte par les deux belles épithètes fugax, & et ipse. Si nos neveux lisent un jour dans le P. Père Bouhours Bouhours, Dominique (abbé) 19 Entr. d'Ar. & d'Eug.20 Dominique Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671). Quatrième édition, Paris : Sébastien Mabre Cramoisy, 1673. l'éloge que cet homme de goût fait de l'ancienne inscription, ils la chercheront inutilement dans la nouvelle.

Il faut, poursuivit Euphorbe, mettre l' Auteur auteur de ce vers, à côté de ceux qui vouloient voulaient il y a quelques années cacher sous un enduit de blanc les chefs-d'œuvres de sculpture, que les connaisseurs vont admirer sur la fontaine de la même paroisse. Voilà ce que produit la manie d'enluminer & et de décorer tout mal-à propos mal à propos . La simple nature a des charmes plus puissans puissants que tous les raffinemens raffinements de l'art.

Tout cela est fort bon, reprit Timagène ; mais, si je m'en souviens bien, vous vous êtes engagé de me montrer que, parmi les fables il en est où domine l'enjouement & et le badinage. Comment cela s'accordera-t-il avec cette simplicité Simplicité , qui leur est, dites-vous, essentielle ? Ces sortes de fables Fable (genre) pourront-elles se passer d' ornemens ornements Ornements ?

Votre difficulté, répondit Euphorbe, me paroîtroit paraîtrait très-embarrassante très embarrassante , si la simplicité Simplicité de la fable Fable (genre) étoit était telle, que l'art en fût entièrement exclu ; si elle étoit était incompatible avec toute espece espèce d'ornement Ornements . Mais elle ne bannit que ceux dont la pompe & et l'éclat pourroient pourraient lui nuire. Vous avez remarqué, sans doute, de quelle façon se mettent nos villageoises les jours de fêtes. Toute leur parure consiste dans du linge d'une blancheur éclatante & et des étoffes communes, mais propres. Celles qui sont d'un certain âge, se contentent de ces ajustemens ajustements  : la jeunesse y ajoute quelques rubans & et quelques fleurs. Mais vous ne verrez point ici briller l'or, l'argent, les diamans diamants , les pierreries : les couleurs naturelles n'y sont point remplacées par un rouge artificiel. Voilà l'image de la fable Fable (genre)  : elle est simple Simplicité , même à sa toilette. Ésope Ésope (Aísôpos) nous montre la nature dans son plus grand négligé. Phèdre Phèdre (Phaidros) , en ornant Ornements un peu l'apologue Fable(genre) , lui a conservé l' austere austère modestie de nos meres mères de famille. Sous la plume de la Fontaine La Fontaine La Fontaine, Jean de & et de nos bons fabulistes, elle jouit du privilege privilège de la jeunesse ; elle emprunte quelques ornemens ornements Ornements qui se rencontrent sous sa main, pour relever ses graces grâces naturelles. La Motte La Motte, Antoine Houdar de a voulu lui prêter son esprit ; il lui a donné les airs d'une petite maîtresse, & et sous ce déguisement elle a mal réussi. En un mot, la simplicité Simplicité & et l'art concourent tous les deux à former une fable ; mais ils y ont des devoirs tout contraires. Celui-ci doit se cacher, au point de n'être presque pas reconnu : celle-là doit se laisser voiler, sans disparoître disparaître .

Vous faites la guerre à la Motte La Motte , reprit Timagène : j'ai pourtant lu une de ses fables, qui me paroît paraît de la plus grande beauté. Je veux vous la rappeler. C'est celle des deux grillons.21 Antoine Houdar de La Motte, « Les Grillons », dans : Fables nouvelles, 1719 (voir bibliographie), livre II, fable 19, p. 129-131. (Desit: : identifier fable, localiser dans édition.)

Deux grillons, bourgeois d'une ville, Avaient élu pour domicile D'un magistrat le spacieux palais. Hôtes du même lieu, sans pourtant se connaître, L'un logeait en seigneur au cabinet du maître ; L'autre dans l'anti-chambre habitait en laquais. Un jour Jasmin Grillon sort de sa cheminée ; Trotte de chambre en chambre, & et faisant sa tournée, Arrive au cabinet ; entend l'autre grillon ; Bon jour, frère, dit-il. Bon jour, répondit l'autre. Votre serviteur. Moi, le vôtre. Mettez-vous là, dit l'un. L'autre, point de façon ; Traitez-moi comme ami ; je suis de la maison. Je vis dans l'anti-chambre, ou de mainte partie Monseigneur reçoit les placets. Qu'il est sage & et qu'il m'édifie ! Désintéressement, équité, modestie, Il a tout : c'est plaisir que d'avoir des procès. Bon droit avec tel juge est bien sûr du succès. Tu te trompes, l'ami ; ce n'est pas là mon maître, Dit messire Grillon : je le connais bien mieux. Toi, tu le prends là bas pour ce qu'il veut paraître, Ici je le vois tel que le sort l'a fait naître. Pour les riches, des mains ; pour les belles, des yeux ; Pour les puissants, égards & et tours officieux ; Voilà tout le code du traître. N'en sois donc plus la dupe, & et laisse le commun S'abuser à la mascarade ; Distinguons deux hommes en un ; L'homme secret, & et l'homme de parade.

Pouvez-vous disconvenir qu'il y ait dans cette fable une vérité, une nature, un certain je ne sçais quoi je ne sais quoi qui plaît à l'esprit, & et qui la met de niveau avec ce que nous avons de meilleur en ce genre ?22 Pour la notion du je ne sais quoi, voir la note à la page 61.

Lorsque j'ai accusé la Motte La Motte de prodiguer la parure dans son stile style , répartit Euphorbe, je n'ai pas prétendu qu'aucune de ses fables ne fût exempte de ce défaut. Il en est quelques-unes où le goût a sçu donner des rêgles règles à une imagination trop brillante. Dans ce petit nombre, vous n'avez pas assurément choisi la moins bonne. Elle peut même me servir à acquitter ma promesse, & et à vous prouver qu'il est des ornemens ornements qui sympathisent avec la simplicité. Je ne parle point de cette morale admirable dont le rapport est si naturel avec le sujet ; je m'arrête uniquement à la décoration accessoire. Ces mots bourgeois d'une ville, cette réflexion que l'un habitait en seigneur dans le cabinet, l'autre en laquais dans l'antichambre, la dénomination de Jasmin à ce dernier, & et celle de messire au premier, sont sans contredit des hors-d'œuvres ajoutez ajoutés par l'art : du même genre sont encore ces vers

Sort de sa cheminée ; Trotte de chambre en chambre, & et faisant sa tournée, Arrive au cabinet ;

ainsi que la conversation des deux grillons. Néanmoins ces richesses pour ainsi dire étrangeres étrangères , ne font aucun tort à l'aimable simplicité & et à la belle nature qui régne règne dans tous ces endroits. J' aurois aurais souhaité que messire Grillon ne s'en fût pas un peu écarté dans sa derniere dernière réponse. Tout seigneur qu'on le suppose, c'est lui donner beaucoup d'esprit que lui prêter une antithèse aussi ingénieuse que celle-ci.

Toi, tu le prends là-bas pour ce qu'il veut paraître, Ici, je le vois tel que le sort l'a fait naître,

Ces deux vers pourroient pourraient figurer sur la scène tragique. Au reste, ce léger défaut ne m'empêche pas de souscrire à tous les éloges que vous avez donnés à cette piece pièce .

Je vois maintenant, ajouta Timagène, quels sont les ornemens ornements dont vous parlez. Ce sont ceux qui naissent du sujet, & et que la nature semble nous offrir elle-même. Encore faut-il se donner de garde23 C'est-à-dire : se précautionner de, éviter de ; voir le Dictionnaire de L'Académie française (4e éd.,1762). de les prodiguer. Je me rappele à cette occasion la fable du loup & et de l'agneau, que la Fontaine La Fontaine a imitée de celle de Phèdre Phèdre (Phaidros) , & et dont nous nous occupions il n'y a qu'un moment. Le fabuliste moderne a ajouté quelques ornemens ornements au récit simple & et sans art de l' Auteur auteur latin ; mais ils sont si naturels, qu'on les croiroit croirait volontiers absolument nécessaires.

Un agneau, dit-il, se désalterait Dans le courant d'une onde pure. Un loup survient à jeun qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait. Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage. Tu seras châtié de ta témérité. Sire, répond l'agneau, que votre majesté Ne se mettre pas en colère ; Mais plutôt qu'elle considère, Que je me vais désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d'elle ; Et que par conséquent en aucune façon Je ne puis troubler sa boisson. Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, Et je sais que de moi tu médis l'an passé. Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ; Reprit l'agneau ; je tête encore ma mère. Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens ; Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos bergers & et vos chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge. Là-dessus au fond des forêts Le loup l'emporte & et puis le mange, Sans autre forme de procès.

Il y a ici bien des traits qui ne sont point dans l' Auteur auteur latin, tels que la supplique douce & et honnête par laquelle débute l'agneau, & et ces quatre vers.

C'est donc quelqu'un des tiens ; Car vous ne m'épargnez guère Vous, vos bergers, & et vos chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge.

Le seul mot, tu la troubles, est un coup de pinceau inimitable : & et avec tout cela quelle nature ! Quelle simplicité ! Je ne crois pas qu'on puisse raconter mieux.

On ne le peut peut-être pas, poursuivit Euphorbe ; mais on peut le vouloir, & et on le veut en effet quelquefois. Pour vous en donner une preuve, je vais vous lire la même fable traitée par Boursault. Vous en ferez la comparaison avec celle que vous admirez ; & et vous verrez combien on réussit mal parfois, pour vouloir trop bien réussir.

Un loup se trouvant à boire Où buvait un jeune agneau, Eut d'abord l'âme assez noire Pour lui vouloir faire accroire Qu'il avait troublé son eau. Qui te rend si téméraire, Lui dit ce traître en courroux ? L'agneau, qui justement craint sa dent sanguinaire, Prenant, pour le toucher, un ton flatteur & et doux ; Eh ! Comment, Monseigneur, cela se peut-il faire ? Je me suis, par respect, mis au-dessous de vous. J'ai toujours sur le cœur une vieille querelle ; Répondit la bête cruelle, Où tu te déclaras mon mortel ennemi : Depuis six mois entiers j'en cherche la vengeance. Je n'ai, répond l'agneau, que deux mois & et demi ; Comment pouvais-je alors vous faire quelque offense ? Ta mère qui me hait, & et qui ne sait pourquoi, Hier par deux matins me fit longtemps poursuivre. Ma mère cessa de vivre, Quand elle accoucha de moi. C'est donc ton père. Mon père De boucher inhumain a senti la fureur. C'est donc ta sœur ou ton frère ? Je n'ai ni frère ni sœur. Oh bien, qui que ce soit, il faut que je me venge : Je suis las d'écouter tout ce que tu me dis. Lors, sans plus de raison, il l'égorge & et le mange. Que de grands font de même à l'égard des petits !24 Edme Boursault, Les Fables d'Ésope, comédie, 1690, acte V, scène 3, p. 84-85 (voir bibliographie). Dans cet ouvrage hybride, la comédie s'allie à la fable.

J'en suis fâché pour l' Auteur auteur d'Ésope à la cour, répliqua Timagène, mais je le trouve ici bien inférieur au modèle qu'il s'est proposé d'imiter. J'aime cent fois mieux la simple nature de l' Auteur auteur latin, que tous les détails de Boursault. Pour le parallèle avec la Fontaine La Fontaine , il ne le soutient en aucune façon. Tout ce qu'il a de plus que lui, sont des inutilités, ou des réflexions puériles. Par exemple, la Fontaine La Fontaine n' avoit avait pas imaginé que le loup eût l'âme assez noire pour vouloir faire accroire à l'agneau, qu'il avoit avait troublé sa boisson. C'est qu'en effet cette idée est ridicule. On pourroit pourrait bien se passer de l'inutile réflexion, que l'agneau craint la dent du loup. Mais sur-tout surtout pourquoi multiplier les attaques & et les répliques jusqu'à cinq fois ? Cette longue conversation convient-elle bien à un loup affamé ? Lorsque cet animal ajoute, je suis las d'écouter tout ce que tu me dis ; d'autres pourroient pourraient bien le dire avec lui.

C'est-là C'est là où aboutit, repartit Euphorbe, la démangeaison de vouloir tout dire & et de faire des phrases. Vous convenez, je crois maintenant, qu'un récit badin & et que la fable elle-même peut allier l'enjouement avec la simplicité ; & et qu'en conséquence ils ne rejettent pas toute espece espèce d'ornement. Il faut seulement qu'on évite dans ceux qu'on y emploie l'appareil & et la prétention. Il y a même une espece espèce d'adresse dans la maniere manière dont on place la maxime de morale, qui sert de fondement à la fable, soit qu'elle se trouve au commencement, soit qu'on la rejette à la fin du récit. Dans la fable25 Fab. Fable 21. des frelons & et des mouches à miel, la Fontaine La Fontaine débute par ce vers,

À l'œuvre on connaît l'artisan ;26 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 21.

& et celle27 Fab. Fable 18. du renard & et de la cigogne, est terminée par ce distique,

Trompeurs, c'est pour vous que j'écris : Attendez-vous à la pareille.28 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 18.

Le goût de l' Auteur auteur décide seul de l'endroit que doit occuper la morale, & et de la maniere manière dont il convient de la présenter.

Il est vrai, reprit Timagène, qu'il y a plusieurs façons adroites de mettre cette maxime sous les ieux yeux du lecteur. J'aime beaucoup celle dont la Fontaine La Fontaine fait quelquefois usage, lorsqu'il l'insère dans le discours d'un des interlocuteurs.29 Fab. Fable 5. Par exemple, dans la belle fable du loup & et du chien, la conversation finit par ces vers.

Attaché ? Dit le loup. Vous ne courez donc pas. Où vous veniez ? Pas toujours, mais qu'importe ? Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix d'un trésor. Cela dit, maître loup s'enfuit, & et court encore.30 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 5.

Nous venons de voir la même adresse employée par la Motte La Motte La Motte, Houdar de dans la fable des deux grillons.

Horace en a usé de même, poursuivit Euphorbe, dans celle du rat de ville & et du rat des champs.

Il y a long-temps longtemps que je n'ai lu ce beau morceau, interrompit Timagène. Je le reverrois reverrais encore avec le plus grand plaisir, si cela ne vous étoit était point à charge.

À charge ? répondit Euphorbe. Non, non. J'y trouverai le même agrément que vous ; & et nous y reconnoîtrons reconnaîtrons encore ces détails de nature & et de simplicité, qui sont les plus beaux charmes de l'apologue.31 Olim Rusticus urbanum murem mus paupere fertur Accepisse cavo, veterem vetus hospes amicum ; Asper, et attentus quæsitis, ut tamen arctum Solveret hospitiis animum. Quid multa ? neque ille Sepositi eiceris, nec longæ invidit avenæ ; | Aridum et ore ferens acinum, semesaque lardi Frusta dedit, cupiens variâ fastidia cœnâ Vincere tangentis male singula dente superbo ; Quum pater ipse domûs paleâ porrectus in hornâ, Esset ador loliumque, dapis meliora relinquens. Tandem urbanus ad hunc : quid te juvat, inquit, amice, Prærupti nemoris patientem vivere dorso ? Vis tu homines urbemque feris præponere silvis ? Carpe viam, mihi crede, comes ; terrestria quando Mortales animas vivunt sortita, neque ulla est Aut magno, aut parvo leti fuga. Quo, bone, circa, Dum licet, in rebus jucundis vive beatus ; Vive memor quam sis ævi brevis. Hæc ubi dicta Agrestem pepulêre, domo levis exilit ; inde Ambo propositum peragunt iter, urbis aventes | Mœnia nocturni subrepere. Jamque tenebat Nox medium cœli spatium, quum ponit uterque In locuplete domo vestigia, rubro ubi cocco Tincta super lectos canderet vestis eburnos, Multaque de magnâ superessent fercula cœenâ, Quæ procul extructis inerant hesterna canistris. Ergo, ubi purpureâ porrectum in veste locavit Agrestem, veluti succinctus cursitat hospes, Continuat que dapes ; necnon vernaliter ipsis Fungitur officiis, prælambens omne quod affert. Ille cubans gaudet mutatâ forte, bonisque | Rebus agit lætum convivam, quum subito ingens Valvarum strepitus lectis excussit utrumque. Currere per totum pavidi conclave, magisque Exanimes trepidare, simul domus alta Molossis Persornuit canibus. Tum rusticus ; haud mih vitâ Est opus hac, ait; et valeas ; me silva cavusque Tutus ab infidiis tenui solabitur ervo. Hor. l. 2. Sat. 6 32 Horace, Satires (voir bibliographie), livre II, satire 6.Un jour, dit-on, le rat de campagne reçut dans son trou le rat de ville. L'hospitalité avait établi entr'eux l'amitié la plus ancienne. Le campagnard fait à une vie dure, attentif à conserver son bien, savait néanmoins se relâcher de son économie, pour recevoir un ami. En un mot, il n'épargna ni les pois, ni l'avoine qu'il avait en réserve. Lui-même il apportait du raisin sec & et des morceaux de lard entamés. Il cherchait par la variété à vaincre le dégoût de son hôte, qui ne touchait à tous ces mets, qu'avec un air de dédain, tandis que le maître du logis couché sur de la paille fraîche, ne se réservait qu'un peu de farine & et quelques menus grains, laissant à son convive ce qu'il y avait de meilleur. Enfin le citadin prit la parole. Quel plaisir trouves-tu, mon ami, dit-il, à traîner une vie pénible sur ce roc escarpé, au milieu des bois ? Les hommes & et les villes ne sont-ils pas préférables à ces forêts sauvages ? Va, crois-moi, suis mes pas : c'est le meilleur parti, puisque le sort a soumis au trépas tout ce qui respire, et que ni grand, ni petit ne peut se soustraire à la mort. Ainsi, mon cher, vivons heureux dans le plaisir, tandis que le destin nous le permet, & et n'oublions jamais combien la vie est courte. Cette éloquence persuada notre campagnard : il part de chez lui, comme un trait ; les voilà tous deux en marche. Ils se proposent d'arriver à la ville & et de s'y glisser à la faveur des ténèbres. Déjà la nuit était au milieu de sa course, lorsqu'ils entrèrent dans une maison des plus opulentes. Partout la pourpre y brillait sur des lits précieux. Les reliefs d'un grand souper qu'on avait donné la veille étaient à part, dans des corbeilles disposées par ordre. D'abord le bourgeois place son hôte sur un superbe tapis. Il va, il revient avec légèreté : il fait succéder les mets les uns aux autres : il s'acquitte même du devoir d'un bon maître d'hôtel, en faisant l'essai de tout ce qu'il apporte. Le rat des champs mollement étendu sur la pourpre, s'applaudit de sa nouvelle fortune : le plaisir qu'il goûtait lui donnait un air de gaieté, lorsque la porte s'ouvrit avec grand bruit, & et fit partir brusquement nos deux convives. Ils courent précipitamment dans toute la salle. Mais ce fut bien une autre frayeur, quand toute la maison retentit des aboiements d'une meute nombreuse. Le campagnard dit alors à son camarade ; adieu, mon cher ; je me passerai bien d'une pareille vie. Ma forêt & et mon trou ne m'offriront que des légumes ; mais j'y serai à couvert de ces dangers. C'est assez pour me dédommager. Vous voyez ici que la morale est mise dans la bouche du rat effrayé, & et qu'elle fait partie du récit.

La Fontaine a imité cette fable,33 La Font. Fab. 9.34 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 9. reprit Timagène ; mais il l'a beaucoup abrégée. Il nous transporte tout d'un coup au festin du rat de ville, & et se contente de faire inviter celui-ci par le rat de champs. Peut-être a-t-il appréhendé qu'elle ne devint trop longue. Pour moi, je ne trouve point ce défaut dans Horace, & et je serois serais fâché de perdre les détails charmans charmants dont ce morceau est rempli. Néanmoins ne pourroit pourrait -on pas faire à l' Auteur auteur le même reproche que vous faisiez à la Motte La Motte il n'y a qu'un moment, au sujet de l'esprit qu'il a donné à un de ses grillons ? N'y a-t-il pas trop de philosophie pour la tête d'un rat, dans ces réflexions qu'on lui fait faire sur l'inévitable nécessité de la mort ? Cela est bien aussi magnifique que les remarques du grillon sur le déguisement des hommes. Vous me direz peut-être qu'Horace emploie ici le sublime ironique, pour rendre son récit plus plaisant : mais qui m'empêchera d'en dire autant pour excuser la Motte La Motte ?

Ce qui vous en empêchera ? repartit Euphorbe : c'est que dans le poëte poète françois français rien ne porte le caractere caractère & et l'empreinte de ce sublime ; au lieu que dans l'auteur latin, il se fait sentir à tout lecteur attentif. Lorsque le sublime ironique se trouve dans la bouche de quelque interlocuteur, le lecteur doit en être averti, ou par la nature de ce qui35 (Desit: : référence pour sublime ironique.) est dit, ou du moins par le passage brusque & et rapide du stile style simple, au stile style grand & et sublime. Jugeons maintenant des deux endroits sur cette régle règle . Les idées de messire grillon, en elles-même elles-mêmes 36 (Desit: Vérifier grammaire.) ne sont pas absolument au-dessus de sa portée. Elles ne renferment que la conduite de magistrat dans son cabinet, dont l'insecte étoit était le témoin tous les jours. Son défaut consiste donc à revêtir ces idées d' ornemens ornements trop recherchés, sans avoir l'air sublime ; d'y joindre de l'esprit & et des antithèses peu naturelles à celui qui parle. On ne peut pas même imaginer qu'il les ait empruntées de quelqu'autre. Dans le cabinet d'un magistrat hypocrite, on ne devoit devait pas s'occuper souvent à censurer l'hypocrite. Dans le discours du rat, je vois les grandes maximes d'une philosophie épicurienne bien supérieure aux connoissances connaissances de l'orateur, mais qu'il avoit avait dû entendre répéter cent fois dans ces maisons riches où il habitoit habitait . Car vous savez que chez le grands on parle beaucoup de morale, & et on en pratique peu. D'ailleurs l'expression qui change tout à coup m'avertit, que le rat embouche la trompette. Il n'est personne qui ne s'aperçoive de la noblesse affectée de ces vers :

Terrestria quando Mortales animas vivunt fortita, &c etc .

placés auprès de celui-ci,

Carpe viam, mihi crede, comes.

Je ne puis donc pas ici prendre le change, ni penser que le rat parle de son propre fond, mais seulement qu'il fait l'application des belles phrases dont il avoit avait les oreilles rebattues. On découvre même en cela un trait de satire fort délicat, contre les gens qui employent la morale à tous propos.

Rien en effet, répliqua Timagène, n'est plus capable de la rendre odieuse & et insupportable. C'est par cette raison, sans doute, que nos bons fabulistes connoissant connaissant le foible faible de l'homme, se sont souvent appliqués à donner à leurs maximes un tour ingénieux, pour les faire mieux goûter. Dans un nouveau recueuil recueil de fables,37 Fables de M. Imbert.38 Barthélemy Imbert, Fables nouvelles, 1773 (voir bibliographie). dédié à Madame La Dauphine, j'en ai trouvé une qui a surtout ce mérite. Elle n'est pas longue : la voici.

Deux chevaux attelés ensemble dans Paris Traînaient un char : Oh ! voilà, ce me semble, Deux bons amis, dit un âne surpris ! Comme ils s'aiment tous deux ! Ils vont toujours ensemble. Va, sache, dit l'un d'eux, qu'on peut en tout pays Être ensemble attachés, sans être plus unis ; N'avoir rien de commun qu'une chaîne pareille. L'époux de la jeune Cloris Me dit hier même chose à l'oreille.

Ces deux derniers vers ont assurément un sel, qui assaisonne parfaitement bien la sécheresse sècheresse de la réprimande. J'ai lu même des fables qui laissent deviner au lecteur la vérité qu'elles veulent établir, lorsqu'elle est si claire, qu'il ne peut s'y méprendre. C'est flatter les hommes que leur donner à penser. Entre plusieurs autres, la fable de Richer intitulé les deux Potiers, est de cette espèce.39 L. 4. Fab. 22.40 Cette fable n'est pas contenue dans l'édition de 1729 des Fables nouvelles, mises en vers (voir bibliographie) de Henri Richer. L'édition de 1748 n'a pas encore pu être consultée.

Certain potier blâmait l'ouvrage D'un potier son voisin ; & et disait que ses pots, Mal tournés, ne seraient achetés que des sots ; Qu'il n'en était encore qu'à son apprentissage. Les uns étaient trop grands, les autres trop petits. Celui-ci repartit : Halte-là, mon confrère ; Mes pots n'ont qu'un défaut ; mais qui doit vous déplaire : C'est que de votre moule ils ne sont point sortis.

N'éprouve-t-on pas un plaisir secret, de reconnoître reconnaître dans cette fable ces Aristarques farouches, déterminés à ne rien approuver, si leur plume ne l'a enfanté ?41 Référence, sans doute, à Aristarque de Samothrace (220-143 av. JC.), réputé pour avoir été un éditeur rigoureux des textes homériques. Cette petite découverte charme notre amour-propre, & et nous dispose en faveur de l'ouvrage. Tout cela est dans l'ordre & et fort des principes même de la nature. Mais il me reste une difficulté sur cette espece espèce de composition. La vraisemblance est nécessaire à toute sorte de récit. Nous en sommes tombés d'accord l'un & et l'autre. Néanmoins cette qualité est entiérement entièrement négligée dans la plupart des fables. Au théâtre, pour jouir du spectacle, il faut se prêter à l'illusion, lorsqu'on voit un comédien public prendre le nom, les airs & et le ton d'un Alexandre, d'un César, ou de quelqu'autre personnage semblable : mais enfin, c'est un homme qui remplace un homme. Ici la fiction est bien plus étrange. Ce ne sont pas seulement des animaux, ce sont des arbres, des pierres, tous les êtres inanimés, qui ont du sentiment, de la raison, de l'esprit, qui tiennent des conversations suivies, qui débitent la meilleure morale. Je ne conçois pas trop, je vous l'avoue, comment on peut admettre une invention si contraire au bon sens en apparence.

Pour vous prouver qu'on le peut, répondit Euphorbe, il me suffiroit suffirait de vous dire qu'on l'admet & et qu'on l'a toujours admise dans cet état. La fable presque aussi ancienne que le monde a réussi dans tous les temps, parce qu'elle est à la portée de tous les âges & et de toutes les conditions. Un succès aussi constant est le garant de sa perfection. Néanmoins on peut apporter une raison plus analogue à votre difficulté. Dans la fable, on est n'est point révolté d'une fiction aussi hardie, & et tous les hommes semblent être convenus de fermer les ieux yeux sur le défaut de vraisemblance, parce qu'on y songe beaucoup moins aux acteurs qu'elle introduit, qu'à ceux qu'ils représentent. Sur la scène, ce n'est pas la personne du comédien qui m'occupe, mais celle d'Auguste ou de Cinna dont il tient la place. De même, en lisant la fable du corbeau & et du renard,42 La Font. Fab. 2.43 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 2. je ne vois dans le premier qu'un sot, dupe de sa vanité ; & et dans l'autre, qu'un rusé flatteur, qui met à contribution la fatuité de celui à qui il fait la cour. La vraisemblance est mieux conservée dans le poëme poème dramatique, que dans l'apologue, j'en conviens : mais on sait qu'un récit se permet bien des choses, qui ne seroient seraient pas supportables dans une action exécutée sous nos ieux yeux .

Ce que vous venez de dire, ajouta Timagène, me fait naître une idée, qui peut appuyer votre sentiment : car j'aime à vous fournir des armes contre moi-même. Je considere considère toute fable comme une espece espèce de comparaison où d'allégorie. Par exemple,44 La Font. Fab. 22.45 La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 22. celle du chêne & et du roseau peut se réduire ainsi toute entiere entière  : Comme un chêne élevé est plutôt renversé par l'effort des vents, qu'un roseau souple & et pliant ; ainsi, le présomptueux est brisé par les revers de la fortune, tandis que l'homme adroit se garantit de ses coups, en leur cédant. Sous ce point de vue l'apologue n'est plus qu'une comparaison mise en action, & et racontée par l' Auteur auteur . Mais comme tout ce qui se trouve dans la nature, a droit d'établir une comparaison en règle, il n'y a plus lieu d'être surpris, que tout, jusqu'aux êtres inanimés, joue un rôle dans la fable.

Vous avez mieux saisi ma pensée, que moi-même, reprit Euphorbe : & et ce que vous venez d'avancer est si vrai, qu'il n'y a point de fable qu'on ne puisse resserrer dans une comparaison, & et point de comparaison dont on ne puisse faire une fable. Prenons, pour le premier exemple, celle de M. l'Abbé Aubert, qui a pour titre, l'ânon petit-maître.

Pour la première fois on menait au moulin Un jeune ânon qui bégayait encore. On avait peu chargé la petite pécore, De peur qu'il ne restât au milieu du chemin. Ne croyez pas qu'il prit ainsi la chose ; Oh ! que nenni. Le drôle avait trop bonne dose De cet amour fervent que chacun a pour soi Et qui nous fait traiter le prochain de canaille. Il crut qu'on avait peur de lui gâter la taille ; Il le crut, & et de bonne foi. J'ai vu bien des ânons encore plus sots en France, Que leur faiblesse même a rendus glorieux. Il n'est pas jusqu'à l'ignorance, Qui, les deux bras croisés, insultant la science, Prétend être ici-bas l'enfant gâté des Dieux.46 Jean-Louis Aubert, Fables et œuvres diverses, 1756 (voir bibliographie), fable 9, p. 15.

L'apologue que vous venez d'entendre peut aisément se réduire à cette comparaison : Les ménagements qu'on a pour les ignorans ignorants & et les foibles faibles , occasionnent souvent leur présomption, & et ils ressemblent en cela à un animal stupide, qui s' imagineroit imaginerait qu'on le charge à demi, par égard ou par respect pour lui. Il n'est pas plus difficile de trouver une fable dans la premiere première comparaison qui se présentera à notre esprit. Vous connaissez ce beau vers de Virgile :47 Æn. lib. 9.48 Virgile, Énéide (voir bibliographie), livre 9, vers 435-436.

Purpureus veluti cum flos succisus aratro langueseit moriens.

Ce seul vers est une esquisse qu'on pourroit pourrait disposer à peu près de la sorte. Un lys s' élevoit élevait fiérement fièrement dans un parterre. L'éclat de sa blancheur faisoit faisait pâlir la pourpre de la rose. Il attiroit attirait sur lui tous les ieux yeux & et faisoit faisait les délices de la nature, qui lui prodiguoit prodiguait ses dons les plus precieux. Enivré de son mérite, déjà il regardoit regardait avec dédain les autres fleurs, & et se croyoit croyait à l'abri de tous les dangers, lorsqu'un jardinier mal adroit maladroit , d'un coup de bêche coupa sa racine. Aussi-tôt Aussitôt il penche la tête ; ses feuilles se flétrissent, il tombe, & et s'écrie en mourant ; hélas ! à quoi me sert aujourd'hui cette beauté ravissante, cette fraîcheur de jeunesse qui nourrissoient nourrissaient mon orgueuil ? la plante la plus vile ne voudroit voudrait pas changer son sort avec le mien. En répandant sur-tout sur tout cela quelques ornemens ornements simples & et naturels, on en feroit ferait sans contredit une bonne piéce pièce . Toute autre comparaison en fourniroit fournirait une pareille. C'est par cette raison, sans doute, qu'on a laissé aux fabulistes la liberté de tout oser dans ce genre. On ne fait attention qu'à la justesse des rapports, & et l'on n'est pas plus étonné d'entendre parler & et raisonner les animaux & et les pierres, qu'on l'est de voir le juste comparé à un arbre planté sur le bord d'une onde pure.49 Psal. 1.

Quoi qu'il en soit, poursuivit Timagène, la fable n'est pas exempte de toute espece espèce de vraisemblance. Il est des convenances de lieux, de situations, d'usages qu'elle doit observer, ce me semble. Par exemple, peut-on supposer qu'un animal, après avoir toujours vécu dans les forêts, soit instruit des affaires de la ville & et des intrigues des grands? Qu'un autre nourri & et élevé dans l'Afrique où dans l'Amérique, connoisse connaisse les démêlés de l'Europe ? La liberté qu'on laisse au fabuliste, ne va pas jusques-là jusque-là . On ne lui pardonneroit pardonnerait pas non plus de donner à un paysan les lumieres lumières & et la politique d'un homme de cour, ou à celui-ci la bonhommie bonhomie & et l'ignorance d'un villageois. Cette réflexion s'est présentée à mon esprit à l'occasion d'une des plus jolies fables de Richer, où cette bienséance est parfaitement observée. Je veux vous la lire.50 Liv. 4. Fab. 11.51 Richer, Fables nouvelles, éd. de 1748 (voir bibliographie), livre IV, fable 11. (Desit: : identifier passage des ?Psaumes ; vérifier fable.)

Certaine femme de village, Altière, vigoureuse, et du plus haut corsage, Menait par le nez son époux, Homme imbécile et sans courage, Qu'un jour elle assomma de coups, Pour avoir, pendant son absence, Faute de soin, laissé prendre au vautour Un poulet, dans la basse-cour, Dont, par son ordre, il avait l'intendance. De peur de pareil accident, Le pauvre sot redoutant sa femelle, S'avisa d'un expédient. Il vous enchaîne avec une ficelle Tous les poulets ; artifice nouveau, Qui fut favorable à l'oiseau. Au lieu d'en happer un, il prit toute la bande, Qu'il enleva dans l'air en forme de guirlande. Voilà Jocrisse au désespoir. Alizon est terrible, et reviendra le soir. S'il a senti le poids de sa colère, Pour un poule perdu, par elle maltraité, C'est ici bien une autre affaire ; Le vautour a tout emporté. Quel parti prendre en cette extrémité, Il crut n'y devoir point survivre. Il faut, dit-il, que la mort me délivre De la vengeance d'Alizon. Exécutons en diligence Un tel projet. Elle m'a fait défense De toucher à ce vase : il renferme un poison Des plus subtils, dit-elle : en cette conjoncture Servons-nous-en. Jocrisse avala tout. Il trouva le poison tout à fait de son goût : C'était un pot de confiture. Il se crut cependant très fort empoisonné. Alizon de retour gronde, tempête, jure, Voyant ses poulets pris. Prêt d'être bâtonné, Le villageois lui dit : ma mie, Trêve de coups ; calmez votre furie : Je vais mourir, sans différer. Il ne vous reste plus qu'à me faire enterrer. J'ai commis une faute extrême ; Et je m'en suis puni moi-même. J'ai pris, pour terminer plus vite mon destin, Tout le poison dont ce vase était plein. Cette simplicité fit rire la commère : Elle perdit tout son courroux. On a beau dire, on a beau faire ; On ne peut prévenir les sotises des fous.

Cette fable à l'exception d'un hémistiche qui paroît paraît ajouté pour faire la rime, charme par les graces grâces les plus naturelles : mais il faut avouer, que tout autre qu'un villageois & et un villageois grossier, eût été peu propre à un pareil personnage.

Tous les bons Auteurs auteurs des de fables, anciens ou modernes, reprit Euphorbe, ont été fidèles à cette régle règle . Ils ont même porté plus loin cette vraisemblance, que vous exigez avec raison. Ils l'ont étendue jusqu'aux caracteres caractères des acteurs qu'ils introduisent. Ce mot vous étonne peut-être : il faut l'expliquer. La fable, comme nous venons de le dire, est une allégorie. Les animaux y tiennent la place des hommes. En conséquence, on leur a assigné certains penchans penchants , certaines inclinations particulieres particulières , qu'on peut appeler caracteres caractères . Le lion & et l'aigle sont impérieux & et vindicatifs ; le renard rusé & et fourbe ; le loup carnassier ; le singe adroit & et malin ; le bœuf lent & et réfléchi ; le lièvre timide ; le geai babillard ; le paon vain à l'excès ; & et ainsi des autres. Vous voyez que ces caracteres caractères sont assez analogues à la façon d'agir qu'on remarque dans chaque espece espèce . Tout Auteur auteur qui veut réussir dans la fable, doit donner à ses personnages ces mœurs générales, & et ne s'en écarter jamais. Ce seroit serait une faute aussi grossiere grossière de nous peindre un tigre sensible & et compatissant, ou une abeille paresseuse, que de nous représenter Catilina timide, où Turenne imprudent. L'illustre Fénélon semble avoir un peu négligé cette convenance, dans une des fables qu'il a composées en prose, pour servir à l'éducation du duc de Bourgogne. Je vais vous en faire la lecture.52 Fab. XIII.53 Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, 1718 (posth.), voir bibliographie. Un dragon gardait un trésor dans une profonde caverne : il veillait jour & et nuit pour le conserver. Deux renards, grands fourbes & et grands voleurs de leur métier, s'insinuèrent auprès de lui par leurs flatteries : ils devinrent ses confidents. Les gens les plus complaisants & et les plus empressés ne sont pas les plus sûrs. Ils le traitaient de grand personnage, admiraient toutes ses fantaisies, étaient toujours de son avis, & et se moquaient entr'eux de leur dupe. Enfin il s'endormit un jour entr'eux. Ils l'étranglèrent & et s'emparèrent du trésor. Il fallut le partager entr'eux : c'était une affaire bien difficile ; car deux scélérats ne s'accordent que pour faire le mal. L'un d'eux se mit à moraliser. À quoi, disait-il, nous servira tout cet argent ? Un peu de chasse nous vaudrait mieux : on ne mange point de métal : les pistoles sont de mauvaise digestion. Les hommes sont des fous d'aimer tant ces fausses richesses. Ne soyons pas aussi insensés qu'eux. L'autre fit semblant d'être touché de ces réflexions, & et assura qu'il voulait vivre en philosophe, comme Bias, portant tout son bien sur lui.54 Fénelon fait ici allusion au philosophe, avocat et homme d'État grec Bias qui vécut au VIe siècle av. JC. En quittant sa patrie menacée par Cyrus, il est réputé de ne pas avoir cherché à emporter sa fortune avec lui et d'avoir dit : « Omnia mea mecum porto » (« Je porte tout avec moi »). Chacun fit semblant de quitter le trésor : mais ils se dressèrent des embûches, & et s'entredéchirèrent. L'un deux en mourant dit à l'autre, qui était aussi blessé que lui : Que voulais-tu faire de cet argent ? La même chose que tu voulais en faire, répondit l'autre. Un homme passant, apprit leur aventure, & et les trouva bien fous. Vous ne l'êtes pas moins que nous, lui dit un des renards. Vous ne sauriez non plus que nous, vous nourrir d'argent, & et vous vous tuez pour en avoir. Du moins notre race jusqu'ici a été assez sage pour ne mettre en usage aucune monnaie. Ce que vous avez introduit chez vous pour la commodité, fait votre malheur. Vous perdez les vrais biens, pour chercher les biens imaginaires.

La morale de cette fable est assurément excellente, dit alors Timagène. Elle me paroît paraît seulement un peu longue, & et avoir quelque air d'un sermon. D'ailleurs il y a dans ce que vous venez de lire assez de matiere matière pour faire deux fables, tout au moins, & et peut-être trois. Mais sur-tout surtout , comme vous l'avez remarqué, le défaut de vraisemblance & et d'analogie au caractere caractère de ces animaux, est ici difficile à excuser. Qu'un dragon soit le gardien d'un trésor, il n'y a rien là-dedans qui ne soit autorisé par la fable du jardin des Hespérides,55 Dans la mythologie grecque, les Hespérides sont les nymphes du Couchant, filles d'Atlas et d'Hespéris (ou de Phorcys et Céto, selon les versions). Elles résident dans un verger fabuleux, le jardin des Hespérides. & et par celle de la Toison d'or.56 Dans la mythologie grecque, la toison d'or est celle du bélier ailé Chrysomallos. Phrixos immola le bélier à Zeus et donna la toison à Éétès. La toison fut alors confiée à la garde d'un dragon. Jason organisa l'expédition des Argonautes et parvint à s'emparer de la Toison d'or, grâce à l'aide de Médée, la fille d'Éétès. Mais peut-on jamais s'imaginer que deux renards soient avides d'argent, au point d'étrangler par une insigne perfidie celui qui en étoit était le dépositaire, & et ensuite de se déchirer l'un l'autre plutôt que de céder ce trésor ? S'il eût été question de quelque proie délicieuse, cet acharnement eût été plus naturel. La demande que fait en mourant l'un des deux champions à son camarade, que voulais-tu faire de cet argent ? Montre montre que l'auteur a senti la difficulté. Mais la réponse de l'autre, tout ingénieuse qu'elle est, ne satisfait point à l'objection. Ainsi vous voyez que je suis d'accord avec vous sur ce qui regarde ces caracteres caractères qu'on a jugé à propos d'attribuer aux animaux. Je vois que tous nos maîtres dans la fable les ont conservés avec soin. Mais en pourrez-vous bien dire autant des arbres, des plantes, des pierres, des météores, & et des autres êtres inanimés, ou de raison, qui ont place dans cette espece espèce d'ouvrage ? Prêtera-t-on des inclinations à ce qui n'a pas même les signes du sentiment ?

Eh ! pourquoi non, répondit Euphorbe ? C'est bien ici qu'on peut dire avec Despréaux Boileau, Nicolas (dit Boileau-Despréaux) , que la fable anime tout ; qu'elle donne a tout du langage & et du sentiment.57 (Desit.) N'oublions point que l'apologue est une espece espèce de comparaison, un emblême emblème , qui, sous des figures empruntées, peint les qualités des hommes. Tous les êtres inanimés peuvent entrer dans une devise, pourquoi seroient seraient -ils exclus de la fable ? L'âme de la devise est le langage de la figure, qui en fait le corps ; comme dans celle qui nous peint le mérite personnel d'un souverain, sous l'emblême d'une grenade, avec ces mots à l'entour, mon prix ne vient pas de ma couronne. N'est-ce pas-là pas là faire parler un simple fruit, & et conséquemment lui prêter des idées & et du sentiment ? La fable a droit, sans doute, à ce privilége privilège  ; à condition toutefois d'observer les mêmes rapports que nous avons exigé dans les animaux. Je veux dire, que les affections qu'on leur donne doivent être appuyées sur certaines qualités qui leurs sont propres & et qui facilitent cette supposition. Ainsi la vanité convient bien au laurier, parce-qu'il couronne les héros & et les poëtes poètes  ; la modestie à la violette, parce qu'elle s'élève peu & et se tient cachée au milieu des herbes les plus communes. Sur ce que le buisson accroche assez souvent les habits des passans passants , la Fontaine La Fontaine a imaginé58 Fab. 233. qu'il avoit avait fait une banqueroute & et qu'il arrêtoit arrêtait les gens, pour leur demander des nouvelles de ses marchandises perdues. Une fable de Richer prouvera ce que je viens d'avancer, & et répondra en même-temps même temps à votre difficulté. Ecoutez Écoutez -là. Elle a pour titre, les deux pierres.59 Liv. 1. Fab. 19.60 (Desit.)

On va vous mettre au rang des fous De faire parler les cailloux. Pareils acteurs joueront un plaisant rôle. À cette objection je réponds en deux mots : Tout parle dans la fable. Autrefois à deux pots Ésope Ésope (Aísôpos) accorda la parole. Deux pierres, que bientôt on allait employer À bâtir un palais superbe, Étant côte à côte sur l'herbe, Jasaient pour se désennuyer : L'une des deux artistement taillée, Destinée aux entablements : L'autre n'était point travaillée ; Elle devait servir aux fondements. Il arriva que la première, De sa forme nouvelle étant un peu trop fière, Se railla de sa sœur, la traita de caillou, Qui n'était bon qu'à jetter dans un trou. Tu seras, dit-elle, ignorée ; Tandis que des passants attirant les regards, Je verrai de chacun ma figure admirée. Le monde, pour me voir, viendra de toutes parts. Tout beau, répond la pierre brute; C'est au mépris des sots que je puis être en butte. Entre nous point d'inimitiés. Quand on vous mettrait sur le faîte, Ma sœur, apprenez que la tête Ne doit point mépriser les pieds.

En voilà, sans doute, autant qu'il en faut pour vous satisfaire. L' Auteur auteur s'appuie sur l'exemple d'Ésope Ésope (Aísôpos) , pour montrer l'empire du fabuliste sur les êtres inanimés. Il en fournit une meilleure preuve encore par cette fable ingénieuse, où les pierres même nous donnent une excellente instruction.

Bien que la conversation de deux pierres ait quelque chose d'assez plaisant, ajouta Timagène, on ne peut contester le mérite de cette piece pièce . J'y trouve aussi cette convenance de caractere caractère , dont vous faites une loi. Car si la hauteur & et le dédain peuvent se rencontrer dans une pierre, c'est dans celle dont la forme gracieuse doit orner l'entablement. J'entendrai désormais avec un nouveau plaisir parler les végétaux, les minéraux & et tout ce qu'il vous plaira d'animer. Car je vois que ces messieurs ont reçu la baguette des fées.

Votre bon ami la Fontaine La Fontaine , reprit Euphorbe, en a fait usage comme les autres ;61 Fab. 22, 92, 84. témoins la fable du chêne & et du roseau, celle de la montagne en travail, celle du pot de terre & et du pot de fer, & et plusieurs autres.

Il a bien fait pis, répliqua Timagène : il a personifié personnifié des êtres purement imaginaires, tels que la folie & et l'amour, la mort, le vent & et la goute goutte . Mais je lui pardonne tout en faveur du plaisir que j'éprouve en le lisant. Outre la sagesse & et la profondeur de sa morale, il y a dans son récit un je ne sçais quoi je ne sais quoi , qui me charme & et que je ne retrouve dans aucun autre.62 Sur la notion du je ne sais quoi, voir la note à la page 61. On ne peut refuser cependant à plusieurs de ceux-ci des éloges mérités. Ils ont de la justesse dans l'application de la morale, de la légéreté légèreté dans le stile style , du naturel dans les idées : mais ils n'ont point un certain vernis délicat, une touche particuliere particulière , qui n'appartient qu'à ce modèle de la fable.

Ce que vous goûtez si bien dans cet aimable Auteur auteur , repartit Euphorbe, ce qui vous y enchante, n'en doutez pas, c'est la naïveté de son stile style . Ce mérite dans un écrivain a toujours été fort rare, même dans le siécle siècle dernier. Il l'est, & et il le sera probablement encore davantage dans le nôtre, où tout, jusqu'à bon jour, se dit avec esprit. Du temps des Sénèques & et des Lucains, il n'y avoit avait plus ni Térences, ni Plautes, ni Horaces.

Je voudrois voudrais bien sçavoir savoir , dit alors Timagène, ce qu'on entend par ce stile style naïf ; & et si on ne doit pas le confondre dans le récit avec la simplicité.

À mon avis, répondit Euphorbe, la meilleure définition que l'on puisse donner du naïf, est de l'appeler le dernier période du naturel.63 Période (n.m.) pris au sens du plus haut point où une chose puisse arriver ; voir le Dictionnaire de L'Académie française, 4e éd. de 1762. Il ajoute à celui-ci une nuance plus forte & et plus marquée. Par exemple, c'est la nature elle-même qui parle dans cette phrase : Je n'ai rien à dire d'un tel, après sa mort, parce qu'il n'a rien fait qui mérite d'être rapporté. Gombaud a revêtu cette pensée des graces grâces de la naïveté dans ce quatrain.

Colas est mort de maladie : Tu veux que j'en pleure le sort. Que diable veux-tu que j'en die ? Colas vivait ; Colas est mort.

En effet, interrompit Timagène, il y a dans ces vers je ne sçais quoi je ne sais quoi de brusque, & et une espece espèce de franchise qui se fait sentir tout d'un coup à l'esprit. Je crois qu'on peut ranger dans la même classe cette réflexion de la Fontaine La Fontaine .64 Fab. 36.

Un lièvre en son gîte songeait : (Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?)

Je conçois dès lors que le naïf est précisément l'antipode de ce stile style maniéré, pompeux & et enigmatique, si fort à la mode aujourd'hui : mais en même-temps même temps je ne vois pas quel grand mérite peut avoir cette façon d'écrire. Car rien n'est plus aisé, ce semble, que de dire les choses bonnement & et sans art.

Tout aisé que cela est ou paroît paraît être, poursuivit Euphorbe, la Fontaine La Fontaine est encore le seul qui ait parfaitement réussi à traiter la fable dans ce genre. C'est-là C'est là ce qui lui a mérité le titre d'inimitable. Les autres ont eu des succès ; mais en suivant des routes différentes. Ceux-là ont imité & et presque égalé l'élégante simplicité de Phèdre Phèdre (Phaidros) , tels que Faërne & et Desbillons ; ceux-ci se sont distingués par les graces grâces d'un stile style badin & et léger : aucun n'a partagé avec notre fabuliste l'éloge de la naïveté. Dans les autres especes espèces de récits susceptibles de cette qualité, vous ne trouverez pas, je crois, beaucoup d' Auteurs auteurs que vous puissiez mettre en parallèle avec la marquise de Sévigné. Une réflexion peut nous aider à comprendre cette rareté. Le grand écueuil écueil du stile style naïf, c'est le burlesque, le bas & et le trivial. L'écrivain est à tout moment exposé à tomber dans l'un de ces défauts. C'est un voyageur qui marche dans un sentier étroit & et glissant au bord d'un précipice. Pour peu qu'il fasse un faux pas, il est entraîné dans le gouffre, & et par la pente du terrein terrain , & et par son propre poids. Le danger lui paroît paraît trop grand : il prend un autre chemin.

Ne vous en déplaise, répliqua Timagène, vous n'avez pas fait mention de plusieurs Auteurs auteurs fameux par leur naïveté. Comptez-vous pour rien, Joinville, Brantôme, Philippe de Comines Commynes Commynes, Philippe de  ?

Je sais, repartit Euphorbe, tout le mérite de ces historiens dans cette partie. Si je les ai omis, c'est que le stile style naïf n'est plus admis dans les sujets grands & et nobles, à moins qu'il ne porte l'empreinte de la vétusté. C'est un malheur peut-être ; car cet air d'ingénuité & et de franchise, est ordinairement l'apanage & et le garant de la vérité. Mais enfin, un historien auroit aurait mauvaise grâce aujourd'hui d'écrire les événemens événements du règne de Louis XIV, du même ton que ces anciens auteurs ont raconté ceux des règnes de S. Saint Louis & et de Louis XI. La liberté de l'expression dans ces siécles siècles , peignoit peignait la candeur des mœurs ; maintenant nos mœurs sont plus libres & et plus dissolues, mais notre stile style est devenu plus délicat, et, passez-moi ce-terme, plus ombrageux.

En rapprochant tout ce que vous venez de dire sur le ton naïf, réprit Timagène, il me semble qu'on peut en distinguer deux sortes. L'un est renfermé dans une seule pensée, l'autre est répandu dans tout l'ouvrage, & et lui prête un coloris particulier. Je rangerai dans la premiere première classe votre quatrain der Gombaud. J'y joindrai la petite aventure que raconte Horace dans une de ses épîtres  : 65 Luculli miles collecta viatica multis Ærumnis, lassus dum noctu stertit, ad assem Ferdiderat: post hoc vehemens lupus, et sibi et hosti Iratus pariter ; jejunis dentibus acer Præsidium regale loco dejecit, ut aiunt, Summe munito, et multarum divite rerum. Clarus ob id factum, donis ornatur honestis : Accipit et bis dena super sestertia nummûm. Forte sub hoc tempus castellum evertere Prætor Nescio quod cupiens, hortari cœpit eumdem Verbis, quæ timido quoque possent addere mentem. I, bone, quo virtus tua te vocat ; i ; pede fausto Grandia laturus meritorum præmia : Quid stas? Post hæc, ille catus, quantumvis rusticus : ibit, Ibit, eò quò vis, qui zonam perdidit, inquit. Lib. 2. Eb. 2. Un soldat de Lucullus, dit ce poëte poète , avait amassé avec bien des soins & et des peines un petit pécule. Une nuit qu'après des fatigues sans nombre, il ronflait à son aise on lui vola jusqu'au dernier sol. Depuis ce moment, furieux & et contre lui-même, & et contre l'ennemi, il devint un lion. Animé par le besoin, il força, dit-on, l'épée à la main un poste bien fortifié, où Mithridate avait placé un détachement pourvu de toutes les choses nécessaires. Une action si éclatante lui mérita les présents militaires : on y ajouta vingt mille sexterces. À quelques jours de-là, le général voulant livrer l'assaut à je ne sais quel château, s'adressa à ce même soldat, & et l'exhorta à bien faire en des termes capables de donner du cœur au plus lâche. Vas, mon ami, lui dit-il, où t'appelle ta bravoure ; vas, sous d'heureux auspices, & et comptes sur les récompenses les plus magnifiques. Eh bien ! Qu'attends-tu ? Mon général, reprit alors le rusé paysan, envoyez, envoyez pour attaquer ce retranchement quelqu'un qui ait perdu sa bourse. Il est certain qu'il n'y a de naïveté que dans le derniers vers de ce morceau, & et qu'elle forme ici, comme dans votre exemple, un une espece espèce d'épigramme. Ce n'est pas de celle-là dont nous devons nous occuper principalement, mais de celle qui règne dans tout un récit, & et qui en fait un des plus précieux ornemens ornements . Que cette derniere dernière se donne pour moderne, ou qu'elle paroisse paraisse sous les rides de l'antiquité, j'ai toujours peine à la distinguer de la simplicité du stile style . Par exemple, le stile style marotique, n'est-il pas le stile style naïf ?

L'un peut aider l'autre, répondit Timagène ; mais l'un n'est pas l'autre. Le premier consiste à s'exprimer aujourd'hui en poësie poésie comme on s' exprimoit exprimait du temps de Marot sous le règne de François I. Ce langage simple, naturel & et concis est capable d'ajouter beaucoup d'agrément à la naïveté, comme dans ces vers de Marot lui-même, adressés au Roi, au sujet d'un valet qui l' avoit avait volé ;

Finalement, de ma chambre il s'en va Droit à l'étable, où deux chevaux trouva ; Laisse le pire, & et sur le meilleur monte ; Pique & et s'enfuit. Pour abréger le conte, Soyez certain qu'au sortir dudit lieu, N'oublia rien,66 Si-non Sinon sors de me dire adieu. Ainsi s'en va,67 [C'est-à-dire, qui cherche la corde.] chatouilleux de la gorge, Ledit valet, monté comme un Saint George ; Et vous laissa monsieur dormir son saoul, Qui au réveil n'eut su trouver un sol. Ce monsieur là, Sire, c'était moi-même...68 Clément Marot, « On dit bien vray, la maulvaise Fortune... » (épître écrit en 1531) ; voir notre édition de référence (bibliographie), épître XXV, p. 171-176 ; la même épître est cité page 247.

Mais ce même langage peut-être peut être employé dans des sujets, où il n'y a rien de naïf. Vous en avez la preuve dans plusieurs epîtres du grand Rousseau.

Et bien, soit, insista Timagène : passons condamnation pour le stile style de Marot.

Mais voici une petite aventure racontée par Cicéron : nous verrons si vous la placerez parmi les récits naïfs.69 Caius Canius, eques Romanus, homo nec infacetus, & et satis litteratus, cum se Syracusas otiandi causa, non negotiandi, ut ipse dicere solebat, contulisset, dictirabat se hortulos aliquos velle emere, quo invitare amicos, & et ubi se oblectare sine interpellatoribs posset. Quod cum percrebuisset, Pythius ei quidam, qui argentariam faceret Syracusis, dixit venales quidem se hortos non habere, sed licere uti Canio, si vellet, ut suis ; & et simuli ad cœnam hominem in hortos invitavit >in posterum diem. Cum ille promisisset, tum Pythius, ut argentarius, qui esset apud omnes ordines gratiosus, piscatores ad se vocavit & et ab his petivit, ut ante suos hortulos postera die piscarentur : dixitque quid eos facere vellet. Ad cœnam tempore venit Canius : opipare paratum erat convivium : Cymbarum ante oculos multitudo : pro se quisque quod ceperat asserebat : ante pedes Pythii pisces abiciebantur. Tum Canius, quæso, inquit, quid est, Pythi, tantumne piscium, tantumne cymbarum ? & et ilie, quid mirum ? inquit. Hoc loco est, Syraculis quidquid est piscium : hic >aquatio. Hac villa isti carere non possunt. Incensus Canius cupiditate, contendit à Pythio, ut venderet. Gravate ille primo. Quid multa ? Impetrat. Emit homo cupidus & et locuples, tanti quanti Pythius voluit, & et emit instructos : nomina facit : negotium conficit. Invitat Canius postera die familiares suos. Venit ipse mature. Scalmum nullum videt. Quærit ex proximo vicino, num feriæ quædam piscatorum essent, quod eos nullos videret. Nullæ, quod >sciam, inquit ille ; sed hic piscari nulli solent. Itaque heri mirabar, quid accidisset. Stomachari Canius. Cicer.de offi. lib. 3. 12. 58 et 59. Caius Canius, chevalier Romain, homme qui ne manquait pas d'esprit & et qui avait des belles-lettres, s'etait rendu à Syracuse, non pour traiter d'affaires, mais pour les oublier, comme il s'exprimait lui-même. Il publia qu'il avait dessein d'acheter quelques jardins, où il put inviter ses amis & et se divertir avec eux, sans craindre les importuns. Ce bruit s'étant répandu, un certain Pythius, banquier de Syracuse, vint dire à Canius que ses jardins n'étaient point à vendre ; mais qu'il pouvait en faire usage, comme de son propre bien, s'il le jugeait à propos ; & et en même-temps, il invite mon homme à souper dans ces mêmes jardins, pour le lendemain. Le chevalier promit de s'y trouver. Alors Pythius, à qui sa profession donnait du crédit dans tous les états, manda les pêcheurs des environs, les pria de venir pêcher devant ses jardins le jour suivant, & et les instruisit de tout ce qu'ils avaient à faire. Canius se rend à l'heure marquée. La table était servie magnifiquement. Une foule de barques se présente à ses yeux : les pêcheurs apportaient à l'envi ce qu'ils avaient pris, & et jettaient aux pieds de Pythius des poissons sans nombre. Qu'est-ce donc, s'il vous plaît, mon cher, dit alors Canius, que cette multitude de barques, cette quantité de poissons ? N'en soyez point surpris, reprit Pythius. C'est ici qu'on pêche tous les poissons de Syracuse : c'est ici leur rendez-vous. Ces gens-là ne peuvent se passer de cette maison de campagne. Canius aussitôt conçoit le desir le plus vif d'en faire l'acquisition : il presse Pythius de la lui vendre. Celui-ci fait d'abord le difficile : enfin, il se laisse gagner. Notre chevalier, riche & et ardent dans ses désirs, acheta ce fond tout ce que Pythius voulut, & et il l'acheta tout meublé. On passe le contrat : l'affaire est conclue. Le lendemain Canius invite ses amis dans sa nouvelle maison : il s'y rend lui-même de bonne heure : il n' apperçoit aperçoit pas le plus petit batelet. Il demande à un voisin, s'il y avait ce jour-là quelque fête pour les pêcheurs, puis qu'il n'en voyait aucun. Non pas que je sache, dit l'autre : mais personne ne vient jamais pêcher en cet endroit. Aussi j'étais tout surpris hier, & et je ne savais ce qui pouvait être arrivé. Canius en fut pour une inutile colère. Peut-on imaginer quelque chose de plus charmant que cette historiette ?

Rien assurément n'est mieux raconté, repartit Euphorbe. Tout ce qui contribue à former un excellent récit se trouve dans ce morceau ; vivacité du stile style , graces grâces du naturel, simplicité même, jusques jusque dans la conduite de Canius, qui se laisse tromper. Mais je ne vois point encore la tout-à-fait du naïf, si ce n'est peut-être dans la réponse du voisin, interrogé par Canius. Je n'y vois point cet air de candeur & et de bonhommie bonhomie , qui rejette jusqu'à l'apparence de l'art & et de l'étude, & et qui ne se rencontre d'ordinaire que dans les enfans enfants & et les gens de la campagne ; encore dans ces derniers, est-il trop souvent défiguré par un une écorce de grossiéreté grossièreté . Quelques exemples éclairciront mieux cet objet, que tout ce que je pourrois pourrais dire. La fable du savetier & et du financier dans la Fontaine La Fontaine est un des plus beaux modèles en ce genre.70 Fab. 143.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir : C'était merveille de le voir, Merveille de l'ouir : il faisait des passages, Plus content qu'aucun des sept sages. Son voisin au contraire étant tout cousu d'or, Chantait peu, dormait moins encore. C'était un homme de finance. Si sur le point du jour parfois il sommeillait, Le savetier alors en chantant l'éveillait, Et le financier se plaignait, Que les soins de la providence N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, Comme le manger & et le boire. En son hôtel il fait venir Le chanteur, & et lui dit : Or ça, sire Grégoire, Que gagnez-vous par an ? Ma foi, Monsieur : Dit avec un ton de rieur Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière De compter de la sorte ; & et je n'entasse guère Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin J'attrappe le bout de l'année : Chaque jour amène son pain. Eh-bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours, (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,) Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours Qu'il faut chommer : on nous ruine en fêtes. L'uné fait tort à l'autre ; & et Monsieur le Curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône. Le financier riant de sa naïveté Lui dit ; je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus : gardez les avec soin, Pour vous en servir au besoin. Le savetier crut voir tout l'argent que la terre Avait, depuis plus de cent ans, Produit pour l'usage des gens. Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre L'argent & et sa joie à la fois. Plus de chant : il perdit la voix, Sitôt qu'il posséda ce qui cause nos peines. Le sommeil quitta son logis : Il eut pour hôte les soucis, Les soupçons, les alarmes vaines : Tout le jour il avait l'œuil au guet ; & et la nuit Si quelque chat faisait du bruit, Le chat prenait l'argent. À la fin le pauvre homme S'encourut chez celui qu'il ne réveillait plus : Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons & et mon somme ; Et reprenez vos cent écus.

Voilà ce que j'appelle du naïf. Il semble qu'il ne soit pas possible de dire les choses autrement que les dit ici l' Auteur auteur  ; que ces vers ont coulé de sa plume sans étude & et presque sans attention ; & et peut-être lui ont-ils coûté bien des travaux & et des peines. Je ne sçais sais si vous remarquez qu'il y a peu de fables plus chargées d' ornemens ornements que celle-là dans la Fontaine La Fontaine  : mais ils se présentent sous un air si aisé, si familier, quelle qu'elle eut été moins simple & et moins naïve, si elle eût été moins ornée. Outre le ton facile qui régne règne dans toute cette piece pièce , elle est remplie de traits qui caractérisent encore plus particuliérement particulièrement cette belle nature. Tels sont ceux-ci ; il faisait des passages, plus content qu'aucun des Sept Sages. Le financier se plaignait, que les soins de la providence n'eussent pas fait vendre le dormir. Le savetier crut voir tout l'argent que la terre avait produit depuis plus de cent ans. Si quelque chat faisait du bruit, le chat prenait l'argent. Et cent autres que vous avez remarqué mieux que moi. Le savetier parle le langage du peuple ; ses propos sont ceux des gens de son étage : mais ils n'ont rien de bas & et de trivial.

Je trouve en effet, poursuivit Timagène, que votre artisan s'exprime d'une maniere manière bien pure & et bien correcte pour un homme de la lie du peuple. Ne valoit valait -il pas mieux lui prêter les façons de parler de la populace, comme j'ai vu souvent mettre dans la bouche des paysans le patois du village ? Cette espece espèce d' idiôme idiome ne peindroit peindrait -il pas mieux la nature ?

Il la peindroit peindrait peut-être mieux dans sa difformité, reprit Euphorbe, & et c'est ce qu'il faut éviter. Si je voulois voulais donner un modèle de l' espece espèce humaine, je ne ferois ferais pas le portrait d'un homme contrefait. Remarquez que ces personnages de paysans dont vous parlez, n'ont jamais bien réussi sur la scène : ils ne réussiront pas mieux ailleurs. Un homme d'esprit trouve des charmes dans la façon de penser & et de parler des hommes du commun ; il en goûte la liberté & et la franchise : il se rebute, si cette liberté dégénère en grossiéreté grossièreté . Il n'imagine pas qu'il y ait du mérite à parler mal sa langue : cette affectation l'indigne, au lieu de l'amuser.

Si j'ai bonne mémoire, interrompit Timagène, notre ami Horace a raconté une aventure à-peu-près à peu près pareille à celle de votre savetier. J'ai envie de les rapprocher ici ; & et j' espere espère que pour cette fois vous ne refuserez pas d'admettre la mienne à côté de la vôtre, dans le genre naïf. Elle me paroît paraît en avoir tous les caractères.71 Strenuus et fortis causisque Philippus agendis Clarus, ab officiis octavam circiter horam [p.646] Dum redit, atque foro nimium distare Carinas, Jam grandis natu queritur, conspexit, ut aiunt, Adrasum quemdam vacua tonsoris in umbra, Cultello proprios purgantem leniter ungues, Demetri ( puer hic non læve jussa Philippi Accipiebat) abi, quære et refer unde domo, quis, Cujus fortunæ, quo fit patre, quove patrono. It, redit, et narrat, Vulteium nomine Mænam, [p.647] Præconem, tenui censu , sine crimine notum, Et properare loco, et cessare, et quærere, et uti, Gaudentem parvisque sodalibus, et lare certo, Et ludis, et, post decisa negotia Campo. Scitari libet ex ipso quæcumque refers ; die Ad cœnam veniat. Non sane credere Mæna : Mirari secum tacitus. Quid multa ? Benigne Repondet. Negat ille mihi ? Negat improbus, et te Negligit, aut horret. Vulteium mane Philippus [p.648] Vilia vendentem tunicato scruta popello Occupat, et salvere jubet prior : ille Philippo Excusare laborem, et mercenaria vincia, Quod non mane domum venisset ; denique quod non Providisset eum. Sic ignovisse putato Me tibi, si cœnas hodie mecum. Ut libet. Ergo Post nonam venies : nunc i, rem strenuus auge. Ut ventum ad cœnam est, dicenda, tacenda locutus Tandem dormitum dimittitur. Hic ubi sæpe [p.649] Occultum visus decurrere piscis ad hamum, Mane cliens, et jam certus conviva, jubetur Rura suburbana indictis comes ire Latinis. Impositus mannis, arvum cœlumque Sabinum Non cessat laudare. Videt, ridetque Philippus ; Et sibi dum requiem, dum risus undique quærit, Dum septem donat sestertia, mutua septem Promittit, persuadet uti mercetur agellum. Mercatur. Ne te longis ambagibus, ultra [p.650] Quam satis est, morer ,ex nitido sit rusticus, atque Sulcos et vineta crepat mera ; præparat ulmos ; Immoritur studiis, et amore senescit habendi. Verum ubi oves furto, morbo periere capellæ Spem mentita seges, bos est enectus arando ; Offensus damnis, media de nocte caballum Arripit, iratusque Philippi tendit ad ædes. Quem simul aspexit scabrum intonsumque Philippus ; Durus, ait, Vultei nimis attentusque videtis Esse mihi. Pol, me miserum, patrone, vocares. Si velles, inquit, verum mihi ponere nomen. Quod te per Genium, dextramque Deosque Pénates. Obsecro et obtestor, vitæ me redde priori. Hor. lib. 1. Ep. 7 Philippe, homme de mérite & et avocat fameux, revenait du barreau vers la huitième heure, & et son grand âge lui faisait déjà trouver bien long le chemin qu'il lui fallait faire jusqu'aux Carènes. En passant, il apperçut aperçut , dit-on, dans la boutique d'un barbier un particulier seul, qui se faisait tranquillement les ongles, après avoir été rasé. Démétrius, dit-il, (c'était le nom de son domestique) vas de ma part demander à cet homme-là, qui il est, de quelle famille, quel est son bien, son père, quels sont ses protecteurs ; & et tu m'en rendras compte. Le valet entendu à faire une commission, part, revient & et lui rapporte que ce quidam se nomme Vultéius Mænas, crieur public, d'une fortune bien mince, mais sans reproches ; qu'il savait travailler à propos & et s'amuser, gagner de l'argent & et le dépenser ; que ses plaisirs étaient de recevoir chez lui quelques amis de sa sorte, de se trouver aux yeux & et au champ de Mars, après ses affaires terminées. Je voudrais savoir de lui-même tout cela, reprit Philippe. Vas lui dire qu'il vienne souper chez moi. Mænas croit qu'on se moque de lui : étonné, il reste quelque-temps dans le silence : enfin il s'excuse le plus poliment qu'il peut. Comment ? il me refuse ? — Oui, Monsieur, et avec obstination. Je ne sais si c'est indifférence ou timidité de sa part. Le lendemain matin, Philippe rencontre Vultéius occupé à vendre au petit peuple quelques misérables marchandises. Il l'aborde le premier & et lui donne le bon jour. Notre homme aussitôt s'excuse sur son travail, sur la servitude de son commerce, de n'avoir pas été ce jour-là le saluer, & et de ne l'avoir pas apperçu plutôt. — Je vous pardonne tout, à condition que vous viendrez aujourd'hui souper avec moi. — Comme il vous plaira. Ainsi, je vous attends après la neuvième heure. Allez, & et faites bien vos affaires. Il se rend à l'heure marquée : à table, il parle à tort à travers de tout ce qui lui vient à l'esprit. Enfin on l'envoie prendre du repos. Philippe s'apperçut bientôt que le poisson mordait à l'hameçon. Déjà on était assidu à lui faire sa cour le matin, on ne manquait pas un souper. Il saisit donc le moment, & et il le pria de l'accompagner à sa maison de campagne aux fêtes prochaines. Monté sur un bidet, le bon-homme loue à perte de vue la terre, le ciel, le climat de la Sabinie. Philippe l'observe, rit de tout son cœur, & et se promet du plaisir & et du délassement dans cette aventure. Il lui fait présent d'une somme d'argent : il s'engage à lui en prêter autant : il lui persuade d'acheter un petit fond : l'acquisition se fait. En un mot, notre bourgeois devient campgnard ; il ne parle plus que vignes & et labours ; il dispose ses plantations ; ses projets ne lui laissent aucun repos, & et l'envie d'acquérir le fait sécher sur pied. Mais bientôt la maladie, les voleurs lui enlevèrent ses troupeaux ; une mauvaise récolte trompa ses espérances ; ses bœufs périrent de fatigue. Tant de pertes le dégoûtèrent bien vîte. Une belle nuit il monte brusquement à cheval, & et arrive tout en colère chez Philippe. Celui-ci l'appercevant mal peigné & et en désordre, en vérité, mon cher Vultéius, lui dit-il, vous êtes trop dur à vous-même, trop économe. Oh ! par ma foi, mon cher protecteur, reprit-il, si vous voulez me qualifier comme il faut, appellez-moi le plus malheureux des hommes. Au nom des Dieux & et de ce que vous avez de plus sacré, rendez-moi mon premier état. Vous serez content, je crois, de l'ingénuité & et du ton naturel qui regnent règnent dans tout ce récit.

Il faudroit faudrait être un peu de mauvaise humeur, repartit Euphorbe, pour n'en être pas satisfait. Vous conviendrez que dans ce morceau, on est frappé d'une certaine marche naturelle & et sans art qui ne se fait point sentir dans le premier exemple que vous avez apporté, quoique parfait dans son genre. La nature est ici, pour ainsi dire, dans son déshabillé ; surtout dans certains endroits, tels que ceux-ci : Puer hic non lœve jussa Philippi accipiebat.... Negat ille mihi ? Negat improbus, & et te negligit aut horret.... Impositus mannis, arvum cœlumque Sabinum non cessat laudare. Videt, ridetque Philippus... Sulcos & et vineta crepat mera... & et bien d'autres pareils. Cependant je vous avoue que je trouve dans le fabuliste françois français un air encore plus aisé, plus éloigné de l'étude & et de l'apprêt que dans le poëte poète latin. Peut-être la différence du langage en est-elle la cause. Horace connaissoit connaissait bien mieux que nous les délicatesses de sa langue ; & et je soupçonne que la plupart de ses graces grâces nous échappent, surtout dans le simple & et le naïf.

Je suis véritablement mortifié, ajouta Timagène, de ce que vous avez dit, il n'y a qu'un moment, que le stile style dont nous parlons est aujourd'hui entierement entièrement banni de l'histoire, & et qu'on ne l'y trouve supportable, que sous les livrées de l'antiquité. J'imagine pourtant qu'il pourroit pourrait faire un très-bon très bon effet, même dans les sujets graves & et sérieux. Pourquoi n'y auroit aurait -il pas le même succès aujourd'hui, que dans les écrivains du treizieme treizième ou quatorzieme quatorzième siécle siècle ?

Parce que l'usage, le tiran tyran des ouvrages d'esprit, répliqua Euphorbe, a établi que l'histoire, occupée ordinairement des intérêts des princes & et des affaires du gouvernement, prendroit prendrait un stile style dont l'élévation pût répondre à la grandeur de ces objets. On n'use d'indulgence sur ce point qu'envers les anciens historiens. J'en suis fâché autant que vous. Car cette simplicité inspire un une espece espèce de respect pour les événemens événements que l' Auteur auteur raconte ; elle écarte tout soupçon d'artifice : on lit sans défiance, ce qui est écrit sans art. L'ingénuité qui accompagne les récits évangéliques en est la preuve : elle annonce à tout esprit droit & et sans préjugés, qu'ils sont les organes de la vérité même. Rien, par exemple, n'égale la naïveté avec laquelle est racontée la guérison de l'aveugle-né. Vous ne me saurez pas mauvais gré de vous la rappeler.72 Evang. de S. Jean, chap. 9. Jésus, dit l'Evangéliste, vit en passant un homme aveugle depuis sa naissance.... Il fit un peu de boue avec sa salive, l'appliqua sur les yeux de cet aveugle, & et lui dit ; allez, lavez-vous dans la fontaine de Siloë. Il y alla, s'y lava, & et revint voyant clair. Les voisins & et ceux qui l'avaient vu mendier auparavant, demandaient ; N'est-ce pas là celui qui était assis, & et priait les passants de lui faire l'aumône ? Les uns disaient ; oui, c'est lui. D'autres répondaient ; point du tout ; c'est quelqu'un qui lui ressemble. Mais le mendiant répetait ; c'est moi-même. On lui disait, comment donc vos yeux se sont-ils ouverts ? Cet homme qu'on appelle Jésus, répondait-il, à fait un peu de boue, l'a appliquée sur mes yeux, & et m'a dit, allez-vous laver à la fontaine de Siloë : j'y fuis allé ; je me suis lavé, & et je vois. On lui demanda ; où est-il ? Je n'en sais rien, reprit-il.

On ne peut assurément, interrompit Timagène, raconter d'une maniere manière plus simple, plus éloignée de tout artifice. Si la nature vouloit voulait parler, elle ne s' exprimeroit exprimerait pas autrement. Cependant que cette simplicité a de charmes ! La vérité est belle par elle-même ; elle se montre toute nue. Comme le mensonge est hideux, il a soin de se déguiser. C'est un squelette revêtu d'une robe de drap d'or.

Cette espece espèce d'allégorie, reprit Euphorbe, conviendroit conviendrait assez bien aux écrits de nos prétendus philosophes. Mais continuons. Vous verrez la même ingénuité se soutenir partout. « On amena aux Pharisiens cet aveugle. Le jour où Jésus lui avait ouvert les yeux avec du limon, était un jour de Sabbath. Les Pharisiens demandèrent donc aussi à cet homme, comment il avait recouvré la vue. Il m'a mis de la boue sur les yeux, leur dit-il, j'ai été me laver & et je vois. Quelques-uns des Pharisiens dirent alors ; cet homme n'est pas envoyé de Dieu, puisqu'il n'observe pas le Sabbath : d'autres ajoutaient ; mais comment un pécheur peut-il faire de pareils prodiges ? Ils étaient ainsi divisés entr'eux. Ils s'adressèrent de nouveau à l'aveugle, & et lui dirent, que penses-tu toi-même de celui qui t'a ouvert les yeux ? Que c'est un prophète, reprit-il. Les juifs ne voulurent point croire que cet homme eût été aveugle, & et qu'il eût recouvré la vue, jusqu'à ce qu'ils eussent mandé son père & et sa mère. Ils les interrogèrent donc, & et leur demandèrent, est-ce là votre fils, que vous dites être né aveugle ? Comment voit-il maintenant? Le père & et la mère leur répondirent ; nous savons que c'est-là notre fils & et qu'il est né aveugle : de vous dire comment il voit maintenant, & et qui lui a ouvert les yeux, c'est ce que nous ignorons. Il est en âge, interrogez-le lui-même ; qu'il rende compte de ce qui le regarde. Ces bonnes gens parlèrent de la sorte, parce qu'ils craignaient les juifs. Ceux-ci, en effet, étaient déjà couvenus de chasser de la Synagogue quiconque avouerait que Jésus était le Christ. C'est ce qui fit dire à ses parents ; il est en âge ; interrogez-le lui-même. Ils rappellèrent donc le mendiant qui avait été aveugle, & et lui dirent ; rends gloire à Dieu : nous savons que cet homme est un pécheur. Si c'est un pécheur, dit-il, je n'en sais rien : tout ce que je sais, c'est que j'étais aveugle, & et que je vois aujourd'hui. Que t'a-t-il fait, reprirent-ils? Comment t'a-t-il ouvert les yeux ? Il leur répondit ; je vous l'ai déjà dit ; vous l'avez entendu ; pourquoi voulez-vous l'entendre encore ? Avez-vous envie de devenir aussi ses disciples ? Ils le chargèrent alors de malédictions. Sois son disciple toi-même, dirent-ils : pour nous, nous sommes disciples de Moyse. Nous savons que Dieu a parlé à Moyse ; mais celui-ci, nous ne savons d'où il vient. L'aveugle repartit : c'est une chose bien singulière que vous ne sachiez d'où il vient, & et qu'il m'ait ouvert les yeux. On n'ignore pas que Dieu n'écoute point les pécheurs, & et qu'il n'exauce que ceux qui l'honorent & et qui font sa volonté. On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait rendu la vue à un aveugle-né. Si cet homme ne venait de Dieu, il ne pourrait rien faire de semblable. Tu n'es que péché depuis ta naissance, repliquèrent les juifs, & et tu t'avises de nous enseigner ? & et ils le chassèrent aussitôt. Jésus fut instruit de ce traitement ; & et l'ayant rencontré, il lui dit, croyez-vous dans le fils de Dieu ? Faites- le moi connaître, Seigneur, répondit l'aveugle, afin que je croie en lui ? Vous l'avez vu, reprit Jésus, & et c'est lui-même qui vous parle. Je crois, Seigneur, s'écria-t-il alors ; & et tombant à ses genoux, il l'adora. Le stile style naïf a plus que tout autre l'avantage de peindre avec la plus grande vérité les inclinations & et les sentimens sentiments des hommes, par le détail de leur conduite & et de leurs discours. Est-on déterminé à ne point croire quelque chose qui déplaît, on se tourmente pour chercher des prétextes ; on chicane l'évidence elle-même ; on demande cent fois la même chose, afin de trouver dans les réponses des raisons de douter & et de se faire illusion à soi-même. N'est-ce pas là ce que nous voyons dans les procédés des juifs ? Ils interrogent à plusieurs reprises le même homme, sur le même objet, jusqu'à l'importuner, parce qu'ils voudroient voudraient l'amener à penser & et à parler comme eux. Quelle candeur au contraire, quelle franchise dans les discours de celui-ci ! C'est qu'il n'a d'autre intérêt que celui de la vérité. Je ne sais, dit-il, si c'est un pécheur ; tout ce que je sais, c'est que j'étais aveugle & et que je vois aujourd'hui. Voilà certainement ce qu'on peut appeler des portraits d'après nature, ou plutôt la nature elle-même, dans toute sa verité.

Les livres saints saints, poursuivit Timagène, ne se proposent pas de nous donner des régles règles pour bien raconter. Néanmoins il s'y rencontre des modèles excellens excellents en ce genre. Au reste, il me semble, tout bien considéré, que le récit naïf doit se renfermer dans les petits sujets, dans la fable, dans la conversation & et les lettres.

Vous avez raison, repartit Euphorbe, de réunir ces deux derniers objets ; car une lettre n'est qu'une conversation écrite. Même liberté dans l'une & et dans l'autre ; l'une & et l'autre doit être simple & et ennemie de toute affectation. Trop d'esprit, trop d'imagination dans ces deux genres sont insupportables. De-là De là naissent les mauvaises plaisanteries & et les équivoques.

Pline le jeune, qui écrit si bien une lettre, répliqua Timagène, laisse pourtant échapper quelquefois des jeux de mots, témoin celui-ci en parlant des courses du Cirque :73 Lib. 9. Ep. 6. Capio aliquam voluptatem, quod hac voluptate non capiar. Je trouve un certain plaisir à n'en point trouver dans ces divertissemens divertissements . Voilà de quoi vous mettre en colère, & et vous ne manquerez pas de censurer l'auteur.

Je ne suis pas si sévère que vous pensez, reprit Euphorbe. Le stile style des lettres de Pline est badin & et léger. Cette plaisanterie seroit serait trop recherchée dans le naïf ; mais ici elle a des graces grâces . J'y vois un homme d'esprit qui sent tout ce que vaut le jeu de mots qu'il hasarde, & et qui ne se donne cette liberté, qu'à cause de l' espece espèce d'ouvrage qu'il écrit. D'ailleurs cette plaisanterie renferme un grand sens : elle ne roule point sur une équivoque ; elle ne dénature point la signification des termes.

Quoi qu'il en soit, continua Timagène, le stile style naïf me plaira toujours plus que tout autre, dans la conversation comme dans les lettres. Cette façon de s'exprimer met la compagnie à son aise : elle est à la portée de tout le monde. On est humilié par les propos d'un homme qui prétend toujours à l'esprit. Je l' admirerois admirerais davantage, s'il blessoit blessait moins mon amour-propre.

Il est un une autre espece espèce de gens, ajouta Euphorbe, plus redoutables encore dans la conversation, que les faiseurs d'esprit. Ce sont ces importants qui croyent croient toujours mieux savoir & et mieux dire les choses que les autres. La Bruyère a parfaitement bien peint un de ces personnages.74 Caract. t. I. chap. 5. S'il conte une nouvelle, dit-il,..... elle devient un roman entre ses mains ; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, & et les fait toujours parler longtemps : il tombe ensuite en des parenthèses, qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l'histoire & et à lui qui vous parle & et à vous qui le supportez. Que de personnes en effet ne s' apperçoivent aperçoivent pas qu'elles ennuyent ennuient ceux qui les écoutent, dans le temps qu'elles s'imaginent les amuser ! L'un traite comme un objet de conséquence un fait particulier, auquel je ne prends pas le moindre intérêt. Dans cette idée, il s'appesantit sur cent détails minucieux minutieux , sur cent intrigues de ménage. Il fait l'histoire de tous ceux qui ont eu quelque part à l'événement qu'il me fait attendre. Mon air distrait n'obtient autre chose de lui, que de fréquens fréquents avertissemens avertissements de l'écouter, qui allongent encore son récit. L'autre, pour mieux éclaircir ce qu'il veut raconter, remonte bien au-delà de la source des choses, détaille des circonstances que je connois connais aussi bien que lui, & et par des descriptions inutiles s'écarte tellement de son but, qu'il a peine à se retrouver lui-même dans le labyrinthe qu'il s'est formé.

À ces traits, reprit Timagène, je reconnois reconnais bien des gens que j'ai fréquentés, des gens même connus dans la société par des talens talents rares. Disons donc, avec Costar, que comme les meilleurs pays ne sont pas toujours les plus beaux pour le plaisir de la promenade, aussi les esprits les plus fertiles en grandes pensées, ne sont pas toujours les plus agréables pour le divertissement de la conversation. Je mettrai au même rang ceux qui dans un entretien familier, étudient scrupuleusement leur expression & et leur prononciation. Ils sont moins choqués d'une pensée fausse, que d'un tour de phrase, qui s'écarte tant soit peu des régles règles de la grammaire. Cette attention fatiguante est aussi à charge aux autres, qu'à eux-mêmes. Cela s'appelle, selon la Bruyere La Bruyère , parler proprement & et ennuyeusement. Il en est qui vous tiennent en suspens, un temps infini, avant d'en venir au fait dont il est question. Ils prétendent peut-être animer la curiosité : mais ils ne s' apperçoivent aperçoivent pas qu'ils font naître l'impatience, & et bientôt après le dégoût. C'est un art de faire désirer à ceux qui nous écoutent ce que nous allons leur dire ; mais il faut se donner de garde de porter trop loin leur attente, sur-tout surtout pour un objet qui n'en mérite pas la peine. Je connois connais des enthousiastes en ce genre, qui ne raconteroient raconteraient pas le fait le plus ordinaire, sans y mettre quelqu'un de ces préambules, je vais bien vous faire rire ; voici quelque chose de bien plus singulier ; vous n'imagineriez jamais ce que je vais vous dire.

Ennuyer dans un discours académique, poursuivit Euphorbe, cela peut bien se passer ; mais dans une conversation, c'est d'un amusement faire un supplice. J'imagine que la marquise de Sévigné étoit était charmante dans la société. Un Auteur auteur se peint d'ordinaire dans ses écrits. Il y a long-temps longtemps que Sénèqùe l'a dit.75 Talis est hominibus oratio, qualis vita. Ep. 114.Oratio vultus animi est. Ep. 115. À juger de cette femme aimable par cette régle règle , quelle candeur dans ses mœurs ! Quelle douceur, quelle aménité dans le commerce de la vie ! Partout dans ses lettres le cœur se montre plus que l'esprit, quoiqu'elle en ait infiniment. Raconte-t-elle un fait ? On suit de l' œuil œil toutes les circonstances : elles naissent l'une de l'autre : un enfant, ce semble, raconteroit raconterait comme elle, & et l'académicien le plus versé dans la littérature désespére désespère de l'égaler. Sa touche légere légère & et naturelle donne des graces grâces & et de l'intérêt aux événemens événements les plus simples & et les plus étrangers. Ecoutons Écoutons la -la rapporter à Madame de Grignan, sa fille, un incendie dont elle avoit avait été le témoin. Avant-hier, à trois heures après minuit, j'entendis crier au voleur, au feu, & et ces cris si près de moi & et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici ; je crus même entendre qu'on parlait de ma petite-fille : je ne doutai point qu'elle ne fût brûlée. Je me levai, dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêcha quasi de me soutenir ; je cours dans son appartement, qui est le vôtre ; je trouvai tout dans une grande tranquillité ; mais je vis la maison de Guitaut toute en feu : les flammes passaient pardessus la maison de M. de Vauvineux ; on voyait dans nos cours & et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur : c'étaient des cris, c'était une confusion, c'étaient des bruits épouvantables de poutres & et de solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte ; j'envoyai mes gens au secours ; M. de Guitaut m'envoya une cassette de ce qu'il avait de plus précieux ; je l'a mis dans mon cabinet, & et puis je voulus aller dans la rue bayer comme les autres ; j'y trouvai Monsieur & et Madame de Guitaut, quasi nuds, Mad. de Vauvineux, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite Vauvineux qu'on portait toute endormie chez l'ambassadeur ; plusieurs meubles & et vaisselle d'argent qu'on sauvait chez lui : Mad. de Vauvineux faisait démeubler : pour moi, j'étais comme dans une isle, mais j'avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame Gueston & et son frère donnaient de bons conseils : nous étions tous dans la consternation. Le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, & et l'on n'espérait la fin de cet embrasement, qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage ; sa femme s'attachait à lui & et le retenait avec violence ; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, & et la crainte de blesserer sa femme, grosse de cinq mois ; enfin il me pria de tenir sa femme ; je le fis ; il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme & et qu'elle s'était sauvée ; il voulut aller retirer quelques papiers, il ne put approcher du lieu où ils étaient : enfin il revint à nous dans cette rue, où j'avais fait asseoir sa femme. Des Capucins pleins de charité & et d'adresse travaillèrent si bien, qu'ils coupèrent le feu : on jetta de l'eau sur le reste de l'embrâsement, & et enfin le combat finit, faute de combattans.76 (Desit.) Tout affreux qu'est l'objet dépeint dans cette lettre, on éprouve, en la lisant, je ne sçais quel je ne sais quel plaisir qu'on doit tout entier à cette aimable naïveté dont nous parlons. Quelle clarté, quelle netteté dans les détails ? La personne à qui elle est adressée connaissoit connaissait les lieux ; ainsi il étoit était inutile de les décrire : mais le récit est si clair, que nous appercevons apercevons presque la situation & et l'ordre des maisons sans les avoir jamais vues. C'est un grand art de faire ainsi deviner ce qu'on ne dit pas. Quelques expressions qu'on ne peur hasarder que dans la conversation, achèvent de donner un air tout-à-fait tout à fait naturel à cette narration. Telle est celle de bayer empruntée du patois picard, & et placée ici fort à propos.

Je crois, ajouta Timagène, qu'on peut appliquer à la marquise de Sévigné ce que l' Auteur auteur des mœurs de ce siécle Mœurs de ce siècle La Bruyère, Jean de a dit des femmes en général par rapport au style stile épistolaire.77 Mœurs de ce siécle, chap. 1. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire : elles trouvent sous leur plume des tours & et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail & et d'une pénible recherche : elles sont heureuses dans le choix des termes qu'elle placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, & et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, & et de rendre délicatement une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, & et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entr'elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. En réfléchissant sur ce talent propre à Mad. Madame de Sévigné, je pense qu'elle en étoit était redevable à l'usage où elle étoit était d'écrire sans étude, & et dès-lors dès lors sans gêne & et sans contrainte. Assise à son bureau elle s' imaginoit imaginait voir la personne à qui sa lettre étoit était adressée, l'entretenir, lui répondre, & et dans cette idée elle jettoit jetait sur le papier toute l'aisance & et tout l'enjouement qui lui étoit était naturel dans la conversation. Que de gens font mal, parce qu'ils s'étudient trop à bien faire !

A À peine Timagène finissoit finissait ces mots, que le jardinier d'Euphorbe entra & et lui dit ; Monsieur, quelqu'un demande à vous parler. Quel est ce quelqu'un, reprit Euphorbe. C'est un de ces Messieurs, répondit le bonhomme en s'en allant, qui ont plus de pain qu'ils n'en peuvent manger, tandis que j'en ai à peine ce qu'il m'en faut. Voilà assurément du naïf, s'il en fut jamais, dit alors Timagène en riant. Mais allons voir ce mangeur de pain. Nous continuerons dans un autre moment.

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"Onzième entretien. La fable ou l'apologue, et le récit naïf" de Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter. Édition électronique. François-Joseph Bérardier de Bataut (1720-1794) Christof Schöch Version 0.7, 09/2014

Texte libre de droits. Édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://tapas.neu.edu/berardier/essai/ sous licence Creative Commons Attribution 3.0 (CC-BY). Republication de l'édition électronique publiée en ligne à l'adresse http://berardier.org en 2010.

Bérardier de Bataut, François-Joseph (1720-1794) Essai sur le récit, ou entretiens sur la manière de raconter Paris Charles-Pierrre Berton 1776 Format in-12, X-725 pages.

Cette édition fournit une édition accessible en ligne et commentée de l'Essai sur le récit, ou Entretiens sur la manière de raconter, par François-Joseph Bérardier de Bataut.

L'édition réunit une transcription diplomatique (graphies d'époque, coquilles, abréviations) et une version de lecture (graphies modernisées, coquilles corrigées, abréviations explicitées).

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ONZIÈME ENTRETIEN. La fable ou l'apologue, & et le récit naïf.

Le matin du jour suivant, Timagène étant descendu dans le cabinet, trouva tout préparé, comme son ami le lui avoit avait promis. Après un déjeuner frugal, En en vérité, dit-il, c'est un avantage précieux de pouvoir nourrir le corps & et l'esprit en même temps. Au reste, l'intempérance est bien puls plus rare dans les repas de la derniere dernière espece espèce , que dans les premiers.Sur ce point, voir également le troisième entretien.

Toute rare qu'elle est, reprit Euphorbe, je la craindrois craindrais peut-être de votre part. Mais enfin, si c'est-là c'est là votre goût, il est aisé de satisfaire votre appétit en ce genre, & et même à peu de frais. Par exemple est-il un objet plus capable de contenter un esprit bien fait, que celui qui doit nous occuper aujourd'hui ? La fable ou l'apologue réunit l'utile & et l'agréable ; & et cet accord, au jugement d'Horace, est le sceau de la perfection. Voir l’article « Fable » que Marmontel a écrit pour l’Encyclopédie. On peut rapprocher l’entretien de Bérardier de l’article « Fable » que Marmontel a écrit pour l’Encyclopédie. Voir Marmontel, « Fable », dans : Éléments de littérature, éd. Sophie Le Menahèze, Paris : Désjonquères, 2005, p. 546-557. D’autres réflexions sur la fable sont le discours préliminaire « De la fable » de Lemonnier (Guillaume-Antoine Lemonnier, « De la fable », dans : Fables, contes et épîtres, 1773) et le « Discours sur la fable » de La Motte (La Motte, « Discours sur la fable », dans : Fables nouvelles, 1719). Pour une synthèse, voir : Thomas Noel, Theories of the Fable in the Eighteenth Century, New York : Columbia Univ. Press, 1975.

Oh ! pour l'utilité, ajouta Timagène ; la chose n'est pas douteuse. L'origine même de la fable en est une preuve. Car si je me rappelle bien ce que dit Phèdre Phèdre (Phaidros) , Servitus obnoxia, Quia, quæ volebat, non audiebat dicere, Affectus proprios in fabellas transtulit, Calumniamque fictis elusit jocis. Ph. l. 3. Prol. Phaedrus, Fabulae Æsopiae, livre III, Prologus (voir bibliographie). la vraie philosophie dans l'esclavage ( & et elle s'y est trouvée plus souvent que sur le trône) inventa ce moyen pour exprimer, par une allégorie Allégorie , ce qu'elle n' osoit osait dire ouvertement, & et pour instruire les grands & et les souverains, sans s'exposer à leur mauvaise humeur. Ésope Ésope (Aísôpos) le pere père de la fable étoit était esclave ; & et il osa montrer la vérité à ses maîtres, à l'heureux Crésus, & et à la Grèce entiere entière .

Tous les hommes sont souverains en cela, poursuivit Euphorbe, parce qu'ils ont tous leur amour-propre. Il faut les tromper pour les guérir. C'est le but que se propose l'apologue. L'utilité est donc son premier & et son principal objet. Ses succès en ce genre ont été quelquefois très-brillans très brillants . Le prophête prophète La graphie de l'original n'est pas attestée dans les dictionnaires usuels. Nathan a recours à ce moyen ingénieux pour faire reconnoître reconnaître à David le double crime qu'il vient de commettre ; & et le repentir du saint Roi est si vif & et si prompt, qu'il obtient sur le champ sa grace grâce  : le peuple Romain romain soulevé contre les nobles, s' étoit était retiré sur le Mont sacré, & et toutes les propositions du sénat n' avoient avaient rien gagné sur lui : mais son emportement ne tint pas contre l'adresse de Menenius Agrippa. Un apologue qu'il imagine dans cette circonstance délicate triomphe de la fureur des séditieux, & et les ramene ramène dans Rome. Et qui sçait sait si la fable n'a pas produit en secret les mêmes effets sur bien des particuliers, que l'amour-propre à empêché de publier cette espece espèce de victoire ?

Cette idée que vous me donnez de la fable, répliqua Timagène, s'accorde très-bien très bien avec l'origine que je lui prêtois prêtais tout-à-l'heure tout à l'heure . Née pour enseigner les hommes, & et sur-tout surtout ceux qui sont en place, elle ne doit songer qu'à instruire & et à corriger Plaire et instruire . De tout cela, on doit conclure, ce me semble, que sa partie la plus essentielle est la maxime de morale qu'elle veut insinuer. C'est-là C'est là le fondement qui la soutient : c'est elle qui constitue, pour ainsi dire, sa nature.

Cela est si vrai, continua Euphorbe, qu'une fable dénuée de toute espece espèce d' ornemens ornements Ornements , est essentiellement & et suffisamment bonne, si elle a cette qualité, que les Rhéteurs appellent la vérité Vérité  ; c'est-à-dire, si le fait raconté prouve bien la maxime qu'on en veut extraire. Une pierre placée sous une gouttiere gouttière , au bout de quelques années, se trouva creusée & et presque percée ; ce qui prouve que la patience & et le temps viennent à bout de tout. Voilà le fond d'une très-bonne très bonne fable. Celles d'Ésope Ésope (Aísôpos) , où peut-être celles que Planude Planudes (Maximus Planudes) nous a données sous son nom,Maximus Planudes (1260-1330) était un grammairien, traducteur et théologien Byzantin. Il est l'auteur d'une biographie d'Ésope avec une traduction en prose de ses fables. sont presque toutes dans ce genre. Phèdre Phèdre (Phaidros) en a fait usage & et les a drapées un peu plus richement : mais il a toujours eu l'attention de ne rien mettre dans son récit, qui ne tendît à établir la maxime qu'il prétendoit prétendait en tirer.Phæd. Fab. l. 1. Fab. 1. Phaedrus, Fabulae Æsopiae, livre I, fable 1 : « Lupus et Agnus » / « Le Loup et l'agneau » (voir bibliographie). Sur les bords d'un même ruisseau, dit-il, arriverent arrivèrent un loup & et un agneau pressés par la soif. Le loup étoit était au dessus & et l'agneau beaucoup plus bas. Le brigand alors poussé par son appétit carnassier, chercha un prétexte pour faire une querelle à l'agneau. Pourquoi, lui dit-il t as-tu troublé l'eau que je bois ? L'animal timide lui répond en tremblant, comment puis-je faire ce dont vous vous plaignez, Monsieur le loup ? L'eau qui me désaltère coule de vous à moi. Vaincu par la force de la vérité, le glouton ajouta, mais il y a six mois que tu as dit du mal de moi. Eh ! je n' étois étais pas encore né, reprit l'agneau. C'est donc assurément ton pere père , dit le loup : & et en achevant ces mots il le saisit & et le met en pièces contre toute justice. Cette fable est faite pour ceux qui sous de faux prétextes oppriment les innocens innocents . II n'y a rien là-dedans qui ne rende sensible cette vérité, que la raison est sans force contre les prétentions tyranniques d'un homme puissant qui veut dépouiller un particulier sans appui. Si le fabuliste remarque que le loup étoit était placé au-dessus & et l'agneau beaucoup au-dessous, c'est pour fournir à ce dernier une réponse sans réplique, lorsqu'il démontre à son ennemi que quand il troubleroit troublerait l'eau, ce ne seroit serait point celle dont il s' abreuvoit abreuvait , puisque pour aller à lui, il auroit aurait fallu qu'elle remontât contre son cours naturel.

Malgré le respect que j'ai pour la Fontaine La Fontaine La Fontaine, Jean de , ajouta Timagène, j'aime mieux la manière dont Phèdre Phèdre (Phaidros) exprime ici sa morale, que celle de notre Auteur auteur .Fable X. La Fontaine, « Le Loup et l'agneau », Fables, livre I, fable 10 dans notre édition de référence (voir bibliographie). La phrase est l'incipit de la fable. Sur La Fontaine, voir l'article wikipédia. La raison du plus fort, dit-il, est toujours la meilleure. Ce mot meilleure ne veut pas dire assurément que la violence soit toujours le moyen le plus raisonnable. Sa maxime seroit serait fausse & et vicieuse. Il signifie donc seulement, que c'est le ressort le plus invincible. Mais il reste toujours quelque chose de louche & et d'équivoque dans cette expression. D'ailleurs, que nous apprend-t-on, quand on nous dit que le plus fort l'emporte toujours sur le plus faible ? Qui Qu'y a-t-il là que tout le monde ne sçache sache  ? J' ajoûterai ajouterai à cela, que cette sentence du fabuliste français La Fontaine, Jean de semble s'adresser aux malheureux opprimés, qu'elle laisse sans ressource ; au lieu que celle du poëte poète latin Phèdre (Phaidros) parle aux oppresseurs, à qui elle fait un juste reproche.

Il faut être exact avec vous, ce me semble, repartit Euphorbe en riant. Pour défendre notre compatriote La Fontaine, Jean de , on pourroit pourrait dire peut-être, que cette expression qui vous déplaît, renferme une ironie dont le sel porte avec lui un reproche & et une invective contre les tyrans. Lorsqu'un historien dit d'un souverain, que la meilleure raison qu'il fit valoir contre les manifestes de ses ennemis, fut une armée de cent mille hommes, on sent bien que l'écrivain desapprouve désapprouve une pareille conduite. Néanmoins, je vous avoue que je préfére préfère la tournure simple & et sans art de l'affranchi d'Auguste Phèdre (Phaidros) à ce raffinement.

Pour revenir à notre objet, reprit Timagène, cette vérité Vérité de la fable exige, ce me semble, que le récit n'omette rien de ce qui peut prouver la morale, mais aussi qu'il ne dise rien de plus. J'ai lu il y a quelque-temps quelque temps dans Richer Richer, Henri , deux fables où l' Auteur auteur me paroît paraît avoir oublié ces deux régles règles . Je veux vous en faire le juge. L'une a pour titre le bœuf malade. La voici.L. 2, Fab. 15. Timagène semble renvoyer à l'ouvrage suivant, dans lequel nous n'avons cependant pas pu identifier la fable en question : Henri Richer, Fables nouvelles, mises en vers, Paris : Étienne Ganeau, 1729 (voir bibliographie). Sur Henri Richer, voir l'article wikipédia (Desit: : Voir édition de 1748.)

Un bœuf seigneur d'un pâturage, Était indisposé. Les bœufs du voisinage, Gens importuns, se firent un devoir D'accourir chez lui pour le voir. Chacun d'eux à son tour, d'une manière honnête, Vint gravement rompre la tête À ce pauvre animal D'un triste compliment propre à croître le mal. Après cette cérémonie, Vous eussiez vu ces bons amis Se régaler dans la prairie, Se rouler sur l'herbe fleurie, Qui croissoit autour du logis. L'herbage fut tondu demi-lieue à la ronde : Aussi bien leur ami partoit pour l'autre monde ; Ainsi raisonnoient les gloutons. Mais loin de déscendre au Tenare, Du bœuf la force se répare : Son appétit revient : il cherche les gazons. Ce fut en vain : l'herbe était disparue. Grand merci de vos soins, dit-il : votre cohue Messieurs, de mal en pis, a changé mon destin ; Et sous de compliments, je vais mourir de faim. De pareils importuns l'engeance est trop connue. Maint Patelin vous fait sa cour, Qui sous un front d'ami, cache un cœur de vautour.

En effet, dit Euphorbe, je ne trouve pas dans cette fable tout ce que renferme la morale. Afin que le rapport fût juste, il auroit aurait fallu prêter aux amis prétendus du malade une intention décidée de lui nuire, soit par intérêt, soit par vengeance. C'est ce qui ne paroît paraît pas dans le récit. D'ailleurs le bœuf est un mauvais personnage pour un tel rôle. C'est un animal un peu bête, mais du reste bonne personne, doux, pacifique & et incapable de noirceur & et de perfidie. Voyons maintenant celle qui en dit plus qu'il ne faut.

C'est celle des mâtins & et du loup, poursuivit Timagène.L. 1, Fab. 19. Voir la note à la page 584.

Maître Aboyard & et la Rancune, Deux chiens gardiens d'un troupeau Pour une Iris au long museau Se battaient au clair de la lune. Un loup des plus cruels, issus de Lycaon, Les apperçut aperçut & et crut que la fortune Favorisait son appétit glouton. Il saisit le moment ; dévore maint mouton. Acharnés au combat, nos chiens le laissent faire : Aux tristes bêlemens des moutons ils sont sourds. Brusquet demi mâtin, touché de la misère De ce troupeau, fut assez téméraire Pour attaquer le loup : inutile secours Qu'il donne aux pauvres gens. Étranglé sans remède, Il appelle en mourant la Rancune à son aide. Le mâtin entendit sa voix. Ardent à le venger, il se réconcilie Avec maître Aboyard. Les deux chiens en furie Se jettent sur l'hôte des bois, Et mettent en quartiers cette bête cruelle. Telle fut autrefois la fameuse querelle D'Achille avec Agamemnon Hector, le héros d'Ilion, En profita. Sa force & et son courage Du sang des Grecs rougirent le rivage. Il porta dans leur camp l'horreur & et le trépas La discorde des chefs est funeste aux soldats.

Les dix premiers vers de cette fable sont les seuls qui en établissent la morale. Tout le reste est un hors-d'œuvre qui lui est étranger. On voit que l' Auteur auteur a voulu renfermer dans son apologue l' Iliade Iliade entière, pour ainsi dire, en miniature. L'aventure de Brusquet est celle de Patrocle, dont Achille vengea la mort, sur le héros des Troyens. Mais le poëme poème épique exigeoit exigeait le récit de cet événement, sans lequel l'action seroit serait demeurée imparfaite ; au lieu que celle de la fable est terminée dès quelle prouve suffisamment la maxime qu'on se propose de mettre sous les ieux yeux du lecteur. Je suis persuadé que vous serez d'accord avec moi sur cela.

Je le serois serais sur bien d'autres objets, répondit Euphorbe. L'idée que je me suis formée de cette espece espèce d'ouvrage Fable (genre) , est parfaitement conforme à la vôtre. Un fabuliste moderne Lemonnier, Guillaume-Antoine M. l'Abbé le Monnier, Disc. prél. Guillaume-Antoine Lemonnier, Fables, contes et épîtres, 1773 (voir bibliographie). Cet ouvrage contient un discours préliminaire intitulé « De la fable » (p. iii-xx), dans lequel l'auteur affirme effectivement la difficulté de la définition de la fable : « Qu'est-ce que la fable ? Qu'entend-on par le mot fable ? Question simple en apparence, [...]. Encore n'y vois-je point de réponse claire et satisfaisante » (p. iii). Lemonnier poursuit en disant : « Je vais la chercher avec le lecteur. Nous la trouverons ensemble, ou nous verrons ensemble qu'on ne peut la trouver » (p. iii). Après avoir montré les limitations de deux définitions de la fable, l'une trop générale, l'autre trop restrictive, il conclut : « Il vaut mieux renoncer à toute définition de la fable, puisqu'on ne voit pas qu'on puisse en donner une définition appropriée à toutes les fables en général, et à chaque fable en particulier » (p. v-vi). -- La seconde définition de la fable que cite Lemonnier est celle que donne La Motte, dans son « Discours sur la fable », dans Fables nouvelles, 1719 (voir bibliographie), p. vii-lviii : « La fable est une instruction déguisée sous l'allégorie d'une action », p. xiii. prétend qu'on ne peut pas en donner une bonne définition. C'est ce qui m'inquiète assez peu, pourvu qu'on lui donne les qualités & et les ornemens ornements propres à le faire réussir. Entre ces qualités, la simplicité Simplicité est une des plus essentielles. Le but de la fable, qui se propose d'instruire, la nature des personnages qu'elle emploie, presque toujours pris entre les animaux ou les êtres inanimés, concourent également à la rendre nécessaire. Celles qui s'écartent de cette régle règle , ou sont défectueuses, ou sortent de la sphère ordinaire, & et ne doivent plus être regardées comme des fables.

Puisque vous parlez de la simplicité Simplicité , interrompit Timagène, permettez-moi à ce sujet une digression d'un moment. Je veux vous faire part d'une petite nouvelle littéraire que m'a mandé de Paris ces jours-ci un de mes amis. Dans la réparation qu'on vient de faire aux bâtimens bâtiments qui joignent les Saints Innocens Innocents , on a été obligé de détruire le cadran solaire, qui regardoit regardait le cimetiere cimetière de cette paroisse. On vient de le rétablir. Vous connaissez la belle inscription qu'on y lisoit lisait  : Idem monet hora, locusque. On y a substitué ce pentamètre.

Te monet hora fugax, te monet ipse locus.

Ce vers me paroît paraît sorti de la plumé d'un écolier, qui n'a point senti la précision & et la noble simplicité Simplicité des quatre(Desit: : identifier l'événement, trouver une source là-dessus.) premiers mots. Il fait disparoître disparaître entiérement entièrement le mot idem, qui renferme lui seul cette pensée, que le temps dans sa fuite nous traîne vers la mort. On nous dit bien que l'heure & et le lieu nous avertissent ; mais on ne dit pas de quoi, ni si ces deux censeurs ont le même objet ou non. Nous ne sommes pas assurément dédommagés de cette perte par les deux belles épithètes fugax, & et ipse. Si nos neveux lisent un jour dans le P. Père Bouhours Bouhours, Dominique (abbé) Entr. d'Ar. & d'Eug. Dominique Bouhours, Les Entretiens d'Ariste et d'Eugène (1671). Quatrième édition, Paris : Sébastien Mabre Cramoisy, 1673. l'éloge que cet homme de goût fait de l'ancienne inscription, ils la chercheront inutilement dans la nouvelle.

Il faut, poursuivit Euphorbe, mettre l' Auteur auteur de ce vers, à côté de ceux qui vouloient voulaient il y a quelques années cacher sous un enduit de blanc les chefs-d'œuvres de sculpture, que les connaisseurs vont admirer sur la fontaine de la même paroisse. Voilà ce que produit la manie d'enluminer & et de décorer tout mal-à propos mal à propos . La simple nature a des charmes plus puissans puissants que tous les raffinemens raffinements de l'art.

Tout cela est fort bon, reprit Timagène ; mais, si je m'en souviens bien, vous vous êtes engagé de me montrer que, parmi les fables il en est où domine l'enjouement & et le badinage. Comment cela s'accordera-t-il avec cette simplicité Simplicité , qui leur est, dites-vous, essentielle ? Ces sortes de fables Fable (genre) pourront-elles se passer d' ornemens ornements Ornements ?

Votre difficulté, répondit Euphorbe, me paroîtroit paraîtrait très-embarrassante très embarrassante , si la simplicité Simplicité de la fable Fable (genre) étoit était telle, que l'art en fût entièrement exclu ; si elle étoit était incompatible avec toute espece espèce d'ornement Ornements . Mais elle ne bannit que ceux dont la pompe & et l'éclat pourroient pourraient lui nuire. Vous avez remarqué, sans doute, de quelle façon se mettent nos villageoises les jours de fêtes. Toute leur parure consiste dans du linge d'une blancheur éclatante & et des étoffes communes, mais propres. Celles qui sont d'un certain âge, se contentent de ces ajustemens ajustements  : la jeunesse y ajoute quelques rubans & et quelques fleurs. Mais vous ne verrez point ici briller l'or, l'argent, les diamans diamants , les pierreries : les couleurs naturelles n'y sont point remplacées par un rouge artificiel. Voilà l'image de la fable Fable (genre)  : elle est simple Simplicité , même à sa toilette. Ésope Ésope (Aísôpos) nous montre la nature dans son plus grand négligé. Phèdre Phèdre (Phaidros) , en ornant Ornements un peu l'apologue Fable(genre) , lui a conservé l' austere austère modestie de nos meres mères de famille. Sous la plume de la Fontaine La Fontaine La Fontaine, Jean de & et de nos bons fabulistes, elle jouit du privilege privilège de la jeunesse ; elle emprunte quelques ornemens ornements Ornements qui se rencontrent sous sa main, pour relever ses graces grâces naturelles. La Motte La Motte, Antoine Houdar de a voulu lui prêter son esprit ; il lui a donné les airs d'une petite maîtresse, & et sous ce déguisement elle a mal réussi. En un mot, la simplicité Simplicité & et l'art concourent tous les deux à former une fable ; mais ils y ont des devoirs tout contraires. Celui-ci doit se cacher, au point de n'être presque pas reconnu : celle-là doit se laisser voiler, sans disparoître disparaître .

Vous faites la guerre à la Motte La Motte , reprit Timagène : j'ai pourtant lu une de ses fables, qui me paroît paraît de la plus grande beauté. Je veux vous la rappeler. C'est celle des deux grillons.Antoine Houdar de La Motte, « Les Grillons », dans : Fables nouvelles, 1719 (voir bibliographie), livre II, fable 19, p. 129-131. (Desit: : identifier fable, localiser dans édition.)

Deux grillons, bourgeois d'une ville, Avaient élu pour domicile D'un magistrat le spacieux palais. Hôtes du même lieu, sans pourtant se connaître, L'un logeait en seigneur au cabinet du maître ; L'autre dans l'anti-chambre habitait en laquais. Un jour Jasmin Grillon sort de sa cheminée ; Trotte de chambre en chambre, & et faisant sa tournée, Arrive au cabinet ; entend l'autre grillon ; Bon jour, frère, dit-il. Bon jour, répondit l'autre. Votre serviteur. Moi, le vôtre. Mettez-vous là, dit l'un. L'autre, point de façon ; Traitez-moi comme ami ; je suis de la maison. Je vis dans l'anti-chambre, ou de mainte partie Monseigneur reçoit les placets. Qu'il est sage & et qu'il m'édifie ! Désintéressement, équité, modestie, Il a tout : c'est plaisir que d'avoir des procès. Bon droit avec tel juge est bien sûr du succès. Tu te trompes, l'ami ; ce n'est pas là mon maître, Dit messire Grillon : je le connais bien mieux. Toi, tu le prends là bas pour ce qu'il veut paraître, Ici je le vois tel que le sort l'a fait naître. Pour les riches, des mains ; pour les belles, des yeux ; Pour les puissants, égards & et tours officieux ; Voilà tout le code du traître. N'en sois donc plus la dupe, & et laisse le commun S'abuser à la mascarade ; Distinguons deux hommes en un ; L'homme secret, & et l'homme de parade.

Pouvez-vous disconvenir qu'il y ait dans cette fable une vérité, une nature, un certain je ne sçais quoi je ne sais quoi qui plaît à l'esprit, & et qui la met de niveau avec ce que nous avons de meilleur en ce genre ?Pour la notion du je ne sais quoi, voir la note à la page 61.

Lorsque j'ai accusé la Motte La Motte de prodiguer la parure dans son stile style , répartit Euphorbe, je n'ai pas prétendu qu'aucune de ses fables ne fût exempte de ce défaut. Il en est quelques-unes où le goût a sçu donner des rêgles règles à une imagination trop brillante. Dans ce petit nombre, vous n'avez pas assurément choisi la moins bonne. Elle peut même me servir à acquitter ma promesse, & et à vous prouver qu'il est des ornemens ornements qui sympathisent avec la simplicité. Je ne parle point de cette morale admirable dont le rapport est si naturel avec le sujet ; je m'arrête uniquement à la décoration accessoire. Ces mots bourgeois d'une ville, cette réflexion que l'un habitait en seigneur dans le cabinet, l'autre en laquais dans l'antichambre, la dénomination de Jasmin à ce dernier, & et celle de messire au premier, sont sans contredit des hors-d'œuvres ajoutez ajoutés par l'art : du même genre sont encore ces vers

Sort de sa cheminée ; Trotte de chambre en chambre, & et faisant sa tournée, Arrive au cabinet ;

ainsi que la conversation des deux grillons. Néanmoins ces richesses pour ainsi dire étrangeres étrangères , ne font aucun tort à l'aimable simplicité & et à la belle nature qui régne règne dans tous ces endroits. J' aurois aurais souhaité que messire Grillon ne s'en fût pas un peu écarté dans sa derniere dernière réponse. Tout seigneur qu'on le suppose, c'est lui donner beaucoup d'esprit que lui prêter une antithèse aussi ingénieuse que celle-ci.

Toi, tu le prends là-bas pour ce qu'il veut paraître, Ici, je le vois tel que le sort l'a fait naître,

Ces deux vers pourroient pourraient figurer sur la scène tragique. Au reste, ce léger défaut ne m'empêche pas de souscrire à tous les éloges que vous avez donnés à cette piece pièce .

Je vois maintenant, ajouta Timagène, quels sont les ornemens ornements dont vous parlez. Ce sont ceux qui naissent du sujet, & et que la nature semble nous offrir elle-même. Encore faut-il se donner de gardeC'est-à-dire : se précautionner de, éviter de ; voir le Dictionnaire de L'Académie française (4e éd.,1762). de les prodiguer. Je me rappele à cette occasion la fable du loup & et de l'agneau, que la Fontaine La Fontaine a imitée de celle de Phèdre Phèdre (Phaidros) , & et dont nous nous occupions il n'y a qu'un moment. Le fabuliste moderne a ajouté quelques ornemens ornements au récit simple & et sans art de l' Auteur auteur latin ; mais ils sont si naturels, qu'on les croiroit croirait volontiers absolument nécessaires.

Un agneau, dit-il, se désalterait Dans le courant d'une onde pure. Un loup survient à jeun qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait. Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage. Tu seras châtié de ta témérité. Sire, répond l'agneau, que votre majesté Ne se mettre pas en colère ; Mais plutôt qu'elle considère, Que je me vais désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d'elle ; Et que par conséquent en aucune façon Je ne puis troubler sa boisson. Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, Et je sais que de moi tu médis l'an passé. Comment l'aurais-je fait, si je n'étais pas né ; Reprit l'agneau ; je tête encore ma mère. Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. Je n'en ai point. C'est donc quelqu'un des tiens ; Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos bergers & et vos chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge. Là-dessus au fond des forêts Le loup l'emporte & et puis le mange, Sans autre forme de procès.

Il y a ici bien des traits qui ne sont point dans l' Auteur auteur latin, tels que la supplique douce & et honnête par laquelle débute l'agneau, & et ces quatre vers.

C'est donc quelqu'un des tiens ; Car vous ne m'épargnez guère Vous, vos bergers, & et vos chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge.

Le seul mot, tu la troubles, est un coup de pinceau inimitable : & et avec tout cela quelle nature ! Quelle simplicité ! Je ne crois pas qu'on puisse raconter mieux.

On ne le peut peut-être pas, poursuivit Euphorbe ; mais on peut le vouloir, & et on le veut en effet quelquefois. Pour vous en donner une preuve, je vais vous lire la même fable traitée par Boursault. Vous en ferez la comparaison avec celle que vous admirez ; & et vous verrez combien on réussit mal parfois, pour vouloir trop bien réussir.

Un loup se trouvant à boire Où buvait un jeune agneau, Eut d'abord l'âme assez noire Pour lui vouloir faire accroire Qu'il avait troublé son eau. Qui te rend si téméraire, Lui dit ce traître en courroux ? L'agneau, qui justement craint sa dent sanguinaire, Prenant, pour le toucher, un ton flatteur & et doux ; Eh ! Comment, Monseigneur, cela se peut-il faire ? Je me suis, par respect, mis au-dessous de vous. J'ai toujours sur le cœur une vieille querelle ; Répondit la bête cruelle, Où tu te déclaras mon mortel ennemi : Depuis six mois entiers j'en cherche la vengeance. Je n'ai, répond l'agneau, que deux mois & et demi ; Comment pouvais-je alors vous faire quelque offense ? Ta mère qui me hait, & et qui ne sait pourquoi, Hier par deux matins me fit longtemps poursuivre. Ma mère cessa de vivre, Quand elle accoucha de moi. C'est donc ton père. Mon père De boucher inhumain a senti la fureur. C'est donc ta sœur ou ton frère ? Je n'ai ni frère ni sœur. Oh bien, qui que ce soit, il faut que je me venge : Je suis las d'écouter tout ce que tu me dis. Lors, sans plus de raison, il l'égorge & et le mange. Que de grands font de même à l'égard des petits ! Edme Boursault, Les Fables d'Ésope, comédie, 1690, acte V, scène 3, p. 84-85 (voir bibliographie). Dans cet ouvrage hybride, la comédie s'allie à la fable.

J'en suis fâché pour l' Auteur auteur d'Ésope à la cour, répliqua Timagène, mais je le trouve ici bien inférieur au modèle qu'il s'est proposé d'imiter. J'aime cent fois mieux la simple nature de l' Auteur auteur latin, que tous les détails de Boursault. Pour le parallèle avec la Fontaine La Fontaine , il ne le soutient en aucune façon. Tout ce qu'il a de plus que lui, sont des inutilités, ou des réflexions puériles. Par exemple, la Fontaine La Fontaine n' avoit avait pas imaginé que le loup eût l'âme assez noire pour vouloir faire accroire à l'agneau, qu'il avoit avait troublé sa boisson. C'est qu'en effet cette idée est ridicule. On pourroit pourrait bien se passer de l'inutile réflexion, que l'agneau craint la dent du loup. Mais sur-tout surtout pourquoi multiplier les attaques & et les répliques jusqu'à cinq fois ? Cette longue conversation convient-elle bien à un loup affamé ? Lorsque cet animal ajoute, je suis las d'écouter tout ce que tu me dis ; d'autres pourroient pourraient bien le dire avec lui.

C'est-là C'est là où aboutit, repartit Euphorbe, la démangeaison de vouloir tout dire & et de faire des phrases. Vous convenez, je crois maintenant, qu'un récit badin & et que la fable elle-même peut allier l'enjouement avec la simplicité ; & et qu'en conséquence ils ne rejettent pas toute espece espèce d'ornement. Il faut seulement qu'on évite dans ceux qu'on y emploie l'appareil & et la prétention. Il y a même une espece espèce d'adresse dans la maniere manière dont on place la maxime de morale, qui sert de fondement à la fable, soit qu'elle se trouve au commencement, soit qu'on la rejette à la fin du récit. Dans la fable Fab. Fable 21. des frelons & et des mouches à miel, la Fontaine La Fontaine débute par ce vers,

À l'œuvre on connaît l'artisan ;La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 21.

& et celle Fab. Fable 18. du renard & et de la cigogne, est terminée par ce distique,

Trompeurs, c'est pour vous que j'écris : Attendez-vous à la pareille.La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 18.

Le goût de l' Auteur auteur décide seul de l'endroit que doit occuper la morale, & et de la maniere manière dont il convient de la présenter.

Il est vrai, reprit Timagène, qu'il y a plusieurs façons adroites de mettre cette maxime sous les ieux yeux du lecteur. J'aime beaucoup celle dont la Fontaine La Fontaine fait quelquefois usage, lorsqu'il l'insère dans le discours d'un des interlocuteurs. Fab. Fable 5. Par exemple, dans la belle fable du loup & et du chien, la conversation finit par ces vers.

Attaché ? Dit le loup. Vous ne courez donc pas. Où vous veniez ? Pas toujours, mais qu'importe ? Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix d'un trésor. Cela dit, maître loup s'enfuit, & et court encore.La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 5.

Nous venons de voir la même adresse employée par la Motte La Motte La Motte, Houdar de dans la fable des deux grillons.

Horace en a usé de même, poursuivit Euphorbe, dans celle du rat de ville & et du rat des champs.

Il y a long-temps longtemps que je n'ai lu ce beau morceau, interrompit Timagène. Je le reverrois reverrais encore avec le plus grand plaisir, si cela ne vous étoit était point à charge.

À charge ? répondit Euphorbe. Non, non. J'y trouverai le même agrément que vous ; & et nous y reconnoîtrons reconnaîtrons encore ces détails de nature & et de simplicité, qui sont les plus beaux charmes de l'apologue. Olim Rusticus urbanum murem mus paupere fertur Accepisse cavo, veterem vetus hospes amicum ; Asper, et attentus quæsitis, ut tamen arctum Solveret hospitiis animum. Quid multa ? neque ille Sepositi eiceris, nec longæ invidit avenæ ; | Aridum et ore ferens acinum, semesaque lardi Frusta dedit, cupiens variâ fastidia cœnâ Vincere tangentis male singula dente superbo ; Quum pater ipse domûs paleâ porrectus in hornâ, Esset ador loliumque, dapis meliora relinquens. Tandem urbanus ad hunc : quid te juvat, inquit, amice, Prærupti nemoris patientem vivere dorso ? Vis tu homines urbemque feris præponere silvis ? Carpe viam, mihi crede, comes ; terrestria quando Mortales animas vivunt sortita, neque ulla est Aut magno, aut parvo leti fuga. Quo, bone, circa, Dum licet, in rebus jucundis vive beatus ; Vive memor quam sis ævi brevis. Hæc ubi dicta Agrestem pepulêre, domo levis exilit ; inde Ambo propositum peragunt iter, urbis aventes | Mœnia nocturni subrepere. Jamque tenebat Nox medium cœli spatium, quum ponit uterque In locuplete domo vestigia, rubro ubi cocco Tincta super lectos canderet vestis eburnos, Multaque de magnâ superessent fercula cœenâ, Quæ procul extructis inerant hesterna canistris. Ergo, ubi purpureâ porrectum in veste locavit Agrestem, veluti succinctus cursitat hospes, Continuat que dapes ; necnon vernaliter ipsis Fungitur officiis, prælambens omne quod affert. Ille cubans gaudet mutatâ forte, bonisque | Rebus agit lætum convivam, quum subito ingens Valvarum strepitus lectis excussit utrumque. Currere per totum pavidi conclave, magisque Exanimes trepidare, simul domus alta Molossis Persornuit canibus. Tum rusticus ; haud mih vitâ Est opus hac, ait; et valeas ; me silva cavusque Tutus ab infidiis tenui solabitur ervo. Hor. l. 2. Sat. 6 Horace, Satires (voir bibliographie), livre II, satire 6.Un jour, dit-on, le rat de campagne reçut dans son trou le rat de ville. L'hospitalité avait établi entr'eux l'amitié la plus ancienne. Le campagnard fait à une vie dure, attentif à conserver son bien, savait néanmoins se relâcher de son économie, pour recevoir un ami. En un mot, il n'épargna ni les pois, ni l'avoine qu'il avait en réserve. Lui-même il apportait du raisin sec & et des morceaux de lard entamés. Il cherchait par la variété à vaincre le dégoût de son hôte, qui ne touchait à tous ces mets, qu'avec un air de dédain, tandis que le maître du logis couché sur de la paille fraîche, ne se réservait qu'un peu de farine & et quelques menus grains, laissant à son convive ce qu'il y avait de meilleur. Enfin le citadin prit la parole. Quel plaisir trouves-tu, mon ami, dit-il, à traîner une vie pénible sur ce roc escarpé, au milieu des bois ? Les hommes & et les villes ne sont-ils pas préférables à ces forêts sauvages ? Va, crois-moi, suis mes pas : c'est le meilleur parti, puisque le sort a soumis au trépas tout ce qui respire, et que ni grand, ni petit ne peut se soustraire à la mort. Ainsi, mon cher, vivons heureux dans le plaisir, tandis que le destin nous le permet, & et n'oublions jamais combien la vie est courte. Cette éloquence persuada notre campagnard : il part de chez lui, comme un trait ; les voilà tous deux en marche. Ils se proposent d'arriver à la ville & et de s'y glisser à la faveur des ténèbres. Déjà la nuit était au milieu de sa course, lorsqu'ils entrèrent dans une maison des plus opulentes. Partout la pourpre y brillait sur des lits précieux. Les reliefs d'un grand souper qu'on avait donné la veille étaient à part, dans des corbeilles disposées par ordre. D'abord le bourgeois place son hôte sur un superbe tapis. Il va, il revient avec légèreté : il fait succéder les mets les uns aux autres : il s'acquitte même du devoir d'un bon maître d'hôtel, en faisant l'essai de tout ce qu'il apporte. Le rat des champs mollement étendu sur la pourpre, s'applaudit de sa nouvelle fortune : le plaisir qu'il goûtait lui donnait un air de gaieté, lorsque la porte s'ouvrit avec grand bruit, & et fit partir brusquement nos deux convives. Ils courent précipitamment dans toute la salle. Mais ce fut bien une autre frayeur, quand toute la maison retentit des aboiements d'une meute nombreuse. Le campagnard dit alors à son camarade ; adieu, mon cher ; je me passerai bien d'une pareille vie. Ma forêt & et mon trou ne m'offriront que des légumes ; mais j'y serai à couvert de ces dangers. C'est assez pour me dédommager. Vous voyez ici que la morale est mise dans la bouche du rat effrayé, & et qu'elle fait partie du récit.

La Fontaine a imité cette fable,La Font. Fab. 9. La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 9. reprit Timagène ; mais il l'a beaucoup abrégée. Il nous transporte tout d'un coup au festin du rat de ville, & et se contente de faire inviter celui-ci par le rat de champs. Peut-être a-t-il appréhendé qu'elle ne devint trop longue. Pour moi, je ne trouve point ce défaut dans Horace, & et je serois serais fâché de perdre les détails charmans charmants dont ce morceau est rempli. Néanmoins ne pourroit pourrait -on pas faire à l' Auteur auteur le même reproche que vous faisiez à la Motte La Motte il n'y a qu'un moment, au sujet de l'esprit qu'il a donné à un de ses grillons ? N'y a-t-il pas trop de philosophie pour la tête d'un rat, dans ces réflexions qu'on lui fait faire sur l'inévitable nécessité de la mort ? Cela est bien aussi magnifique que les remarques du grillon sur le déguisement des hommes. Vous me direz peut-être qu'Horace emploie ici le sublime ironique, pour rendre son récit plus plaisant : mais qui m'empêchera d'en dire autant pour excuser la Motte La Motte ?

Ce qui vous en empêchera ? repartit Euphorbe : c'est que dans le poëte poète françois français rien ne porte le caractere caractère & et l'empreinte de ce sublime ; au lieu que dans l'auteur latin, il se fait sentir à tout lecteur attentif. Lorsque le sublime ironique se trouve dans la bouche de quelque interlocuteur, le lecteur doit en être averti, ou par la nature de ce qui(Desit: : référence pour sublime ironique.) est dit, ou du moins par le passage brusque & et rapide du stile style simple, au stile style grand & et sublime. Jugeons maintenant des deux endroits sur cette régle règle . Les idées de messire grillon, en elles-même elles-mêmes (Desit: Vérifier grammaire.) ne sont pas absolument au-dessus de sa portée. Elles ne renferment que la conduite de magistrat dans son cabinet, dont l'insecte étoit était le témoin tous les jours. Son défaut consiste donc à revêtir ces idées d' ornemens ornements trop recherchés, sans avoir l'air sublime ; d'y joindre de l'esprit & et des antithèses peu naturelles à celui qui parle. On ne peut pas même imaginer qu'il les ait empruntées de quelqu'autre. Dans le cabinet d'un magistrat hypocrite, on ne devoit devait pas s'occuper souvent à censurer l'hypocrite. Dans le discours du rat, je vois les grandes maximes d'une philosophie épicurienne bien supérieure aux connoissances connaissances de l'orateur, mais qu'il avoit avait dû entendre répéter cent fois dans ces maisons riches où il habitoit habitait . Car vous savez que chez le grands on parle beaucoup de morale, & et on en pratique peu. D'ailleurs l'expression qui change tout à coup m'avertit, que le rat embouche la trompette. Il n'est personne qui ne s'aperçoive de la noblesse affectée de ces vers :

Terrestria quando Mortales animas vivunt fortita, &c etc .

placés auprès de celui-ci,

Carpe viam, mihi crede, comes.

Je ne puis donc pas ici prendre le change, ni penser que le rat parle de son propre fond, mais seulement qu'il fait l'application des belles phrases dont il avoit avait les oreilles rebattues. On découvre même en cela un trait de satire fort délicat, contre les gens qui employent la morale à tous propos.

Rien en effet, répliqua Timagène, n'est plus capable de la rendre odieuse & et insupportable. C'est par cette raison, sans doute, que nos bons fabulistes connoissant connaissant le foible faible de l'homme, se sont souvent appliqués à donner à leurs maximes un tour ingénieux, pour les faire mieux goûter. Dans un nouveau recueuil recueil de fables,Fables de M. Imbert. Barthélemy Imbert, Fables nouvelles, 1773 (voir bibliographie). dédié à Madame La Dauphine, j'en ai trouvé une qui a surtout ce mérite. Elle n'est pas longue : la voici.

Deux chevaux attelés ensemble dans Paris Traînaient un char : Oh ! voilà, ce me semble, Deux bons amis, dit un âne surpris ! Comme ils s'aiment tous deux ! Ils vont toujours ensemble. Va, sache, dit l'un d'eux, qu'on peut en tout pays Être ensemble attachés, sans être plus unis ; N'avoir rien de commun qu'une chaîne pareille. L'époux de la jeune Cloris Me dit hier même chose à l'oreille.

Ces deux derniers vers ont assurément un sel, qui assaisonne parfaitement bien la sécheresse sècheresse de la réprimande. J'ai lu même des fables qui laissent deviner au lecteur la vérité qu'elles veulent établir, lorsqu'elle est si claire, qu'il ne peut s'y méprendre. C'est flatter les hommes que leur donner à penser. Entre plusieurs autres, la fable de Richer intitulé les deux Potiers, est de cette espèce.L. 4. Fab. 22. Cette fable n'est pas contenue dans l'édition de 1729 des Fables nouvelles, mises en vers (voir bibliographie) de Henri Richer. L'édition de 1748 n'a pas encore pu être consultée.

Certain potier blâmait l'ouvrage D'un potier son voisin ; & et disait que ses pots, Mal tournés, ne seraient achetés que des sots ; Qu'il n'en était encore qu'à son apprentissage. Les uns étaient trop grands, les autres trop petits. Celui-ci repartit : Halte-là, mon confrère ; Mes pots n'ont qu'un défaut ; mais qui doit vous déplaire : C'est que de votre moule ils ne sont point sortis.

N'éprouve-t-on pas un plaisir secret, de reconnoître reconnaître dans cette fable ces Aristarques farouches, déterminés à ne rien approuver, si leur plume ne l'a enfanté ?Référence, sans doute, à Aristarque de Samothrace (220-143 av. JC.), réputé pour avoir été un éditeur rigoureux des textes homériques. Cette petite découverte charme notre amour-propre, & et nous dispose en faveur de l'ouvrage. Tout cela est dans l'ordre & et fort des principes même de la nature. Mais il me reste une difficulté sur cette espece espèce de composition. La vraisemblance est nécessaire à toute sorte de récit. Nous en sommes tombés d'accord l'un & et l'autre. Néanmoins cette qualité est entiérement entièrement négligée dans la plupart des fables. Au théâtre, pour jouir du spectacle, il faut se prêter à l'illusion, lorsqu'on voit un comédien public prendre le nom, les airs & et le ton d'un Alexandre, d'un César, ou de quelqu'autre personnage semblable : mais enfin, c'est un homme qui remplace un homme. Ici la fiction est bien plus étrange. Ce ne sont pas seulement des animaux, ce sont des arbres, des pierres, tous les êtres inanimés, qui ont du sentiment, de la raison, de l'esprit, qui tiennent des conversations suivies, qui débitent la meilleure morale. Je ne conçois pas trop, je vous l'avoue, comment on peut admettre une invention si contraire au bon sens en apparence.

Pour vous prouver qu'on le peut, répondit Euphorbe, il me suffiroit suffirait de vous dire qu'on l'admet & et qu'on l'a toujours admise dans cet état. La fable presque aussi ancienne que le monde a réussi dans tous les temps, parce qu'elle est à la portée de tous les âges & et de toutes les conditions. Un succès aussi constant est le garant de sa perfection. Néanmoins on peut apporter une raison plus analogue à votre difficulté. Dans la fable, on est n'est point révolté d'une fiction aussi hardie, & et tous les hommes semblent être convenus de fermer les ieux yeux sur le défaut de vraisemblance, parce qu'on y songe beaucoup moins aux acteurs qu'elle introduit, qu'à ceux qu'ils représentent. Sur la scène, ce n'est pas la personne du comédien qui m'occupe, mais celle d'Auguste ou de Cinna dont il tient la place. De même, en lisant la fable du corbeau & et du renard,La Font. Fab. 2. La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 2. je ne vois dans le premier qu'un sot, dupe de sa vanité ; & et dans l'autre, qu'un rusé flatteur, qui met à contribution la fatuité de celui à qui il fait la cour. La vraisemblance est mieux conservée dans le poëme poème dramatique, que dans l'apologue, j'en conviens : mais on sait qu'un récit se permet bien des choses, qui ne seroient seraient pas supportables dans une action exécutée sous nos ieux yeux .

Ce que vous venez de dire, ajouta Timagène, me fait naître une idée, qui peut appuyer votre sentiment : car j'aime à vous fournir des armes contre moi-même. Je considere considère toute fable comme une espece espèce de comparaison où d'allégorie. Par exemple,La Font. Fab. 22. La Fontaine, Fables (voir bibliographie), livre I, fable 22. celle du chêne & et du roseau peut se réduire ainsi toute entiere entière  : Comme un chêne élevé est plutôt renversé par l'effort des vents, qu'un roseau souple & et pliant ; ainsi, le présomptueux est brisé par les revers de la fortune, tandis que l'homme adroit se garantit de ses coups, en leur cédant. Sous ce point de vue l'apologue n'est plus qu'une comparaison mise en action, & et racontée par l' Auteur auteur . Mais comme tout ce qui se trouve dans la nature, a droit d'établir une comparaison en règle, il n'y a plus lieu d'être surpris, que tout, jusqu'aux êtres inanimés, joue un rôle dans la fable.

Vous avez mieux saisi ma pensée, que moi-même, reprit Euphorbe : & et ce que vous venez d'avancer est si vrai, qu'il n'y a point de fable qu'on ne puisse resserrer dans une comparaison, & et point de comparaison dont on ne puisse faire une fable. Prenons, pour le premier exemple, celle de M. l'Abbé Aubert, qui a pour titre, l'ânon petit-maître.

Pour la première fois on menait au moulin Un jeune ânon qui bégayait encore. On avait peu chargé la petite pécore, De peur qu'il ne restât au milieu du chemin. Ne croyez pas qu'il prit ainsi la chose ; Oh ! que nenni. Le drôle avait trop bonne dose De cet amour fervent que chacun a pour soi Et qui nous fait traiter le prochain de canaille. Il crut qu'on avait peur de lui gâter la taille ; Il le crut, & et de bonne foi. J'ai vu bien des ânons encore plus sots en France, Que leur faiblesse même a rendus glorieux. Il n'est pas jusqu'à l'ignorance, Qui, les deux bras croisés, insultant la science, Prétend être ici-bas l'enfant gâté des Dieux.Jean-Louis Aubert, Fables et œuvres diverses, 1756 (voir bibliographie), fable 9, p. 15.

L'apologue que vous venez d'entendre peut aisément se réduire à cette comparaison : Les ménagements qu'on a pour les ignorans ignorants & et les foibles faibles , occasionnent souvent leur présomption, & et ils ressemblent en cela à un animal stupide, qui s' imagineroit imaginerait qu'on le charge à demi, par égard ou par respect pour lui. Il n'est pas plus difficile de trouver une fable dans la premiere première comparaison qui se présentera à notre esprit. Vous connaissez ce beau vers de Virgile :Æn. lib. 9. Virgile, Énéide (voir bibliographie), livre 9, vers 435-436.

Purpureus veluti cum flos succisus aratro langueseit moriens.

Ce seul vers est une esquisse qu'on pourroit pourrait disposer à peu près de la sorte. Un lys s' élevoit élevait fiérement fièrement dans un parterre. L'éclat de sa blancheur faisoit faisait pâlir la pourpre de la rose. Il attiroit attirait sur lui tous les ieux yeux & et faisoit faisait les délices de la nature, qui lui prodiguoit prodiguait ses dons les plus precieux. Enivré de son mérite, déjà il regardoit regardait avec dédain les autres fleurs, & et se croyoit croyait à l'abri de tous les dangers, lorsqu'un jardinier mal adroit maladroit , d'un coup de bêche coupa sa racine. Aussi-tôt Aussitôt il penche la tête ; ses feuilles se flétrissent, il tombe, & et s'écrie en mourant ; hélas ! à quoi me sert aujourd'hui cette beauté ravissante, cette fraîcheur de jeunesse qui nourrissoient nourrissaient mon orgueuil ? la plante la plus vile ne voudroit voudrait pas changer son sort avec le mien. En répandant sur-tout sur tout cela quelques ornemens ornements simples & et naturels, on en feroit ferait sans contredit une bonne piéce pièce . Toute autre comparaison en fourniroit fournirait une pareille. C'est par cette raison, sans doute, qu'on a laissé aux fabulistes la liberté de tout oser dans ce genre. On ne fait attention qu'à la justesse des rapports, & et l'on n'est pas plus étonné d'entendre parler & et raisonner les animaux & et les pierres, qu'on l'est de voir le juste comparé à un arbre planté sur le bord d'une onde pure.Psal. 1.

Quoi qu'il en soit, poursuivit Timagène, la fable n'est pas exempte de toute espece espèce de vraisemblance. Il est des convenances de lieux, de situations, d'usages qu'elle doit observer, ce me semble. Par exemple, peut-on supposer qu'un animal, après avoir toujours vécu dans les forêts, soit instruit des affaires de la ville & et des intrigues des grands? Qu'un autre nourri & et élevé dans l'Afrique où dans l'Amérique, connoisse connaisse les démêlés de l'Europe ? La liberté qu'on laisse au fabuliste, ne va pas jusques-là jusque-là . On ne lui pardonneroit pardonnerait pas non plus de donner à un paysan les lumieres lumières & et la politique d'un homme de cour, ou à celui-ci la bonhommie bonhomie & et l'ignorance d'un villageois. Cette réflexion s'est présentée à mon esprit à l'occasion d'une des plus jolies fables de Richer, où cette bienséance est parfaitement observée. Je veux vous la lire.Liv. 4. Fab. 11. Richer, Fables nouvelles, éd. de 1748 (voir bibliographie), livre IV, fable 11. (Desit: : identifier passage des ?Psaumes ; vérifier fable.)

Certaine femme de village, Altière, vigoureuse, et du plus haut corsage, Menait par le nez son époux, Homme imbécile et sans courage, Qu'un jour elle assomma de coups, Pour avoir, pendant son absence, Faute de soin, laissé prendre au vautour Un poulet, dans la basse-cour, Dont, par son ordre, il avait l'intendance. De peur de pareil accident, Le pauvre sot redoutant sa femelle, S'avisa d'un expédient. Il vous enchaîne avec une ficelle Tous les poulets ; artifice nouveau, Qui fut favorable à l'oiseau. Au lieu d'en happer un, il prit toute la bande, Qu'il enleva dans l'air en forme de guirlande. Voilà Jocrisse au désespoir. Alizon est terrible, et reviendra le soir. S'il a senti le poids de sa colère, Pour un poule perdu, par elle maltraité, C'est ici bien une autre affaire ; Le vautour a tout emporté. Quel parti prendre en cette extrémité, Il crut n'y devoir point survivre. Il faut, dit-il, que la mort me délivre De la vengeance d'Alizon. Exécutons en diligence Un tel projet. Elle m'a fait défense De toucher à ce vase : il renferme un poison Des plus subtils, dit-elle : en cette conjoncture Servons-nous-en. Jocrisse avala tout. Il trouva le poison tout à fait de son goût : C'était un pot de confiture. Il se crut cependant très fort empoisonné. Alizon de retour gronde, tempête, jure, Voyant ses poulets pris. Prêt d'être bâtonné, Le villageois lui dit : ma mie, Trêve de coups ; calmez votre furie : Je vais mourir, sans différer. Il ne vous reste plus qu'à me faire enterrer. J'ai commis une faute extrême ; Et je m'en suis puni moi-même. J'ai pris, pour terminer plus vite mon destin, Tout le poison dont ce vase était plein. Cette simplicité fit rire la commère : Elle perdit tout son courroux. On a beau dire, on a beau faire ; On ne peut prévenir les sotises des fous.

Cette fable à l'exception d'un hémistiche qui paroît paraît ajouté pour faire la rime, charme par les graces grâces les plus naturelles : mais il faut avouer, que tout autre qu'un villageois & et un villageois grossier, eût été peu propre à un pareil personnage.

Tous les bons Auteurs auteurs des de fables, anciens ou modernes, reprit Euphorbe, ont été fidèles à cette régle règle . Ils ont même porté plus loin cette vraisemblance, que vous exigez avec raison. Ils l'ont étendue jusqu'aux caracteres caractères des acteurs qu'ils introduisent. Ce mot vous étonne peut-être : il faut l'expliquer. La fable, comme nous venons de le dire, est une allégorie. Les animaux y tiennent la place des hommes. En conséquence, on leur a assigné certains penchans penchants , certaines inclinations particulieres particulières , qu'on peut appeler caracteres caractères . Le lion & et l'aigle sont impérieux & et vindicatifs ; le renard rusé & et fourbe ; le loup carnassier ; le singe adroit & et malin ; le bœuf lent & et réfléchi ; le lièvre timide ; le geai babillard ; le paon vain à l'excès ; & et ainsi des autres. Vous voyez que ces caracteres caractères sont assez analogues à la façon d'agir qu'on remarque dans chaque espece espèce . Tout Auteur auteur qui veut réussir dans la fable, doit donner à ses personnages ces mœurs générales, & et ne s'en écarter jamais. Ce seroit serait une faute aussi grossiere grossière de nous peindre un tigre sensible & et compatissant, ou une abeille paresseuse, que de nous représenter Catilina timide, où Turenne imprudent. L'illustre Fénélon semble avoir un peu négligé cette convenance, dans une des fables qu'il a composées en prose, pour servir à l'éducation du duc de Bourgogne. Je vais vous en faire la lecture.Fab. XIII. Fénelon, Fables et opuscules pédagogiques, 1718 (posth.), voir bibliographie. Un dragon gardait un trésor dans une profonde caverne : il veillait jour & et nuit pour le conserver. Deux renards, grands fourbes & et grands voleurs de leur métier, s'insinuèrent auprès de lui par leurs flatteries : ils devinrent ses confidents. Les gens les plus complaisants & et les plus empressés ne sont pas les plus sûrs. Ils le traitaient de grand personnage, admiraient toutes ses fantaisies, étaient toujours de son avis, & et se moquaient entr'eux de leur dupe. Enfin il s'endormit un jour entr'eux. Ils l'étranglèrent & et s'emparèrent du trésor. Il fallut le partager entr'eux : c'était une affaire bien difficile ; car deux scélérats ne s'accordent que pour faire le mal. L'un d'eux se mit à moraliser. À quoi, disait-il, nous servira tout cet argent ? Un peu de chasse nous vaudrait mieux : on ne mange point de métal : les pistoles sont de mauvaise digestion. Les hommes sont des fous d'aimer tant ces fausses richesses. Ne soyons pas aussi insensés qu'eux. L'autre fit semblant d'être touché de ces réflexions, & et assura qu'il voulait vivre en philosophe, comme Bias, portant tout son bien sur lui.Fénelon fait ici allusion au philosophe, avocat et homme d'État grec Bias qui vécut au VIe siècle av. JC. En quittant sa patrie menacée par Cyrus, il est réputé de ne pas avoir cherché à emporter sa fortune avec lui et d'avoir dit : « Omnia mea mecum porto » (« Je porte tout avec moi »). Chacun fit semblant de quitter le trésor : mais ils se dressèrent des embûches, & et s'entredéchirèrent. L'un deux en mourant dit à l'autre, qui était aussi blessé que lui : Que voulais-tu faire de cet argent ? La même chose que tu voulais en faire, répondit l'autre. Un homme passant, apprit leur aventure, & et les trouva bien fous. Vous ne l'êtes pas moins que nous, lui dit un des renards. Vous ne sauriez non plus que nous, vous nourrir d'argent, & et vous vous tuez pour en avoir. Du moins notre race jusqu'ici a été assez sage pour ne mettre en usage aucune monnaie. Ce que vous avez introduit chez vous pour la commodité, fait votre malheur. Vous perdez les vrais biens, pour chercher les biens imaginaires.

La morale de cette fable est assurément excellente, dit alors Timagène. Elle me paroît paraît seulement un peu longue, & et avoir quelque air d'un sermon. D'ailleurs il y a dans ce que vous venez de lire assez de matiere matière pour faire deux fables, tout au moins, & et peut-être trois. Mais sur-tout surtout , comme vous l'avez remarqué, le défaut de vraisemblance & et d'analogie au caractere caractère de ces animaux, est ici difficile à excuser. Qu'un dragon soit le gardien d'un trésor, il n'y a rien là-dedans qui ne soit autorisé par la fable du jardin des Hespérides,Dans la mythologie grecque, les Hespérides sont les nymphes du Couchant, filles d'Atlas et d'Hespéris (ou de Phorcys et Céto, selon les versions). Elles résident dans un verger fabuleux, le jardin des Hespérides. & et par celle de la Toison d'or.Dans la mythologie grecque, la toison d'or est celle du bélier ailé Chrysomallos. Phrixos immola le bélier à Zeus et donna la toison à Éétès. La toison fut alors confiée à la garde d'un dragon. Jason organisa l'expédition des Argonautes et parvint à s'emparer de la Toison d'or, grâce à l'aide de Médée, la fille d'Éétès. Mais peut-on jamais s'imaginer que deux renards soient avides d'argent, au point d'étrangler par une insigne perfidie celui qui en étoit était le dépositaire, & et ensuite de se déchirer l'un l'autre plutôt que de céder ce trésor ? S'il eût été question de quelque proie délicieuse, cet acharnement eût été plus naturel. La demande que fait en mourant l'un des deux champions à son camarade, que voulais-tu faire de cet argent ? Montre montre que l'auteur a senti la difficulté. Mais la réponse de l'autre, tout ingénieuse qu'elle est, ne satisfait point à l'objection. Ainsi vous voyez que je suis d'accord avec vous sur ce qui regarde ces caracteres caractères qu'on a jugé à propos d'attribuer aux animaux. Je vois que tous nos maîtres dans la fable les ont conservés avec soin. Mais en pourrez-vous bien dire autant des arbres, des plantes, des pierres, des météores, & et des autres êtres inanimés, ou de raison, qui ont place dans cette espece espèce d'ouvrage ? Prêtera-t-on des inclinations à ce qui n'a pas même les signes du sentiment ?

Eh ! pourquoi non, répondit Euphorbe ? C'est bien ici qu'on peut dire avec Despréaux Boileau, Nicolas (dit Boileau-Despréaux) , que la fable anime tout ; qu'elle donne a tout du langage & et du sentiment.(Desit.) N'oublions point que l'apologue est une espece espèce de comparaison, un emblême emblème , qui, sous des figures empruntées, peint les qualités des hommes. Tous les êtres inanimés peuvent entrer dans une devise, pourquoi seroient seraient -ils exclus de la fable ? L'âme de la devise est le langage de la figure, qui en fait le corps ; comme dans celle qui nous peint le mérite personnel d'un souverain, sous l'emblême d'une grenade, avec ces mots à l'entour, mon prix ne vient pas de ma couronne. N'est-ce pas-là pas là faire parler un simple fruit, & et conséquemment lui prêter des idées & et du sentiment ? La fable a droit, sans doute, à ce privilége privilège  ; à condition toutefois d'observer les mêmes rapports que nous avons exigé dans les animaux. Je veux dire, que les affections qu'on leur donne doivent être appuyées sur certaines qualités qui leurs sont propres & et qui facilitent cette supposition. Ainsi la vanité convient bien au laurier, parce-qu'il couronne les héros & et les poëtes poètes  ; la modestie à la violette, parce qu'elle s'élève peu & et se tient cachée au milieu des herbes les plus communes. Sur ce que le buisson accroche assez souvent les habits des passans passants , la Fontaine La Fontaine a imaginéFab. 233. qu'il avoit avait fait une banqueroute & et qu'il arrêtoit arrêtait les gens, pour leur demander des nouvelles de ses marchandises perdues. Une fable de Richer prouvera ce que je viens d'avancer, & et répondra en même-temps même temps à votre difficulté. Ecoutez Écoutez -là. Elle a pour titre, les deux pierres.Liv. 1. Fab. 19. (Desit.)

On va vous mettre au rang des fous De faire parler les cailloux. Pareils acteurs joueront un plaisant rôle. À cette objection je réponds en deux mots : Tout parle dans la fable. Autrefois à deux pots Ésope Ésope (Aísôpos) accorda la parole. Deux pierres, que bientôt on allait employer À bâtir un palais superbe, Étant côte à côte sur l'herbe, Jasaient pour se désennuyer : L'une des deux artistement taillée, Destinée aux entablements : L'autre n'était point travaillée ; Elle devait servir aux fondements. Il arriva que la première, De sa forme nouvelle étant un peu trop fière, Se railla de sa sœur, la traita de caillou, Qui n'était bon qu'à jetter dans un trou. Tu seras, dit-elle, ignorée ; Tandis que des passants attirant les regards, Je verrai de chacun ma figure admirée. Le monde, pour me voir, viendra de toutes parts. Tout beau, répond la pierre brute; C'est au mépris des sots que je puis être en butte. Entre nous point d'inimitiés. Quand on vous mettrait sur le faîte, Ma sœur, apprenez que la tête Ne doit point mépriser les pieds.

En voilà, sans doute, autant qu'il en faut pour vous satisfaire. L' Auteur auteur s'appuie sur l'exemple d'Ésope Ésope (Aísôpos) , pour montrer l'empire du fabuliste sur les êtres inanimés. Il en fournit une meilleure preuve encore par cette fable ingénieuse, où les pierres même nous donnent une excellente instruction.

Bien que la conversation de deux pierres ait quelque chose d'assez plaisant, ajouta Timagène, on ne peut contester le mérite de cette piece pièce . J'y trouve aussi cette convenance de caractere caractère , dont vous faites une loi. Car si la hauteur & et le dédain peuvent se rencontrer dans une pierre, c'est dans celle dont la forme gracieuse doit orner l'entablement. J'entendrai désormais avec un nouveau plaisir parler les végétaux, les minéraux & et tout ce qu'il vous plaira d'animer. Car je vois que ces messieurs ont reçu la baguette des fées.

Votre bon ami la Fontaine La Fontaine , reprit Euphorbe, en a fait usage comme les autres ;Fab. 22, 92, 84. témoins la fable du chêne & et du roseau, celle de la montagne en travail, celle du pot de terre & et du pot de fer, & et plusieurs autres.

Il a bien fait pis, répliqua Timagène : il a personifié personnifié des êtres purement imaginaires, tels que la folie & et l'amour, la mort, le vent & et la goute goutte . Mais je lui pardonne tout en faveur du plaisir que j'éprouve en le lisant. Outre la sagesse & et la profondeur de sa morale, il y a dans son récit un je ne sçais quoi je ne sais quoi , qui me charme & et que je ne retrouve dans aucun autre.Sur la notion du je ne sais quoi, voir la note à la page 61. On ne peut refuser cependant à plusieurs de ceux-ci des éloges mérités. Ils ont de la justesse dans l'application de la morale, de la légéreté légèreté dans le stile style , du naturel dans les idées : mais ils n'ont point un certain vernis délicat, une touche particuliere particulière , qui n'appartient qu'à ce modèle de la fable.

Ce que vous goûtez si bien dans cet aimable Auteur auteur , repartit Euphorbe, ce qui vous y enchante, n'en doutez pas, c'est la naïveté de son stile style . Ce mérite dans un écrivain a toujours été fort rare, même dans le siécle siècle dernier. Il l'est, & et il le sera probablement encore davantage dans le nôtre, où tout, jusqu'à bon jour, se dit avec esprit. Du temps des Sénèques & et des Lucains, il n'y avoit avait plus ni Térences, ni Plautes, ni Horaces.

Je voudrois voudrais bien sçavoir savoir , dit alors Timagène, ce qu'on entend par ce stile style naïf ; & et si on ne doit pas le confondre dans le récit avec la simplicité.

À mon avis, répondit Euphorbe, la meilleure définition que l'on puisse donner du naïf, est de l'appeler le dernier période du naturel.Période (n.m.) pris au sens du plus haut point où une chose puisse arriver ; voir le Dictionnaire de L'Académie française, 4e éd. de 1762. Il ajoute à celui-ci une nuance plus forte & et plus marquée. Par exemple, c'est la nature elle-même qui parle dans cette phrase : Je n'ai rien à dire d'un tel, après sa mort, parce qu'il n'a rien fait qui mérite d'être rapporté. Gombaud a revêtu cette pensée des graces grâces de la naïveté dans ce quatrain.

Colas est mort de maladie : Tu veux que j'en pleure le sort. Que diable veux-tu que j'en die ? Colas vivait ; Colas est mort.

En effet, interrompit Timagène, il y a dans ces vers je ne sçais quoi je ne sais quoi de brusque, & et une espece espèce de franchise qui se fait sentir tout d'un coup à l'esprit. Je crois qu'on peut ranger dans la même classe cette réflexion de la Fontaine La Fontaine .Fab. 36.

Un lièvre en son gîte songeait : (Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe ?)

Je conçois dès lors que le naïf est précisément l'antipode de ce stile style maniéré, pompeux & et enigmatique, si fort à la mode aujourd'hui : mais en même-temps même temps je ne vois pas quel grand mérite peut avoir cette façon d'écrire. Car rien n'est plus aisé, ce semble, que de dire les choses bonnement & et sans art.

Tout aisé que cela est ou paroît paraît être, poursuivit Euphorbe, la Fontaine La Fontaine est encore le seul qui ait parfaitement réussi à traiter la fable dans ce genre. C'est-là C'est là ce qui lui a mérité le titre d'inimitable. Les autres ont eu des succès ; mais en suivant des routes différentes. Ceux-là ont imité & et presque égalé l'élégante simplicité de Phèdre Phèdre (Phaidros) , tels que Faërne & et Desbillons ; ceux-ci se sont distingués par les graces grâces d'un stile style badin & et léger : aucun n'a partagé avec notre fabuliste l'éloge de la naïveté. Dans les autres especes espèces de récits susceptibles de cette qualité, vous ne trouverez pas, je crois, beaucoup d' Auteurs auteurs que vous puissiez mettre en parallèle avec la marquise de Sévigné. Une réflexion peut nous aider à comprendre cette rareté. Le grand écueuil écueil du stile style naïf, c'est le burlesque, le bas & et le trivial. L'écrivain est à tout moment exposé à tomber dans l'un de ces défauts. C'est un voyageur qui marche dans un sentier étroit & et glissant au bord d'un précipice. Pour peu qu'il fasse un faux pas, il est entraîné dans le gouffre, & et par la pente du terrein terrain , & et par son propre poids. Le danger lui paroît paraît trop grand : il prend un autre chemin.

Ne vous en déplaise, répliqua Timagène, vous n'avez pas fait mention de plusieurs Auteurs auteurs fameux par leur naïveté. Comptez-vous pour rien, Joinville, Brantôme, Philippe de Comines Commynes Commynes, Philippe de  ?

Je sais, repartit Euphorbe, tout le mérite de ces historiens dans cette partie. Si je les ai omis, c'est que le stile style naïf n'est plus admis dans les sujets grands & et nobles, à moins qu'il ne porte l'empreinte de la vétusté. C'est un malheur peut-être ; car cet air d'ingénuité & et de franchise, est ordinairement l'apanage & et le garant de la vérité. Mais enfin, un historien auroit aurait mauvaise grâce aujourd'hui d'écrire les événemens événements du règne de Louis XIV, du même ton que ces anciens auteurs ont raconté ceux des règnes de S. Saint Louis & et de Louis XI. La liberté de l'expression dans ces siécles siècles , peignoit peignait la candeur des mœurs ; maintenant nos mœurs sont plus libres & et plus dissolues, mais notre stile style est devenu plus délicat, et, passez-moi ce-terme, plus ombrageux.

En rapprochant tout ce que vous venez de dire sur le ton naïf, réprit Timagène, il me semble qu'on peut en distinguer deux sortes. L'un est renfermé dans une seule pensée, l'autre est répandu dans tout l'ouvrage, & et lui prête un coloris particulier. Je rangerai dans la premiere première classe votre quatrain der Gombaud. J'y joindrai la petite aventure que raconte Horace dans une de ses épîtres  : Luculli miles collecta viatica multis Ærumnis, lassus dum noctu stertit, ad assem Ferdiderat: post hoc vehemens lupus, et sibi et hosti Iratus pariter ; jejunis dentibus acer Præsidium regale loco dejecit, ut aiunt, Summe munito, et multarum divite rerum. Clarus ob id factum, donis ornatur honestis : Accipit et bis dena super sestertia nummûm. Forte sub hoc tempus castellum evertere Prætor Nescio quod cupiens, hortari cœpit eumdem Verbis, quæ timido quoque possent addere mentem. I, bone, quo virtus tua te vocat ; i ; pede fausto Grandia laturus meritorum præmia : Quid stas? Post hæc, ille catus, quantumvis rusticus : ibit, Ibit, eò quò vis, qui zonam perdidit, inquit. Lib. 2. Eb. 2. Un soldat de Lucullus, dit ce poëte poète , avait amassé avec bien des soins & et des peines un petit pécule. Une nuit qu'après des fatigues sans nombre, il ronflait à son aise on lui vola jusqu'au dernier sol. Depuis ce moment, furieux & et contre lui-même, & et contre l'ennemi, il devint un lion. Animé par le besoin, il força, dit-on, l'épée à la main un poste bien fortifié, où Mithridate avait placé un détachement pourvu de toutes les choses nécessaires. Une action si éclatante lui mérita les présents militaires : on y ajouta vingt mille sexterces. À quelques jours de-là, le général voulant livrer l'assaut à je ne sais quel château, s'adressa à ce même soldat, & et l'exhorta à bien faire en des termes capables de donner du cœur au plus lâche. Vas, mon ami, lui dit-il, où t'appelle ta bravoure ; vas, sous d'heureux auspices, & et comptes sur les récompenses les plus magnifiques. Eh bien ! Qu'attends-tu ? Mon général, reprit alors le rusé paysan, envoyez, envoyez pour attaquer ce retranchement quelqu'un qui ait perdu sa bourse. Il est certain qu'il n'y a de naïveté que dans le derniers vers de ce morceau, & et qu'elle forme ici, comme dans votre exemple, un une espece espèce d'épigramme. Ce n'est pas de celle-là dont nous devons nous occuper principalement, mais de celle qui règne dans tout un récit, & et qui en fait un des plus précieux ornemens ornements . Que cette derniere dernière se donne pour moderne, ou qu'elle paroisse paraisse sous les rides de l'antiquité, j'ai toujours peine à la distinguer de la simplicité du stile style . Par exemple, le stile style marotique, n'est-il pas le stile style naïf ?

L'un peut aider l'autre, répondit Timagène ; mais l'un n'est pas l'autre. Le premier consiste à s'exprimer aujourd'hui en poësie poésie comme on s' exprimoit exprimait du temps de Marot sous le règne de François I. Ce langage simple, naturel & et concis est capable d'ajouter beaucoup d'agrément à la naïveté, comme dans ces vers de Marot lui-même, adressés au Roi, au sujet d'un valet qui l' avoit avait volé ;

Finalement, de ma chambre il s'en va Droit à l'étable, où deux chevaux trouva ; Laisse le pire, & et sur le meilleur monte ; Pique & et s'enfuit. Pour abréger le conte, Soyez certain qu'au sortir dudit lieu, N'oublia rien, Si-non Sinon sors de me dire adieu. Ainsi s'en va,[C'est-à-dire, qui cherche la corde.] chatouilleux de la gorge, Ledit valet, monté comme un Saint George ; Et vous laissa monsieur dormir son saoul, Qui au réveil n'eut su trouver un sol. Ce monsieur là, Sire, c'était moi-même...Clément Marot, « On dit bien vray, la maulvaise Fortune... » (épître écrit en 1531) ; voir notre édition de référence (bibliographie), épître XXV, p. 171-176 ; la même épître est cité page 247.

Mais ce même langage peut-être peut être employé dans des sujets, où il n'y a rien de naïf. Vous en avez la preuve dans plusieurs epîtres du grand Rousseau.

Et bien, soit, insista Timagène : passons condamnation pour le stile style de Marot.

Mais voici une petite aventure racontée par Cicéron : nous verrons si vous la placerez parmi les récits naïfs.Caius Canius, eques Romanus, homo nec infacetus, & et satis litteratus, cum se Syracusas otiandi causa, non negotiandi, ut ipse dicere solebat, contulisset, dictirabat se hortulos aliquos velle emere, quo invitare amicos, & et ubi se oblectare sine interpellatoribs posset. Quod cum percrebuisset, Pythius ei quidam, qui argentariam faceret Syracusis, dixit venales quidem se hortos non habere, sed licere uti Canio, si vellet, ut suis ; & et simuli ad cœnam hominem in hortos invitavit >in posterum diem. Cum ille promisisset, tum Pythius, ut argentarius, qui esset apud omnes ordines gratiosus, piscatores ad se vocavit & et ab his petivit, ut ante suos hortulos postera die piscarentur : dixitque quid eos facere vellet. Ad cœnam tempore venit Canius : opipare paratum erat convivium : Cymbarum ante oculos multitudo : pro se quisque quod ceperat asserebat : ante pedes Pythii pisces abiciebantur. Tum Canius, quæso, inquit, quid est, Pythi, tantumne piscium, tantumne cymbarum ? & et ilie, quid mirum ? inquit. Hoc loco est, Syraculis quidquid est piscium : hic >aquatio. Hac villa isti carere non possunt. Incensus Canius cupiditate, contendit à Pythio, ut venderet. Gravate ille primo. Quid multa ? Impetrat. Emit homo cupidus & et locuples, tanti quanti Pythius voluit, & et emit instructos : nomina facit : negotium conficit. Invitat Canius postera die familiares suos. Venit ipse mature. Scalmum nullum videt. Quærit ex proximo vicino, num feriæ quædam piscatorum essent, quod eos nullos videret. Nullæ, quod >sciam, inquit ille ; sed hic piscari nulli solent. Itaque heri mirabar, quid accidisset. Stomachari Canius. Cicer.de offi. lib. 3. 12. 58 et 59. Caius Canius, chevalier Romain, homme qui ne manquait pas d'esprit & et qui avait des belles-lettres, s'etait rendu à Syracuse, non pour traiter d'affaires, mais pour les oublier, comme il s'exprimait lui-même. Il publia qu'il avait dessein d'acheter quelques jardins, où il put inviter ses amis & et se divertir avec eux, sans craindre les importuns. Ce bruit s'étant répandu, un certain Pythius, banquier de Syracuse, vint dire à Canius que ses jardins n'étaient point à vendre ; mais qu'il pouvait en faire usage, comme de son propre bien, s'il le jugeait à propos ; & et en même-temps, il invite mon homme à souper dans ces mêmes jardins, pour le lendemain. Le chevalier promit de s'y trouver. Alors Pythius, à qui sa profession donnait du crédit dans tous les états, manda les pêcheurs des environs, les pria de venir pêcher devant ses jardins le jour suivant, & et les instruisit de tout ce qu'ils avaient à faire. Canius se rend à l'heure marquée. La table était servie magnifiquement. Une foule de barques se présente à ses yeux : les pêcheurs apportaient à l'envi ce qu'ils avaient pris, & et jettaient aux pieds de Pythius des poissons sans nombre. Qu'est-ce donc, s'il vous plaît, mon cher, dit alors Canius, que cette multitude de barques, cette quantité de poissons ? N'en soyez point surpris, reprit Pythius. C'est ici qu'on pêche tous les poissons de Syracuse : c'est ici leur rendez-vous. Ces gens-là ne peuvent se passer de cette maison de campagne. Canius aussitôt conçoit le desir le plus vif d'en faire l'acquisition : il presse Pythius de la lui vendre. Celui-ci fait d'abord le difficile : enfin, il se laisse gagner. Notre chevalier, riche & et ardent dans ses désirs, acheta ce fond tout ce que Pythius voulut, & et il l'acheta tout meublé. On passe le contrat : l'affaire est conclue. Le lendemain Canius invite ses amis dans sa nouvelle maison : il s'y rend lui-même de bonne heure : il n' apperçoit aperçoit pas le plus petit batelet. Il demande à un voisin, s'il y avait ce jour-là quelque fête pour les pêcheurs, puis qu'il n'en voyait aucun. Non pas que je sache, dit l'autre : mais personne ne vient jamais pêcher en cet endroit. Aussi j'étais tout surpris hier, & et je ne savais ce qui pouvait être arrivé. Canius en fut pour une inutile colère. Peut-on imaginer quelque chose de plus charmant que cette historiette ?

Rien assurément n'est mieux raconté, repartit Euphorbe. Tout ce qui contribue à former un excellent récit se trouve dans ce morceau ; vivacité du stile style , graces grâces du naturel, simplicité même, jusques jusque dans la conduite de Canius, qui se laisse tromper. Mais je ne vois point encore la tout-à-fait du naïf, si ce n'est peut-être dans la réponse du voisin, interrogé par Canius. Je n'y vois point cet air de candeur & et de bonhommie bonhomie , qui rejette jusqu'à l'apparence de l'art & et de l'étude, & et qui ne se rencontre d'ordinaire que dans les enfans enfants & et les gens de la campagne ; encore dans ces derniers, est-il trop souvent défiguré par un une écorce de grossiéreté grossièreté . Quelques exemples éclairciront mieux cet objet, que tout ce que je pourrois pourrais dire. La fable du savetier & et du financier dans la Fontaine La Fontaine est un des plus beaux modèles en ce genre.Fab. 143.

Un savetier chantait du matin jusqu'au soir : C'était merveille de le voir, Merveille de l'ouir : il faisait des passages, Plus content qu'aucun des sept sages. Son voisin au contraire étant tout cousu d'or, Chantait peu, dormait moins encore. C'était un homme de finance. Si sur le point du jour parfois il sommeillait, Le savetier alors en chantant l'éveillait, Et le financier se plaignait, Que les soins de la providence N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, Comme le manger & et le boire. En son hôtel il fait venir Le chanteur, & et lui dit : Or ça, sire Grégoire, Que gagnez-vous par an ? Ma foi, Monsieur : Dit avec un ton de rieur Le gaillard savetier, ce n'est point ma manière De compter de la sorte ; & et je n'entasse guère Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin J'attrappe le bout de l'année : Chaque jour amène son pain. Eh-bien ! que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours, (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,) Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours Qu'il faut chommer : on nous ruine en fêtes. L'uné fait tort à l'autre ; & et Monsieur le Curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône. Le financier riant de sa naïveté Lui dit ; je veux vous mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus : gardez les avec soin, Pour vous en servir au besoin. Le savetier crut voir tout l'argent que la terre Avait, depuis plus de cent ans, Produit pour l'usage des gens. Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre L'argent & et sa joie à la fois. Plus de chant : il perdit la voix, Sitôt qu'il posséda ce qui cause nos peines. Le sommeil quitta son logis : Il eut pour hôte les soucis, Les soupçons, les alarmes vaines : Tout le jour il avait l'œuil au guet ; & et la nuit Si quelque chat faisait du bruit, Le chat prenait l'argent. À la fin le pauvre homme S'encourut chez celui qu'il ne réveillait plus : Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons & et mon somme ; Et reprenez vos cent écus.

Voilà ce que j'appelle du naïf. Il semble qu'il ne soit pas possible de dire les choses autrement que les dit ici l' Auteur auteur  ; que ces vers ont coulé de sa plume sans étude & et presque sans attention ; & et peut-être lui ont-ils coûté bien des travaux & et des peines. Je ne sçais sais si vous remarquez qu'il y a peu de fables plus chargées d' ornemens ornements que celle-là dans la Fontaine La Fontaine  : mais ils se présentent sous un air si aisé, si familier, quelle qu'elle eut été moins simple & et moins naïve, si elle eût été moins ornée. Outre le ton facile qui régne règne dans toute cette piece pièce , elle est remplie de traits qui caractérisent encore plus particuliérement particulièrement cette belle nature. Tels sont ceux-ci ; il faisait des passages, plus content qu'aucun des Sept Sages. Le financier se plaignait, que les soins de la providence n'eussent pas fait vendre le dormir. Le savetier crut voir tout l'argent que la terre avait produit depuis plus de cent ans. Si quelque chat faisait du bruit, le chat prenait l'argent. Et cent autres que vous avez remarqué mieux que moi. Le savetier parle le langage du peuple ; ses propos sont ceux des gens de son étage : mais ils n'ont rien de bas & et de trivial.

Je trouve en effet, poursuivit Timagène, que votre artisan s'exprime d'une maniere manière bien pure & et bien correcte pour un homme de la lie du peuple. Ne valoit valait -il pas mieux lui prêter les façons de parler de la populace, comme j'ai vu souvent mettre dans la bouche des paysans le patois du village ? Cette espece espèce d' idiôme idiome ne peindroit peindrait -il pas mieux la nature ?

Il la peindroit peindrait peut-être mieux dans sa difformité, reprit Euphorbe, & et c'est ce qu'il faut éviter. Si je voulois voulais donner un modèle de l' espece espèce humaine, je ne ferois ferais pas le portrait d'un homme contrefait. Remarquez que ces personnages de paysans dont vous parlez, n'ont jamais bien réussi sur la scène : ils ne réussiront pas mieux ailleurs. Un homme d'esprit trouve des charmes dans la façon de penser & et de parler des hommes du commun ; il en goûte la liberté & et la franchise : il se rebute, si cette liberté dégénère en grossiéreté grossièreté . Il n'imagine pas qu'il y ait du mérite à parler mal sa langue : cette affectation l'indigne, au lieu de l'amuser.

Si j'ai bonne mémoire, interrompit Timagène, notre ami Horace a raconté une aventure à-peu-près à peu près pareille à celle de votre savetier. J'ai envie de les rapprocher ici ; & et j' espere espère que pour cette fois vous ne refuserez pas d'admettre la mienne à côté de la vôtre, dans le genre naïf. Elle me paroît paraît en avoir tous les caractères. Strenuus et fortis causisque Philippus agendis Clarus, ab officiis octavam circiter horam [p.646] Dum redit, atque foro nimium distare Carinas, Jam grandis natu queritur, conspexit, ut aiunt, Adrasum quemdam vacua tonsoris in umbra, Cultello proprios purgantem leniter ungues, Demetri ( puer hic non læve jussa Philippi Accipiebat) abi, quære et refer unde domo, quis, Cujus fortunæ, quo fit patre, quove patrono. It, redit, et narrat, Vulteium nomine Mænam, [p.647] Præconem, tenui censu , sine crimine notum, Et properare loco, et cessare, et quærere, et uti, Gaudentem parvisque sodalibus, et lare certo, Et ludis, et, post decisa negotia Campo. Scitari libet ex ipso quæcumque refers ; die Ad cœnam veniat. Non sane credere Mæna : Mirari secum tacitus. Quid multa ? Benigne Repondet. Negat ille mihi ? Negat improbus, et te Negligit, aut horret. Vulteium mane Philippus [p.648] Vilia vendentem tunicato scruta popello Occupat, et salvere jubet prior : ille Philippo Excusare laborem, et mercenaria vincia, Quod non mane domum venisset ; denique quod non Providisset eum. Sic ignovisse putato Me tibi, si cœnas hodie mecum. Ut libet. Ergo Post nonam venies : nunc i, rem strenuus auge. Ut ventum ad cœnam est, dicenda, tacenda locutus Tandem dormitum dimittitur. Hic ubi sæpe [p.649] Occultum visus decurrere piscis ad hamum, Mane cliens, et jam certus conviva, jubetur Rura suburbana indictis comes ire Latinis. Impositus mannis, arvum cœlumque Sabinum Non cessat laudare. Videt, ridetque Philippus ; Et sibi dum requiem, dum risus undique quærit, Dum septem donat sestertia, mutua septem Promittit, persuadet uti mercetur agellum. Mercatur. Ne te longis ambagibus, ultra [p.650] Quam satis est, morer ,ex nitido sit rusticus, atque Sulcos et vineta crepat mera ; præparat ulmos ; Immoritur studiis, et amore senescit habendi. Verum ubi oves furto, morbo periere capellæ Spem mentita seges, bos est enectus arando ; Offensus damnis, media de nocte caballum Arripit, iratusque Philippi tendit ad ædes. Quem simul aspexit scabrum intonsumque Philippus ; Durus, ait, Vultei nimis attentusque videtis Esse mihi. Pol, me miserum, patrone, vocares. Si velles, inquit, verum mihi ponere nomen. Quod te per Genium, dextramque Deosque Pénates. Obsecro et obtestor, vitæ me redde priori. Hor. lib. 1. Ep. 7 Philippe, homme de mérite & et avocat fameux, revenait du barreau vers la huitième heure, & et son grand âge lui faisait déjà trouver bien long le chemin qu'il lui fallait faire jusqu'aux Carènes. En passant, il apperçut aperçut , dit-on, dans la boutique d'un barbier un particulier seul, qui se faisait tranquillement les ongles, après avoir été rasé. Démétrius, dit-il, (c'était le nom de son domestique) vas de ma part demander à cet homme-là, qui il est, de quelle famille, quel est son bien, son père, quels sont ses protecteurs ; & et tu m'en rendras compte. Le valet entendu à faire une commission, part, revient & et lui rapporte que ce quidam se nomme Vultéius Mænas, crieur public, d'une fortune bien mince, mais sans reproches ; qu'il savait travailler à propos & et s'amuser, gagner de l'argent & et le dépenser ; que ses plaisirs étaient de recevoir chez lui quelques amis de sa sorte, de se trouver aux yeux & et au champ de Mars, après ses affaires terminées. Je voudrais savoir de lui-même tout cela, reprit Philippe. Vas lui dire qu'il vienne souper chez moi. Mænas croit qu'on se moque de lui : étonné, il reste quelque-temps dans le silence : enfin il s'excuse le plus poliment qu'il peut. Comment ? il me refuse ? — Oui, Monsieur, et avec obstination. Je ne sais si c'est indifférence ou timidité de sa part. Le lendemain matin, Philippe rencontre Vultéius occupé à vendre au petit peuple quelques misérables marchandises. Il l'aborde le premier & et lui donne le bon jour. Notre homme aussitôt s'excuse sur son travail, sur la servitude de son commerce, de n'avoir pas été ce jour-là le saluer, & et de ne l'avoir pas apperçu plutôt. — Je vous pardonne tout, à condition que vous viendrez aujourd'hui souper avec moi. — Comme il vous plaira. Ainsi, je vous attends après la neuvième heure. Allez, & et faites bien vos affaires. Il se rend à l'heure marquée : à table, il parle à tort à travers de tout ce qui lui vient à l'esprit. Enfin on l'envoie prendre du repos. Philippe s'apperçut bientôt que le poisson mordait à l'hameçon. Déjà on était assidu à lui faire sa cour le matin, on ne manquait pas un souper. Il saisit donc le moment, & et il le pria de l'accompagner à sa maison de campagne aux fêtes prochaines. Monté sur un bidet, le bon-homme loue à perte de vue la terre, le ciel, le climat de la Sabinie. Philippe l'observe, rit de tout son cœur, & et se promet du plaisir & et du délassement dans cette aventure. Il lui fait présent d'une somme d'argent : il s'engage à lui en prêter autant : il lui persuade d'acheter un petit fond : l'acquisition se fait. En un mot, notre bourgeois devient campgnard ; il ne parle plus que vignes & et labours ; il dispose ses plantations ; ses projets ne lui laissent aucun repos, & et l'envie d'acquérir le fait sécher sur pied. Mais bientôt la maladie, les voleurs lui enlevèrent ses troupeaux ; une mauvaise récolte trompa ses espérances ; ses bœufs périrent de fatigue. Tant de pertes le dégoûtèrent bien vîte. Une belle nuit il monte brusquement à cheval, & et arrive tout en colère chez Philippe. Celui-ci l'appercevant mal peigné & et en désordre, en vérité, mon cher Vultéius, lui dit-il, vous êtes trop dur à vous-même, trop économe. Oh ! par ma foi, mon cher protecteur, reprit-il, si vous voulez me qualifier comme il faut, appellez-moi le plus malheureux des hommes. Au nom des Dieux & et de ce que vous avez de plus sacré, rendez-moi mon premier état. Vous serez content, je crois, de l'ingénuité & et du ton naturel qui regnent règnent dans tout ce récit.

Il faudroit faudrait être un peu de mauvaise humeur, repartit Euphorbe, pour n'en être pas satisfait. Vous conviendrez que dans ce morceau, on est frappé d'une certaine marche naturelle & et sans art qui ne se fait point sentir dans le premier exemple que vous avez apporté, quoique parfait dans son genre. La nature est ici, pour ainsi dire, dans son déshabillé ; surtout dans certains endroits, tels que ceux-ci : Puer hic non lœve jussa Philippi accipiebat.... Negat ille mihi ? Negat improbus, & et te negligit aut horret.... Impositus mannis, arvum cœlumque Sabinum non cessat laudare. Videt, ridetque Philippus... Sulcos & et vineta crepat mera... & et bien d'autres pareils. Cependant je vous avoue que je trouve dans le fabuliste françois français un air encore plus aisé, plus éloigné de l'étude & et de l'apprêt que dans le poëte poète latin. Peut-être la différence du langage en est-elle la cause. Horace connaissoit connaissait bien mieux que nous les délicatesses de sa langue ; & et je soupçonne que la plupart de ses graces grâces nous échappent, surtout dans le simple & et le naïf.

Je suis véritablement mortifié, ajouta Timagène, de ce que vous avez dit, il n'y a qu'un moment, que le stile style dont nous parlons est aujourd'hui entierement entièrement banni de l'histoire, & et qu'on ne l'y trouve supportable, que sous les livrées de l'antiquité. J'imagine pourtant qu'il pourroit pourrait faire un très-bon très bon effet, même dans les sujets graves & et sérieux. Pourquoi n'y auroit aurait -il pas le même succès aujourd'hui, que dans les écrivains du treizieme treizième ou quatorzieme quatorzième siécle siècle ?

Parce que l'usage, le tiran tyran des ouvrages d'esprit, répliqua Euphorbe, a établi que l'histoire, occupée ordinairement des intérêts des princes & et des affaires du gouvernement, prendroit prendrait un stile style dont l'élévation pût répondre à la grandeur de ces objets. On n'use d'indulgence sur ce point qu'envers les anciens historiens. J'en suis fâché autant que vous. Car cette simplicité inspire un une espece espèce de respect pour les événemens événements que l' Auteur auteur raconte ; elle écarte tout soupçon d'artifice : on lit sans défiance, ce qui est écrit sans art. L'ingénuité qui accompagne les récits évangéliques en est la preuve : elle annonce à tout esprit droit & et sans préjugés, qu'ils sont les organes de la vérité même. Rien, par exemple, n'égale la naïveté avec laquelle est racontée la guérison de l'aveugle-né. Vous ne me saurez pas mauvais gré de vous la rappeler.Evang. de S. Jean, chap. 9. Jésus, dit l'Evangéliste, vit en passant un homme aveugle depuis sa naissance.... Il fit un peu de boue avec sa salive, l'appliqua sur les yeux de cet aveugle, & et lui dit ; allez, lavez-vous dans la fontaine de Siloë. Il y alla, s'y lava, & et revint voyant clair. Les voisins & et ceux qui l'avaient vu mendier auparavant, demandaient ; N'est-ce pas là celui qui était assis, & et priait les passants de lui faire l'aumône ? Les uns disaient ; oui, c'est lui. D'autres répondaient ; point du tout ; c'est quelqu'un qui lui ressemble. Mais le mendiant répetait ; c'est moi-même. On lui disait, comment donc vos yeux se sont-ils ouverts ? Cet homme qu'on appelle Jésus, répondait-il, à fait un peu de boue, l'a appliquée sur mes yeux, & et m'a dit, allez-vous laver à la fontaine de Siloë : j'y fuis allé ; je me suis lavé, & et je vois. On lui demanda ; où est-il ? Je n'en sais rien, reprit-il.

On ne peut assurément, interrompit Timagène, raconter d'une maniere manière plus simple, plus éloignée de tout artifice. Si la nature vouloit voulait parler, elle ne s' exprimeroit exprimerait pas autrement. Cependant que cette simplicité a de charmes ! La vérité est belle par elle-même ; elle se montre toute nue. Comme le mensonge est hideux, il a soin de se déguiser. C'est un squelette revêtu d'une robe de drap d'or.

Cette espece espèce d'allégorie, reprit Euphorbe, conviendroit conviendrait assez bien aux écrits de nos prétendus philosophes. Mais continuons. Vous verrez la même ingénuité se soutenir partout. « On amena aux Pharisiens cet aveugle. Le jour où Jésus lui avait ouvert les yeux avec du limon, était un jour de Sabbath. Les Pharisiens demandèrent donc aussi à cet homme, comment il avait recouvré la vue. Il m'a mis de la boue sur les yeux, leur dit-il, j'ai été me laver & et je vois. Quelques-uns des Pharisiens dirent alors ; cet homme n'est pas envoyé de Dieu, puisqu'il n'observe pas le Sabbath : d'autres ajoutaient ; mais comment un pécheur peut-il faire de pareils prodiges ? Ils étaient ainsi divisés entr'eux. Ils s'adressèrent de nouveau à l'aveugle, & et lui dirent, que penses-tu toi-même de celui qui t'a ouvert les yeux ? Que c'est un prophète, reprit-il. Les juifs ne voulurent point croire que cet homme eût été aveugle, & et qu'il eût recouvré la vue, jusqu'à ce qu'ils eussent mandé son père & et sa mère. Ils les interrogèrent donc, & et leur demandèrent, est-ce là votre fils, que vous dites être né aveugle ? Comment voit-il maintenant? Le père & et la mère leur répondirent ; nous savons que c'est-là notre fils & et qu'il est né aveugle : de vous dire comment il voit maintenant, & et qui lui a ouvert les yeux, c'est ce que nous ignorons. Il est en âge, interrogez-le lui-même ; qu'il rende compte de ce qui le regarde. Ces bonnes gens parlèrent de la sorte, parce qu'ils craignaient les juifs. Ceux-ci, en effet, étaient déjà couvenus de chasser de la Synagogue quiconque avouerait que Jésus était le Christ. C'est ce qui fit dire à ses parents ; il est en âge ; interrogez-le lui-même. Ils rappellèrent donc le mendiant qui avait été aveugle, & et lui dirent ; rends gloire à Dieu : nous savons que cet homme est un pécheur. Si c'est un pécheur, dit-il, je n'en sais rien : tout ce que je sais, c'est que j'étais aveugle, & et que je vois aujourd'hui. Que t'a-t-il fait, reprirent-ils? Comment t'a-t-il ouvert les yeux ? Il leur répondit ; je vous l'ai déjà dit ; vous l'avez entendu ; pourquoi voulez-vous l'entendre encore ? Avez-vous envie de devenir aussi ses disciples ? Ils le chargèrent alors de malédictions. Sois son disciple toi-même, dirent-ils : pour nous, nous sommes disciples de Moyse. Nous savons que Dieu a parlé à Moyse ; mais celui-ci, nous ne savons d'où il vient. L'aveugle repartit : c'est une chose bien singulière que vous ne sachiez d'où il vient, & et qu'il m'ait ouvert les yeux. On n'ignore pas que Dieu n'écoute point les pécheurs, & et qu'il n'exauce que ceux qui l'honorent & et qui font sa volonté. On n'a jamais entendu dire que quelqu'un ait rendu la vue à un aveugle-né. Si cet homme ne venait de Dieu, il ne pourrait rien faire de semblable. Tu n'es que péché depuis ta naissance, repliquèrent les juifs, & et tu t'avises de nous enseigner ? & et ils le chassèrent aussitôt. Jésus fut instruit de ce traitement ; & et l'ayant rencontré, il lui dit, croyez-vous dans le fils de Dieu ? Faites- le moi connaître, Seigneur, répondit l'aveugle, afin que je croie en lui ? Vous l'avez vu, reprit Jésus, & et c'est lui-même qui vous parle. Je crois, Seigneur, s'écria-t-il alors ; & et tombant à ses genoux, il l'adora. Le stile style naïf a plus que tout autre l'avantage de peindre avec la plus grande vérité les inclinations & et les sentimens sentiments des hommes, par le détail de leur conduite & et de leurs discours. Est-on déterminé à ne point croire quelque chose qui déplaît, on se tourmente pour chercher des prétextes ; on chicane l'évidence elle-même ; on demande cent fois la même chose, afin de trouver dans les réponses des raisons de douter & et de se faire illusion à soi-même. N'est-ce pas là ce que nous voyons dans les procédés des juifs ? Ils interrogent à plusieurs reprises le même homme, sur le même objet, jusqu'à l'importuner, parce qu'ils voudroient voudraient l'amener à penser & et à parler comme eux. Quelle candeur au contraire, quelle franchise dans les discours de celui-ci ! C'est qu'il n'a d'autre intérêt que celui de la vérité. Je ne sais, dit-il, si c'est un pécheur ; tout ce que je sais, c'est que j'étais aveugle & et que je vois aujourd'hui. Voilà certainement ce qu'on peut appeler des portraits d'après nature, ou plutôt la nature elle-même, dans toute sa verité.

Les livres saints saints, poursuivit Timagène, ne se proposent pas de nous donner des régles règles pour bien raconter. Néanmoins il s'y rencontre des modèles excellens excellents en ce genre. Au reste, il me semble, tout bien considéré, que le récit naïf doit se renfermer dans les petits sujets, dans la fable, dans la conversation & et les lettres.

Vous avez raison, repartit Euphorbe, de réunir ces deux derniers objets ; car une lettre n'est qu'une conversation écrite. Même liberté dans l'une & et dans l'autre ; l'une & et l'autre doit être simple & et ennemie de toute affectation. Trop d'esprit, trop d'imagination dans ces deux genres sont insupportables. De-là De là naissent les mauvaises plaisanteries & et les équivoques.

Pline le jeune, qui écrit si bien une lettre, répliqua Timagène, laisse pourtant échapper quelquefois des jeux de mots, témoin celui-ci en parlant des courses du Cirque :Lib. 9. Ep. 6. Capio aliquam voluptatem, quod hac voluptate non capiar. Je trouve un certain plaisir à n'en point trouver dans ces divertissemens divertissements . Voilà de quoi vous mettre en colère, & et vous ne manquerez pas de censurer l'auteur.

Je ne suis pas si sévère que vous pensez, reprit Euphorbe. Le stile style des lettres de Pline est badin & et léger. Cette plaisanterie seroit serait trop recherchée dans le naïf ; mais ici elle a des graces grâces . J'y vois un homme d'esprit qui sent tout ce que vaut le jeu de mots qu'il hasarde, & et qui ne se donne cette liberté, qu'à cause de l' espece espèce d'ouvrage qu'il écrit. D'ailleurs cette plaisanterie renferme un grand sens : elle ne roule point sur une équivoque ; elle ne dénature point la signification des termes.

Quoi qu'il en soit, continua Timagène, le stile style naïf me plaira toujours plus que tout autre, dans la conversation comme dans les lettres. Cette façon de s'exprimer met la compagnie à son aise : elle est à la portée de tout le monde. On est humilié par les propos d'un homme qui prétend toujours à l'esprit. Je l' admirerois admirerais davantage, s'il blessoit blessait moins mon amour-propre.

Il est un une autre espece espèce de gens, ajouta Euphorbe, plus redoutables encore dans la conversation, que les faiseurs d'esprit. Ce sont ces importants qui croyent croient toujours mieux savoir & et mieux dire les choses que les autres. La Bruyère a parfaitement bien peint un de ces personnages.Caract. t. I. chap. 5. S'il conte une nouvelle, dit-il,..... elle devient un roman entre ses mains ; il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, & et les fait toujours parler longtemps : il tombe ensuite en des parenthèses, qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l'histoire & et à lui qui vous parle & et à vous qui le supportez. Que de personnes en effet ne s' apperçoivent aperçoivent pas qu'elles ennuyent ennuient ceux qui les écoutent, dans le temps qu'elles s'imaginent les amuser ! L'un traite comme un objet de conséquence un fait particulier, auquel je ne prends pas le moindre intérêt. Dans cette idée, il s'appesantit sur cent détails minucieux minutieux , sur cent intrigues de ménage. Il fait l'histoire de tous ceux qui ont eu quelque part à l'événement qu'il me fait attendre. Mon air distrait n'obtient autre chose de lui, que de fréquens fréquents avertissemens avertissements de l'écouter, qui allongent encore son récit. L'autre, pour mieux éclaircir ce qu'il veut raconter, remonte bien au-delà de la source des choses, détaille des circonstances que je connois connais aussi bien que lui, & et par des descriptions inutiles s'écarte tellement de son but, qu'il a peine à se retrouver lui-même dans le labyrinthe qu'il s'est formé.

À ces traits, reprit Timagène, je reconnois reconnais bien des gens que j'ai fréquentés, des gens même connus dans la société par des talens talents rares. Disons donc, avec Costar, que comme les meilleurs pays ne sont pas toujours les plus beaux pour le plaisir de la promenade, aussi les esprits les plus fertiles en grandes pensées, ne sont pas toujours les plus agréables pour le divertissement de la conversation. Je mettrai au même rang ceux qui dans un entretien familier, étudient scrupuleusement leur expression & et leur prononciation. Ils sont moins choqués d'une pensée fausse, que d'un tour de phrase, qui s'écarte tant soit peu des régles règles de la grammaire. Cette attention fatiguante est aussi à charge aux autres, qu'à eux-mêmes. Cela s'appelle, selon la Bruyere La Bruyère , parler proprement & et ennuyeusement. Il en est qui vous tiennent en suspens, un temps infini, avant d'en venir au fait dont il est question. Ils prétendent peut-être animer la curiosité : mais ils ne s' apperçoivent aperçoivent pas qu'ils font naître l'impatience, & et bientôt après le dégoût. C'est un art de faire désirer à ceux qui nous écoutent ce que nous allons leur dire ; mais il faut se donner de garde de porter trop loin leur attente, sur-tout surtout pour un objet qui n'en mérite pas la peine. Je connois connais des enthousiastes en ce genre, qui ne raconteroient raconteraient pas le fait le plus ordinaire, sans y mettre quelqu'un de ces préambules, je vais bien vous faire rire ; voici quelque chose de bien plus singulier ; vous n'imagineriez jamais ce que je vais vous dire.

Ennuyer dans un discours académique, poursuivit Euphorbe, cela peut bien se passer ; mais dans une conversation, c'est d'un amusement faire un supplice. J'imagine que la marquise de Sévigné étoit était charmante dans la société. Un Auteur auteur se peint d'ordinaire dans ses écrits. Il y a long-temps longtemps que Sénèqùe l'a dit.Talis est hominibus oratio, qualis vita. Ep. 114.Oratio vultus animi est. Ep. 115. À juger de cette femme aimable par cette régle règle , quelle candeur dans ses mœurs ! Quelle douceur, quelle aménité dans le commerce de la vie ! Partout dans ses lettres le cœur se montre plus que l'esprit, quoiqu'elle en ait infiniment. Raconte-t-elle un fait ? On suit de l' œuil œil toutes les circonstances : elles naissent l'une de l'autre : un enfant, ce semble, raconteroit raconterait comme elle, & et l'académicien le plus versé dans la littérature désespére désespère de l'égaler. Sa touche légere légère & et naturelle donne des graces grâces & et de l'intérêt aux événemens événements les plus simples & et les plus étrangers. Ecoutons Écoutons la -la rapporter à Madame de Grignan, sa fille, un incendie dont elle avoit avait été le témoin. Avant-hier, à trois heures après minuit, j'entendis crier au voleur, au feu, & et ces cris si près de moi & et si redoublés, que je ne doutai point que ce ne fût ici ; je crus même entendre qu'on parlait de ma petite-fille : je ne doutai point qu'elle ne fût brûlée. Je me levai, dans cette crainte, sans lumière, avec un tremblement qui m'empêcha quasi de me soutenir ; je cours dans son appartement, qui est le vôtre ; je trouvai tout dans une grande tranquillité ; mais je vis la maison de Guitaut toute en feu : les flammes passaient pardessus la maison de M. de Vauvineux ; on voyait dans nos cours & et surtout chez M. de Guitaut, une clarté qui faisait horreur : c'étaient des cris, c'était une confusion, c'étaient des bruits épouvantables de poutres & et de solives qui tombaient. Je fis ouvrir ma porte ; j'envoyai mes gens au secours ; M. de Guitaut m'envoya une cassette de ce qu'il avait de plus précieux ; je l'a mis dans mon cabinet, & et puis je voulus aller dans la rue bayer comme les autres ; j'y trouvai Monsieur & et Madame de Guitaut, quasi nuds, Mad. de Vauvineux, l'ambassadeur de Venise, tous ses gens, la petite Vauvineux qu'on portait toute endormie chez l'ambassadeur ; plusieurs meubles & et vaisselle d'argent qu'on sauvait chez lui : Mad. de Vauvineux faisait démeubler : pour moi, j'étais comme dans une isle, mais j'avais grande pitié de mes pauvres voisins. Madame Gueston & et son frère donnaient de bons conseils : nous étions tous dans la consternation. Le feu était si allumé qu'on n'osait en approcher, & et l'on n'espérait la fin de cet embrasement, qu'avec la fin de la maison de ce pauvre Guitaut. Il faisait pitié ; il voulait aller sauver sa mère qui brûlait au troisième étage ; sa femme s'attachait à lui & et le retenait avec violence ; il était entre la douleur de ne pas secourir sa mère, & et la crainte de blesserer sa femme, grosse de cinq mois ; enfin il me pria de tenir sa femme ; je le fis ; il trouva que sa mère avait passé au travers de la flamme & et qu'elle s'était sauvée ; il voulut aller retirer quelques papiers, il ne put approcher du lieu où ils étaient : enfin il revint à nous dans cette rue, où j'avais fait asseoir sa femme. Des Capucins pleins de charité & et d'adresse travaillèrent si bien, qu'ils coupèrent le feu : on jetta de l'eau sur le reste de l'embrâsement, & et enfin le combat finit, faute de combattans. (Desit.) Tout affreux qu'est l'objet dépeint dans cette lettre, on éprouve, en la lisant, je ne sçais quel je ne sais quel plaisir qu'on doit tout entier à cette aimable naïveté dont nous parlons. Quelle clarté, quelle netteté dans les détails ? La personne à qui elle est adressée connaissoit connaissait les lieux ; ainsi il étoit était inutile de les décrire : mais le récit est si clair, que nous appercevons apercevons presque la situation & et l'ordre des maisons sans les avoir jamais vues. C'est un grand art de faire ainsi deviner ce qu'on ne dit pas. Quelques expressions qu'on ne peur hasarder que dans la conversation, achèvent de donner un air tout-à-fait tout à fait naturel à cette narration. Telle est celle de bayer empruntée du patois picard, & et placée ici fort à propos.

Je crois, ajouta Timagène, qu'on peut appliquer à la marquise de Sévigné ce que l' Auteur auteur des mœurs de ce siécle Mœurs de ce siècle La Bruyère, Jean de a dit des femmes en général par rapport au style stile épistolaire.Mœurs de ce siécle, chap. 1. Ce sexe va plus loin que le nôtre dans ce genre d'écrire : elles trouvent sous leur plume des tours & et des expressions qui souvent en nous ne sont l'effet que d'un long travail & et d'une pénible recherche : elles sont heureuses dans le choix des termes qu'elle placent si juste, que tout connus qu'ils sont, ils ont le charme de la nouveauté, & et semblent être faits seulement pour l'usage où elles les mettent. Il n'appartient qu'à elles de faire lire dans un seul mot tout un sentiment, & et de rendre délicatement une pensée qui est délicate. Elles ont un enchaînement de discours inimitable, qui se suit naturellement, & et qui n'est lié que par le sens. Si les femmes étaient toujours correctes, j'oserais dire que les lettres de quelques-unes d'entr'elles seraient peut-être ce que nous avons dans notre langue de mieux écrit. En réfléchissant sur ce talent propre à Mad. Madame de Sévigné, je pense qu'elle en étoit était redevable à l'usage où elle étoit était d'écrire sans étude, & et dès-lors dès lors sans gêne & et sans contrainte. Assise à son bureau elle s' imaginoit imaginait voir la personne à qui sa lettre étoit était adressée, l'entretenir, lui répondre, & et dans cette idée elle jettoit jetait sur le papier toute l'aisance & et tout l'enjouement qui lui étoit était naturel dans la conversation. Que de gens font mal, parce qu'ils s'étudient trop à bien faire !

A À peine Timagène finissoit finissait ces mots, que le jardinier d'Euphorbe entra & et lui dit ; Monsieur, quelqu'un demande à vous parler. Quel est ce quelqu'un, reprit Euphorbe. C'est un de ces Messieurs, répondit le bonhomme en s'en allant, qui ont plus de pain qu'ils n'en peuvent manger, tandis que j'en ai à peine ce qu'il m'en faut. Voilà assurément du naïf, s'il en fut jamais, dit alors Timagène en riant. Mais allons voir ce mangeur de pain. Nous continuerons dans un autre moment.